Troisième partie, chapitre 6 - Chant de Néron

Les flammes avaient envahi la Via Nomentana et de là, déviées par le vent, elles avaient tourné vers la Via Lata et le Tibre, faisant le tour du Capitole, submergeant, le Forum aux Bœufs et détruisant tout ce qu'en leur premier élan elles avaient épargné. L'incendie se rapprochait du Palatin. Tigellin, ayant assemblé toutes les forces prétoriennes, dépêchait à César courrier sur courrier pour lui annoncer qu'il ne perdrait rien de la splendeur du spectacle, car l'incendie s'était accru encore. Mais Néron, déjà en route, ne voulait arriver que la nuit, afin de mieux extasier ses yeux. Il s'arrêta donc aux environs d'Aqua Albana et, ayant convoqué sous sa tente l'acteur Aliturus, se mit avec lui à étudier sa posture, son expression, son regard, et à apprendre les gestes séants, tout en discutant la question de savoir s'il devait, en disant : « O Ville sacrée, qui semblais plus immuable qu'Ida », lever au ciel les deux mains, ou bien, tenant de l'une le phormynx, la laisser retomber le long du corps, tandis qu'il lèverait l'autre vers les cieux. Dans le poème dédié à la catastrophe, devait-il — il s'en enquit auprès de Pétrone — intercaler quelques splendides blasphèmes à l'adresse des dieux ? Du point de vue de l'art pur, n'était-il pas tout indiqué que de tels blasphèmes s'échappassent spontanément des lèvres d'un homme qui perdait sa patrie ?

Enfin, vers minuit, il fut en vue des murs, lui et sa suite immense de courtisans, de sénateurs, de chevaliers, d'affranchis, d'esclaves, de femmes et d'enfants. Seize mille prétoriens, échelonnés en lignes de bataille le long de la route, veillaient à la sécurité de son entrée. Et le peuple proférait des malédictions, hurlait et sifflait à la vue du cortège, mais n'osait aucune violence. De place en place, éclataient même les applaudissements de ceux qui, ne possédant rien, n'avaient rien perdu, et qui prévoyaient une distribution de blé, d'huile, de vêlements et. d'argent plus généreuse qu'il l'ordinaire. Mais les clameurs et les sifflets, aussi bien que les applaudissements, furent soudain couverts par la fanfare des cors et des trompes que fit sonner Tigellin. Néron, avant dépassé la Porte Ostienne, s'arrêta un moment et clama :

— Souverain sans demeure d'un peuple sans toit, où donc poserai-je pour la nuit ma tête infortunée ?

Puis, dépassant le Clivus Delphini, il monta, par un escalier spécialement aménagé, sur l'Aqueduc Appien et montèrent aussi les augustans et le chœur des chanteurs avec des cithares et des luths.

En toutes les poitrines, le souffle était suspendu, dans l'attente des augustes paroles que prononcerait Néron. Mais lui, restait là, solennel et muet, un manteau de pourpre aux épaules, le regard fixé sur la démence de l'incendie. Quand Terpnos lui présenta le luth, il leva les yeux au ciel en feu, pour attendre l'inspiration.

De loin, le peuple désignait son empereur, que baignait la clarté sanglante. Dans le fond sifflaient et crépitaient. les serpents des flammes, et flambaient les reliques séculaires et sacrées : le temple d'Hercule flambait, qu'édifia Evandre, et le temple deJupiter Stator, et le temple de la Lune, qui datait d'avant Servius Tullius, et la maison de Numa Pompilius, et le sanctuaire de Vesta avec les pénates du peuple romain... A travers les crinières des flammes, on entrevoyait parfois le Capitole... Le passé de Rome flambait... Et lui, César, restait là, un luth à la main, avec le masque de l'acteur tragique. Sa pensée n'allait point vers la patrie qui s'écroulait. Il songeait à la pose et aux proférations qui restitueraient la grandeur du désastre.

Il haïssait cette Ville, il haïssait ce peuple ; il n'aimait que son chanta à lui, Néron — et ses vers ! Et dans son cœur, il exultait de contempler enfin une tragédie authentique.

Que désirer de plus ? — Rome, la Ville souveraine, Rome est en feu ! Et lui, César, se hausse sur les arches de l'Aqueduc, un luth d'or entre les mains, visible de tous les points de l'horizon, baigné de pourpre, pathétique. En bas, dans l'ombre, si loin, murmure et s'emporte le peuple. Qu'il murmure ! Les âges passeront,— des milliers d'années s'abîmeront au gouffre du temps,— et les siècles nouveaux glorifieront encore le poète qui, par cette nuit sublime, chanta la chute et l'incendie de Troie. Homère, — qu'était-il auprès de César ? Qu'était Apollon même, avec sa harpe concave ?...

César, leva les mains et, frappant les cordes, prononça les paroles de Priam :

— Nid de mes pères, berceau si cher à mon âme ! ...

En plein air, auprès des détonations de l'incendie, du grondement de la foule, sa voix paraissait étrangement grêle, et la sourdine des luths tintait comme un bourdonnement d'insectes. Mais les sénateurs, les fonctionnaires et les augustans avaient baissé la tète et écoutaient en un muet ravissement. Il chanta longtemps, et sa voix peu à peu se chargea de tristesse. Quand il s'arrétait pour reprendre haleine, les chanteurs répétaient en choeur les derniers vers : puis Néron, d'un geste que lui avait. enseigné Aliturus, rejetait sur ses épaules la syrma tragique, plaquait, un accord et chantait.

Jan Styka - L'incendie de Rome -

L'hymne fini, il se mit à improviser, cherchant de grandes métaphores dans le tableau qui se déroulait devant lui. Et son visage peu à peu changea d'expression. La destruction de sa ville natale ne l'avait point touché ; mais il s'enivra à ce point du pathos de ses propres paroles, que ses yeux s'emplirent de larmes. Alors il lâcha le luth, qui tinta à ses pieds, et, se drapant de la syrma, il resta pétrifié, et tel qu'une des Niobides qui ornaient la cour du Palatin.

Une tempête d'applaudissements rompit le silence. Mais du lointain lui répondit le hurlement sauvage des foules. Là-bas plus personne ne mettait en doute que César n'eût ordonné de brûler la Ville afin de s'offrir un spectacle et de chanter des hymnes. A cette clameur poussée par des centaines de milliers de gorges, Néron se tourna vers les augustans avec le sourire triste et résigné de l'homme pour lequel on est injuste et méchant :

— Voyez, dit-il, la façon dont les quirites m'apprécient, moi, et goûtent la poésie !

— Les coquins ! répondit Vatinius. Fais-les charger, seigneur, par la garde prétorienne.

Néron se tourna vers Tigellin :

— Puis-je compter sur la fidélité des soldats ?

— Oui, divinité, répliqua le préfet.

Mais Pétrone haussa les épaules :

— Sur leur fidélité, mais pas sur leur nombre. Reste là où tu es, car c'est plus sûr ; mais il faut à tout prix calmer ce peuple.

Sénèque était du même avis, et aussi le consul Licinius.

Cependant l'agitation, en bas, devenait agressive. Le peuple s'armait de pierres, de piquets de tentes, de planches arrachées aux chariots et aux brouettes, et de toute sorte de ferraille. Quelques chefs de cohorte vinrent déclarer que les prétoriens, sous la poussée de la foule, éprouvaient une difficulté extrême à rester en ligne de bataille ; n'ayant point l'ordre d'attaquer, ils ne savaient que faire.

— Dieux immortels ! dit Néron, quelle nuit ! D'un côté, l'incendie ; de l'autre, les flots déchaînés de la populace !

Et il continua à chercher des paroles pour exprimer splendidement tout le danger de l'heure présente ; mais, de voir autour de lui des faces pâles et des yeux inquiets, il prit peur lui aussi.

— Mon manteau sombre, avec un capuchon ! ordonna­i-il. Cela finirait-il vraiment par une bataille ?

— Seigneur, répondit Tigellin d'une voix mal assurée, j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, mais le danger menace... Parle-leur, seigneur, parle à ton peuple et fais-lui des promesses !

— César parler à la plèbe ? Qu'un autre parle en mon nom. Qui s'en charge ?

— Moi, répondit Pétrone, très calme.

— Va, mon ami ! C'est toi le plus fidèle, dans toutes les difficultés... Va et n'épargne pas les promesses.

Pétrone tourna vers le cortège un visage insoucieux et. ironique :

— Les sénateurs présents, dit-il, me suivront... ainsi que Pison, Sénécion et Nerva.

Adriano Minardi - Edtion Montgrédien, 1901

Il descendit lentement l'escalier de l'Aqueduc. Ceux qu'il avait désignés hésitèrent, puis le suivirent, confortés par son calme.

S'arrêtant au pied des arcades, Pétrone se fit donner un cheval blanc, l'enfourcha, et, suivi de ses compagnons, se dirigea, à travers les rangées profondes des prétoriens, vers la noire multitude hurlante ; il était sans armes, n'ayant en main que la frêle tige d'ivoire qu'il portait d'habitude.

Et, quand il fut tout contre, il enfonça son cheval dans la foule. Autour de lui, à la lueur de l'incendie, on voyait des mains aux armes disparates, des yeux enflammés, des faces en sueur et des bouches hurlantes et écumeuses. Le flot désordonné le cerna, lui et son cortège. Plus loin, c'était une mer démontée.

Les clameurs s'enflèrent encore et se fondirent en un rugissement inhumain ; les pieux, les fourches, les glaives se croisèrent au-dessus de la tête de Pétrone. Des mains violentes se tendaient vers les rênes de son cheval et vers lui. Mais il continuait. à s'avancer, placide et dédaigneux.

Parfois il frappait de sa canne les plus hardis, comme s'il se frayait un passage à travers une cohue pacifique ; et son sang-froid impressionnait la plèbe.

Enfin, on le reconnut, et des voix nombreuses s'écrièrent :

— Pétrone ! l'Arbitre des élégances !

— Pétrone ! répéta-t-on de toutes parts.

Et à mesure que son nom se propageait, les visages se faisaient moins farouches, les hurlements moins bestiaux.

Pétrone enleva sa toge blanche bordée d'écarlate, l'éleva en l'air et la fit tournoyer, pour signifier qu'il allait parler.

— Silence ! Silence ! cria-t-on dans la foule. Instantanément, le silence se fit. Alors, se haussant sur sa monture, il parla d'une voix sonore.

— Citoyens ! que ceux qui m'entendront répètent mes paroles à leurs voisins et que tous se conduisent comme des hommes, et non comme des fauves dans l'arène.

— Oui ! oui !

— Écoutez ! La Ville sera rebâtie. Les Jardins de Lucullus, de Mécène, de César et d'Agrippine vous seront ouverts. Demain commencera la distribution de blé, de vin et d'huile, afin que chacun puisse s'emplir le ventre jusqu'à la gorge. Ensuite, César vous donnera des jeux comme le monde n'en aura jamais vus ; durant les jeux, il vous offrira des festins et vous fera largesse. Vous serez plus riches qu'avant l'incendie !

Un murmure lui répondit, qui s'élargit comme s'élargissent les rides de l'eau, quand on y lance une pierre. Les plus rapprochés répétaient ses paroles à ceux qui se trouvaient plus loin. Et les cris de colère ou d'approbation qui s'élevaient çà et là se fondirent bientôt dans l'immense clameur unanime :

Panem et circenses !

Pétrone, drapé dans la blancheur de sa toge, restait immobile. La clameur retentissait de toutes parts, toujours plus nourrie, toujours plus profonde. Mais l'envoyé avait sans doute quelque chose à dire encore, car il attendait.

Enfin, imposant silence de sa main tendue, il s'écria :

— Je vous promets du pain et des jeux ! Et maintenant, acclamez César qui vous nourrit et vous habille... Après quoi, va te coucher, chère plèbe, car bientôt le jour va poindre.

Ayant dit, il fit virer son cheval, et, donnant de légères tapes sur la tête ou le visage de ceux qui lui barraient la route, il s'en retourna indolemment vers les rangs prétoriens.

Au haut de l'Aqueduc on n'avait point compris la clameur : « Panem et circenses !» et l'on croyait à une nouvelle explosion de fureur. On ne s'attendait même pas à voir Pétrone revenir jamais. Néron, quand il l'aperçut, courut jusqu'aux marches :

— Quoi ? que se passe-t-il là-bas ? On se bat ?

Pétrone respira à pleins poumons.

— Par Pollux ! dit-il, cela sue et cela pue : que quelqu'un me donne un épilimma ! Je vais défaillir !

Puis se tournant vers César :

— Je leur ai promis du blé, de l'huile, des jeux et l'accès des jardins. Ils t'idolâtrent de nouveau et hurlent en ton honneur de leurs babines gercées. Dieux immortels, que cette plèbe a donc un relent désagréable !

— Les prétoriens étaient prêts, s'écria Tigellin, et les braillards, si tu ne les avais pas apaisés, se seraient tus pour l'éternité. Quel dommage, César, que tu n'aies pas permis d'employer la force !

Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904

Pétrone le considéra un instant, haussa les épaules et dit :

— Il n'y a rien de perdu. Tu auras peut-être l'occasion de l'employer demain.

— Non, non ! s'écria César. Je leur ferai ouvrir les jardins, je leur ferai distribuer du blé. Merci, Pétrone. Je donnerai des jeux. Et cet hymne que je vous ai chanté ce soir, je le chanterai en public.

Disant, il posa la main sur l'épaule de Pétrone et après un silence, demanda :

— Sois sincère : comment t'ai-je semblé ?

— Tu étais digne du spectacle, comme le spectacle était digne de toi, répliqua Pétrone.

Puis, se tournant vers l'incendie :

— Contemplons-le encore, et disons adieu à la Rome ancienne.