Réveil d'ombres


Par delà l'Océan, dans l'île des Cimmériens, éternellement enveloppée de brume. Des eaux mortes, des prairies d'asphodèles, des collines pâles. Là demeurent les «têtes sans force», les âmes, les ombres, les formes des morts. Les morts vivent là, vaguement, faiblement, dolemment. (Car ni l'on ne peut concevoir la vie sans le corps, ni l'on ne veut que tout finisse au bûcher et à la tombe.) «Les nerfs ne soutiennent plus les chairs ni les os... La flamme du bûcher ayant dompté nerfs, chairs et os, l'âme qui s'en est échappée et qui garde la forme du corps, voltige comme un songe». Les morts, «images de ceux qui ne sont plus», continuent de faire par habitude ce qu'ils faisaient auparavant. Achille continue de brandir ses armes, Agamemnon de porter le sceptre. Minos de rendre des sentences, Phèdre ou Léda d'appeler l'amour, la foule de servir. Mais ce ne sont presque plus que des gestes, accompagnés seulement du souvenir endormi et peu à peu défaillant des sensations et des pensées de jadis.

Lorsque Ulysse vint dans l'île des Cimmériens consulter l'ombre du devin Tirésias, et qu'ayant creusé une fosse il y eut versé le sang d'une génisse, les âmes des morts, bruissantes comme les feuilles mortes balayées par le vent d'automne, se pressèrent autour de la fosse pour boire du sang et retrouver par là un peu de vie et de force. Mais le héros les écarta de son épée, et ne laissa boire que les ombres avec qui il lui plaisait de s'entretenir : sa mère Antyclée, Achille, Agamemnon, Phèdre, Ariane, Léda et le bel Antiloque.

Or, après le départ du prudent Ulysse, les morts qui avaient bu le sang noir conservèrent pendant quelques jours, dans leur forme moins transparente et soutenue par un semblant de nerfs, de chair et d'os, le pouvoir de sentir, d'être émus, de désirer et de faire entendre des paroles. C'était comme une demi-vie, fragile et lentement décroissante, qui leur était rendue.

D'abord, ils se souvinrent avec plus de précision de ce qu'ils avaient fait et souffert quand ils étaient vivants. Au milieu des autres âmes demeurées muettes, ils goûtèrent le plaisir oublié de la conversation. Et, malgré eux, quoique leur mémoire leur rappelât plus de douleurs que de plaisirs, ils regrettèrent amèrement la vie et souhaitèrent de la recommencer. Et tous approuvèrent ce qu'avait dit Achille à Ulysse : «Ne me parle pas de la mort. J'aimerais mieux être le mercenaire d'un pauvre homme que le roi de ceux qui ne sont plus».

Ils se remirent donc à vivre, chacun suivant son caractère, autant que le leur permettait l'énergie précaire puisée dans la fosse rouge.

Dans la première joie d'un peu de vie retrouvée, ils s'étaient sentis pleins de bienveillance les uns pour les autres : «Pourquoi se jalouser, se haïr, se faire du mal ? Si les biens que nous connûmes avant la mort ne valaient pas qu'on se donnât pour eux tant de peine, plus vains encore sont les biens de la cité des ombres, et plus grande la folie de se les disputer».

Et pourtant, dès le deuxième jour, l'ombre d'Achille et l'ombre d'Agamemnon cessèrent d'être amies. Chacun d'eux prétendait régner sur le blême troupeau des formes vides : l'un, sous prétexte qu'il fut le plus vaillant des Grecs ; l'autre, parce qu'il avait été jadis le «roi des rois».

Les ombres des guerriers qui n'avaient pas bu le sang assistaient à cette querelle. De légers murmures, pareils à ceux de l'herbe froissée par un souffle, marquaient tour à tour leur faveur ou leur hostilité. Mues par d'obscurs ressouvenirs, les unes se rangèrent autour d'Agamemnon, et les autres autour d'Achille, selon que, dans leur vie antérieure, elles avaient aimé l'Atride ou le fils de Thétis. Et Agamemnon, suivi de ses diaphanes soldats prit position derrière un étang sans couleur, et Achille établit son camp de fantômes sur une colline couleur de cendre.

Cependant Phèdre, en qui le sang de la fosse avait fait revivre son fatal amour, cherchait, parmi les ombres, celle du farouche Hippolyte. Elle le trouva fort occupé à lancer des flèches qui se perdaient dans le brouillard. Elle l'assaillit de paroles brûlantes ; et, comme il ne pouvait parler et qu'il ne faisait que des gestes hésitants, elle crut l'avoir persuadé, se jeta sur lui et voulut l'étreindre. Mais ses bras se refermèrent sur son sein, n'ayant enveloppé qu'une image. Elle s'y reprit avec plus de précaution et de manière que cette image restât du moins enclose dans le cercle de ses bras. Mais cela ne lui faisait aucun plaisir ; et, aussitôt qu'elle resserrait un peu son étreinte, l'image se dérobait. Et Phèdre recommençait encore, en poussant de petites plaintes.

De son côté Léda, encline jadis aux amours excentriques, profitait des forces retrouvées pour s'éprendre du géant Orion. L'ombre énorme du chasseur arpentait interminablement les champs d'asphodèles, à la poursuite de fauves imaginaires. Léda le guettait au coin des halliers, et, lorsqu'il passait à grandes enjambées, elle s'efforçait d'attirer son attention par des soupirs et des mots caressants. Mais Orion ne l'entendait pas...

Pareillement, la douce Ariane avait senti renaître en elle ses dispositions affectueuses. Moins chimérique que Phèdre et que Léda, elle tourna ses vues sur Antiloque qui, ayant humé comme elle la liqueur rouge, offrait de nouveau quelque consistance.

La sombre Procris avait, elle aussi, remarqué le beau guerrier. Mais Antiloque lui préféra la sensible Ariane ; et tous deux, Ariane et Antiloque, s'en furent le long du pâle Achéron vers un bois d'oliviers dont les feuilles semblaient d'argent terni...

Le troisième jour (si l'on peut employer ce mot pour mesurer le temps dans le pays qui n'a point de soleil), les armées d'Achille et d'Agamemnon en vinrent aux mains. A vrai dire, les ombres des guerriers ne risquaient pas grand'chose à s'entr'égorger. Bientôt elles formèrent une mêlée confuse de spectres qui passaient les uns au travers des autres : en sorte que les deux armées eurent bientôt échangé leurs positions sans aucun résultat. Alors, d'un grand courage, elles s'apprêtèrent à se retraverser mutuellement.

Mais, entre les deux camps, Achille et Agamemnon luttaient de façon un peu plus réelle, à ce qu'il semblait. Car, Agamemnon ayant atteint Achille à la cuisse, des gouttes roses sortirent de la blessure. Mais, un moment après, Achille ayant enfoncé la pointe de son glaive dans la poitrine du roi des rois, la plaie ne laissa couler que quelques gouttes, non plus roses déjà, mais incolores. Puis, les cris des deux chefs s'éteignirent dans leur gorge ; et les coups d'épée ne tiraient même plus un peu d'eau de leurs corps évanescents. Leurs formes se transperçaient réciproquement et entraient l'une dans l'autre sans rencontrer aucune résistance; et ce n'étaient plus que deux ombres qui luttaient au milieu des ombres.

A la même heure, Phèdre, attachée à l'ombre d'Hippolyte, n'était plus qu'une ombre qui embrassait une ombre.

Et Léda, s'étant mise à courir après le géant Orion, avait épuisé dans cet effort sa mince provision de sang ; et elle ne s'apercevait pas qu'elle n'était plus qu'une ombre qui poursuivait l'ombre d'un chasseur d'ombres...

Et, sous les oliviers d'argent terni, au moment où Ariane et Antiloque tentaient de leurs lèvres déjà molles et blêmes, un baiser décevant, la jalouse Procris, qui s'était glissée derrière eux, leva son poignard sur sa rivale. Antiloque se jeta au-devant de son amie, et ce fut lui qui reçut le coup. Et Procris allait s'écrier : «Ah ! grands dieux ! c'est lui que j'ai tué ! » Mais le cri mourut dans sa bouche. Elle vit que les deux amants n'étaient déjà plus que deux images vides et pensa : «Puisqu'il en est ainsi, lui ou elle, cela est fort indifférent». Mais l'ayant pensé, elle ne pensa plus ; et elle ne fut qu'une ombre qui a voulu poignarder une cmbre dans les bras d'une ombre...

Or, tandis que se passaient ces choses vaines, Antyclée, la vénérable mère d'Ulysse, était demeurée assise, la tête dans ses mains. Elle repassait les paroles de son fils et s'appliquait intérieurement à retenir et à préciser les visions qu'il avait ranimées dans son esprit : la maison d'Ithaque, le grand verger, les collines pierreuses, le port et la mer bleue, l'allure et les vêtements de son vieux mari Laërte, le départ d'Ulysse pour Troie, et le noble visage de son cher enfant. Mais, à mesure que le sang, par cet effort même, s'usait dans ses veines fragiles, tous ces souvenirs, qu'elle voulait fixer, lui échappaient. Et la vénérable Antyclée ne fut plus qu'une ombre qui, vaguement, rêve à des ombres... Tout était rentré dans l'ordre.