Livre IV, chapitre 4

Chapitre 3 Sommaire Chapitre 5

L'histoire s'arrête un moment à un épisode

Inquiet et sans repos, Apaecidès consuma la journée à errer dans les promenades les plus solitaires du voisinage de la ville. Le soleil se couchait avec lenteur, lorsque le néophyte s'arrêta sur une partie peu fréquentée où coulait le Sarnus, avant que cette rivière pénétrât dans le séjour du luxe et de la puissance. A travers des échappées de vue entre les bois et les vignes, on pouvait seulement jeter un coup d'oeil sur la blanche et rayonnante cité, dont aucun bruit ne parvenait à cette distance. On n'entendait pas le bourdonnement des hommes dans le tumulte des affaires ; le lézard courait sur le gazon à côté de la cigale, et de temps à autre un oiseau laissait éclater ses accents dans quelque coin isolé, puis se taisait soudain. Le calme était partout, mais ce n'était pas le calme de la nuit ; l'air était encore animé de la vie du jour ; des tribus d'insectes s'agitaient dans la verdure, et sur le bord opposé la blanche et gracieuse chèvre broutait l'herbe et s'arrêtait par moments pour se désaltérer. Pendant qu'Apaecidès regardait couler l'eau d'un air distrait, le sourd aboiement d'un chien se fit entendre près de lui.

«Tais-toi, pauvre ami, dit une voix, le pas de l'étranger est sans danger pour ton maître.» Le converti reconnut la voix, et, se retournant, il aperçut le vieillard mystérieux qu'il avait vu dans la congrégation des Nazaréens.

Le vieillard était assis sur un fragment de pierre recouvert de vieilles mousses ; à côté de lui étaient son bâton et son sac ; à ses pieds reposait un petit chien à longs poils, le compagnon de ses périlleux et étranges pèlerinages.

La figure du vieillard opéra comme un baume sur l'esprit agité du néophyte ; il s'approcha de lui, et, s'asseyant à son côté, lui demanda sa bénédiction.

«Vous êtes en équipage de voyage, mon père, lui dit-il ; voulez-vous déjà nous quitter ?

- Mon fils, répondit le vieillard, les jours que j'ai à passer désormais sur la terre sont courts et comptés ; je les emploie, comme il convient que je le fasse, à voyager d'un lieu à un autre, pour donner de la force à ceux que Dieu rassemble en son nom, et pour proclamer la gloire de son fils, dont je suis le vivant témoignage.

- Vous avez contemplé, dit-on, la face du Christ ?

- Et sa face m'a retiré du nombre des morts. Apprends, jeune néophyte de la vraie foi, que je suis celui dont tu as lu l'histoire dans l'Evangile de l'apôtre. Dans la lointaine Judée, en la ville de Naïn, habitait une veuve humble d'esprit et de cœur. De tous les liens qui attachent à la vie, il ne lui était resté qu'un fils, et elle l'aimait d'un amour mélancolique, car son image lui rappelait tout ce qu'elle avait perdu. Ce fils vint à mourir : le roseau sur lequel elle s'appuyait fut brisé, et l'huile se dessécha dans la lampe de la veuve. On mit le mort dans une bière, et, comme on l'emportait au tombeau, en passant près des portes de la ville, où la foule était rassemblée, il se fit soudain un grand silence au milieu des gémissements du deuil, car le fils de Dieu passait. La mère, qui suivait la bière, pleurait, sans bruit, hélas ! mais tous ceux qui la voyaient comprenaient à quel point son cœur était déchiré. Dieu eut pitié d'elle ; il toucha la bière et parla ainsi : JE TE LE DIS, LEVE-TOI ! et le mort s'éveilla et regarda la face du Seigneur. Oh ! ce front calme et solennel, ce sourire qu'on ne saurait dépeindre, cette figure chargée des soucis de l'humanité, mais éclairée par la bonté d'un Dieu, chassèrent les ombres de la mort. Je me levai, je parlai, j'étais vivant et dans les bras de ma mère... oui, j'étais le mort ressuscité ! Le peuple jeta un long cri de reconnaissance ; des sons joyeux retentirent à la place des sons funèbres : ce fut une acclamation générale : «Dieu a visité son peuple ! » Moi seul je ne l'entendis pas ; je ne sentis, je ne vis rien que la face du Rédempteur.»
Le vieillard s'arrêta, profondément ému ; le sang du jeune homme se glaça, et ses cheveux se dressèrent sur son front. Il était en présence d'un homme qui avait connu les mystères de la mort.

«Jusqu'à ce moment, reprit le fils de la veuve, j'avais été, comme les autres hommes, léger sans être dissolu ; ne songeant guère qu'à rire et à aimer ; j'avais failli embrasser les obscures croyances des Sadducéens. Mais, réveillé d'entre les morts, du sein des songes arides et terribles que ces lèvres ne doivent pas révéler, rappelé sur la terre pour témoigner de la puissance du ciel, redevenu mortel afin d'attester l'immortalité, je reçus un nouvel être de la tombe. O malheureuse Jérusalem ! Jérusalem déchue et perdue ! Celui qui m'avait rendu à l'existence, je le vis condamné à une nuit pleine d'angoisses, j'assistai à son agonie ; du milieu de la foule, j'aperçus la lumière qui s'arrêtait et brillait sur la croix. J'entendis les clameurs de la populace. Je criai, éperdu, menaçant : personne ne prit garde à moi ; j'étais perdu dans le tourbillon et dans les rumeurs de la foule ! Mais alors même, dans ma douleur et dans la sienne, je crus voir les yeux du fils de l'homme me chercher ; ses lèvres souriaient au moment où il conquérait la mort. Elles me disaient de me taire, et je me calmai. Qu'était la mort, pour lui qui m'avait arraché du tombeau ? Le soleil éclaira de côté ses traits pâles et puissants, et le jour mourut. Les ténèbres couvrirent la terre ; combien de temps elles durèrent, je ne le sais pas. Un cri traversa l'obscurité, un cri perçant et aigu, et tout devint silencieux.

Mais qui pourrait décrire l'horreur de cette nuit ? Je marchais à travers la cité, la terre vacillait de moments en moments ; les maisons tremblaient sur leurs fondements ; les vivants avaient déserté les rues, mais non pas les morts. Je les voyais se glisser dans l'ombre, sombres et terribles fantômes, avec les vêtements de la tombe ; l'horreur, l'angoisse, le mystère, se peignaient sur leurs lèvres immobiles et, dans leurs yeux sans éclat ; ils me touchaient en passant ; ils me regardaient ; j'avais été leur frère ; ils me saluaient comme une connaissance ; ils s'étaient relevés pour apprendre aux vivants que les morts peuvent ressusciter.»

Le vieillard s'interrompit de nouveau, puis reprit d'un ton moins animé :

«A partir de cette nuit, j'écartai toute pensée terrestre pour ne servir que LUI. Prédicateur et pèlerin, j'ai parcouru les régions les plus lointaines de la terre, proclamant sa divinité et augmentant le nombre de son troupeau. Je viens comme le vent, et comme le vent je pars, répandant comme lui la semence qui enrichit le monde.

Mon fils nous ne nous rencontrerons plus sur la terre ; n'oublie pas cette heure. Que sont les plaisirs et les pompes de la vie ? De même que la lampe, la vie brille une heure ; mais la lumière de l'âme est l'étoile qui brille pour toujours au sein de l'espace illimité.»

Leur entretien se continua alors sur les doctrines universelles et sublimes de l'immortalité ; il consola et éleva l'âme du jeune converti, qui, longtemps prisonnier dans l'ombre de son ancienne foi, avait besoin de cet air pur du ciel. Une différence marquée existait entre le christianisme du vieillard et celui d'Olynthus. La religion du premier était plus douce, plus bienveillante, plus divine ; l'âpre héroïsme d'Olynthus avait quelque chose de plus fougueux, de plus intolérant, nécessaire au rôle qu'il devait jouer ; en un mot, il y avait dans sa foi beaucoup plus du courage du martyr que de la charité du saint. Olynthus encourageait, excitait, fortifiait, au lieu d'attendrir et de subjuguer. Mais le cœur tout entier du divin vieillard s'était imprégné d'amour, le sourire du Christ avait consumé toute l'ivraie des passions grossières et terrestres, et lui avait laissé, avec l'énergie d'un héros, toute la douceur d'un enfant.

«Maintenant, ajouta-t-il en se levant, au moment où le dernier rayon du soleil s'éteignait à l'occident, maintenant, dans la fraîcheur du soir, je vais continuer ma route vers l'impériale Rome. Là se trouvent quelques saints hommes, qui comme moi ont contemplé le Christ, et je veux les voir avant de mourir.

- Mais la nuit est froide à votre âge, mon père ; le chemin long et rempli de voleurs : reposez-vous jusqu'à demain.

- Cher fils, qu'y a-t-il dans cette sacoche pour tenter un voleur ? Et, quant à la nuit et à la solitude, ce sont elles qui forment l'échelle le long de laquelle mon esprit peut rêver de Dieu. Oh ! personne ne sait ce que le pèlerin éprouve dans ses saintes courses ; il ne nourrit aucune peur, il ne craint aucun danger ; car Dieu est avec lui. Il entend les vents lui murmurer de bonnes nouvelles ; les forêts dorment à l'ombre des ailes du Tout-Puissant ; les étoiles sont les saintes Ecritures du Ciel, le gage d'amour, le témoignage de l'immortalité. La nuit est le jour du pèlerin.»

Après ces paroles, le vieillard pressa Apaecidès sur son cœur, et prenant en main son bâton et son sac, tandis que son chien sautait gaiement devant lui, il continua son chemin à pas lents et les yeux baissés. Le converti suivit du regard sa taille courbée, jusqu'à ce que les arbres l'eussent dérobé à sa vue ; et, comme les étoiles commençaient à paraître, il s'éveilla pour ainsi dire en sursaut de sa rêverie, en se souvenant du rendez-vous qu'il avait avec Olynthus.


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