Livre I, chapitre 5

Chapitre 4 Sommaire Chapitre 6

Encore la bouquetière. - Progrès de l'amour

Le soleil pénétrait gaiement chez Glaucus et inondait de ses rayons naissants cette belle chambre, connue aujourd'hui, comme je l'ai déjà dit, sous le nom de «chambre de Léda». Ils se glissaient par une série de petites fenêtres situées à la partie la plus haute de la pièce et à travers la porte qui donnait sur le jardin, que de nos jours les propriétaires méridionaux appelleraient une orangerie. Les petites proportions de ce jardin ne permettaient pas de s'y promener ; mais les nombreuses et odorantes fleurs dont il était rempli favorisaient cette indolence si chère aux habitants des pays chauds. Ces parfums, portés par une légère brise qui venait de la mer, se répandaient dans cette chambre, dont les murs rivalisaient de couleurs avec les fleurs les plus richement nuancées. Outre le diamant de cette chambre, la peinture de Léda et de Tyndare, on voyait dans chaque compartiment des murailles d'autres peintures d'une exquise beauté : l'une représentait Cupidon aux genoux de Vénus ; l'autre, Ariane dormant sur un banc, sans se douter encore de la perfidie de Thésée. Les rayons du soleil se jouaient çà et là sur le pavé marqueté et sur les murs ; bien plus heureusement encore des rayons de joie illuminaient l'âme du jeune Glaucus.

«Je l'ai donc revue, disait-il en parcourant cette étroite chambre ; j'ai entendu sa voix ; je lui ai parlé de nouveau ; j'ai écouté la musique de ses chants, et elle chantait la gloire et la Grèce. J'ai découvert l'idole si longtemps souhaitée de mes rêves : comme le sculpteur de Chypre, j'ai donné la vie à la forme créée par mon imagination.»

Le monologue amoureux de Glaucus aurait peut-être duré plus longtemps ; mais, à ce moment même, une ombre se glissa sur le seuil de sa chambre : une jeune fille, à peine sortie de l'enfance, interrompit sa solitude. Elle était vêtue simplement d'une tunique blanche, qui retombait du cou jusqu'aux chevilles ; elle portait sous son bras une corbeille de fleurs, et tenait dans l'autre main un vase de bronze rempli d'eau. Ses traits étaient plus formés qu'on n'aurait pu l'attendre de son âge, mais pourtant doux et féminins dans leurs contours, et, sans être précisément beaux en eux-mêmes, ils possédaient cette beauté que donne l'expression. Il y avait dans son air je ne sais quel attrait de douce patience, d'un caractère tout à fait ineffable ; une physionomie empreinte de tristesse, un aspectrésigné et tranquille avaient banni le sourire, mais non la grâce de ses lèvres ; la timidité de sa démarche, qu'accompagnait une sorte de prévoyance, l'éclat vague et incertain de ses yeux faisaient soupçonner l'infirmité qu'elle endurait depuis sa naissance : elle était aveugle ; mais ce défaut ne s'apercevait pas dans ses prunelles, dont la lumière douce et mélancolique paraissait pure et sans nuage.

Nydia, in Estes (1891) p.1

«On m'a dit que Glaucus était ici, dit-elle, puis-je entrer ?

- Ah ! ma Nydia, dit le Grec, c'est vous ! Je savais bien que vous me feriez la grâce de venir me visiter.

- Glaucus, en y comptant, n'a fait que se rendre justice à lui-même, dit Nydia ; il a toujours été si bon pour la pauvre aveugle !

- Qui pourrait agir autrement ? » répondit tendrement Glaucus, avec l'accent d'un frère plein de compassion.

Nydia soupira, garda un moment le silence, et sans répondre à son observation, poursuivit ainsi : «Il n'y a pas longtemps que vous êtes de retour ?

- C'est aujourd'hui le sixième soleil qui se lève pour moi à Pompéi.

- Etes-vous en bonne santé ? ... Ah ! je n'ai pas besoin de le demander : car celui-là qui voit la terre qu'on dit être si belle, ne peut mal se porter.

- Je me porte bien ; et vous, Nydia ? ... Comme vous avez grandi ! ... l'année prochaine vous aurez à penser à la réponse que vous ferez à vos amoureux.»

Une nouvelle rougeur colora les joues de Nydia ; mais, tout en rougissant, elle fronça le sourcil. «Je vous ai apporté quelques fleurs», dit-elle, sans rien révéler de l'émotion qu'elle avait ressentie, et après avoir cherché autour d'elle une table qui était près de Glaucus, elle ajouta en y posant les fleurs de sa corbeille : «elles ont peu de prix, mais elles sont fraîchement cueillies.

- Vinssent-elles de Flore même, je ne les recevrais pas mieux, dit Glaucus avec bonté, et je renouvelle encore le voeu que j'ai fait aux Grâces, de ne point porter d'autres guirlandes tant que vos mains m'en tresseront comme celles-ci.

- Et comment trouvez-vous les fleurs de votre viridarium ? Elles ont prospéré ?

- Admirablement ; les dieux lares eux-mêmes ont dû veiller sur elles.

- Ah ! vous me faites plaisir, dit Nydia, car je suis venue aussi souvent que je l'ai pu pour les arroser et les soigner pendant votre absence.

- Comment vous remercier, belle Nydia ? dit le Grec. Glaucus ne songeait guère qu'il eût laissé à Pompéi une surveillante si fidèle de ses fleurs favorites.»

Les mains de la jeune fille tremblaient, et son sein s'émut doucement sous les plis de sa tunique. Elle se détourna avec embarras : «Le soleil est bien chaud aujourd'hui pour les pauvres fleurs, dit-elle, et elles doivent croire que je les néglige ; car j'ai été malade, et voilà neuf jours que je ne suis venue les arroser.

- Malade, ma Nydia ! et pourtant vos joues ont plus d'éclat que l'année dernière.

- Je suis souvent souffrante, reprit la pauvre aveugle d'un ton touchant, et à mesure que je grandis, je regrette davantage d'être privée de la vue. Mais pensons aux fleurs.»

Aussitôt elle fit un léger salut de la tête et, passant dans le viridarium, s'occupa d'arroser les fleurs.

«Pauvre Nydia, se dit Glaucus en la regardant, bien dur est ton destin ; tu ne vois ni la terre, ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles ; bien plus, tu ne peux pas voir Ione.»

Ces derniers mots ramenèrent sa pensée à la soirée de la veille, lorsqu'il fut de nouveau interrompu dans ses rêveries par l'entrée de Claudius. Une preuve de la vivacité avec laquelle son amour s'était accru, et de la délicatesse de ses nouvelles impressions, c'est que, bien qu'il n'eût pas hésité à confier à Claudius le secret de sa première entrevue, et l'effet qu'Ione avait produit sur lui par sa beauté, il éprouva actuellement une invincible aversion à prononcer son nom. Il avait vu Ione, belle, pure, sans tache, au milieu de la jeunesse légère et dissipée de Pompéi, forçant les plus débauchés au respect par le charme de sa personne, et changeant les désirs les plus sensuels en une sorte de contemplation idéale, comme si, par son pouvoir intellectuel et moral, elle renversait la fable de Circé et transformait les animaux en hommes. Ceux qui ne pouvaient comprendre son âme, se spiritualisaient en quelque sorte, grâce à la magie de sa beauté ; ceux qui n'avaient pas des cœurs capables d'apprécier sa poésie, avaient au moins des oreilles sensibles à la mélodie de sa voix. La trouvant aussi entourée, purifiant et éclairant tout par sa présence, Glaucus sentit lui-même pour la première fois la grandeur de sa nature propre : il sentit combien étaient peu dignes de la divinité et de ses songes, et les compagnons de ses plaisirs passés, et les occupations auxquelles il s'était abandonné. Un voile semblait tomber de ses yeux. Il vit entre lui et ses convives habituels une incommensurable distance, que lui avait cachée jusque-là la vapeur décevante des fêtes. Le courage qu'il lui fallait pour aspirer à Ione l'élevait à ses yeux ; il comprit qu'il était désormais dans sa destinée de regarder en haut et de prendre un noble essor. Ce nom,qui paraissait à son ardente imagination comme un écho saint, il ne pouvait plus le prononcer devant des oreilles vulgaires. Ce n'était plus la belle jeune fille vue en passant, et dont le souvenir passionné était demeuré dans son cœur. Ione était déjà la divinité de son âme. Qui n'a pas éprouvé ce sentiment ? O toi qui ne l'as pas connu, tu n'as jamais aimé.

Aussi lorsque Claudius lui parla avec des transports affectés de la beauté d'Ione, Glaucus ressentit de la colère et du dégoût que de telles lèvres osassent faire un tel éloge ; il répondit froidement, et le Romain s'imagina que cette passion s'était éteinte au lieu de s'enflammer. Claudius le regretta à peine, car son désir était que Glaucus épousât une héritière beaucoup mieux avantagée du côté de la fortune, Julia, la fille du riche Diomède, dont le joueur espérait voir passer l'or dans ses coffres. Leur conversation ne suivait pas un cours aussi aisé que d'habitude, et, dès que Claudius l'eut quitté, Glaucus se disposa à se rendre chez Ione. En mettant le pied sur le seuil de sa maison, il rencontra de nouveau Nydia, qui venait d'accomplir sa gracieuse tâche. Elle reconnut son pas à l'instant.

«Vous sortez de bonne heure, dit-elle.

- Oui ; car les cieux de la Campanie ne pardonnent pas qu'on les néglige.

- Oh ! que ne puis-je les voir ! » murmura la jeune fille, mais si bas que Glaucus ne put entendre sa plainte.

La Thessalienne resta quelque temps sur le seuil, et guidant ensuite ses pas avec un long bâton, dont elle se servait avec une grande dextérité, elle reprit le chemin de sa demeure. Elle s'éloigna bientôt des rues brillantes de la cité, et entra dans un quartier que fréquentaient peu les personnes élégantes et graves. Mais son malheur lui dérobait le grossier spectacle des vices dont elle était entourée : à cette heure-là, les rues étaient silencieuses et tranquilles, et sa jeune oreille ne fut pas choquée par les sons qui se faisaient entendre trop souvent dans les repaires obscurs et obscènes qu'elle traversait patiemment et tristement.

Elle frappa à la porte de derrière d'une sorte de taverne. On ouvrit, et une voix rude lui ordonna de rendre compte des sesterces qu'elle avait pu recueillir. Avant qu'elle eût le temps de répondre, une autre voix, accentuée d'une façon un peu moins vulgaire, dit :

«Ne t'inquiète pas de ces petits profits, Burbo. La voix de la petite sera bientôt redemandée aux riches festins de notre ami, et tu sais qu'il paye à un haut prix les langues de rossignols.

- Oh ! j'espère que non... Je ne le pense pas, s'écria Nydia en tremblant. Je veux bien mendier depuis l'aurore jusqu'au coucher du soleil, mais ne m'envoyez plus chez lui.

- Et pourquoi cela ? demanda la même voix.

- Parce que... parce que je suis jeune, et délicatement élevée, et que les femmes avec qui je me trouve là ne sont pas une société convenable pour une pauvre fille qui... qui...

- Qui est une esclave dans la maison de Burbo», reprit la voix ironiquement et avec un grossier éclat de rire.

La Thessalienne posa ses fleurs à terre et, appuyant sa figure sur ses mains, se mit à pleurer.

Pendant ce temps, Glaucus se rendait à la demeure de la belle Napolitaine : il trouva Ione au milieu de ses esclaves qui travaillaient à ses côtés. La harpe était près d'elle, car Ione était ce jour-là plus oisive, peut-être plus pensive que d'habitude. Elle lui parut plus belle encore à la lumière du jour, et dans sa simple robe, qu'à l'éclat des lampes nocturnes et ornée des précieux joyaux qu'elle portait la veille ; une certaine pâleur répandue sur ses couleurs transparentes ne lui fit pas tort, à ses yeux, pas plus que la rougeur qui monta à son front lorsqu'il s'approcha. Accoutumé à flatter, il sentit la flatterie expirer sur ses lèvres en présence d'Ione. Il comprit que ses regards en diraient plus que ses paroles, et que ce serait amoindrir son hommage que de l'exprimer. Ils parlèrent de la Grèce : c'était un thème sur lequel l'éloquence du Grec ne tarissait jamais. Il lui dépeignit les bosquets d'oliviers aux teintes argentées qui environ-naient encore les temples, déjà dépouillés d'une partie de leurs splendeurs, mais si beaux toujours, même dans leur décadence. Il jeta un regard sur la mélancolique cité d'Harmodius le Libre et de Périclès le Magnifique, du haut de ces souvenirs qui font une vaste lumière des plus sombres obscurités. Il avait vu la terre de la poésie justement à l'âge poétique de sa jeunesse ; et le sentiment patriotique s'associait dans son cœur à cette effusion du printemps de la vie. Ione l'écoutait, absorbée et muette ; ces accents et ces descriptions avaient plus de douceur pour elle que les adulations prodiguées par ses nombreux adorateurs. Etait-ce une faute d'aimer un compatriote ? Elle aimait Athènes en lui ; les dieux de sa race, la terre de ses songes lui parlaient dans sa voix. A partir de ce moment, ils se virent chaque jour. Dans la fraîcheur de la soirée, ils allaient se promener sur une mer tranquille. Ils se retrouvaient encore sous les portiques ou dans les appartements d'Ione. Leur amour fut subit, mais puissant. Il remplit toutes les sources de leur vie : cœur, cerveau, sens, imagination, furent à la fois prêtres et ministres de cette passion. Si l'on enlève l'obstacle qui séparait deux objets disposés à une attraction naturelle, ils se joignent, ils se réunissent sur-le-champ. Ils ne s'étonnaient que d'une chose, c'était d'avoir vécu si longtemps loin l'un de l'autre. Et leur amour était bien naturel : même jeunesse, même beauté, même origine, même âme, quelle poésie dans leur union ! Ils se figuraient que les cieux souriaient à leur tendresse. De même que ceux que l'on persécute cherchent un refuge aux pieds des autels, ainsi l'autel de leur amour leur semblait un asile contre les chagrins de la terre ; ils le couvraient de fleurs ; ils ne soupçonnaient pas que des serpents pussent se cacher sous ces fleurs.

Un soir, le cinquième à dater de leur première rencontre à Pompéi, Glaucus et Ione, avec une société peu nombreuse d'amis choisis, revenaient d'une excursion autour de la baie ; leur barque glissait légèrement sur les eaux, dont le brillant miroir n'était brisé que par leurs rames ruisselantes : pendant que le reste de la compagnie s'entretenait gaiement, Glaucus, couché aux pieds d'Ione, n'osait la regarder. Elle rompit la première le silence :

«Mon pauvre frère ! dit-elle en soupirant ; comme il aurait savouré les délices de cette heure !

- Votre frère, dit Glaucus, je ne l'ai pas vu. Occupé de vous seule, je n'ai pensé à aucune autre chose. Sans cela, je vous aurais demandé si ce n'était pas votre frère, ce jeune homme pour lequel vous m'avez quitté en sortant du temple de Minerve, à Néapolis.

- C'était lui.

- Et il est ici ?

- Il y est.

- A Pompéi, et sans être constamment avec vous ? Impossible.

- Il a d'autres devoirs, répondit Ione avec tristesse : il est prêtre d'Isis.

- Si jeune encore, prêtre d'un culte si sévère au moins dans sa règle, dit le Grec, dont le cœur était ardent et généreux, et le ton de ses paroles marquait autant de surprise que de pitié. Qui a pu le conduire là ?

- Il était enthousiaste et plein d'une ferveur toute religieuse ; l'éloquence d'un Egyptien, notre ami et notre tuteur, éveilla en lui le pieux désir de consacrer sa vie à la plus mystérieuse de nos divinités. Peut-être, dans l'ardeur de son zèle, la sévérité même de ce culte eut-elle pour lui une attraction toute particulière.

- Et il ne se repent pas ? ... Je pense qu'il est heureux.» Ione soupira profondément, et baissa son voile sur ses yeux. «Je désire, dit-elle après un instant de silence, qu'il ne se soit pas trop hâté. Peut-être, comme ceux qui attendent beaucoup, n'a-t-il pas pu réaliser toutes ses espérances.

- Alors il n'est pas heureux dans sa nouvelle condition. Et cet Egyptien était-il prêtre lui-même ? avait-il intérêt à recruter pour la troupe sacrée ?

- Non. Son seul intérêt était notre bonheur. Il croyait faire celui de mon frère. Nous étions orphelins.

- Comme moi», dit Glaucus avec une voix profondément émue. Ione jeta les yeux sur lui en ajoutant :

«Arbacès a voulu remplacer notre père ; vous le connaîtrez, il aime les gens de mérite.

- Arbacès ! je le connais déjà. Nous nous parlons, du moins quand nous nous rencontrons. Mais, sans votre éloge, je ne souhaiterais pas de le connaître davantage. Mon cœur est porté vers ceux qui me ressemblent ; mais ce sombre Egyptien, avec son front nuageux et son sourire glacé, me semble attrister le ciel même. On serait tenté de croire que, à l'instar du Crétois Epiménide, il a dormi quarante ans dans un caveau, et que la lumière du jour lui a paru étrange à son réveil.

- Cependant, comme Epiménide, il est bon, sage, et d'une humeur douce, répondit Ione.

- Qu'il est heureux d'être loué par vous ! Il n'a pas besoin d'autres vertus pour m'être cher.

- Son calme, sa froideur, reprit Ione sans répondre directement, proviennent peut-être de l'épuisement de ses anciennes souffrances ; de même que cette montagne voisine (elle montrait le Vésuve), qui aujourd'hui semble si tranquille, nourrissait autrefois des flammes éteintes pour toujours.»

Leurs yeux se dirigèrent vers la montagne au moment où Ione achevait de parler : le reste du ciel était baigné de couleurs tendres et rosées ; mais sur le sommet gris du volcan, au milieu des bois et des vignes qui l'entouraient jusqu'à la moitié de sa hauteur, s'élevait un gros nuage noir et de mauvais augure, comme un trait sinistre dans ce beau paysage ; une ombre soudaine et indescriptible obscurcit leurs regards ; et, par suite de cette sympathie que l'amour leur avait déjà enseignée, et qui leur disait, à la plus légère émotion, au moindre pressentiment de malheur, de chercher un refuge l'un près de l'autre, leurs yeux abandonnèrent en même temps la montagne, et se rencontrèrent avec une inimaginable expression de tendresse. Qu'avaient-ils besoin de mots pour se dire qu'ils s'aimaient !


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