La confession d'Eumée


Trois jours après que le divin Ulysse eut tué les prétendants et repris possession de son palais, le porcher Eumée tomba gravement malade. Il languissait et ne pouvait manger ni dormir.

Alors il pria son compagnon, le chevrier Philétios, d'aller trouver Ulysse et de lui dire : «Maître, ton serviteur Eumée se meurt et désire te voir».

Ulysse se rendit donc à sa maison des champs. Il y trouva le porcher Eumée étendu sur de belles toisons et sous de bonnes couvertures (car il ne manquait de rien), mais agité par une fièvre qui le retournait sur sa couche, «comme on retourne sur la braise, pour le griller, le ventre d'une victime, farci de sang et de graisse».

Eumée dit à Ulysse :

- Maître, merci d'être venu. J'ai quelque chose à te dire. Ton père Laerte m'acheta quand j'étais enfant, et ta mère, Antyclée m'éleva avec bonté et me traita presque aussi bien que sa plus jeune fille, la belle Climène. Crois-tu que je te sois entièrement dévoué, à toi et à ta famille ?

- Je le crois, dit Ulysse.

- Ecoute donc, poursuivit Eumée. Un mois environ avant ton retour, comme je conduisais au palais un jeune porc pour le repas de Pénélope et de ses servantes, je rencontrai, à la porte de la cour un étranger, un Phénicien, récemment débarqué, et qui portait un ballot de marchandises. A sa prière je l'introduisis auprès de Pénélope. Il étala devant elle des bijoux et des broderies. Mais ta vénérable épouse ne lui en acheta point, quoiqu'il fût abondant en paroles artificieuses, car elle n'avait pas souci de se parer en ton absence. Alors le Phénicien lui proposa des herbes et des poudres contre les maladies (car il se connaissait aussi en médecine). La bienveillante Pénélope lui en prit quelques boîtes, et aussi des pierres bleues pour conjurer les maléfices. Elle lui offrit à manger, et lui permit, s'il le voulait, de coucher à la maison des champs, avec moi, près de la porcherie.

Le Phénicien s'appelait Amilcar. Il était svelte et assez petit, avec des yeux de femme, des manières caressantes et une douce voix. Il avait vu beaucoup de villes et de peuples, et racontait agréablement ses aventures; mais on n'avait pas de peine à deviner qu'elles n'étaient pas toutes vraies.

Le lendemain matin, il sortit de bonne heure. Je restai pour soigner mes porcs ; mais, l'après-midi je fus au palais porter un panier de figues. Je trouvai Amilcar dans la grande salle, assis près de la table des prétendants. Il les réjouissait en chantant, non point les exploits des héros, mais de petites chansons d'amour ; si bien que le bon aède Phémios en paraissait dépité. La vénérable Pénélope était descendue de sa chambre jusqu'au palier qui domine la salle et, appuyée sur la balustrade, elle écoutait les chansons d'amour, et, se ressouvenant sans doute de toi, elle pleurait en les écoutant ; et cependant elle en redemandait toujours. Or le Phénicien, tandis qu'il chantait, regardait Pénélope avec une insolence dont ta chaste épouse ne s'apercevait pas ; et un dieu mit en moi cette pensée que l'étranger désirait la femme de mon maître.

- Mais, dit Ulysse, les prétendants ne la désiraient-ils pas aussi ?

- Ils la désiraient peut-être, reprit Eumée ; mais ils désiraient surtout ses grands biens. Au reste, ils se surveillaient entre eux ; et puis, ils prenaient leur plaisir avec quelques-unes des servantes. La nuit d'après, un dieu m'éveilla en sursaut ; et je vis que le Phénicien, qui couchait non loin de moi, quittait son lit avec précaution. Je le suivis dehors, sans être vu de lui. Il se dirigea vers le palais. Arrivé là, il prit une échelle cachée derrière des broussailles et l'appliqua contre le mur de la cour.

- Mais, dit Ulysse, une fois dans la cour, il eût rencontré des portes qu'il n'aurait pas pu ouvrir.

- Qui sait ? reprit Eumée. Cet homme était fertile en artifices et possédait des secrets. Peut-être aussi était-il d'accord avec quelqu'une des servantes.

- J'imagine même qu'il venait pour l'une d'elles, dit Ulysse.

- Il est possible, mais je ne le crois pas, dit Eumée. Je ne le crois pas, à cause de la façon dont il avait regardé ta vénérable épouse. D'ailleurs je n'avais pas les moyens de m'assurer de ses intentions. Lors donc qu'il eut commencé à gravir l'échelle, je courus à lui, je le pris par la jambe et le précipitai sur le sol. Puis, comme il était tout étourdi de sa chute, je l'étranglai commodément. Il remua les pieds, mais pas longtemps... Ai-je bien fait, mon maître ?

- Assurément, dit Ulysse.

- Je chargeai le corps sur mes épaules, continua Eumée, et le portai jusqu'à l'étable à porcs. Je l'enterrai soigneusement dans un coin de l'étable, et fis même une petite libation aux dieux d'en bas, pour qu'il reposât en paix. Le lendemain, j'annonçai à Pénélope que le Phénicien s'était rembarqué au petit jour, ayant profité d'une occasion.

- Et comment prit-elle ce départ ?

- Elle ne dit rien, sinon : «Je lui souhaite un bon voyage ; car il est ingénieux et de propos agréables».

- Et après ?

- Je rentrai me coucher et dormis fort bien. Mais la nuit suivante je ne pus fermer l'oeil ; ou bien, quand je m'assoupissais, je rêvais que je luttais avec l'ombre d'Amilcar, et que cette ombre, effroyable à voir, me terrassait et meurtrissait tous mes membres.

Or, le lendemain matin, en entrant dans l'étable, je vis que les porcs avaient à moitié déterré le corps d'Amilcar et commençaient à le manger. Et je compris que c'était pour cela que son âme me tourmentait. Alors je transportai ses restes dans le verger (et ce ne fut point un travail plaisant) ; je les enfouis profondément et les recouvris d'un tertre de gazon ; j'invoquai les dieux d'en bas ; je fis des libations de lait, de vin. Tout fut inutile. Mes nuits continuèrent d'être mauvaises. Sans doute, lorsque tu as reparu, mon cher maître, j'ai oublié mon mal pendant quelques jours, soit par la joie de te revoir, soit que les dieux aient voulu me rendre la force de t'aider contre les prétendants. Mais voilà maintenant mes souffrances revenues. Je me consume et j'endure mille morts dans ma tête et dans toute ma chair. L'âme du Phénicien ne veut pas s'apaiser, depuis que son corps n'est plus dans son entier : et il n'est pas en mon pouvoir d'y remettre ce qui y manque... J'ai voulu te parler avant de mourir, afin que tu saches l'origine de mon mal, et que tu y cherches un remède s'il en est encore. Tu ne peux être irrité contre moi, mon maître, puisque c'est en voulant te servir que j'ai attiré sur moi le malheur.

- C'est bon, dit Ulysse. Attends-moi.

Le héros alla méditer au bord de la mer. Il se demandait si Pénélope avait été émue par les discours et les regards du Phénicien : «Eumée assure que non ; mais il faut cependant qu'il ait cru ma femme en grand danger pour s'être porté si roidement à son secours... Que risquait-elle pourtant, ayant autour d'elle sa nourrice et ses cinquante femmes ? ... Eumée a-t-il redouté chez ma vénérable épouse un moment de faiblesse ? ... Ce matin, tandis qu'on la coiffait, Pénélope fredonnait une petite chanson bizarre. Etait-ce une de celles que le Phénicien lui a chantées ? ... Mais Eumée lui-même a-t-il agi seulement par fidélité, ou quelque autre sentiment l'a-t-il poussé à protéger avec tant de vigueur la femme de son maître ? Eumée est un peu plus jeune que moi ; il n'a point la mine basse ; bien qu'il soit esclave, il est fils de roi, car tels sont les jeux de la destinée... Est-ce que ? ... Je ne soupçonne point, dans tout ceci, d'action coupable : mais parfois, au fond du cœur des mortels, il y a des sentiments ignorés d'eux-mêmes et qui y furent déposés par une puissance inconnue... Quoique beaucoup de choses soient obscures pour les hommes, rien, pour eux, n'est plus obscur que leur esprit...»

Ainsi méditait le sage Ulysse. Mais bientôt il réfléchit qu'il ferait mieux de ne pas rechercher ce qu'il ne pourrait jamais savoir. Puis la chaste Pénélope, l'ayant attendu vingt ans, n'était plus dans la fleur de la jeunesse ; et depuis qu'il l'avait retrouvée elle lui inspirait moins de désir que dans le temps où il se souvenait d'elle, au loin, sur la vaste mer.

Il revint donc vers Eumée et lui dit doucement :

- Reprends courage, fidèle Eumée. J'ai vu beaucoup de peuples et me suis enquis de leurs moeurs et de leurs religions. Je connais des dieux que tu ne connais pas. L'âme qui te tourmente est, m'as-tu dit, celle d'un Phénicien : or, j'ai longtemps habité la Phénicie, et je sais un dieu de ce pays qui te délivrera, lorsque je lui aurai sacrifié un bouc en récitant certaines prières. Et c'est ce que je vais faire de ce pas».

Et Eumée, l'ayant cru, fut parfaitement guéri.