Livre V, chapitre 9

Chapitre 8 Sommaire Chapitre 10

Désespoir des amants. - Situation de la multitude

Glaucus se retourna avec un sentiment de joie et de terreur à la fois ; il prit de nouveau Ione dans ses bras, et courut le long de la rue, qui était encore lumineuse ; mais une ombre revint envahir les airs. Il reporta instinctivement ses regards vers la montagne, et vit l'une des deux gigantesques crêtes de son sommet divisé se briser et se balancer ; et puis, avec un bruit dont aucune langue au monde ne pourrait donner une idée, elle roula de sa brûlante base, en avalanche de feu, sur les versants de la montagne ; au même instant, un volume considérable de fumée se répandit dans l'air, sur la terre et sur la mer. Une autre, une autre encore, et puis encore une autre pluie de cendres, toutes plus abondantes qu'auparavant, vinrent renouveler la désolation dans les rues. L'obscurité les enveloppait de nouveau comme un voile ; et Glaucus, dont le courage commençait à s'abattre, le désespoir dans le cœur, se réfugia sous une arche, et serrant dans ses bras Ione, son épouse, sur un lit de ruines, se résigna à mourir.

Joseph M. Gleeson, 1891

Pendant ce temps-là, Nydia, séparée de Glaucus et d'Ione, comme nous l'avons vu, cherchait en vain à les rejoindre. En vain poussait-elle le cri plaintif et familier aux aveugles ; il se perdait parmi les mille cris des terreurs égoïstes. Elle retourna plusieurs fois à l'endroit où elle les avait perdus ; elle ne retrouva pas ses compagnons ; elle s'attachait à chaque fugitif ; elle s'informait de Glaucus ; elle était repoussée par l'impatience de gens occupés d'eux-mêmes et non des autres. Qui donc, à cette heure, donnait une pensée à son voisin ? Dans ces scènes de désastre universel, rien n'est plus terrible peut-être que l'égoïsme dénaturé qu'elles engendrent. Enfin, il vint à l'esprit de Nydia que, puisqu'il avait été résolu de chercher le salut en s'embarquant, la chance la plus favorable qu'elle avait de retrouver ses compagnons était de prendre la direction de la mer. Guidant sa marche à l'aide du bâton qu'elle portait toujours, elle continua d'éviter, avec une incroyable dextérité, les amas de ruines qui encombraient ses pas, de traverser les rues et, sans dévier son chemin (tant cette cécité, si effrayante dans le cours de la vie, était propice alors), elle arriva au rivage.

Pauvre fille, son courage était superbe à voir ! et le sort semblait sourire à son malheur ; les torrents enflammés ne la touchaient pas, si ce n'est par la pluie générale qui les accompagnait ; les larges fragments de scories couraient devant et derrière elle, brisaient le pavé et épargnaient sa forme fragile ; quand les ondées de cendres légères tombaient sur elle, effrayée un moment elle les secouait (1), et se hâtait de reprendre bravement son chemin.

Faible, exposée et pourtant sans crainte, soutenue par un seul désir, elle était l'emblème de Psyché dans ses pérégrinations, de l'Espérance marchant à travers la vallée du chagrin, de l'âme elle-même égarée, mais indomptable au milieu des dangers et des pièges de la vie.

Ses pas étaient pourtant constamment arrêtés par la foule, qui tantôt se heurtait dans l'obscurité, tantôt se précipitait en désordre, lorsque les éclairs venaient lui montrer sa route ; enfin, un groupe de personnes qui portaient des torches, la renversa à terre avec violence.

«Quoi ! dit une voix qui partait du groupe, c'est la courageuse aveugle. Par Bacchus ! il ne faut pas la laisser mourir ici... Lève-toi, ma Thessalienne ! Viens, viens... es-tu blessée ? non ! C'est bien ! viens avec nous, nous allons au rivage.

- O Salluste, est-ce votre voix ? les dieux soient loués, et Glaucus, Glaucus, l'avez-vous vu ?

- Non, il est sans doute hors de la cité. Les dieux qui l'ont sauvé du lion, le sauveront bien aussi du volcan.»

L'aimable Epicurien, en encourageant ainsi Nydia, l'entraîna avec lui vers la mer, sans prendre garde aux supplications passionnées qu'elle lui adressait, pour qu'il se mît à la recherche de Glaucus ; elle ne cessait de répéter avec l'accent du désespoir le nom chéri qui, au milieu du bruit furieux des éléments déchaînés, était comme une douce musique pour son cœur.

L'illumination soudaine, l'explosion des torrents de lave, et le tremblement que nous avons déjà décrits, eurent lieu lorsque Salluste et sa troupe venaient d'atteindre l'entrée du sentier direct qui conduisait de la cité au port ; ils furent arrêtés là par une immense foule ; plus de la moitié de la population s'y trouvait rassemblée, des milliers d'êtres couraient à travers la campagne, autour des murs, sans savoir de quel côté fuir. La mer s'était retirée du rivage, et ceux qui y étaient accourus les premiers, avaient été si épouvantés de l'agitation et du mouvement surnaturel des flots, de la forme bizarre des objets déposés par les vagues sur le sable, du bruit que les larges pierres lancées par la montagne rendaient en tombant dans les eaux, qu'ils étaient revenus, la terre leur offrant encore un aspect moins terrible que la mer. Ainsi les deux courants humains, composés de ceux qui allaient à la mer et de ceux qui en revenaient, se rencontraient et ne trouvaient qu'une faible consolation dans leur nombre ; ils s'arrêtaient là dans l'incertitude et le désespoir.

«Le monde doit être détruit par le feu, dit un vieillard en longue robe, un philosophe de l'école stoïque. La sagesse stoïque et la sagesse épicurienne s'accordent dans cette prédiction, et l'heure est arrivée.

- Oui, l'heure est arrivée, cria une voix haute, solennelle et sans émotion.

On se tourna avec effroi du côté élevé d'où la voix était venue ; c'était la voix d'Olynthus, qui, entouré des frères chrétiens, se tenait sur une abrupte éminence où l'ancienne colonie grecque avait élevé un temple à Apollon, temple dégradé par le temps, et à moitié tombé en ruines.

Pendant qu'il parlait eut lieu la soudaine illumination qui précéda la mort d'Arbacès ; elle éclaira cette multitude effrayée, rampante, oppressée, et jamais il n'y eut sur terre de faces humaines plus bouleversées, jamais une assemblée de mortels n'avaient présenté une expression si terrible de l'horreur et de la sublimité de la mort ; jamais jusqu'au jour où sonnera la trompette du jugement dernier, on ne verra une pareille réunion. Olynthus dominait cette foule, les bras étendus, et le front ceint de flammes, semblable à celui d'un prophète. La foule reconnaissait celui qu'elle avait condamné à être dévoré par les bêtes, alors sa victime, maintenant son prophète. Sa voix fatale répéta à travers le silence :

«L'heure est arrivée.»

Les chrétiens répétèrent ce cri... la multitude le répéta elle-même... il y eut un écho de toutes parts... femmes et hommes, enfants et vieillards se mirent à murmurer d'une voix sourde et lamentable.

L'heure est arrivée.

En ce moment un rugissement sauvage traversa l'air, et soudain, espérant fuir sans savoir où, le terrible tigre des déserts s'élança au milieu de la foule et courut entre ses flots divisés.

Le tremblement de terre eut lieu, les ténèbres le suivirent comme nous l'avons dit déjà. Alors de nouveaux fugitifs arrivèrent, emportant les trésors qui n'étaient plus destinés à leur maître ; les esclaves d'Arbacès se joignirent à la foule. Une seule de leurs torches brûlait encore ; elle était portée par Sosie, et sa lumière tombant sur la face de Nydia, il reconnut la Thessalienne.

«A quoi te sert ta liberté, maintenant, jeune aveugle ? dit l'esclave.

- Qui es-tu ? peux-tu me donner des nouvelles de Glaucus ?

- Oui je l'ai vu, il n'y a que quelques minutes.

- Que ta tête soit bénie ! où cela ?

- Couché sous l'arche du forum, mort ou mourant... allant rejoindre Arbacès qui n'est plus.»

Nydia ne prononça pas un mot ; elle se glissa, à l'insu de Salluste, au milieu des personnes qui étaient derrière elle, et retourna vers la cité. Elle gagna le forum, l'arche ; elle se baissa ; elle chercha avec la main autour d'elle... elle appela Glaucus. Une voix faible répondit : «Qui m'appelle ? est-ce la voix des ombres ? je suis préparé.

- Lève-toi, suis-moi, prends ma main, Glaucus, tu seras sauvé.» Etonné, mais rendu à l'espoir, Glaucus se leva. «Nydia toujours ! ah ! il ne t'est pas arrivé malheur ! »

La tendresse de sa voix, dans laquelle se révéla toute la joie qu'il éprouvait, toucha le cœur de la pauvre Thessalienne, et elle le bénit pour la pensée qu'il avait eue.

Moitié conduisant, moitié portant Ione, Glaucus suivit son guide. Avec quelle admirable prudence elle évita le sentier qui conduisait vers la foule qu'elle venait de quitter, et, par une autre route, atteignit le rivage !

Après beaucoup de pauses et une incroyable persévérance, ils gagnèrent la mer et joignirent un groupe qui, plus courageux que les autres, était résolu à se hasarder dans quelque nouveau péril plutôt que de rester témoin de cette scène de désolation. Ils s'embarquèrent par la plus profonde obscurité ; mais, à mesure qu'ils s'éloignaient du rivage et qu'ils virent la montagne sous de nouveaux aspects, ses torrents de lave jetèrent une teinte rougeâtre sur les flots.

Tout à fait épuisée et abattue, Ione dormait sur le sein de Glaucus, et Nydia était à ses pieds pendant ce temps-là ; les pluies de poussière et de cendres continuaient à tomber dans les eaux et répandaient leur neige sombre sur la barque. Portées au loin et au large par les vents, les ondées descendirent jusque dans les pays les plus lointains, étonnèrent même jusqu'au noir Africain, et roulèrent leurs tourbillons sur l'antique sol de la Syrie et de l'Egypte (2).


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(1)  «Une épaisse pluie de cendres tombait sur nous, et nous étions obligés de nous en débarrasser d'instant en instant, sans quoi nous eussions été écrasés, engloutis sous leurs amas.» (Pline).

(2)  Dion Cassius.