Trimalchion, l'opulent affranchi, donnait, le premier jour de mai, en sa villa des Jardins de Salluste, une fête magnifique et ridicule. Il avait convié une multitude de clients familiers et ses trois premières femmes capricieusement répudiées, à célébrer ses noces avec sa quatrième épouse, Silvia, une brune fille de Naples, au corps souple et svelte, dont les yeux noirs étincelaient dans le vertige de la danse. Ce fut une orgie d'extravagantes fantaisies ; tous les parasites de Rome s'étaient abattus, les dents aiguës, faméliques, sur le festin dressé le long des allées ombreuses : rhéteurs et poètes déguenillés, gladiateurs, athlètes et comédiens dépourvus d'emplois, courtisanes fanées et fardées, pâles adolescents marqués d'infamie, musiciens et chanteurs en plein vent, prêtres apostats échappés des sanctuaires de Cybèle et d'Isis, charmeurs de serpents, de léopards et de corbeaux, marchandes de philtres amoureux, sorcières à la face sépulcrale, spadassins et sicaires en quête d'aventures sanglantes, ce monde bigarré et bruyant, grotesque et sinistre, s'était, depuis l'heure de midi, voracement gorgé de mets exquis et abreuvé sans délicatesse des vins les plus rares d'Italie, de Sicile, de l'Archipel et de l'Espagne. Vers minuit, les hommes de lettres, les prêtres, les mignons et les femmes, terrassés par l'ivresse, roulaient pêle-mêle sur les pelouses parfumées de violettes. Autour de Trimalchion, figures farouches ou bestiales, les belluaires, les lutteurs et les assassins formaient une inébranlable garde prétorienne, pompeusement drapés en des manteaux criblés de blessures et que la flamme vacillante des flambeaux et des torches éclairait violemment comme d'un reflet rouge de fournaise.

Alors l'aventurier fit avancer, pour divertir ces hôtes d'élite, de surprenantes curiosités : un ours des Alpes, qui, debout et sautillant, jouait de la cornemuse ; un singe de Lybie, affublé d'une tunique consulaire, couronné de lauriers, qui chevauchait une panthère ; une bande d'histrions chantant et mimant une bucolique impure ; un devin d'Egypte, lugubre comme une effigie d'Osiris, qui lisait, parmi les lignes de la main droite, l'avenir des hommes. Mais l'apparition de l'inquiétant personnage faillit troubler cette fête charmante.

«Te moques-tu de nous, Trimalchion ? clama un spadassin dont la figure, rayée de cicatrices hideuses, devint soudainement féroce. Nous crois-tu si empressés de connaître le jour et l'heure où nous serons crucifiés, jetés au Tibre ou aux mines de cuivre, ou peut-être égorgés, au détour d'un chemin, par quelque confrère ? Chasse bien vite ce prophète de malheur, sinon, moi, je hâterai ton destin à la pointe de mon coutelas.

- Au moins, répondit l'affranchi, laisse-moi recevoir, pour mon propre plaisir, la révélation des choses futures».

L'Egyptien ouvrit la main épaisse de Trimalchion, en étudia les rides ; puis, d'une voix aigrelette d'eunuque, il proféra l'oracle :

«Tu seras roi ! »

Les buveurs éclatèrent d'un rire grossier. A ce moment, l'ours fit gémir sa cornemuse, un bouc savant, qui n'était point encore entré en scène, sonnait de cymbales d'airain, et le singe consulaire lançait aux pieds de Trimalchion sa couronne triomphale. Les présages semblaient heureux. On applaudit d'une façon sauvage.

L'Egyptien, très grave, scrutait toujours la main de l'affranchi. Il ajouta :

«Ta royauté sera brève».

Les hôtes de Trimalchion, intéressés par le sortilège, peu à peu s'étaient rapprochés du devin et l'entouraient d'un cercle étroit. Le prophète eut un léger frémissement d'épaules et murmura :

«Puis, tu verras passer l'agonie d'un Empereur ! »

Le cercle, effaré, s'élargit brusquement. Un silence de mort plana sur les jardins de Salluste. Une nouvelle sonnerie de cymbales, partie d'un fourré voisin, fit tressaillir et pâlir les plus braves. Quelques-uns se dérobèrent prudemment dans les ombres du parc, sous les hautes futaies où perçaient çà et là les rayons bleuâtres de la lune. L'homme aux joues balafrées sonda du regard les lointaines ténèbres. Peut-être là-bas, parmi les grands cyprès immobiles, erraient les espions de César.

La fête nuptiale tournait à la mélancolie. Silvia, lasse de l'orgie, avait disparu, encouragée à la retraite par les trois épouses répudiées. D'ailleurs Trimalchion oubliait visiblement son quatrième mariage. Mais alors il voulut rendre du cœur à ses invités et s'écria :

«Il n'est rien de tel pour dissiper la tristesse, qu'un beau tapage nocturne, sous un ciel étoilé ; allons-nous-en, mes amis, à la Suburra. Là ne demeurent ni stoïciens à la mine austère, ni vierges tremblantes, ni hautaines vestales, ni patriciens superbes ; mais de joyeux garçons, de gracieux voleurs, des dames au sourire subtil, d'astucieux cabaretiers et nos plus fameux coupe-jarrets ; presque tous, vous avez en ces repaires vos dieux pénates et les images de cire de vos augusteâ ancêtres. Je vous reconduirai donc à vos foyers domestiques et, chemin faisant, nous enfoncerons quelques boutiques, nous réveillerons en sursaut quelques louves apprivoisées. Vous boirez aux tavernes le vin noir du Vésuve ou bien, aux fontaines l'eau fraîche et salubre des montagnes latines, à votre choix. Jusqu'au matin nous nous amuserons comme de petits dieux. Demain, je payerai les portes rompues, les amphores brisées, les têtes fendues, les matrones endommagées. Allons, mes frères, à la Suburra ! »

Ils sortirent de la villa. En avant du cortège, se prélassaient les deux bêtes mélodieuses, l'ours et le bouc, guidés par leurs professeurs de musique. Trimalchion venait ensuite, appuyé sur un énorme bâton. Puis, confusément, et d'un pas très ferme encore, les gens de cirque, de sac et de corde. Très loin en arrière des bandits, glissant sur les pavés plutôt qu'il ne marchait, avec une raideur de momie, suivait l'homme d'Egypte.

Silencieusement, ils traversèrent, au clair de la lune, le plateau du Quirinal et descendirent la pente de la colline jusqu'aux profonds ravins creusés aux racines de l'Esquilin. Ils gravirent, par les ruelles tortueuses et fangeuses, la montée abrupte au sommet de laquelle veillait de loin le camp des Prétoriens, et s'enfoncèrent bientôt parmi les masures de la région infâme. Tout à coup, en face d'une maison croulante, sordide, Trimalchion cria :

«Halte là ! Voici le palais, je veux dire la tanière où loge un poète orgueilleux qui a refusé de paraître à mes noces. Commençons par lui donner le concert de nos musiciens».

On dressa sur leurs pieds l'ours et le bouc savants. Au premier soupir de la cornemuse, au premier tintement des cymbales, on entendit, vers le Coelius, une rumeur vague, qui grandissait et se rapprochait de la troupe, accompagnée d'aboiements de chiens qui se multipliaient, toujours plus furibonds, et déjà gagnaient la Suburra. Puis on distingua des cris, des imprécations, des chocs de pierres ou de massues frappant contre les volets des boutiques, des éclats de rire et, parfois, une voix isolée, une voix de commandement, arrogante et moqueuse.

«De joyeux compagnons ont eu la même pensée que nous-mêmes, dit Trimalchion. Il serait peut-être sage de nous retirer sans cornemuse ni cymbales.

- Battons-nous ! hurlèrent les spadassins.

- Battons-nous ! » répondit docilement l'affranchi qui, pour la première fois, regrettait sa chambre nuptiale.

Ils coururent vivement du côté du tumulte, et, presque à l'improviste, se heurtèrent aux nouveaux arrivants.

Une vingtaine de jeunes débauchés assiégeaient le logis d'une courtisane. La dame, échevelée, penchée au bord de la terrasse, suppliait ses agresseurs d'honorer de leur visite tardive les maisons voisines.

Trimalchion, poussé par ses hôtes, abaissa, au hasard, son bâton sur la tête du premier venu. C'était un jeune homme de taille médiocre, robuste, corpulent. Entre les plis de son manteau sombre paraissait une large bande de pourpre. Il était chaussé de brodequins de pourpre. Il recula de quelques pas. Il jeta en arrière la draperie qui lui couvrait la tête et l'on reconnut la chevelure frisée, les gros yeux bleus au regard incertain, les lèvres libertines, la formidable figure dont la vue faisait trembler Rome.

Trimalchion, éperdu, laissait choir son bâton et tombait aux pieds de l'Empereur. Ses complices fuyaient dans la nuit, tels que des rats surpris par la crue d'un fleuve.

«C'est Trimalchion, le riche affranchi, dit la voix railleuse de Tigellin. Crime de lèse-majesté. Je cherche à quel clou nous allons le pendre.

- Non ! répondit Néron. Mon maître Sénèque affirme que la colère est une courte folie. Je ne me mettrai donc point en colère. D'ailleurs Trimalchion m'est trop utile. Il occupe, par son humeur bizarre, l'esprit des Romains. Nous le pendrons plus tard, si la cérémonie semble utile aux intérêts de l'Empire. Mais il ne convient point qu'un misérable affranchi ait frappé la tête de César. Trimalchion, je te fais chevalier».

L'aventurier, encore tremblant, se releva et baisa la main du prince.

«Chevalier Trimalchion, poursuivit Néron, il me faut le prix de ton anneau, un million de sesterces, avant huit jours. D'ici là, songe au fâcheux projet de Tigellin. C'est un préfet de moeurs très douces et d'âme indulgente. Mais ses caprices sont fort tenaces. La nuit s'avance. Allons dormir».

Dans le brouillard matinal, Trimalchion reprit seul, pensif, le chemin de aa villa. A son insu, quelqu'un marchait derrière lui, sans bruit, à travers Rome assoupie. Sur les hauteurs du Quirinal, le devin égyptien hâta le pas, et sans s'arrêter, parlant à l'opeille de l'affranchi, il dit à voix basse :

«Ne crains rien. Mais sois désormais plus circonspect. César ne t'a pardonné qu'à demi. Tu pourrais détruire encore, par tes imprudences, la destinée gravée dans le creux de ta main».

Et, plus léger qu'une ombre, il s'évanouit au fond des brumes.

II

Quelque temps après cette aventure, Trimalchion, un beau matin, assis sous un berceau de chênes-verts, regardait en souriant, tantôt l'anneau d'or, paré d'une émeraude, qui brillait à sa main droite, tantôt la svelte Silvia qui dansait au soleil et tourbillonnait et sonnait du tambourin sur l'herbe fleurie des pelouses. Il s'abandonnait avec volupté aux caresses de la fortune. Tigellin l'avait accueilli si gracieusement au Palatin, lui et ses sesterces ! Le redoutable préfet du Prétoire l'avait embrassé comme un ami très cher, tout en lui retirant du cou une lourde chaîne d'or. Trimalchion souriait donc à ses fleurs, à sa femme, à son anneau. Un esclave annonça la visite de Pétrone.

De loin en loin, le philosophe paraissait aux Jardins de Salluste. Il ne méprisait point le fastueux parvenu. Il l'étudiait curieusement, comme exemplaire d'une race humaine qui se propageait à Rome depuis les jours de Catilina et grandissait dans la corruption de l'empire. C'était le monde turbulent et audacieux des affranchis, des hommes d'argent, des favoris, d'origine humble, parfois honteuse, qui, de toutes les provinces du domaine romain, affluaient dans la métropole, et s'insinuaient parmi les vieux Quirites et les antiques patriciens, pareils à ces plantes parasites qui enfoncent leurs racines entre les assises d'un monument caduque et en précipitent la ruine.

Cependant Pétrone ne découvrait en Trimalchion ni un méchant, ni un traître, ni un lâche. Un orgueil puéril, la joie d'étaler sa richesse, d'étonner ou d'amuser les Romains, était le trait dominant de sa nature. Mal élevé, ignorant, babillard, il obtenait, grâce à l'agitation et au bourdonnement de sa personne, à son insolence, à sa prodigalité, un prestige singulier dans les rangs de la populace, où le reléguait sa naissance servile. Il était le chef des petits gens ; mais, par ses inoffensives perversités, le César des carrefours ne rappelait ni Tibère, ni Caligula.

L'épicurien s'arrêta pour contempler la jeune femme voltigeant sur un tapis de violettes et de pervenches. Puis il tourna les yeux vers la tête chauve de l'époux, encadrée de verdure. D'un signe amical de la main, il l'invita à la promenade. Tous deux pénétrèrent sous la claire feuillée des platanes. Silvia, dédaignée, lançait son tambourin dans l'herbe et rentrait en son gynécée.

Pétrone et Trimalchion cheminèrent longtemps, au chant des fauvettes, le long des allées qu'embaumait la senteur des orangers. Le philosophe fit honte à son compagnon de sa vie passée, des repas crapuleux, des hôtes grossiers qu'il y traitait, des sots discours qu'il y tenait, de l'ignominieuse jeunesse dont il était le patron, de ses bêtes curieuses, du luxe effréné de ses vêtements, de la démence affectée de ses propos. Il lui reprocha ses mariages étourdis et la fréquence de ses divorces. Puis, doucement, il caressa la vanité de l'affranchi, lui fit entrevoir un avenir de béatitude, la faveur de Néron, l'entrée au palais, l'accueil du beau monde de Rome, séduit par son opulence, rassuré par sa dignité imprévue.

«Aujourd'hui, dit-il, un chevalier d'aventure peut monter, têie haute, tous les degrés du Palatin, peut-être même du Capitole, chaque jour moins escarpé. Les empereurs, qui se méfient de la vieille noblesse sénatoriale, s'entourent volontiers des hommes nouveaux que leur caractère, leur fortune ou leur esprit portent jusqu'au pied du trône. Désormais, le bon vent souffle dans les voiles de ton navire. Avec un peu d'adresse et beaucoup de discrétion, tu peux prétendre aux charges de l'Etat, aspirer au gouvernement d'une province. Mais il faut d'abord refaire ton éducation et adopter des moeurs élégantes».

Trjmalchion, charmé par de si belles espérances, se laissa facilement convertir. Il ferma sa porte et sa bourse aux mauvais garçons, aux écornifleurs, aux ruffians, aux spadassins. Il acheta des livres, se fit l'auditeur assidu des lectures publiques, prit un maître de maintien, un professeur de rhétorique, un secrétaire pour les lettres grecques. Il apprit à saluer noblement, à marcher avec autorité. Il offrit aux poètes, aux fonctionnaires impériaux, aux rhéteurs à la mode, des dîners délicats, accompagnés d'une musique ennuyeuse, mais savante. Il enleva son tambourin à Silvia. Il se fit expliquer les dialogues de Platon et feignit d'y comprendre de merveilleux secrets. Les beaux esprits venaient, en certains jours, aux Jardins de Salluste pour y converser au sujet de la vie future, du devoir, de la politique, des armées, de l'Orient et des Gaules, des courtisanes et des chevaux de courses. Un soir Pétrone lut sa Matrone d'Ephèse dans le salon du chevalier. L'ironique histoire divertit Silvia et rendit Trimalchion tout songeur.

«Elle eut raison, dit la brune fille de Naples. Moi, je pendrais de mes mains trois maris morts plutôt que de perdre un amant bien vivant».

Bientôt Trimalchion s'essayait à la poésie élégiaque. Ses vers, laborieusement corrigés par son pédagogue, furent déclarés plus harmonieux et plus émouvants que ceux de Tibulle. Cependant l'ambitieux personnage ne négligeait point de faire à Tigellin une cour assidue et coûteuse. On le promenait en chaise sous les murs de la Maison Dorée, à travers le Forum, sur la Voie Appia, en tous les endroits où Néron pouvait le reconnaître. Quand l'Empereur chantait ou jouait de la lyre au théâtre, Trimalchion applaudissait d'une façon si bruyante, que la populace, perfidement excitée par ses anciens compagnons de débauche, murmurait tout bas. Un jour d'orage, au seuil du cirque, il déroula son manteau de soie vermeille sur les pavés trempés de pluie, afin que César pût gagner sa litière sans mouiller ses sandales.

César marcha sur le manteau, et ne regarda point Trimalchion.

III

Les jours, les mois s'écoulèrent, et le chevalier attendait vainement que l'Empereur daignât se souvenir de lui. Aucun message ne vint aux Jardins de Salluste convier aux bacchanales du Palatin l'homme qui avait osé toucher de son bâton la tête sacrée du prince. Découragé, l'aventurier imagina d'intéresser à sa cause la mère de Néron, espérant que les bonnes grâces d'Agrippine attireraient à sa personne l'attention et les caresses du maître. Et, comme la fille de Germanicus s'en allait à Baïa, afin de passer, au bord du golfe charmant, à l'ombre de ses lauriers-roses, les semaines brûlantes de l'été, Trimalchion acheta une maison de campagne qui, de l'autre rive, faisait face à la villa de l'impératrice.

Chaque soir, après le coucher du soleil, Agrippine montait sur un navire de plaisance et prolongeait fort avant dans la nuit sa promenade lente, rêveuse, jusqu'au promontoire de Misèrie, jusqu'en vue des rochers de Caprée. Elle se tenait, au seuil de la chambre de poupe, à demi couchée ou accoudée sur des coussins, entourée de ses femmes, taciturne, bercée par la cadence des rames, le regard immobile, parfois douloureux, attaché aux étoiles comme au chiffre mystérieux de sa destinée. Et, chaque soir, une chaloupe aux rames dorées, éclairée par des torches odorantes, toute sonore du chant des flûtes et des lyres, filait sous la proue de la nef impériale et jetait sur le miroir de l'onde les brassées de feuillages et de fleurs. Puis les rames se relevaient, ruisselantes, et l'harmonieuse chaloupe se rangeait à l'écart et s'arrêtait. Debout près du gouvernail, dévotement incliné, Trimalchion contemplait la majesté mélancolique du navire voguant vers la haute mer. Alors les rames dorées s'abaissaient et la barque portant la fortune de Trimalchion s'élançait à la suite d'Agrippine. Dans l'émeraude sombre du sillage, la lueur empourprée des torches versait une traînée sanglante.

Mais l'altière impératrice, les yeux obstinément attachés au ciel, jamais ne récompensait ni d'un sourire, ni d'un regard, l'ingénieux courtisan qui, pour lui rendre hommage, dépouillait de leurs roses les jardins de Paestum.

Par une nuit très douce, une nuit divine, semée d'étoiles, Agrippine parut à l'affranchi plus pâle que de coutume. Elle était vêtue d'une robe couleur de violette, lamée d'or ; un long voile blanc cachait sa chevelure noire. Accoudée au lit de repos, le front anxieusement tourné vers la chambre de poupe, elle semblait prêter l'oreille au bruit de quelque manoeuvre inattendue. Trimalchion crut qu'elle découvrait enfin la présence de son humble ami. Il fit avancer la chaloupe fleurie, tandis que ses esclaves élevaient par-dessus leurs têtes les torches parfumées. Alors Agrippine se redressa, tendit les mains vers l'affranchi, puis retomba sur les coussins, comme abattue par l'épouvante. Le vaisseau de plaisance brusquement traçait un vaste demi-cercle, déployait ses voiles au vent du large et revenait en arrière vers la rive de Baïa. Les rameurs de Trimalchion précipitèrent leurs efforts. Tout à coup éclata un horrible fracas. La chambre de poupe, écrasée par une masse de plomb, s'abîmait. Des clameurs de détresse, la supplication des femmes, des corps jetés à la mer, une lutte effroyable à coups de rames sur le pont du navire, des râles d'agonie, puis un grand silence. Des lumières volaient follement à travers les jardins des villas ; des ombres se heurtaient le long du rivage. Maintenant le vaisseau, changeant encore de route, la proue haute et la poupe à demi-engloutie, courait s'échouer sur la plage sablonneuse, près du temple de la Sibylle. Mais Trimalchion ne quittait pas du regard une femme voilée de blanc qui, silencieusement, nageait, soutenue par un matelot. La chaloupe redoubla de vitesse du côté de la naufragée.

Agrippine, solitaire, chancelante, disparut parmi les noirs cyprès de sa villa. Trimalchion bondit sur la rive et pénétra dans les jardins. Il s'égara quelque temps aux allées tortueuses, arrêté par les haies de buis, par les arbres, les socles des statues. Le parc semblait abandonné. Mais, au fond des ténèbres, une voix grêle d'enfant, accompagnée d'un chalumeau de pâtre, chantait sur un ton joyeux des paroles grecques. L'affranchi, à tâtons, rencontrait enfin le palais. Sur les degrés de marbre, il foulait aux pieds le voile blanc trempé d'eau. Personne ne veillait au seuil, il poussa la porte de bronze qui tourna sur ses gonds avec un grondement prolongé. La cour, où fleurissait un parterre de roses, le portique intérieur, tout blanc de statues, étaient déserts. Mais une voix, une parole terrible retentit tout près du visiteur :

«Au ventre ! Frappe au ventre ! »

Trimalchion souleva violemment une lourde tenture. La robe impériale, la robe violette lamée d'or, gisait, hâtivement dépouillée, à l'entrée de la chambre, où brûlait une petite lampe d'airain. En travers du lit, la fille de Germanicus, nue, la face voilée par le désordre de sa chevelure, la poitrine inondée de sang, palpitait, mourante.

Par une porte dérobée, un prétorien se retirait d'un pas tranquille.

Trimalchion s'enfuit du palais. Il se perdit de nouveau parmi les détours du jardin. Mais, dans le mystère des bosquets, la jeune voix chantait toujours et le chalumeau rustique l'accompagnait encore de sa musique enfantine. L'affranchi marcha droit à l'étrange concert, afin d'apercevoir d'innocentes créatures. Il retrouva, tout aussitôt la grande avenue de la villa. Ici venait de passer Agrippine poursuivie par l'assassin. Au bord de cette allée, vaguement éclairé par une lanterne de batelier enfouie sous les feuillages, assis, entre deux enfants grecs, sur un chapiteau de marbre, drapé en sa chlamyde athénienne, Néron souriait aux petits musiciens, et, de sa main où luisait l'anneau de l'Empire, marquait la mesure pour une idylle de Théocrite.

Trimalchion, saisi d'effroi, comprit le drame et s'arrêta, le parricide battit des paupières tel qu'un oiseau de nuit, laissa retomber sa main et d'une voix pauque, saccadée, il dit, en langage de populace ;

«Unde vadis ?

- D'où je viens ? répliqua l'affranchi. Gravissons tous deux l'escalier de ce palais, je guiderai tes pas le long des portiques et tu sauras alors d'où je viens.

- Tout à l'heure, après le chant de l'idylle», répondit Néron.

Et les paroles siciliennes et la plainte amoureuse du chalumeau résonnèrent une fois encore sous la futaie murmurante des lauriers roses.

Trimalchion s'élança hors de la villa tragique.

Les torches de sa chaloupe étaient éteintes. Ses lyres et ses flûtes muettes. Mais les étoiles tremblaient dans l'azur immense et les ondes paresseuses du golfe berçaient lentement les splendeurs du ciel.

IV

Dès l'aurore, le char du chevalier soulevait la poussière sur la route de Rome. Le jour où César rentrait au Palatin, par la Porte Latine, Trimalchion sortit de la ville, par la Porte Nomentana.

«Mes fermiers de Sabine me volent impudemment, dit-il, tout en prenant congé de Silvia. Je vais dénombrer, sur la montagne, mes têtes de moutons et compter, en mes greniers, les gerbes de froment et les mesures de pois chiches. A bientôt ! Danse à ta fantaisie, mais garde, si tu le peux, l'honneur de mon foyer ! »

Il ne s'arrêta point en Sabine, traversa les Apennins, visita, d'un pas leste, dans la plaine de Milan, ses plantations de maïs et ses champs d'avoine et, s'embarquant à Gênes, alla saluer ses oliviers de Fréjus et d'Arles. Il se souvint alors d'un ami d'enfance, négligé depuis quarante ans, qui vivait quelque part en Espagne, à Tarragone, à Sagonte, ou peut-être à Cordoue. Des bords de l'Ebre et du Tage il passa aux rives du Boetis. De là aux Colonnes d'Hercule, le voyage était facile. A Cadix, un navire égyptien mettait à la voile. Trimalchion s'embarqua pour Alexandrie ; il coucha dans le lit de Cléopâtre et se décida sans peine à remonter le Nil. Il toucha aux limites de la puissance romaine, connut des dieux étranges, une humanité mystérieuse. Puis, il entra dans le monde noir, en Ethiopie, parmi les mangeurs de serpents, de tortues et d'éléphants, et se lia d'amitié avec de joyeux Macrobiens, âgés d'un siècle et demi. Au retour, il séjourna complaisamment dans l'île de Philae et se fit initier par les prêtres d'Osiris et d'Isis à des rites empreints de mélancolie. Alors il redescendit nonchalamment le fleuve et monta sur une galère en partance pour la Sicile. Il offrit des sacrifices dans les temples d'Agrigente et soupa magnifiquement aux Carrières de Syracuse. Il y admira la fameuse oreille de Denys et songea que ce tyran, comparé à Néron, était un fort brave homme. Il possédait aux environs de Palerme des vignes renommées pour leur vin couleur d'ambre. Il surprit ses vignerons en pleine vendange. Puis il gravit le mont Etna, se chauffa au cratère et déclara qu'Empédocle n'était qu'un fou frileux. Sans doute, après un temps si long, César ne pensait plus à lui. Il pouvait impunément reparaître en Italie et regagner ses pénates. Par une nuit pluvieuse d'automne, suivi d'une longue file de mules chargées de curieuses antiquailles et des momies de quelques Pharaons, il franchissait la porte Capène et chevauchait, avec un vif étonnement, entre l'Aventin et le Coelius, parmi les décombres d'un immense incendie. Il calcula, chemin faisant, que le feu avait dévoré tout un quartier de Rome dont les boutiques et les bains lui rapportaient jadis une rente fort respectable.

«J'ai perdu cinquante maisons, soupira-t-il, mais j'ai gardé ma tête... au moins, jusqu'à ce jour».

Une demi-heure plus tard, il vénérait, attendri et déjà consolé, les dieux lares de sa maison. Sa surprise fut grande de retrouver sa femme, qui dormait innocemment.

Au matin, il reçut un billet de Pétrone, qui lui demandait à déjeuner pour le jour suivant. Le philosophe entra dans les Jardins de Salluste accompagné par deux jeunes esclaves, presque des enfants, un garçon et une fille, d'une rare beauté l'un et l'autre, à la chevelure blonde, au front candide.

«Voici, dit-il à son hôte, mes plus fidèles serviteurs. Le jeune homme vient des bords de la Loire, la jeune fille est née, non loin du Rhône, sur la montagne fameuse par cette grotte profonde d'où sort une rivière aux ondes plus claires que le cristal. Tous deux furent jetés au marché des esclaves par un tribun des légions qui espérait les vendre à César. J'ai dépensé, pour les racheter de l'ignominie néronienne, une grosse part de ma fortune. Je les ai nommés, pour la grâce dorée de leur chevelure, Flavellus et Flavella. Renvoie tes échansons et tes écuyers-tranchants. Nous pourrons converser librement en présence de mes petits Gaulois. Aujourd'hui, tu le sais, Trimalchion, les murs ont des oreilles et, dans l'ombre de chaque citoyen de Rome, marche un délateur».

V

Le repas, sous les blancs portiques de la villa, fut longtemps un silencieux tête-à-tête, car Silvia, qui ne pardonnait point à Pétrone d'avoir assagi son époux, venait de partir bruyamment, pour assister aux pantomimes effrontées de la Suburra. Flavellus et Flavella remportaient les plats raffinés auxquels les deux amis touchaient à peine. Ils ne levaient point les coupes d'or où pétillait le vin de Samos, rafraîchi par la neige du Soracte. Pétrone jetait des miettes de pain aux passereaux babillards. La songerie triste de Trimalchion allait toujours, malgré lui, à la nuit de Baïa :

Enfin Pétrone parla :

«Trimalchion, songes-tu quelquefois à la mort ?

- Rarement, et je souffre toujours d'y penser. C'est une loi trop cruelle. Les hommes heureux ne devraient point mourir.

- Tu es donc heureux ? » interrogea Pétrone. L'affranchi ne répondit pas. Mais il sembla que, pour la première fois, la question se présentait à sa méditation.

«Ecoute, reprit le philosophe. Au sujet de la mort naturelle, maladie ou vieillesse caduque, je n'ai rien à te dire. C'est une loi de nature, en vérité, et nous serions bien fous d'y contredire. Non, mais la mort imprévue, soudaine, sanglante, la mort par ordre du prince, n'y songes-tu jamais ? »

Trimalchion devint pâle et, d'un seul trait, vida sa coupe.

«Oui, poursuivait Pétrone, nous vivons en des temps mauvais. Les meilleurs, les plus grands d'entre nous doivent tenir sans cesse leur testament scellé sous l'oreiller de leur chevet. Ils se demandent, à chaque aurore, si le soir, ils verront le soleil descendre là-bas, derrière le Janicule, dans la mer. C'est une bien fâcheuse condition pour savourer en paix les joies de ce monde.

- Mais je ne suis ni très bon, ni très grand, interrompit Trimalchion d'un ton presque suppliant.

- Tu te trompes, ami. Tu es très riche. Et puis, tu as trop d'esprit».

Trimalchion fit un geste de dénégation. Mais le geste était faible.

«Sans doute, l'esprit te coûte très cher, mais tu es si riche ! Caton d'Utique aussi n'était point un sot, ni Cicéron, ni moi-même. Permets que je parle de moi comme d'un mort. Je suis prêt et j'attends. Mon choix est arrêté. Un bain parfumé, un bain semé de roses et de verveines. La vie s'y éteint très doucement, avec le sang qui coule des avant-bras. Seulement, il y faut une baignoire de porphyre sombre. La mienne fut taillée en un obélisque venu de la lointaine Egypte. Chaque matin, un esclave de confiance veille près de mon lit funèbre. J'y descendrai tranquillement, heureux de m'endormir, à l'heure que César aura décrétée.

- J'ai horreur du sang, dit Trimalchion, et particulièrement du mien ; mais, si le sort de Caton ou de Cicéron m'est réservé, conseille-moi, Pétrone, trouve-moi une fin qui ne soit ni douloureuse, ni hideuse et qui donne à la mémoire de mon nom...»

Il s'arrêta brusquement. Le sourire moqueur de son ami avait apaisé son orgueil. Maintenant Pétrone, oubliant la présence du glorieux parvenu, se parlait à lui-même, d'une voix lente et solennelle.

«Oui, il faut que les têtes les plus hautes de Rome soient tranchées par le destin. C'est toujours la fable des pavots abattus par le bâton de Tarquin le Superbe. Ceux d'entre nous qui ont lutté pour la liberté, ceux qui ont écrasé la liberté romaine, les tribuns, les grands consuls, les capitaines heureux, les empereurs, tous ont succombé, tous tomberont dans l'avenif, arrachés à la vie par un souffle de tempête. Pour quelques-uns, la mort semble arrangée par un poète tantôt miséricordieux, tantôt terrible. Y eut-il jamais plus magnifique tragédie que la mort de Jules César, percé par le poignard de Brutus au pied de la statue de Pompée ? Et quel drame lamentable égalera jamais par sa trivialité honteuse la mort du vieux Tibère, étouffé par un soldat sous des couvertures ? Ah ! Rome ! Rome ! tu n'as pas sucé en vain le lait de la Louve ! Quel champ de carnage que ton histoire si longue, si héroïque et qui a fait verser des torrents de larmes au genre humain ! »

Il se tut pour regarder avec une sorte de tendresse un passereau qui, plus hardi que ses frères, prenait des miettes entre les doigts du philosophe.

«Les petits oiseaux sont admirables, reprit-il. Celui-ci oserait manger dans la main de Néron !

- César est-il donc si féroce en dehors de sa famille ? interrogea timidement le chevalier.

- Il est féroce parce qu'il a peur. La toute-puissance lui donne le vertige. Il est monté trop haut par-dessus le reste des hommes et la tête lui tourne. Et puis la luxure a fait en son cerveau son oeuvre maudite. Enfin, mon pauvre ami, tu recèles un secret effroyable. Ton heure viendra».

Trimalchion effeuillait d'une main fiévreuse les violettes qui couronnaient sa coupe d'or. Le vague murmure de Rome, apporté par le vent de mer, passait sur les Jardins de Salluste. Pétrone reprit de sa voix harmonieuse :

«Alors, puisque tu refuses la mort sanglante et volontaire de Caton, l'exécution sanglante de Cicéron, de Silanus, de tant d'autres de nos amis, il nous reste le poison. Nous n'en sommes plus à la ciguë du bon Socrate, qui permettait de longs discours avant de tuer la victime. L'Asie, la vénéneuse Asie a fait l'éducation de Rome. Souviens-toi de Britannicus foudroyé par un breuvage, au milieu d'une fête. L'enfant était déjà mort et la lyre pleurait encore sous les doigts des esclaves. Il serait peut-être à propos, l'un de ces prochains soirs, de rendre visite à Locuste, dans ses cuisines de l'Aventin».

Trimalchion tentait visiblement un grand effort de mémoire, afin de retrouver un souvenir confus. Tout à coup, presque joyeux, il s'écria :

«Et Démosthène ! Parle-moi de Démosthène !

- Certes ! ...» répondit Pétrone. Et l'ironie familière de sa parole s'était évanouie. Il regardait avec une sorte d'admiration cet homme qui aimait si ardemment la vie et recherchait avec une telle candeur le moyen de mourir élégamment.

«Oui, Démosthène a légué au monde l'image d'une mort incomparable. Sur les degrés d'un temple de Neptune, au bord de la mer, au moment où les gens d'Antipater venaient pour l'arrêter, il mordit son stylet d'ivoire et tomba. Avec lui, Athènes mourait. Et la rumeur des flots, l'hymne éternel de la mer fut le chant de ses funérailles».

Les deux amis ne se quittèrent qu'à l'approche de la nuit. Pétrone embrassa Trimalchion et lui dit adieu d'une voix émue. Puis, prenant par la main ses deux jeunes esclaves, Flavellus et Flagella :

«Je te les donne, dit-il. Garde-les pour l'amour de moi. Un malheur soudain peut me frapper. Je ne veux pas que ces pauvres enfants demeurent sans défense dans cette caverne de luxure. Tu les affranchiras en mon nom à l'heure qui te paraîtra bonne. Tu feras bien aussi de les marier, sans attendre trop longtemps. Ils sont purs encore et ils s'aiment».

Quelques jours plus tard, Pétrone expirait à Cumes parmi les verveines et les roses.

Trimalchion, averti par un courrier, sauta sur un cheval qui tomba mort dans le souterrain de Pausilippe. Le chevalier put suivre, avec les esclaves de son ami, la dépouille du noble épicurien. Il avait jonché de fleurs précieuses le chemin qui menait au bûcher. Il revint à Rome et, de nuit, daus le désert farouche de l'Aventin, il frappait à la porte de Locuste. L'empoisonneuse lui vendit, pour un monceau d'or, trois grains verdâtres, plus petits qu'une lentille.

«Je n'ai point, dit-elle, de médecine plus efficace, ni d'effet plus rapide. Voilà de quoi produire trois vacances de règne dans l'Empire romain».

Puis l'affranchi commandait à son orfèvre un stylet d'ivoire dont le manche d'or, piqué de pierreries, formait une boîte secrète, fort ingénieuse. Il y renferma les lentilles de Locuste.

VI

Mais la mort de Pétrone, que pleura Rome entière, eut, dans la conscience de Trimalchion, un contre-coup extraordinaire. Il aimait ce sage charmant, son maître de morale, qui ne lui avait jamais emprunté de sesterces, comme faisaient chaque jour ses littérateurs à gages et ne l'accablait point de lourdes flatteries, à la façon des courtisans qu'attirait à son logis la bonne odeur de ses marmites. Il ne pardonnerait jamais à Néron d'avoir forcé cet homme à mourir. Quant à lui, il se promettait bien de justifier, à l'occasion, l'espoir de son hôte et de réjouir l'ombre amie par la dignité courageuse qu'il montrerait lui-même à l'heure de la suprême nécessité. Et cette idée singulière, cette périlleuse folie grandit en sa pensée : heurter de front l'Empereur, l'offenser publiquement, commettre par quelque extravagance scandaleuse, aux yeux de Rome et du monde, le crime de lèse-majesté. Le Trimalchion de jadis, qui n'était qu'assoupi, l'aventurier aux fantaisies retentissantes, se réveillait au fond de cette âme.

Mais l'Empereur partait alors pour la Grèce et, durant près d'une année, chantait au théâtre de Bacchus ou conduisait des chars dans le stade d'Athènes ; il recueillait deux milles couronnes à Olympie, à Némée, à Delphes, à Corinthe. Il rentrait enfin dans Rome, le front ceint de lauriers, tenant entre ses bras la cithare d'Apollon Musagète. Et, sans tarder beaucoup, le hasard aidait au projet téméraire de Trimalchion.

On annonça, par les carrefours de Rome, le combat d'un gladiateur isolé contre un tigre de taille colossale. Le lutteur était un esclave numide, un garçon de vingt ans, beau comme une statue, qui, battu de verges pour un léger méfait, avait souffleté son maître, le plus cher des affranchis de César, Epaphrodite. Néron avait jugé utile d'infliger à la valetaille du Palatin une leçon sanglante. Le tigre était un cadeau qu'un petit prince de l'Inde avait envoyé à l'Empereur. Le fils d'Agrippine devait présider à cette boucherie.

L'avant-veille du combat, Trimalchion loua, dans l'amphithéâtre, la loge qui faisait face à celle du prince. On l'orna de draperies de pourpre. On y plaça un siège unique, un fauteuil de marbre pentélique, curieusement ciselé, qui provenait, disait-on, du musée formé naguère en Sicile par Verres.

A midi, le cirque était comble de spectateurs. Les patriciens, les chevaliers, la jeunesse dorée, les grandes courtisanes, les mignons renommés, enfin la populace houleuse, bruyante, se pressaient sur les gradins. Seules, l'arène et les deux loges impériales étaient vides.

Une sonnerie de trompettes imposa le silence. L'Empereur paraissait, suivi de ses dignitaires et de ses favoris. La foule se dressa debout. Mais, en même temps, un roi asiatique entrait daus la loge rivale, accompagné seulement de deux jeunes esclaves. Ce personnage inattendu portait une dalmatique de drap d'or, brodée d'or, des bottines de pourpre, une tiare orientale toute scintillante. C'était Trimalchion. Il s'assit majestueusement. Flavellus et Flavella, vêtus de blanches tuniques, les cheveux flottants, couronnés de fleurs, s'assirent à ses pieds.

Un souffle de stupeur courut du haut en bas du cirque. Néron arrangeait les plis de sa tunique bordée de pourpre. Puis il releva la tête. Trimalchion se tenait dans l'attitude hiératique d'un dieu du Nil. César prit son émeraude et lorgna son audacieux confrère. Trimalchion fixait à son oeil droit une émeraude toute pareille et regardait tranquillement César. Le peuple ne pensait plus au tigre de l'Inde, au pauvre esclave de Numidie. Dix mille poitrines haletaient dans l'espoir d'une très savoureuse aventure.

L'Empereur, aidé par Tigellin, avait reconnu Trimalchion. Il semblait, ce jour-là, d'humeur débonnaire. Il haussa les épaules et sourit. Dix mille spectateurs éclatèrent de rire et battirent des mains.

«Voici, pensa Trimalchion, une affaire mal engagée. Mais patience. La tragédie n'est pas encore commencée».

Le jeune Numide pénétrait par une porte basse dans l'arène. Il était nu. A sa main droite, une courte épée ; à sa gauche, un gantelet aux mailles de bronze.

Le clairon sonna. Par une porte de fer le tigre bondit. Ebloui par le soleil, il s'arrêta, clignant de ses grands yeux jaunes. Puis il ouvrit sa gueule énorme, bâilla tout à son aise, promena sur la foule un regard circulaire, lent, hébété. Il finit par découvrir, sous la loge impériale, l'esclave aux chairs couleur de cuivre. Il se rua, tête basse, contre le misérable. Le choc fut terrible. Les dents du fauve mordirent sur le gantelet de bronze. D'un coup de griffe il laboura le bras droit du gladiateur dont l'épée déchirait l'épaule du monstre. Le peuple attendait, pour applaudir, que César témoignât de son plaisir. Mais César lorgnait toujours du côté de Trimalchion. A la vérité, ce n'était point le faux roi d'Asie qu'il contemplait d'un oeil avide, mais les deux jeunes esclaves à la blonde chevelure, couronnés de fleurs.

«J'ai peut-être eu tort d'amener ici ces deux enfants», se dit le chevalier.

L'affreux duel se poursuivait. Le Numide, un bras et une cuisse rouges de sang, gardait une défensive inébranlable. Le tigre, blessé à chacune de ses attaques, reculait en rampant, le ventre contre terre, puis épiait l'ennemi, prêt à s'élancer contre lui à l'improviste. L'esclave, l'épée haute, le gantelet tendu, recevait en rompant de trois pas chacun de ses bonds. La bête hurlait de rage et de nouveau rampait à reculons.

A ce moment Tigellin se pencha vers l'oreille de l'Empereur. Néron laissa retomber son émeraude. Ses yeux hésitants parcoururent le cirque. Sur les gradins de la populace, rien d'étrange n'apparaissait. Les fils de la Louve voyaient avec délices le sang qui coulait et ne pensaient point à mal. Mais dans les rangs des patriciens il se passait quelque chose d'insolite. Des centurions, de simples légionnaires erraient çà et là, échangeaient quelques mots avec les héritiers des grandes familles séculaires. Néron surprit des éclats de rire vite réprimés, des gestes rapides de menace, des regards ironiques ou provocants dirigés vers sa loge. Epaphrodite reçut un ordre et sortit précipitamment. Néron entendit résonner, sur les dalles des corridors, les piques de sa garde prétorienne. Il reprit son émeraude, et fixa de nouveau les yeux sur Flavellus et Flavella.

Trimalchion, à demi étouffé par le poids de sa dalmatique et de sa tiare, souhaitait que le spectacle finît au plus vite par la mort du tigre. Son entreprise insolente semblait bien avortée. Cependant, il remarquait à son tour l'agitation des gradins aristocratiques, l'allure louche des soldats. Il se rappela vaguement que, deux jours avant la chute de Caligula, le cirque avait présenté un aspect tout pareil.

«Pétrone, songea-t-il, s'est peut-être trop hâté de quitter la vie. Moi-même, j'aurais pu faire l'économie de mon poison. Après tout, sous un César ou sous un autre, la précaution est opportune».

Un sanglot de Flavella rappela Trimalchion à l'atroce réalité. La jeune fille cachait son visage entre ses petites mains, afin de ne plus voir le combat. Flavellus, tout frémissant, murmurait :

«C'est pour de telles horreurs que les mères élèvent des fils vigoureux jusque dans les campagnes les plus lointaines de cet empire maudit ! Maître, Flavella pleure. Partons, partons ! »

La lutte, alors, se montrait affreusement pathétique. L'esclave, affaibli par la perte de son sang, fléchissait. Le tigre, criblé de blessures et comme éclaboussé de pourpre, fouillait de ses ongles le sol de l'arène, battait ses flancs de la queue et ses yeux, démesurément grandis, ses yeux d'or clair flamboyaient. Il prit un nouvel élan, sauta par-dessus la tête du Numide courbé et chancelant, et roula au pied de la loge impériale. Son front sonna contre le mur de marbre.

Néron se souleva à demi et jeta une rose vermeille à la bête.

«Partons ! » répétait douloureusement Flavellus.

Mais Trimalchion eut une audace suprême. Il se leva, tendit le bras droit vers l'esclave, et, de son pouce, usurpant le droit inviolable du prince, fit le geste de la grâce. Puis, détachant la couronne de roses de Flavella, il la jetait au jeune Numide.

Le peuple, qui voulait jouir d'une agonie humaine, siffla. Les patriciens et les légionnaires applaudirent. C'était l'aurore d'une révolution.

Le tigre, étourdi par sa chute, se traînait en râlant vers le gladiateur. Le tumulte devint effroyable. La populace clamait :

«A mort ! à mort ! »

Les nobles, les centurions, les chevaliers, les légionnaires criaient :

«Qu'il vive ! »

Et, dans cette tempête, Trimalchion, souriant, tenait toujours son bras tendu en signe de miséricorde.

La figure de Néron parut toute blanche. Une fois encore il tourna les yeux du côté des patriciens et des soldats, comme pour scruter l'âme de Rome. Mais il crut voir se dresser sur l'amphithéâtre le Fantôme sanglant de Caligula. Epouvanté, il se levait à son tour et la main de César imppsait la grâce.

Le clairon sonna. Les belluaires, armés de fourches et de barres de fer rouge, repoussèrent le tigre pantelant jusqu'à sa tanière. On emporta sur un brancard l'esclave de Numidie qui pressait contre son cœur la guirlande parfumée de Flavella.

Alors le cirque sembla s'écrouler sur lui-même. De gradin en gradin, le long des couloirs intérieurs, sur les escaliers, la foule se précipitait, s'effondrait avec un grondement sauvage. Les nobles demeuraient à leurs rangs, attendant que le torrent plébéien fût écoulé et que l'escorte de César se mît en marche pour le Palatin.

«Le drame n'est pas fini et la dernière scène m'inquiète un peu», pensait Trimalchion, tout en allant, suivi des deux adolescents, à sa litière somptueusement dorée.

«César veut te donner audience, sans retard», dit Epaphrodite, qui arrêtait le roi d'Asie par un pan de sa dalmatique.

Il fallait obéir. Néron écarta les rideaux soyeux de sa chaise ; le chevalier haussa la main droite à sa tiare et s'inclina.

«Trimalchion, dit l'Empereur, voici notre seconde entrevue. Elle est encore plus singulière que notre conversation nocturne en Suburra.

- César oublie une rencontre inoubliable, répliqua l'affranchi : la nuit dans les jardins de Baïa !

Néron frissonna et pâlit.

- Silence ! esclave, si tu veux vivre. Aujourd'hui encore, je te pardonne ton nouveau crime. Mais en échange de la lumière du jour donne-moi ces deux enfants».

Trimalchion s'attendait à la requête. D'une voix ferme il répondit :

«Non ! ces deux êtres sont pour moi très chers et sacrés. Le seul ami que j'eusse au monde me les confia la veille de sa mort. Je leur ai promis l'affranchissement au prochain anniversaire de ta naissance auguste. Je suis lié par mon serment. Je ne puis disposer de leur liberté et de leur jeunesse. Je les garde.

- Pour trois jours encore ! cria Néron d'une voix furibonde. Choisis ton genre de mort, mais meurs ! Je purgerai l'Empire d'un fou et d'un traître. Va-t-en ! Va-t-en ! Si, dans trois jours, tu oses encore respirer l'air de Rome, mes bourreaux te cloueront en croix, au bord d'un chemin, comme un larron, un faussaire, un nazaréen. Quant à ces deux blondins, Epaphrodite les prendra sans leur laisser le temps de t'ensevelir et de te pleurer».

Trimalchion respira. Néron, intimidé par la présence des patriciens hostiles, n'osait point arracher de ses mains Flavellus et Flavella. En trois jours, il pourrait peut-être les sauver.

La litière impériale s'éloigna, étroitement enveloppée par les prétoriens. La foule courut à l'affranchi, afin de le massacrer. Mais une multitude de jeunes nobles et de légionnaires, armés de poignards, entoura l'ami de Pétrone. Il entendit, parmi des cris affreux, la meute plébéienne. Ses défenseurs improvisés ne le quittèrent qu'à la porte de sa villa. L'un d'eux, arrière-neveu du grand Pompée, tendit la main au fils d'esclave et lui dit :

«Ne te presse point de mourir. César est très malade. Je veux souper chez toi l'un de ces prochains soirs».

VII

Trimalchion mit deux jours à régler ses affaires domestiques. La brune Silvia lui dit adieu sans verser une larme. Elle emportait une fortune assez ronde et rêvait d'épouser un mime que certains rôles d'une mythologique impudeur avaient rendu illustre. Trimalchion affranchit, afin d'imiter Pétrone, ses meilleurs esclaves. Il légua ses immenses domaines au peuple romain. Les Jardins de Salluste, ses pierreries, scs statues grecques, ses bronzes corinthiens et ses momies pharaoniques devaient payer son tombeau sur la voie Appia. A la nuit tombante, il se trouva seul dans sa maison vide. Comme il errait tristement à travers son parc, il aperçut, assis sur les degrés d'un petit sanctuaire, Flavellus et Flavella.

Les deux esclaves vinrent à sa rencontre et de leurs fronts lui touchèrent la main.

«Je ne vous ai pas oubliés, mes amis, leur dit-il. Vous êtes libres. Vivez heureux et souvenez-vous de moi. Un homme sûr vous conduira demain au port d'Antium et vous embarquera sur un navire qui fera voile vers les côtes de Provence. La dot de Flavella vous attend chez mon banquier de Marseille. Et voici d'abord la parure nuptiale».

Il passait au cou de la jeune fille un collier de perles digne d'une reine.

«Nous restons près de toi, répondit le jeune garçon. Où tu iras, nous irons. Si tu meurs, nous mourrons avec toi».

Trimalchion n'essaya point de résister à l'humble héroïsme des deux enfants. Les trois grains verdâtres de Locuste le rassuraient d'ailleurs pour leur avenir. Le poison impérial les défendrait contre l'infamie du Palatin.

«Que Flavella, dit-il, garde néanmoins la parure nuptiale. Et, par Jupiter très bon et très grand, berçons-nous encore d'un peu d'espérance ! »

Cependant, le troisième jour, il vaquait avec sérénité aux apprêts de sa mort. Et comme, à l'approche de l'heure fatale, le vieil homme se réveillait encore en lui, il se sentit une dernière fois tourmenté par cette passion de renommée fastueuse qui avait été la joie de sa vie. Il souhaita de laisser au monde qu'il allait quitter avec un front tranquille quelques belles paroles, ainsi qu'avaient fait les grandes victimes de la tyrannie. Il manda son maître d'éloquence, le rhéteur Trébonius, afin d'obtenir de lui, au poids de l'or, une maxime funèbre, un cri de malédiction, un adieu ironique, qu'il jetterait à l'Empereur du bord de sa tombe. Mais Trébonius répondit qu'il était retenu dans son lit par la goutte, et qu'en outre, il n'avait rien à démêler avec un ennemi public de César.

«Eh bien ! s'écria le chevalier, je mourrai donc sans parler. C'est un accident familier à la plupart des hommes. Cicéron, à la vue du poignard que le sicaire d'Antoine levait pour le frapper, présenta sa gorge silencieusement. Il était cependant avocat, le plus grand orateur de Rome, artisan de merveilleux discours. Après tout, ces deux petits Gaulois seraient mes seuls témoins et, puisqu'ils sont résolus à me suivre aux sombres bords, le temps leur manquerait pour confier à l'histoire le testament philosophique de Trimalchion».

Le soleil s'abîmait en des nuages couleur de sang. Un hibou, perché sur les branches d'un cèdre, à trois reprises poussait un cri lugubre. Rome, si bruyante chaque soir, semblait déserte, sépulcrale. On entendit alors frapper discrètement à la porte de la villa. Trimalchion saisit le stylet d'ivoire.

Flavellus courut à la porte. Le passant entra hâtivement. C'était l'esclave numide. Son visage se dérobait à demi entre les plis d'un manteau. Le jeune homme se prosterna devant l'affranchi et lui embrassa les genoux.

«Il faut fuir, dit-il, fuir sur-le-champ et sans regarder derrière toi. Néron, dévoré par l'inquiétude, t'a oublié. Mais Epaphrodite lance à cette heure contre toi les bourreaux du Palatin. Sauve-toi sans perdre le temps à chercher ton bâton de voyage. L'Empire est en suspens. L'armée chancelle. Cette nuit éclatera la conspiration qui perdra Néron si elle réussit. Mais Rome sera noyée dans le sang, si elle échoue. Je suis le messager du jeune patricien qui m'a recueilli ; tu sais, celui qui te parla l'autre jour à la sortie du cirque, le petit neveu de Pompée. Ces nuits d'été sont brèves. Il faut fuir.

- C'est pour ces deux enfants que je tente de prolonger ma vie, répondit l'ami de Pétrone. Une occasion de gloire m'échappera peut-être. Merci. Que les Dieux te protègent. Partons. J'y consens. Je ne fuis pas. Je m'en vais. Je sors de ma maison. Nous allons à la campagne. Renoncer à la gloire n'est point une folie. Vivre est un acte de sagesse. J'ai lu en un livre très docte qu'il vaut mieux vivre à l'ombre d'un petit jardin que de mourir d'une fin tragique sous les yeux du genre humain. Il est vrai que, ce soir, je me vois forcé de quitter mon jardin. Mais c'est pour respirer, en dehors de Rome, l'air pur des collines et des champs».

Le Trimalchion mobile, naïvement ironique, des anciens jours, reparaissait de plus en plus, aussi sincère que le Romain prêt au sacrifice de l'heure précédente. En cette âme enfantine se succédaient, sans étonnement, les résolutions les plus contraires. Maintenant il ne doutait plus que César ne fût touché avant lui par le Destin. Il saisit précipitamment une bourse gonflée d'or. Mais il n'oublia point le poison de Locuste.

«Hâtons-nous, dit-il. Voici le viatique de deux voyages. Le plus léger, qui tiendrait sous l'ongle d'un enfant, nous aiderait, en cas de malheur, à visiter le pays d'où personne n'est jamais revenu».

Ils sortirent tous les quatre de la villa. Le Numide suivait à quelque distance, attentif aux bruits lointains de Rome, anxieux pour le salut de l'homme qui l'avait tiré des griffes d'un empereur et de la gueule d'un tigre.

Un orage grondait du côté de la mer.

Ils atteignirent sans embarras la Porte Salaria. Les soldats du corps de garde buvaient, jouaient aux dés ou sommeillaient à demi ivres. La sentinelle interpella Trimalchion d'une voix embrouillée par les libations.

«Ami, que dit-on de Galba ? »

Trimalchion ne répondit point et tenait au légionnaire, avec son plus doux sourire, une pièce d'or. Les quatre fugitifs s'enfoncèrent dans la campagne ténébreuse, sous un ciel sillonné d'éclairs.

«Marchons vers la voie Nomentana, dit l'affranchi. Je connais, là-bas, une petite villa abandonnée, une masure qui appartient à Phaon et dont les ruines nous cacheront, en attendant que les destinées de l'Empire décident de notre propre fortune».

Mais le sentier douteux, le long des plateaux rocailleux, à travers les forêts de roseaux ou les prairies marécageuses, leur prit un temps très long. A peine avaient-ils gravi les premières pentes allant vers la Sabine, que les lueurs froides de l'aube firent surgir à l'Orient le front rigide des montagnes. Puis, l'immense campagne se révéla, rayée de brumes azurées, tandis qu'au loin un brouillard blanc montait du Tibre en lentes spirales. Un feu de pâtre flambait à quelque distance, solitaire. A l'occident, l'orage s'apaisait. Un dernier éclair passait sur les sept collines.

«Flavella paraît bien lasse, dit Trimalchion. La brise du matin est assez piquante. Voilà un feu qui nous réchauffera jusqu'au lever du soleil. Il doit être bien près du but que nous poursuivons».

Le petit cortège s'engagea sur une montée raboteuse, hérissée de dures broussailles. Le feu de pâtre semblait reculer. Des ravins imprévus retardaient la marche des voyageurs. Maintenant, ils découvraient à leurs pieds la ferme de Phaon, dont le mur d'enceinte montrait une brèche étroite encombrée de ronces.

Déjà l'aurore colorait de teintes dorées les montagnes et la plaine. Et, du côté de Rome, dont les remparts, les dômes et les tours perçaient un voile de vapeurs nacrées, un bruit toujours grandissant de chevaux lancés au galop força les aventuriers à s'arrêter. Un nuage de poussière roulait vers eux.

«On nous poursuit, murmura Trimalchion. C'est bien. Les sicaires de Néron ne trouveront que trois cadavres. Il est néanmoins regrettable, pour un homme aussi riche que moi, de mourir en pleins champs, comme un vagabond. Hélas ! nous ne sommes que des flambeaux éphémères, qu'un coup de vent éteint brusquement et qui jamais ne se rallumeront».

Il avait recueilli dans la paume de sa main gauche les trois lentilles de Locuste. Flavella tremblante cachait sa tête blonde entre les bras de Flavellus.

«Et toi, dit l'affranchi au jeune Numide, prends cette bourse et cette épée et jette-toi au plus vite dans les monts de Sabine. Adieu !

- Attendez encore, répliqua l'esclave. Vos Dieux nous protègent. Regardez du côté des murs de Rome».

Un second nuage de poussière, une chevauchée vertigineuse couraient vers la première troupe.

«Je suis curieux de connaître avant de mourir, dit Trimalchion, quels sont les gens qui se sauvent follement de si grand matin. Ceux de là-bas, des prétoriens assurément, sont mieux montés et gagnent en vitesse cette bande qui défilera tout à l'heure sous notre poste d'observation et dont le désordre est fort étrange».

Un flot de lumière tomba sur la vallée du Tibre. Et, parmi les flèches du soleil levant, la vision tragique passa.

En tête, toutes les hontes du Palatin. Le premier, à peine vêtu d'une robe de femme dont la ceinture flottait au vent, défrisé et blême, dépourvu d'éperons et flagellant son cheval, c'était le grand affranchi, l'impérial mignon, Pythagore, suivi de près par l'eunuque Sporus, Epaphrodite et Phaon. Puis quatre ou cinq officiers et gardes du palais, sans cuirasses ni casques, le front penché contre le cou de leurs montures, qu'ils excitaient de cris rauques. Derrière eux, isolé, porté par un blanc coursier de guerre, tête basse et pieds nus, un homme aux larges épaules, couvert d'un manteau de bouvier et d'une tunique dont la bande de pourpre, à demi arrachée, pendait, la figure cachée par un léger voile de lin, presque debout et raidi sur ses étriers d'or. Enfin, quelques esclaves, accroupis ou assis sur des chevaux qu'ils n'avaient pas eu le temps de seller et les bras chargés du butin amassé en une minute de hâtif pillage.

Alors le soleil éclairait royalement la majesté du désert romain.

L'homme voilé fit bondir son cheval de guerre.

Le voile blanc se souleva et le chevalier vit la face livide de Néron.

Déjà Trimalchion jetait à l'Empereur la parole proférée naguère par le parricide, alors que l'affranchi fuyait éperdument parmi les arbres de la villa scélérate :

«Unde vadis ? »

Mais Néron, écartant son voile, regarda fixement ce témoin suprême de sa ruine, et ses yeux égarés par l'épouvante parurent supplier désespérément.

Et Trimalchion n'eut pas le courage d'évoquer la nuit de Baïa et d'outrager le César vaincu. Il fit un grand geste de pitié, et, saluant l'Empereur, il murmura :

«Le malheureux ! »

Puis, ouvrant la paume de sa main, il abandonnait au souffle du matin le poison de Locuste. Le lugubre cortège s'était rué au corridor étroit au fond duquel s'élevait, enfouie dans tes ronces, la maison de Phaon.

«Ils sont perdus, dit Trimalchion. Ils s'enfoncent en une cave qui n'a point d'issue. Et voici les gens de Galba qui abandonnent à leur tour la voie consulaire. La comédie néronienne va finir. Entraînez, mes amis, cette jeune fille aussi loin que possible. Je ne permets point que Flavella voie cette agonie».

Mais Néron ne voulut pas tomber vivant entre les mains de ses ennemis. Il mit pied à terre et, repoussant les rameaux d'épines qui s'accrochaient à son manteau, se glissa par la brèche dans la cour de la pauvre villa. Epaphrodite, Sporus, Pythagore et Phaon rampèrent à leur tour parmi les ronces. Les esclaves continuaient de fuir à travers la campagne. Les légionnaires fidèles formèrent une garde funèbre autour de la masure où mourait le fils d'Agrippine.

Les prétoriens, saisis comme d'une terreur religieuse, firent halte en face de Trimalchion. Dans le silence recueilli de tous, on entendit un gémissement prolongé, quelques paroles confuses, un sanglot presque enfantin. Aussitôt Epaphrodite s'avançait au seuil de la villa et montrait aux émissaires de Galba le poignard rouge de sang.

VIII

«Je t'ai promis de souper chez toi, Trimalchion ! Attends-moi ce soir aux Jardins de Salluste.

- Tu feras maigre chère, mon ami, répondit le chevalier, au patricien qui deux fois lui avait sauvé la vie. Mes esclaves ont vidé mes celliers et ravi ma vaisselle. Ma femme est remariée, sans doute, et ne dansera plus, au son du tambourin, tout autour de ma table. Viens cependant. Tu seras mon dernier hôte à Rome. Je dis adieu aux mortelles vanités de cette ville formidable. Je me retire en Provence, à l'ombre de mes oliviers et de mes vignes où chantent les cigales. Mon vaisseau est prêt à quitter le port d'Antium. Je marierai là-bas ces deux amoureux à la chevelure blonde. Et la société de ce jeune Numide réjouira mon vieux cœur en me rappelant sans cesse la plus généreuse folie de toute ma vie».

Les chevaux, délaissés par les cavaliers néroniens, furent amenés au peloton de Galba.

Flavellus, Flavella et l'ancien esclave d'Epaphrodite choisirent au hasard leurs montures. Mais alors Trimalchion imagina de couronner sa vie romaine par une grandiose fantaisie. Il s'empara du blanc coursier de guerre qui, tout à l'heure, emportait l'Empereur fugitif. Il rentra dans Rome à la droite d'un neveu du grand Pompée, en tête des légionnaires qui venaient d'inventer un nouveau César. Il fendit les rangs de la populace qui, oublieuse et vile, riait, battait des mains et, roulant derrière l'escorte lancée au galop, hurlait en son honneur. Il chevauchait impassible, le front haut, la bouche altière, relevant d'une main impérieuse les rênes de pourpre, et ses pieds, encore tout poudreux de la promenade nocturne, triomphalement tendus sur les étriers d'or.


Ce conte d'Emile Gebhart a été publié pour la première fois dans D'Ulysse à Panurge : contes héroï-comiques (1902).