Livre I, chapitre 6

Chapitre 5 Sommaire Chapitre 7

L'oiseleur reprend dans ses rets l'oiseau qui voulait s'échapper, et essaye d'y prendre une autre victime.

Dans l'histoire que je raconte, les événements se pressent rapides comme les événements d'un drame. Je décris une époque dans laquelle il suffisait de quelques jours pour faire mûrir les fruits d'une année.

Arbacès avait peu fréquenté la maison d'Ione depuis quelque temps, et, lorsqu'il y était allé, il n'avait pas rencontré Glaucus ; il ignorait l'amour qui s'était si soudainement interposé entre lui et ses projets. Particulièrement occupé du frère d'Ione, il avait été momentanément forcé de suspendre ses visites à la soeur et d'ajourner ses desseins. Son orgueil et son égoïsme s'étaient réveillés tout à coup. Il s'alarmait du changement survenu dans l'esprit du jeune homme. Il tremblait à l'idée qu'il pouvait perdre un élève docile, et Isis un serviteur enthousiaste. On trouvait rarement Apaecidès ; il évitait les lieux où il aurait rencontré l'Egyptien ; il le fuyait même lorsqu'il l'apercevait de loin. Arbacès était un de ces hautains et puissants esprits accoutumés à dominer les autres ; il s'indignait qu'une créature qu'il avait regardée comme étant à lui pût secouer son joug. Il se promit qu'Apaecidès ne lui échapperait pas.

Telle était sa pensée, pendant qu'il traversait un bosquet situé dans l'intérieur de la ville, entre sa maison et la maison d'lone, où il se rendait ; il aperçut, appuyé contre un arbre et regardant la foule, le jeune prêtre d'Isis, qui ne le vit pas venir.

«Apaecidès ! » dit-il ; et il posa, d'un air tout amical, sa main sur l'épaule du jeune homme...

Le prêtre tressaillit ; son premier mouvement fut de s'enfuir.

«Mon fils, dit l'Egyptien, qu'est-il arrivé pour que vous paraissiez empressé d'éviter ma présence ? »

Apaecidès demeura silencieux et morne, les yeux attachés à la terre et les lèvres tremblantes, la poitrine oppressée d'une vive émotion.

«Parle-moi, mon ami, continua l'Egyptien, parle ; quelque fardeau pèse sur ton esprit ; qu'as-tu à me révéler ?

- A vous ? Rien.

- Et pourquoi m'exclure ainsi de tes confidences ?

- Parce que je vois en vous un ennemi.

- Expliquons-nous», dit Arbacès à voix basse ; et, prenant le bras du prêtre sous le sien, malgré quelque résistance, il conduisit le jeune homme vers un des bancs qui garnissaient le bosquet. Ils s'assirent ; et leur contenance morne s'accordait bien avec l'ombre et la solitude du lieu.

Apaecidès était dans le printemps de son âge ; cependant il paraissait avoir plus vécu que l'Egyptien. Ses traits délicats et réguliers étaient fatigués et décolorés, ses yeux creux ne brillaient que d'un éclat pareil à celui que donne la fièvre ; son corps se courbait prématurément, et, sur ses mains, délicates comme celles d'une femme, de petites veines bleuâtres et tuméfiées indiquaient la lassitude et les faiblesses du relâchement de ses fibres. Sa figure avait une frappante ressemblance avec celle d'Ione ; mais l'expression différait beaucoup de ce calme majestueux et spirituel qui donnait à la beauté de sa soeur un repos divin, et que maintenant nous appellerions classique. Chez elle l'enthousiasme était visible, quoique toujours modeste et contenu ; c'était là le charme et le sentiment de sa physionomie ; on éprouvait ce désir qu'excitait un esprit qui paraissait tranquille, mais qui ne sommeillait pas. Chez Apaecidès, tout révélait la ferveur et la passion de son tempérament ; et la portion intellectuelle de sa nature, par les larges flammes de ses yeux, par la largeur de ses tempes comparée à la hauteur de ses sourcils, par le frémissement de ses lèvres, semblait être sous l'empire d'une rêverie idéale et profonde. L'imagination de la soeur s'était arrêtée au seuil sacré de la poésie ; celle de son frère, moins heureuse et moins retenue, s'était égarée dans le champ des visions impalpables et sans formes ; les facultés qui avaient paré l'une des dons du génie menaçaient d'apporter la folie à l'autre.

«Vous prétendez que j'ai été votre ennemi, dit Arbacès ; je connais la cause de cette injuste accusation. Je vous ai placé parmi les prêtres d'Isis ; vous vous révoltez de leurs supercheries et de leurs impostures. Vous pensez que je vous ai trompé aussi ; la pureté de votre cœur s'en offense ; vous vous imaginez que je suis aussi un imposteur.

- Vous connaissiez les jongleries de ce culte impie, répondit Apaecidès ; pourquoi me les avoir cachées ? Lorsque vous me pressiez si vivement de me dévouer à cette profession dont je porte le costume, vous ne cessiez de me parler de la sainte vie de ces hommes consacrés à la science ; vous m'avez jeté dans la compagnie d'un ignorant et sensuel troupeau, qui n'a d'autres connaissances que celles des fraudes les plus grossières ; vous me parliez d'hommes sacrifiant les plaisirs mondains à la sublime étude de la vertu, et vous m'avez mis au milieu d'hommes souillés de tous les vices ; vous me parliez d'amis, de guides flamboyants du genre humain : je ne vois que des trompeurs et des traîtres. Oh ! vous avez eu tort.

Vous m'avez enlevé la gloire de ma jeunesse, ma foi sincère à la vertu, ma soif sanctifiante de sagesse. Jeune comme j'étais, riche, plein de ferveur, ayant devant moi tous les brillants plaisirs de la terre, je me résignais sans soupirer, avec bonheur, avec exaltation, dans la pensée que j'allais pénétrer les mystères de la sagesse suprême, jouir de la société des dieux, des révélations du ciel ; et maintenant... maintenant ! ...»

Un sanglot convulsif étouffa la voix du prêtre. Il se couvrit le visage de ses mains, et de grosses larmes se firent passage à travers ses doigts et inondèrent ses vêtements.

«Ce que je t'ai promis je te le donnerai, mon ami, mon élève ; les choses dont tu te plains n'ont été que des épreuves pour ta vertu ; ton noviciat n'a fait qu'en rehausser l'éclat... Ne pense plus à toutes ces fourberies de bas étage... Il est temps que tu ne sois plus confondu avec ces esclaves de la déesse, serviteurs subalternes de son temple. Tu es digne d'entrer dans l'enceinte sacrée. Je serai désormais ton prêtre, ton guide ; et toi qui maudis en ce moment mon amitié, tu vivras pour la bénir.»

Le jeune homme releva la tête et regarda l'Egyptien avec un vague étonnement.

«Ecoute-moi, continua Arbacès d'une voix plus puissante et plus solennelle, après avoir eu soin de s'assurer qu'ils étaient seuls. De l'Egypte est venue toute la science du monde. A l'Egypte, Athènes emprunta sa philosophie, et la Crète sa profonde politique. A l'Egypte appartenaient ces tribus mystérieuses qui (longtemps avant que les hordes de Romulus se répandissent dans les plaines de l'Italie et fissent rentrer la civilisation dans la barbarie et dans les ténèbres) possédaient tous les arts de la sagesse et toutes les grâces de la vie intellectuelle. De l'Egypte sont sortis les rites et la grandeur de cette solennelle Caeré, dont les habitants enseignèrent à leurs vainqueurs romains tout ce qu'ils connaissent aujourd'hui de plus élevé comme religion, de plus sublime comme culte. Et de quelle façon penses-tu, jeune homme, que cette redoutable Egypte, mère de nations sans nombre, soit parvenue à sa puissance et à la haute conception de la sagesse ? ce fut le résultat de sa profonde et sainte politique. Vos nations modernes doivent leur grandeur à l'Egypte ; l'Egypte doit sa grandeur à ses prêtres. Recueillis en eux-mêmes, ne briguant d'empire que sur la plus noble partie de l'homme, sur son âme et sur sa foi, ces anciens ministres de Dieu étaient inspirés des plus grandes pensées qui aient jamais exalté des mortels. Les révolutions des astres, les saisons de la terre, l'éternel cercle des destinées humaines, leur offrirent une auguste allégorie : ils la rendirent palpable et visible aux yeux du vulgaire par des signes, les dieux et les déesses ; et ce qui était en réalité gouvernement prit le nom de religion. Isis est une fable ; ne te scandalise pas ! car le type d'Isis représente en réalité un être immortel. Isis n'est rien ; la nature, dont elle est le symbole, est la mère de toutes choses. Sombre, ancienne, insondable, excepté pour un petit nombre d'initiés : «Aucun mortel ne m'a jamais ôté mon voile», dit cette Isis que tu adores ; mais pour les sages, ce voile a été soulevé ; nous nous sommes tenus face à face devant la solennelle beauté de la nature. Les prêtres ont donc été les bienfaiteurs, les civilisateurs de l'humanité, quoiqu'ils fussent en même temps des imposteurs, si tu veux les appeler ainsi. Mais crois-tu, jeune homme, que, s'ils n'avaient pas trompé les hommes, ils eussent pu les servir ? La foule, ignorante et servile, a besoin d'un bandeau pour être conduite à son propre bonheur. On ne brise pas une maxime, on révère un oracle. L'empereur de Rome étend sa domination sur diverses tribus de la terre, et met de l'harmonie entre ces éléments contraires et désunis : de là naissent la paix, l'ordre, la loi, les félicités de la vie. Crois-tu que ce soit l'homme, que ce soit l'empereur qui règne ainsi ? non : c'est la pompe, le respect, la majesté qui l'entourent... telles sont ses impostures, telle est sa magie. Nos oracles et nos divinations, nos rites et nos cérémonies, ne sont que les moyens de notre souveraineté, les instruments de notre pouvoir : les uns et les autres mènent à la même fin, au bien-être et à l'harmonie de l'humanité. Tu m'écoutes avec plus d'attention et d'ardeur... la lumière se fait dans ton esprit.»

Apaecidès demeurait silencieux ; mais les rapides émotions dont on pouvait saisir le passage sur sa figure expressive trahissaient l'effet des paroles de l'Egyptien, paroles rendues plus éloquentes encore par l'aspect et les gestes du personnage.

«Ainsi donc, continua Arbacès, pendant que nos prêtres du Nil établissaient les premiers éléments au moyen desquels le chaos est détruit, à savoir l'obéissance respectueuse de la multitude au petit nombre, ils tiraient de leurs majestueuses et célestes méditations cette sagesse qui n'était plus une imposture. Ils inventaient les codes et la régularité des lois, les arts et les gloires de l'existence ; ils demandaient la foi, ils donnaient en retour les bienfaits de la civilisation : leur tromperie, n'était-ce pas de la vertu ? Crois-moi, tout être d'une nature bienfaisante, d'une essence plus éthérée, qui regarde du haut des cieux notre monde, sourit avec sympathie à la sagesse qui a produit de pareils résultats. Mais tu sembles désirer que j'applique ces généralités à toi-même : j'obéis volontiers à tes désirs. Les autels de la déesse de notre ancienne foi doivent être desservis, et doivent l'être par ces individus sans intelligence et sans âme, qui ne sont pour ainsi dire que des clous et des crochets où se suspendent la robe et le bandeau. Rappelle-toi deux maximes de Sextius le pythagoricien, maximes empruntées à la science de l'Egypte. La première : «Ne parle pas de Dieu à la multitude» ; la seconde : «L'homme digne de Dieu est un dieu parmi les hommes». De même que le génie a donné aux ministres d'Egypte le culte, cet empire si fâcheusement déchu dans les derniers temps, de même il appartient au génie d'en rétablir la domination. J'ai trouvé en vous, Apaecidès, un disciple digne de mes leçons, un ministre digne de la grande oeuvre que nous devons accomplir : votre énergie, vos talents ; la pureté de votre foi ; la promptitude de votre enthousiasme, tout vous préparait à cet emploi, qui demande de si hautes et de si ardentes qualités. J'ai donc excité vos désirs sacrés ; je vous ai encouragé à marcher dans la voie que vous aviez prise. Mais vous m'en voulez de ce que je ne vous ai pas fait connaître les petites âmes et les jongleries de vos compagnons. Si je l'avais fait, Apaecidès, j'aurais défait mon propre ouvrage ; votre noble nature se serait révoltée : Isis eût perdu un prêtre.»

Apaecidès poussa un profond soupir. L'Egyptien continua sans prendre garde à cette interruption.

«Je vous plaçai en conséquence, sans préparation, dans le temple ; je vous laissais à vous-même le soin de découvrir les momeries qui éblouissent la foule et de vous en formaliser ; je souhaitais que vous puissiez apercevoir de vos propres yeux les ressorts qui font jaillir les eaux rafraîchissantes où le monde puise la paix : c'était l'ancienne épreuve ordonnée autrefois par nos prêtres. Ceux qui s'accoutument aux impostures du vulgaire, on les laisse les pratiquer. Pour ceux qui vous ressemblent et dont la nature plus haute demande un autre but, la religion leur dévoile ses mystères divins. Je suis heureux de rencontrer en vous le caractère que j'attendais. Vous avez prononcé vos voeux, vous ne pouvez reculer. Avancez, je serai votre guide.

- Et qu'as-tu donc à m'apprendre encore, homme étrange et redoutable ? de nouvelles tromperies, de nouveaux...

- Non. Je t'ai lancé dans l'abîme de l'incrédulité, je veux te ramener sur les hauteurs de la foi. Tu as vu les faux types, tu connaîtras maintenant les réalités qu'ils représentent. Il n'y a pas d'ombre, Apaecidès, qui n'ait son corps. Viens me voir cette nuit. Ta main ! »

Emu, excité, fasciné par le langage de l'Egyptien, Apaecidès lui tendit la main, et le maître et le disciple se séparèrent. Il était vrai que pour Apaecidès toute retraite était impossible. Il avait fait voeu de célibat ; il s'était consacré à une vie qui semblait maintenant lui offrir toutes les austérités du fanatisme sans les consolations de la foi. N'était-il pas naturel qu'il éprouvât le désir de se réconcilier avec son irrévocable carrière ? Le puissant et profond esprit de l'Egyptien reprenait son empire sur sa jeune imagination ; elle le poussait à de vagues conjectures, et l'entraînait à des alternatives de crainte et d'espérance.

Pendant ce temps, Arbacès se dirigeait d'un pas grave et lent vers la maison d'Ione. A son entrée dans le tablinum, il entendit, du portique du péristyle, une voix qui, tout harmonieuse qu'elle était, résonna mal à son oreille : c'était la voix du jeune et beau Glaucus, et, pour la première fois, un frisson involontaire de jalousie fit tressaillir son cœur. Il trouva dans le péristyle Glaucus assis à côté d'Ione. La fontaine, au milieu du jardin odorant, jetait dans l'air son écume d'argent, et répandait une délicieuse fraîcheur pendant les heures étouffantes du milieu du jour. Les femmes d'Ione qui restaient invariablement près d'elle, car dans la liberté de sa vie elle gardait la plus délicate retenue, se tenaient à peu de distance ; aux pieds de Glaucus était une lyre sur laquelle il venait de jouer pour Ione un air lesbien. La scène, le groupe placé devant Arbacès étaient empreints de cet idéal poétique et plein de raffinement que nous regardons encore, et avec raison, comme le caractère particulier des anciens ; on voyait les colonnes de marbre, les vases de fleurs, la statue blanche et tranquille, au bout de chaque perspective ; et, par-dessus tout cela, les deux formes vivantes qui auraient fait l'inspiration ou le désespoir d'un sculpteur.

Joseph M. Gleeson, 1891

Arbacès, s'arrêtant aussitôt, regarda le beau couple avec un front d'où venait de fuir toute sa sérénité accoutumée. Il fit un effort sur lui-même, et s'approcha lentement, d'un pas léger et sans écho, tel qu'aucun serviteur ne l'entendit, bien moins encore Ione et son amant.

«Et pourtant, disait Glaucus, c'est seulement avant que nous aimions que nous trouvons que nos poètes ont bien décrit cette passion. Au moment où le soleil se lève, tous les astres qui avaient brillé dans son absence s'évanouissent dans l'air ; les poètes n'existent non plus que pendant la nuit du cœur ; ils ne sont rien pour nous lorsque le dieu nous fait sentir la puissance de ses rayons.

- Aimable et brillante comparaison, noble Glaucus ! »

Tous deux tressaillirent en apercevant derrière le siège d'Ione la figure froide et sarcastique de l'Egyptien.

«Un hôte inattendu ! dit Glaucus en se levant avec un sourire forcé.

- Rien de plus simple lorsqu'on est sûr d'être bien reçu, répondit Arbacès en s'asseyant et en engageant Glaucus, par un signe, à en faire autant.

- Je suis bien aise, dit Ione, de vous voir ensemble à la fin, car vous êtes faits pour vous comprendre et pour devenir amis.

- Rendez-moi une quinzaine d'années, répliqua l'Egyptien, avant de me comparer à Glaucus. J'accepterais volontiers son amitié ; mais que lui offrirais-je en retour ? Aurions-nous les mêmes confidences à nous faire ? Lui parlerais-je de banquets et de guirlandes de fête, de coursiers parthes, des chances du jeu ? Ce sont là les plaisirs habituels à son âge, à sa nature, à ses goûts ; ce ne sont pas les miens.»

En parlant ainsi, l'astucieux Egyptien baissa les yeux et soupira ; mais du coin de l'oeil il regarda Ione pour voir comment elle accueillerait ces insinuations sur les goûts de son visiteur ; et l'air d'Ione ne le satisfit pas. Glaucus, dont les joues se colorèrent légèrement, s'empressa de répondre avec gaieté. Il avait aussi sans doute le désir de déconcerter et d'humilier l'Egyptien.

«Vous avez raison, sage Arbacès, dit-il ; nous pouvons nous estimer l'un l'autre, mais nous ne saurions être amis ; mes banquets manquent de ce sel mystérieux qui, si l'on en croit la rumeur publique, assaisonne les vôtres. Et, par Hercule, lorsque j'aurai vos années, si, comme vous, je crois sage de rechercher les plaisirs de l'âge mûr, je lancerai aussi le sarcasme sur les galantes folies de la jeunesse.»

L'Egyptien jeta à Glaucus un regard rapide et perçant.

«Je ne vous comprends pas, dit-il froidement ; mais les gens d'esprit ont souvent l'habitude de s'envelopper d'obscurité.»

Il détourna la tête à ces mots avec un sourire presque imperceptible, et, après un instant de silence, il s'adressa à Ione :

«Je n'ai pas été assez fortuné, belle Ione, pour vous rencontrer chez vous les deux ou trois dernières fois que je suis venu pour vous rendre visite.

- La douceur de la mer m'avait tentée de sortir», reprit Ione avec un léger embarras. Cet embarras n'échappa pas à Arbacès ; mais sans paraître le remarquer, il reprit en souriant :

«Vous savez que le vieux poète a dit : «Les femmes doivent rester dans leur maison et y converser» (1).

- Ce poète était un cynique, dit Glaucus : il haïssait les femmes.

- Il parlait selon la coutume de son pays, et ce pays était votre Grèce si vantée.

- Autres temps, autres moeurs ; si nos ancêtres avaient connu Ione, ils auraient suivi une autre loi.

- Avez-vous appris ces manières galantes à Rome ? dit Arbacès avec une émotion mal déguisée.

- Ce n'est pas du moins en Egypte que je serais allé apprendre la galanterie, répondit Glaucus en jouant nonchalamment avec sa chaîne.

- Allons, allons», dit Ione en s'empressant d'interrompre une conversation dont le commencement ne répondait pas au désir qu'elle avait de cimenter une amitié réelle entre Glaucus et l'Egyptien ; «allons, allons, il ne faut pas qu'Arbacès soit si sévère pour sa pauvre pupille. Orpheline élevée sans les soins d'une mère, je puis être blâmée de l'indépendance de ma vie, plus convenable pour un homme que pour une femme ; cependant, c'est celle à laquelle les femmes romaines sont accoutumées, et que les Grecques auraient raison d'adopter. Hélas ! est-ce donc seulement chez les hommes qu'on peut voir la liberté et la vertu réunies ? L'esclavage, votre perte, serait-il donc considéré comme notre salut ? Ah ! croyez-moi, ç'a été une grande erreur des hommes, une erreur qui a tristement influé sur leurs destinées, d'imaginer que la nature des femmes est (je ne dis pas inférieure à la leur, cela peut être), mais si différente, qu'ils se soient crus obligés de faire des lois peu favorables au développement de notre esprit ! N'ont-ils pas, en agissant ainsi, fait des lois contre leurs propres enfants, que les femmes doivent élever, contre les maris eux-mêmes, dont les femmes devraient être les amies toujours, et quelquefois les conseillères ? »

Ione se tut soudain ; une rougeur ravissante se répandit sur sa figure. Elle craignit que cet enthousiasme ne fût allé trop loin. Cependant elle redoutait moins l'austère Arbacès que le tendre Glaucus : car elle aimait le dernier, et ce n'était pas l'usage des Grecs de permettre aux femmes (à celles du moins qu'ils honoraient) la liberté dont jouissaient celles de l'Italie. Ce fut avec un vif sentiment de joie qu'elle entendit Glaucus s'écrier :

«Puissiez-vous toujours penser ainsi, Ione ! puisse votre cœur innocent être toujours votre guide ! Heureuse eût été la Grèce, si elle avait jamais permis aux femmes chastes les privilèges de l'esprit, si célèbres chez les moins respectables de ses beautés ! Aucune décadence ne provient de la liberté ni de la science, lorsque votre sexe sourit à l'homme libre et sait apprécier et encourager l'homme sage.»

Arbacès gardait le silence, car il ne lui convenait ni d'approuver l'opinion de Glaucus, ni de condamner celle d'Ione ; après une conversation brève et embarrassée, Glaucus se retira.

Lorsqu'il fut parti, Arbacès, rapprochant son siège de celui de la belle Napolitaine, dit, d'une voix adoucie et pénétrante, sous laquelle il savait si bien dissimuler l'artifice et l'opiniâtreté de son caractère :

«Ne croyez pas, ma douce pupille, s'il m'est permis de vous appeler ainsi, que je veuille gêner cette liberté dont vous savez vous faire un honneur ; mais quoique, ainsi que vous l'avez observé avec justesse, elle ne surpasse pas celle des dames romaines, il est bon qu'une personne qui n'est pas encore mariée n'en use qu'avec discrétion. Continuez à attirer à vos pieds tout ce qu'il y a de gai, de brillant, de sage même, autour de vous ; continuez à charmer cette foule d'adorateurs avec la conversation d'une Aspasie, les accords d'une Erinna ; mais considérez, néanmoins, que des langues promptes à la censure peuvent aisément ternir la réputation d'une jeune fille ; et lorsque vous provoquez l'admiration, je vous en conjure, ne donnez pas prise à l'envie.

- Que voulez-vous dire, Arbacès ? s'écria Ione d'une voix tremblante et alarmée ; je sais que vous êtes mon ami, que vous ne désirez que ma gloire et mon bonheur. Expliquez-vous.

- Votre ami, oh ! oui, je le suis sincèrement. Puis-je donc parler en qualité d'ami, sans réserve et sans crainte de vous offenser ?

- Je vous en prie.

- Ce jeune débauché, ce Glaucus, depuis combien de temps le connaissez-vous ? L'avez-vous vu souvent ? »

Arbacès, en prononçant ces paroles, attacha son regard sur Ione, comme s'il voulait pénétrer au fond de son cœur.

Se rejetant en arrière, sous la fixité de ce regard, avec une étrange peur dont elle ne pouvait se rendre compte, la belle Napolitaine répondit avec une confuse hésitation :

«Il a été conduit chez moi par un des compatriotes de mon père, et je puis dire, par un des miens. Je ne le connais que depuis une semaine ; mais pourquoi ces questions ?

- Pardonnez-moi, dit Arbacès ; je croyais que vous le connaissiez depuis plus longtemps, ce vil calomniateur !

- Comment ! que signifie cela ? quels termes ! ...

- N'importe. Je ne veux pas soulever votre indignation contre un homme qui ne mérite pas un tel honneur.

- Je vous supplie de parler. Que peut avoir dit Glaucus ? Ou plutôt, en quoi supposez-vous qu'il ait pu m'offenser ? »

Retenant le dépit que lui causèrent les dernières paroles d'Ione, Arbacès continua :

«Vous connaissez ses moeurs, ses compagnons, ses habitudes ; la table et le jeu, voilà ses seules occupations ; et dans la société du vice comment pourrait-il apprécier la vertu ?

- Vous parlez toujours par énigmes. Au nom des dieux, je vous adjure, dites tout ce que vous savez.

- Eh bien, qu'il en soit ainsi. Apprenez, Ione, que ce Glaucus lui-même se vantait ouvertement, oui, dans les bains publics, de votre amour pour lui. Il s'amusait, disait-il, des progrès qu'il faisait sur votre cœur. Je dois lui rendre justice, il louait votre beauté : qui pourrait la nier ? Mais il riait dédaigneusement lorsque son Claudius ou son Lépidus lui demandait s'il vous aimait assez pour songer à vous épouser, et si l'on suspendrait bientôt des guirlandes à sa porte.

- C'est impossible. Où avez-vous recueilli cette calomnie infâme ?

- Voudriez-vous que je vous rapportasse tous les commentaires des fats insolents qui ont répandu cette histoire dans la ville ? Soyez assurée qu'au premier abord je n'y ai pas ajouté foi, et qu'il m'a fallu me convaincre, par le grand nombre des témoins, de la vérité de ce que je ne vous apprends qu'à regret.»

Ione s'affaissa sur son siège, et sa figure était plus blanche que le pilier contre lequel elle s'appuya pour ne pas tomber à la renverse.

«J'avoue, poursuivit Arbacès, que j'éprouvai une vive irritation, un profond dépit de voir que votre nom courait aussi légèrement de lèvre en lèvre, comme celui de quelque danseuse. J'attendais avec impatience cette matinée pour venir vous trouver et vous avertir. J'ai rencontré Glaucus ici, et j'ai perdu tout empire sur moi-même. J'avais peine à cacher mes sentiments. Oui, j'ai manqué de politesse en sa présence. Pardonnez-vous à votre ami, Ione ? »

Ione prit sa main dans la sienne sans dire un mot.

«Ne parlons plus de cela, dit-il ; mais que ma voix soit entendue et qu'elle vous fasse réfléchir à la prudence commandée par votre position. Vous n'en souffrirez qu'un moment, Ione, car un être aussi frivole que Glaucus ne saurait avoir obtenu de vous une pensée sérieuse. Ces insultes ne blessent que lorsqu'elles viennent d'une personne que nous aimons ; bien différent est celui que la superbe Ione daignera aimer.

- Aimer, murmura Ione avec un rire convulsif ; ah ! oui, aimer ! »

Il n'est pas sans intérêt d'observer que, dans ces temps lointains et dans un système social si différent du nôtre, les mêmes petites causes troublaient et interrompaient «le cours de la passion». C'étaient la même jalousie inventive, les mêmes calomnies artificieuses, les mêmes commérages fabriqués par l'oisiveté ou la méchanceté, qui viennent encore de nos jours briser quelquefois les liens d'un tendre amour, et contrecarrer les circonstances en apparence les plus favorables. Lorsqu'une barque s'élance sur les plus douces eaux, la fable nous assure qu'un poisson de la plus petite espèce peut s'attacher à sa quille et l'arrêter dans sa marche : il en a toujours été ainsi avec les grandes passions du cœur humain ; et nous ne reproduirions que bien imparfaitement la vie, si, même dans les temps qui se prêtent le plus au roman, au roman dont nous usons si largement nous-mêmes, nous ne décrivions pas aussi le mécanisme de ces ressorts domestiques que nous voyons tous les jours à l'oeuvre dans nos maisons et dans nos âmes. C'est à l'aide de ces petites intrigues de la vie que nous nous reconnaissons dans le passé.

L'Egyptien avait attaqué avec beaucoup d'adresse le côté faible d'Ione ; il avait habilement dirigé son dard empoisonné contre son orgueil ; il crut qu'il avait porté une mortelle atteinte à ce qu'il regardait, d'après le peu de temps que Glaucus et Ione se connaissaient, comme une fantaisie naissante ; et, se hâtant de changer de sujet, il mit la conversation sur le chapitre du frère d'Ione. L'entretien ne fut pas long. Il la quitta, bien résolu à ne plus se fier autant à l'absence, mais à la visiter et à la surveiller chaque jour.

A peine l'ombre d'Arbacès eut-elle disparu de cette demeure, que tout orgueil, toute dissimulation de femme abandonna la victime de ses desseins ; la superbe Ione versa un torrent de larmes passionnées.


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(1)  Euripide