Livre V, chapitre 6

Chapitre 5 Sommaire Chapitre 7

Calénus et Burbo. - Diomède et Claudius. - La jeune fille de l'amphithéâtre et Julia

La catastrophe soudaine qui avait rompu tous les liens de la société, et rendu la liberté aux prisonniers, comme aux geôliers, avait promptement délivré Calénus des gardes auxquels le soin du préteur venait de le confier. Et, lorsque l'obscurité et la foule séparèrent le prêtre de ses surveillants, il dirigea ses pas tremblants vers le temple de la déesse. Comme il s'y rendait en tâtonnant, et avant que la nuit fût complète, il se sentit tiré par sa robe, et une voix murmura à son oreille :

«Ah ! Calénus, quelle heure terrible !

- Par la barbe de mon père ! qui es-tu ? Je ne distingue pas tes traits ; ta voix m'est étrangère.

- Ne reconnais-tu pas ton Burbo ? Fi !

- Dieux ! comme les ténèbres grossissent ! ... Oh ! quels éclairs s'élancent de cette terrible montagne (1) ! ce sont des flèches aiguës, Pluton est déchaîné sur la terre.

- Paix... tu ne crois pas à tout cela. Calénus, voici le moment de faire notre fortune... Ah ! écoute ; ton temple est plein d'or et d'objets précieux consacrés au culte. Chargeons-nous en, courons à la mer, embarquons-nous, personne ne nous demandera jamais compte des actions de ce jour.

- Burbo, tu as raison ; silence. Suis-moi dans le temple. Qui prend garde à nous ? Qui peut voir maintenant si tu es prêtre ou non ? ... Camarade, nous partagerons.»

Dans l'enceinte du temple, il y avait plusieurs prêtres rassemblés autour de l'autel, priant, pleurant, se prosternant la face contre la terre. Imposteurs lorsqu'ils n'avaient rien à craindre, ils redevenaient superstitieux au moment du danger. Calénus passa au milieu d'eux, et entra dans la chambre qu'on voit encore au côté méridional de la cour. Burbo le suivit. Le prêtre alluma une lampe, et aperçut du vin et des viandes sur une table ; c'étaient les restes d'un sacrifice.

«Un homme affamé depuis quarante-huit heures, murmura Calénus, a de l'appétit, même en un pareil moment.»

Il se jeta sur la nourriture, et mangea avec voracité. Rien n'était peut-être plus horrible et moins naturel que le bas égoïsme de ces scélérats ; car l'avarice est la chose la plus hideuse de ce monde. Le pillage et le sacrilège pendant que les piliers du temple s'écroulaient sur leurs têtes ! Combien les vices de l'homme peuvent ajouter aux terreurs de la nature !

«N'auras-tu jamais fini ? s'écria Burbo impatienté ; ta figure est de pourpre, et tes yeux flamboyants.

- On n'a pas tous les jours une faim comme la mienne... Oh ! par Jupiter ! quel bruit est celui-ci ? quelle pluie siffle et tombe sur nous ? Les nuages vomissent à la fois l'eau et le feu. Ah ! quels cris perçants ! ... Burbo, tout est redevenu silencieux ; regarde au dehors.»

Parmi les autres horreurs de cette heure terrible, la montagne venait de lancer des colonnes d'eau bouillante mêlée et pétrie avec les cendres chaudes ; ces torrents tombaient par fréquents intervalles dans les rues, comme une boue enflammée. A l'endroit même où les prêtres d'Isis s'étaient rassemblés autour des autels, où ils avaient vainement essayé d'allumer les feux sacrés et de brûler leurs encens, le plus impétueux de ces torrents, accru d'énormes masses de scories, venait de précipiter son cours furieux. Il avait passé sur les prêtres agenouillés ; leurs cris avaient été les cris de la mort... Le silence qui leur avait succédé était le silence de l'éternité ! Les cendres, le noir torrent, avaient envahi les autels, couvert le pavé de l'enceinte, et enseveli à moitié les corps frémissants des prêtres.

«Ils sont morts», dit Burbo, terrifié pour la première fois, et se rejetant au fond de la chambre... «Je ne pensais pas que le danger fût si grand et si fatal.»

Les deux misérables se regardèrent l'un et l'autre... On aurait entendu battre leurs cœurs. Calénus, le moins courageux de sa nature, mais le plus avare, se remit le premier. «Agissons sur-le-champ et fuyons», dit-il à demi-voix, effrayé lui-même du son de ses paroles. Il mit le pied sur le seuil, s'arrêta, passa sur le pavé brûlant et sur le corps de ses frères, et se dirigea vers la chapelle sacrée, en disant à Burbo de le suivre. Mais le gladiateur frissonna et recula.

«Tant mieux ! pensa Calénus, ma part sera double.» Il se chargea aussi promptement qu'il le put des trésors du temple, les plus faciles à emporter ; et, sans songer davantage à son compagnon, s'élança hors de l'enceinte sacrée. Un grand éclair, lancé soudain par la montagne, montra à Burbo, resté immobile sur le seuil, le prêtre qui s'enfuyait avec son fardeau. Il prit courage ; il s'avança pour le rejoindre, lorsqu'une pluie épouvantable de cendres tomba à ses pieds. Le gladiateur se sentit défaillir encore. L'obscurité l'environna, mais la pluie continuait à tomber avec violence... amoncelant des amas de cendres et exhalant des vapeurs suffocantes et mortelles... Le malheureux ne pouvait plus respirer. Désespéré, il essaya de fuir... Les cendres le bloquaient sur le seuil... Il poussait des cris en sentant la lave bouillante monter sur ses pieds. Comment se sauver ? Il ne pouvait pas gravir jusqu'à l'espace découvert. Cela eût-il été possible, il n'était plus maître de sa terreur. Mieux valait demeurer dans la cellule, à l'abri au moins des accidents de l'air. Il s'assit et serra les dents. Par degrés, l'atmosphère du dehors, étouffante et pestilentielle, pénétrait jusque dans la chambre ; il n'y pouvait plus résister. Ses yeux qu'il roulait autour de lui aperçurent une hache de sacrifice, que quelque prêtre avait laissée dans la chambre ; il s'en empara ; avec la force désespérée de son bras gigantesque, il essaya de se faire un passage à travers les murs.

Pendant ce temps-là, les rues étaient devenues solitaires ; chacun avait cherché un asile, un abri ; les cendres commençaient à remplir les plus basses parties de la cité. çà et là, pourtant, on entendit les pas de quelques fugitifs, se hâtant avec précaution ; on voyait leurs figures pâles et hagardes, à la lueur bleue des éclairs, ou bien à celle des torches, au moyen desquelles ils s'efforçaient d'assurer leur marche. Mais de moment en moment, l'eau bouillante ou les cendres qui descendaient, ou quelque vent orageux et mystérieux s'élevait et mourait tout à coup, éteignant ces lumières errantes, et avec elles l'espérance de ceux qui les portaient.

Dans la rue qui conduit à la porte d'Herculanum, Claudius cherchait avec perplexité son chemin.

«Si je puis gagner les champs, se disait-il, je trouverai sans doute quelque voiture, et Herculanum n'est pas loin. Grâce à Mercure ! j'ai peu de choses à perdre, et ce peu, je le porte avec moi.

- Holà ! ... à l'aide ! à l'aide ! ... cria une voix effrayée et plaintive ; je suis tombé ! ... Ma torche est éteinte... Mes esclaves m'ont abandonné... Je suis Diomède... le riche Diomède ! ... Mille sesterces pour celui qui viendra à mon secours ! »

Au même moment, Claudius se sentit saisir par le pied. «Ah ! secourez-moi ! ... donnez-moi votre main !

- La voici... Levez-vous.

- C'est Claudius... Je reconnais sa voix... Où allez-vous ?

- A Herculanum.

- Les dieux soient loués ! notre chemin est le même jusqu'à la porte de la ville. Pourquoi ne pas vous réfugier à une maison de campagne ? Vous connaissez la longue rangée de mes celliers souterrains, sous les fondations de ma maison ; c'est un asile où cette pluie ne peut pénétrer.

- Vous avez raison, dit Claudius, pensif ; et pour peu qu'on remplisse les celliers de provisions de bouche, nous pourrons y rester quelques jours, dans le cas où cette étrange tempête se prolongerait.

- O béni soit celui qui a inventé les portes des cités ! s'écria Diomède. Voyez, on a placé là-bas une torche sous l'arche... elle va guider nos pas.»

Joseph M. Gleeson, 1891

L'air était devenu un peu plus calme depuis quelques minutes ; la lampe placée à la porte de la ville jetait au loin un vif éclat... Les fugitifs se pressèrent... arrivèrent... passèrent devant le factionnaire romain. Ils purent voir sa face livide et son casque poli ; ses traits exprimaient la terreur, mais en même temps une certaine fermeté... Il demeurait droit et immobile à son poste. Cette heure même n'avait pu changer en un homme indépendant et agissant pour lui-même, cette machine de l'inébranlable majesté de Rome. Il restait debout au milieu des désordres de la nature ; il n'avait pas reçu la permission de quitter son poste et de s'enfuir (2).

Diomède et son compagnon se pressaient, lorsque tout à coup une femme traversa leur chemin. C'était la jeune fille dont la voix mal inspirée avait si souvent et si gaiement célébré par anticipation le joyeux spectacle de l'amphithéâtre.

«O Diomède ! s'écria-t-elle, un abri ! un abri ! ... Voyez, dit-elle en montrant un enfant suspendu à son cou... Voyez ce pauvre petit... C'est mon enfant... l'enfant de la honte... Je ne l'ai jamais avoué jusqu'à ce jour... Mais maintenant je me rappelle que je suis mère ! ... Je suis allée le chercher au berceau de sa nourrice... Elle avait fui ! ... qui peut penser à un enfant dans un pareil moment, excepté sa mère ? ... Sauvez-le ! ... Sauvez-le ! ...

- Malédiction sur tes criailleries ! dit Claudius ; laisse-nous, prostituée, murmura-t-il entre ses dents.

- Non, dit Diomède, plus humain ; suis-nous. Ce chemin... ce chemin... Aux voûtes ! ...»

Ils pressèrent de nouveau le pas ; ils arrivèrent à la maison de Diomède. Ils se mirent à rire hautement en posant le pied sur le seuil, car ils crurent que le danger était passé pour eux.

Diomède ordonna à ses esclaves de porter dans les caveaux souterrains que nous avons décrits, une grande quantité de provisions de toute sorte et de l'huile pour les lampes, et ce fut là que Julia, Claudius, la mère et son enfant, la plus grande partie des esclaves, et quelques visiteurs effrayés et des clients du voisinage, cherchèrent un abri.


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(1)  Eclairs volcaniques. Ces phénomènes caractérisèrent surtout la longue éruption de 1779, et l'éruption beaucoup plus terrible que nous décrivons si imparfaitement en a laissé des traces encore visibles.

(2)  On a trouvé à leurs postes les squelettes de plusieurs sentinelles.