Deuxième partie, chapitre 3 - Le rêve

Vinicius ne pouvait se rendre compte non plus de ce qui s'était passé, et dans le fond de son âme il n'était pas moins stupéfait que Chilon. Que ces gens se fussent conduits avec lui comme ils avaient fait, et qu'au lieu de se venger de son agression, ils eussent soigneusement pansé ses plaies, il l'attribuait un peu à la doctrine qu'ils professaient, pour une grande part à Lygie, et aussi à l'importance de sa personne. Mais leur manière d'agir à l'égard de Chilon dépassait complètement sa conception de ce qu'était capable de pardonner un être humain. Et, malgré lui, cette question se présentait à son esprit : « Pourquoi n'ont-ils pas tué le Grec ? »

Ils pouvaient pourtant le faire impunément. Ursus aurait enterré son corps dans le jardin, ou l'aurait jeté de nuit dans le Tibre, qui, à cette époque de crimes nocturnes perpétrés par César lui-même, rejetait des cadavres humains si souvent, que personne ne cherchait à savoir d'où ils venaient.

En outre, d'après Vinicius, les chrétiens non seulement auraient pu tuer Chilon, mais encore ils auraient dû le faire. La pitié n'était pas, à vrai dire, absolument étrangère au monde auquel appartenait le jeune patricien ; les Athéniens lui avaient même consacré un autel et s'étaient longtemps opposés à l'introduction chez eux des combats de gladiateurs. On avait vu, à Rome, des vaincus auxquels la grâce avait été octroyée, — témoin ce Callicrate, roi des Bretons, qui, fait prisonnier, avait été largement doté par Claude et vivait libre dans la ville. Mais la vengeance pour une injure personnelle semblait à Vinicius, ainsi qu'à tout le monde, équitable. Il avait bien entendu professer, à l'Ostrianum, que l'on devait aimer même ses ennemis; mais c'était pour lui une théorie sans application dans la vie pratique.

« Pourquoi, se demandail-il encore, si les chrétiens ne voulaient eux-mêmes mettre à mort Chilon, ne l'ont-ils pas remis entre les mains de la justice ? pourquoi l'Apôtre enseigne-t-il que, si quelqu'un a été sept fois coupable, on doit lui pardonner sept fois ? et pourquoi Glaucos a-t-il dit à Chilon : « Que Dieu te pardonne comme je te pardonne ! » Car enfin Chilon lui avait causé le tort le plus épouvantable. A la seule pensée de ce qu'il ferait, lui, Vinicius, à quelqu'un qui, par exemple, eût tué Lygie, il sentit son sang bouillonner. II n'y avait pas de tortures qu'il n'eût infligées à l'assassin ! Et celui-là avait pardonné ! Bien plus, Ursus aussi avait pardonné,— cet Ursus qui, en réalité, pouvait impunément tuer à Rome qui il voulait, car il n'avait ensuite qu'à tuer le roi du bocage de Nemora et à prendre sa place. Est-ce que le gladiateur qui était revêtu de cette dignité, à laquelle on ne pouvait prétendre que par le meurtre du « roi » précédent, aurait résisté à cet homme auquel Croton n'avait pu résister ?

A toutes ces questions, il n'était qu'une réponse : s'ils ne tuaient pas, c'est qu'ils portaient en eux une bonté comme il n'en avait pas existé dans le monde, et un amour si infini de l'humanité, qu'il leur commandait d'oublier les offenses, d'oublier leur propre bonheur, et d'oublier leurs misères, — un amour enfin qui leur commandait de vivre pour les autres. Et quelle récompense ces hommes espéraient-ils ? Vinicius l'avait entendu dire à l'Ostrianum, mais cela ne lui entrait pas dans la tête. En revanche, il trouvait que leur vie terrestre, avec l'obligation de renoncer, au profit des autres, à tout ce qui est bien-être et plaisir, ne pouvait être que misérable. Aussi, outre la stupéfaction, il y avait de la pitié et une nuance de mépris dans ce qu'il pensait des chrétiens. Il voyait en eux des brebis destinées tôt ou tard à être pàture aux loups, et son caractère romain n'admettait pas qu'on se laissât dévorer. Cependant une chose le frappa ; c'est qu'après le départ de Chilon une joie profonde rayonnait sur toutes les faces. L'Apôtre s'approcha de Glaucos, lui imposa les mains et dit :

— Le Christ, en toi, a triomphé.

Jan Styka - Pierre et Lygie - Édition Flammarion, 1901-1904

Glaucos leva les yeux au ciel, comme si une félicité inattendue l'inondait. Vinicius, qui aurait plutôt compris la joie de la vengeance enfin assouvie, regardait avec des yeux dilatés, comme il eût regardé des fous. Il vit, non sans une indignation intérieure, Lygie appuyer ses lèvres royales sur la main de cet homme qui avait l'apparence d'un esclave, et il lui parut que le monde était renversé. Puis arriva Ursus, qui raconta comment il avait reconduit Chilon dans la rue et comment il lui avait demandé pardon des avaries qu'il avait fait subir à ses os, sur quoi l'Apôtre lui donna aussi sa bénédiction. Alors Crispus proclama que ce jour était un jour de grande victoire. A ce mot de victoire, Vinicius perdit complètement le fil de ses pensées.

Mais Lygie lui ayant présenté de nouveau une boisson rafraîchissante, il lui retint un instant la main et demanda :

— Alors toi aussi tu m'as pardonné ?

— Nous sommes chrétiens, il nous est défendu de conserver de la rancune dans nos cœurs.

— Lygie, dit alors Vinicius, quel que soit ton Dieu, je lui offrirai cent bœufs en sacrifice, pour cela seul qu'il est Ion Dieu.

Elle répliqua :

— Tu l'honoreras en ton cœur, lorsque tu auras appris à l'aimer.

— Uniquement parce qu'il est ton Dieu, répéta Vinicius d'une voix étouffée.

Il ferma les yeux, une faiblesse l'ayant pris encore une fois.

Lygie sortit, mais revint bientôt ; elle s'approcha pour s'assurer qu'il dormait. La sentant près de lui, Vinicius ouvrit les veux et sourit ; elle lui baissa légèrement les paupières de sa main, comme si elle eût voulu l'obliger à dormir. Il se sentit alors envahi par une grande douceur, en même temps que sa faiblesse augmentait. La nuit, déjà complètement tombée, amenait avec elle une fièvre plus intense. Il ne pouvait s'endormir, et des yeux il suivait Lygie en ses allées et venues. De temps à autre, il tombait dans un demi-sommeil qui lui permettait de voir et d'entendre tout ce qui se passait autour de lui, mais dans lequel la réalité se mêlait aux visions de la fièvre.

Il lui semblait que, dans un vieux cimetière abandonné, s'élevait un temple en forme de tour ; Lygie était la prêtresse de ce temple. Il ne la perdait pas de vue. Il la voyait au sommet de la tour, un luth à la main, en pleine lumière, semblable à ces prêtresses qui, la nuit, chantent des hymnes en l'honneur de la lune, et qu'il avait vues en Orient. Lui-même gravissait avec peine les tortueux escaliers dans le but de l'enlever ; derrière lui rampait Chilon, claquant des dents de terreur, et répétant : « Ne fais pas cela. seigneur, car c'est une prêtresse, et Lui la vengera ...» Vinicius ne savait qui était ce Lui, mais il comprenait qu'il allait commettre un sacrilège et ressentait une immense terreur. Parvenu à la balustrade qui entourait le sommet de la tour, il apercevait soudain, à côté de Lygie, l'Apôtre à la barbe argentée, qui disait : « Ne porte pas la main sur elle, car elle m'appartient. » Et l'Apôtre entraînait Lygie sur les rayons de la lune, comme sur un chemin conduisant au ciel, tandis que Vinicius leur tendait les bras, les suppliant de l'emmener avec eux.

Là il se réveilla et regarda devant lui. Sur son haut trépied, le foyer détisé jetait encore quelques lueurs. Ils étaient tous assis devant le feu, et se chauffaient, car la nuit était fraîche ; et dans la chambre il faisait froid. Vinicius voyait la buée qui s'échappait de leurs lèvres. Au milieu du groupe l'Apôtre ; à ses pieds, sur un bas tabouret, Lygie ; plus loin Glaucos, Crispus et Myriam ; et aux extrémités, d'un côté Ursus, de l'autre Nazaire, le fils de Myriam, jeune garçon à la figure charmante et aux longs cheveux noirs.

Lygie écoutait, les yeux levés vers l'Apôtre ; toutes les têtes étaient tournées vers lui. Il parlait à voix basse, Vinicius se mit à l'examiner avec une sorte de crainte superstitieuse, presque égale à celle qu'il avait éprouvée dans son rêve. L'idée lui vint que dans sa fièvre il avait vu la vérité et que ce vénérable étranger venu des rivages lointains lui enlevait effectivement Lygie et l'emmenait par des chemins inconnus. Il était en outre convaincu que le vieillard parlait de lui, et qu'il proposait un moyen de le séparer d'elle, tant il lui semblait impossible qu'on pût parler d'autre chose ; faisant donc appel à toute sa présence d'esprit, il écouta ce que disait Pierre.

L'Apôtre prononçait le nom du Christ.

— Ils ne vivent que de ce mot-là, pensa Vinicius.

Le vieillard racontait l'arrestation du Maître :

— Une troupe de soldats vint avec les serviteurs des prêtres pour s'emparer de Lui. Lorsque le Sauveur leur demanda qui ils cherchaient, ils répondirent: « Jésus de Nazareth. » Mais lorsqu'il leur dit : C'est moi ! » — ils tombèrent la face contre terre et n'osèrent porter la main sur Lui. Et ce n'est qu 'après l'avoir questionné une seconde fois qu'ils Le saisirent.

Ici l'Apôtre s'interrompit, étendit les mains vers le feu et dit :

— La nuit était fraîche comme aujourd'hui, mais mon cœur bouillonnait. Je tirai mon glaive pour Le défendre et je coupai l'oreille au serviteur de l'archiprêtre. Je L'aurais défendu, mieux que ma propre vie, s'Il ne m'avait dit : « Remets ton glaive au fourreau : ne dois-je pas vider le calice que m'a présenté mon Père ?... » Alors ils s'emparèrent de Lui et Le ligotèrent...

L'Apôtre, ayant ainsi parlé, porta ses mains à son front et se tut, voulant, avant de continuer son récit, se rendre maître de ses souvenirs.

Mais Ursus, indigné, s'écria :

— Tant pis, quoi qu'il dût advenir... moi j'aurais...

Mais il s'interrompit brusquement, car Lygie avait posé un doigt sur ses lèvres. On n'entendit plus que la respiration haletante du colosse, et on sentait que la tempête grondait en son âme ; quoique toujours prêt à baiser les pieds de l'Apôtre, il ne pouvait dans sa conscience approuver cette conduite. Si quelqu'un avait porté la main sur le Sauveur en sa présence, et s'il avait été avec Lui, cette nuit-là, oh ! alors, soldats, serviteurs des prêtres, et domestiques, il aurait tout pulvérisé. Et les larmes lui venaient aux yeux : c'était pour lui, en même temps que des regrets, un cas de conscience, car, en agissant ainsi, il eût désobéi au Sauveur et empêché la rédemption du monde.

Un moment après, Pierre continua son récit, mais la fièvre avait replongé Vinicius dans un demi-sommeil. Ce qu'il venait d'entendre se confondait dans son esprit avec ce que l'Apôtre avait raconté la nuit précédente à l'Ostrianum, à propos de cette journée où le Christ était apparu sur les bords du lac de Tibériade.

Il voyait une nappe d'eau immense sur laquelle flottait une barque de pêcheur et dans cette barque Pierre et Lygie. Lui-même nageait de toutes ses forces derrière eux, mais la douleur qu'il ressentait à son bras cassé l'empêchait de les rejoindre. La tempête lui jetait les vagues dans les yeux et il allait se noyer ; et d'une voix suppliante il implorait du secours. Alors Lygie s'agenouillait devant l'Apôtre qui faisait virer la barque et lui tendait une rame ; Vinicius s'y raccrochait et, avec leur aide, se hissait dans le canot au fond duquel il tombait inerte.

Il lui sembla ensuite qu'il s'était redressé et qu'il voyait une foule de gens qui suivaient la barque à la nage. Les vagues leur couvraient la tête d'écume ; de quelques-uns on n'apercevait plus que les mains. Mais Pierre sauvait tous ceux qui se noyaient, et les recueillait dans l'embarcation, qui s'élargissait comme par miracle. En peu de temps, elle se trouva remplie par une multitude aussi grande que celle qui s'était réunie à l'Ostrianum, et à la fin plus grande même. Lui se demandait avec étonnement comment tout ce monde pouvait y trouver place et il craignait qu'elle ne coulât. Mais Lygie le rassurait et lui montrait une lumière sur un rivage lointain vers lequel ils se dirigeaient.

Alors le rêve de Vinicius se confondit de nouveau avec ce qu'il avait entendu dire à l'Ostrianum par l'Apôtre sur l'apparition du Christ au bord du lac. A présent, dans celte lumière, il voyait se dessiner une figure vers laquelle Pierre orientait la barque. A mesure qu'ils approchaient, l'air devenait plus doux, la mer plus calme et la lumière plus intense. La foule chantait un hymne très lent, l'atmosphère s'imprégnait de nard, l'eau s'irisait comme du reflet des lis et des roses enfouis dans ses profondeurs. Enfin, les flancs de la barque touchèrent légèrement le sable. Lygie prit alors Vinicius par la main et lui dit : « Viens, je te conduirai, » et elle l'en traina dans la lumière.

Vinicius se réveilla, mais il ne retrouva pas immédiatement le sentiment de la réalité. Il lui sembla encore, pendant un certain temps, qu'il était près du lac, entouré de la multitude. Sans savoir pourquoi, il se mit à chercher Pétrone, s'étonnant de ne pouvoir l'y rencontrer. La vive clarté venant de la cheminée, près de laquelle il n'y avait plus personne, finit de le réveiller complètement. Les tisons d'olivier se consumaient lentement sous leur cendre rose, mais les bûchettes de pin qui venaient évidemment d'être jetées sur le brasier pétillaient en lançant des flammes, à la lueur desquelles Vinicius aperçut Lygie assise non loin de son lit.

Il se sentit ému jusqu'au fond de l'âme. Elle avait passé la nuit précédente à l'Ostrianum ; durant toute la journée, elle avait été occupée à le soigner ; maintenant encore, tandis que les autres reposaient, elle veillait seule près de lui. Immobile sur son siège, elle fermait les yeux. Vinicius ne savait pas si elle dormait ou si elle était plongée dans ses pensées. Il contemplait son profil, ses cils abaissés, ses mains croisées sur ses genoux, et dans le cerveau du païen une conception nouvelle commençait à éclore. Ainsi, à côté de la beauté grecque ou romaine, sûre d'elle-même et si fière dans sa nudité triomphante, il existait au monde une autre beauté, une beauté nouvelle, absolument chaste, et dans laquelle résidait une âme nouvelle aussi.

Il ne pouvait se décider à donner à Lygie le nom de chrétienne, mais en pensant à elle il ne la séparait plus de la doctrine qu'elle confessait. Lygie seule, qu'il avait offensée, veillait sur lui pendant que les autres reposaient. C'était parce que sa doctrine le lui ordonnait : cette conviction, qui le pénétrait d'admiration pour l'enseignement du Christ, lui était, en même temps pénible. Il aurait préféré que Lygie eût agi ainsi par amour de lui, de sa figure, de ses yeux, de ses formes sculpturales, en un mot pour tous ces motifs qui avaient décidé tant de Grecques et de Romaines à enlacer son cou de leurs bras brillants.

Brusquement, il sentit que, si elle avait été comme les autres femmes, il l'eût trouvée moins parfaite.

Cependant, elle avait ouvert les yeux et, remarquant que Vinicius la regardait, elle s'approcha et lui dit :

— Je suis auprès de toi.

Et il répondit :

— J'ai vu ton âme dans mon rêve.