Première partie, chapitre 1 - Chez Pétrone

Jan Styka - Pétrone - Édition Flammarion 1901-1904

Pétrone se réveilla vers le milieu du jour et, comme à l'ordinaire, très las : la veille, chez Néron, il avait pris part à un festin... Depuis quelque temps, sa santé était moins bonne et ses réveils plus pénibles. Mais toujours le bain matinal et un habile massage activaient la circulation paresseuse de son sang et ranimaient ses forces, si bien que de l'elœotésium (le dernier compartiment des bains) il sortait comme rénové, les yeux brillants, et tellement prestigieux qu'Othon mème n'eût pu rivaliser avec lui. C'était bien là celui qu'on nommait « l'Arbitre des élégances ».

Le lendemain donc de ce festin, où il avait discuté avec Néron, Lucain et Sénèque la question de savoir si la femme possède une âme, il était étendu sur une table de massage couverte d'un neigeux tapis de byssus égyptien, et deux robustes balneatores, de leurs mains imbibées d'huile, pétrissaient ses muscles. Les yeux fermés, il attendait que la chaleur du laconicum avec celle de leurs mains eût pénétré en lui et chassé sa fatigue.

Enfin il ouvrit les yeux et parla.

Il demanda quel temps il faisait, s'informa des gemmes que le joaillier ldomène avait promis de lui soumettre. On lui répondit que le temps était beau, qu'une brise légère soufflait des Monts Albains, et que l'homme aux gemmes n'avait pas paru. Pétrone referma les yeux, et il allait se faire porter au tepidarium quand, soulevant la draperie, le nomenclator annonça que Marcus Vinicius était là.

Pétrone ordonna de laisser entrer le visiteur au tepidarium, où il se fit porter aussitôt. Vinicius était le fils de sa sœur aînée qui avait. épousé jadis un Marcus Vinicius, personnage consulaire du temps de Tibère. Le jeune homme servait maintenant sous les ordres de Corbulon contre les Parthes, et, la guerre terminée, il revenait à Rome. Pétrone avait, pour lui une sorte d'affection : car Marcus était un jeune homme aux nobles formes et au corps d'athlète, et qui savait, dans ses débauches mêmes, conserver, selon les meilleures esthétiques, cette mesure que Pétrone prisait par-dessus tout.

— Salut, Pétrone ! dit le jeune homme. Que tous les dieux te comblent de leurs faveurs, et nommément Asclépias et Cypris !

— Sois le bienvenu dans Rome, et que le repos te soit doux après la guerre, répondit Pétrone, dégageant sa main des plis du déliciat tissu de carbasus dont, il était enveloppé. Quoi de neuf chez les Arméniens ? Pendant ton séjour en Asie as-tu poussé une pointe jusqu'en Bithynie ?

Pétrone, maintenant fameux pour ses goûts efféminés et son amour des plaisirs. avait jadis été gouverneur de la Bithynie, — un gouverneur énergique et juste. Aussi rappelait-il volontiers celte époque : il avait alors prouvé ce qu'il aurait pu et su devenir si telle eût été sa fantaisie.

— Je. suis allé à Héraclée, lever des renforts pour Corbulon, répondit Vinicius.

— Ah ! Héraclée ! j'y ai connu une fille de Colchide, pour qui je donnerais volontiers toutes les divorcées d'ici, sans en excepter Poppée. Mais ce sont là de vieilles histoires. Dis-moi plutôt ce qui se passe sur la frontière des Parthes. Au fond, ils ne sont pas drôles, tous ces Vologèse, ces Tiridate, ces Tigrane, et autres barbares qui, d'après le jeune Arulanus, chez eux marchent encore à quatre pattes et n'imitent les hommes qu'en notre présence. Mais, en ce moment, on parle beaucoup d'eux à Rome, sans doute parce qu'il est plus dangereux de parler d'autre chose.

— Sans Corbulon, ces guerres pourraient mal finir.

— Corbulon ! par Bacchus ! c'est un véritable dieu de la guerre, un vrai Mars, un grand général, un homme à la fois fougueux, loyal et imbécile. Je l'aime, rien que pour la peur qu'il inspire à Néron.

— Corbulon n'est pas un imbécile.

— Tu as peut-être raison ; du reste, peu importe. La sottise, comme dit Pyrrhon, ne le cède en rien à la sagesse, et n'en diffère en rien.

Vinicius se mit à parler de la guerre ; mais Pétrone fermait les yeux. Le jeune homme changea de conversation, s'informa de la santé de son oncle.

Pétrone leva les paupières.

Sa santé ? ... Pas bonne. Il n'en était pas encore au même point que le jeune Sissena ; ses sens, à celui-là, étaient tellement émoussés que, le matin, au bain, il demandait : « Je suis assis ? ... » Pourtant, lui, Pétrone n'allait pas bien. Vinicius venait précisément de le mettre sous la protection d'Asclépias et de Cypris. Or Pétrone n'avait aucune foi dans Asclépias. Savait-on au juste de qui il était le fils, cet Asclépias, — d'Arsinoé, ou bien de Coronide ? et quand on a des doutes sur la mère, que dire du père ? Qui donc, par le temps qui court, peut être certain d'être le fils de son père ?

Sur quoi, Pétrone sourit ; puis il continua :

— Il y a deux ans, c'est vrai, j'ai envoyé à Epidaure trois douzaines de merles vivants et une coupe. Je me disais : Si cela ne fait pas de bien, du moins quel mal peut-il en résulter ? S'il est encore par le monde des gens qui sacrifient aux dieux, je pense qu'ils raisonnent tous comme moi. Tous... sauf peut-être les muletiers de la Porte Capène. Outre Asclépias, j'ai eu affaire aux asclépiades, l'année dernière, pour ma vessie : ils ont eu recours à des incubations. Je savais que c'étaient des charlatans, mais le monde repose sur la duperie, et la vie elle-même est une duperie. L'âme aussi n'est qu'une illusion. Il faut cependant être assez sage pour distinguer les illusions agréables de celles qui ne le sont pas. Je chauffe, par exemple. mon étuve avec du bois de cèdre saupoudré d'ambre, parce que je préfère les bonnes odeurs aux mauvaises. Quant à Cypris, à qui tu m'as également recommandé, c'est peut-être à sa protection que je suis redevable de ces élancements dans la jambe droite dont j'ai souffert. Du reste, une bonne déesse, et je veux croire que, toi aussi, tôt ou tard, tu sacrifieras de blanches colombes sur ses autels...

— Oui, répondit Vinicius, les flèches des Parthes ne m'ont pas atteint, mais j'ai été touché par celles de l'Amour, de façon imprévue, à quelques stades des portes de la ville.

— Par les Grâces aux blancs genoux ! tu vas me raconter la chose, dit Pétrone.

— Je venais justement te demander conseil.

Au même instant parurent les épilateurs qui s'empressèrent autour de Pétrone, et Marcus entra dans un bain d'eau tiède.

— Ah ! il serait superflu de te demander si ton amour est partagé, répliqua Pétrone en contemplant le jeune marbre qu'était le corps de Vinicius ; si Lysippe t'avait vu, tu ornerais la porte qui mène au Palatin, sous les traits de quelque Hercule juvénile.

Le jeune homme sourit et se plongea dans la baignoire en éclaboussant une mosaïque qui figurait Héra au moment où elle prie le Sommeil d'endormir Jupiter.

Comme, son bain terminé, Vinicius se livrait à son tour aux doigts agiles des épilateurs, le lecteur, avec ses rouleaux de papyrus dans un étui de bronze, entra.

— Désires-tu l'écouter ? demanda Pétrone.

— S'il s'agit d'une oeuvre de toi, volontiers ! répondit Vinicius, sinon, je préfère causer. Aujourd'hui, les poètes vous arrêtent à tous les coins de rue ! ...

— Comment donc ! On ne peut sortir sans apercevoir un poète, gesticulant comme un singe. Agrippa, à son retour d'Orient, les prenait pour des fous furieux. César fait des vers ; chacun suit son exemple. Mais on n'a pas le droit d'écrire des vers meilleurs que ceux de César. C'est pourquoi je crains un peu pour Lucain... Moi, je fais de la prose dont je ne régale, du reste, les oreilles de personne, pas même les miennes. Ce que le lecteur avait à nous lire, ce sont les « codicilles » de ce pauvre Fabricius Veiento.

— Pourquoi « ce pauvre » ?

— Parce qu'on l'a invité à ne pas réintégrer ses pénates, jusqu'à nouvel ordre. Inutile de te dire qu'on a fait là une sottise. Ce livre, en somme médiocre et ennuyeux. n'a été lu avec passion que du jour où l'auteur fut en exil. Aujourd'hui, de tous côtés, on entend crier : « Scandale ! Scandale ! » et pourtant il n'y a là qu'une pâle image de la réalité. Toujours est-il que l'on s'est jeté sur le livre avec la crainte d'y voir son propre portrait et l'espoir d'y trouver celui de ses amis. Chez le libraire Aviranus, cent scribes sont occupés à le copier sous la dictée.

— Tes méfaits n'y figurent pas ?

— Si, mais l'auteur s'est trompé : car je suis en même temps plus mauvais et moins plat qu'il ne me représente. Vouloir faire un départ entre le juste et l'injuste me parait une prétention un peu niaise, n'en déplaise à Sénèque, à Musonius, à Thraséas. Mais je sais distinguer ce qui est laid de ce qui est beau, tandis que, par exemple, cette Barbe-d'Airain de Néron, à la fois poète, cocher, chanteur, danseur et histrion, en est incapable.

— Je regrette cependant Fabricius ! Un bon camarade...

— C'est l'amour-propre qui l'a perdu. Chacun le suspectait, personne ne savait rien de précis ; mais lui-même ne pouvait refréner sa langue et confiait son secret à tout venant. As-tu entendu raconter l'histoire de Rufinus ?

— Non.

— Eh bien ! allons au frigidarium, je te la raconterai.

Ils passèrent dans le frigidarium, reposèrent au creux de niches capitonnées de soie ; un jet d'eau teinté de rose répandait un parfum de violettes. Les yeux vers un Faune de bronze, dont les lèvres goulues captaient celles d'une nymphe peu revêche, Vinicius dit :

— Celui-là a raison ! Voilà ce qu'il y a de meilleur dans la vie.

— Sait-on ? Mais toi, en outre, tu chéris la guerre. Elle ne me tente pas : les ongles s'y ternissent. Du reste, à chacun son plaisir. Barbe-d'Airain aime le chant, le sien surtout, el le vieux Scaurus son vase de Corinthe qu'il use de baisers, quand, la nuit, il ne peut dormir. Mais, dis-moi, fais-tu des vers ?

— Non, je n'ai jamais pu manier un hexamètre entier.

— Tu ne joues pas du luth ? tu ne chantes pas ?

— Non.

— Tu ne conduis pas ?

— J'ai pris part à des courses, autrefois à Antioche, el sans succès.

-- Déjà tu me rassures. Et de quel parti es-tu à l'hippodrome ?

— Des Verts.

— Alors, je suis tout à fait tranquille, d'autant plus que, malgré ta grosse fortune, tu n'es pas aussi riche que Pallas ou Sénèque. Car, sans doute, on peut faire des vers, chanter en s'accompagnant du luth, déclamer, pousser un char ; mais, il est une chose bien préférable et, surtout moins dangereuse : c'est de ne pas faire de vers, de ne pas jouer, de ne pas chanter et de ne harceler nul cheval. Le mieux est encore de savoir admirer ces divers arts quand Barbe-d'Airain les pratique. Tu es beau : Poppée peut donc s'éprendre de toi, — voilà l'unique péril. Mais non, elle a trop d'expérience. L'amour, ses deux premiers maris l'en ont rassasiée, et, avec le troisième, elle tient à tout autre chose. Croirais-tu que cet imbécile d'Othon l'aime encore à la folie... Il se promène là-bas sur les rochers de l'Espagne, et il soupire... Il a si bien perdu ses anciennes habitudes, il se néglige à ce point, que, pour sa coiffure, il lui suffit maintenant de trois heures par jour ! Oui l'eût cru ?

— Moi, je comprends Othon, répondit Vinicius ; pourtant, à sa place, je ferais autre chose.

— Dis.

— Je me recruterais chez les montagnards de là-bas des légions fidèles. Ce sont de durs soldats, ces Ibères.

— Vinicius ! Vinicius ! J'ai bien envie de dire que tu n'en serais pas capable. Car, ces choses-là, on les fait — on n'en parle pas, même à titre d'hypothèses. Quant à moi, à sa place, je me moquerais de Poppée, je me moquerais de Barbe-d'Airain ; j'enrôlerais peut-être des Ibères dans mes légions, mais pas des hommes, des femmes. Tout au plus écrirais-je des épigrammes, que je ne lirais à personne... pas comme ce pauvre Rufinus.

— Tu devais me raconter son histoire.

— Je te la raconterai dans l'unctorium.

Mais dans l'unctorium, l'attention de Vinicius fut attirée par les merveilleuses esclaves de service. Deux d'entre elles, des négresses, commencèrent à frotter de parfums d'Orient le corps des baigneurs ; d'autres, des Phrygiennes habiles dans l'art de la coiffure, tenaient dans leurs mains souples des miroirs d'acier et des peignes ; deux autres, des filles grecques de Cos, attendaient qu'elles eussent à draper en plis statuaires les toges de leurs maîtres.

— Par Zeus assembleur de nuées, dit Marcus Vinicius, quelle collection de choix !

— Je préfère à la quantité la qualité, répondit Pétrone ; ma familia ne dépasse pas quatre cents têtes, et je pense que seuls les parvenus ont besoin d'un plus nombreux domestique.

— Des corps plus beaux, on n'en trouverait pas, même chez Barbe-d'Airain, dit Vinicius.

A quoi Pétrone répondit, libéral :

— Tu es mon parent, et je ne suis ni aussi égoïste que Barsus, ni aussi austère qu'Aulus Plautius.

Vinicius, levant vivement la tête, demanda :

— D'où t'est venu à l'esprit Aulus Plautius ? Sais-tu que, pour m'être foulé le poignet aux portes de la ville, je suis reslé dans sa maison une quinzaine de jours ? Là, un de ses esclaves, un médecin, Mérion, me guérit. C'est précisément de cela que je voulais te parler.

— Vraiment ? Te serais-tu, par hasard, épris de Pomponia ? Alors, je te plains : pas jeune, et vertueuse ! Fâcheux !

— Non, pas de Pomponia, hélas !

— Et de qui ?

— Si je le savais... ! Mais je ne sais même pas au juste son nom : Lygie, ou Callina ? On l'appelle chez eux Lygie, parce qu'elle est du pays des Lygiens, et son nom barbare est Callina. Une maison étrange que celle des Plautius... C'est plein de monde, et pourtant silencieux comme les bosquets de Subiacum. Pendant une dizaine de jours, j'avais ignoré qu'une déesse y habitât. Mais, un matin, je l'aperçus qui se baignait dans une vasque, sous les arbres. Et, je te le jure sur l'écume d'où naquit Aphrodite, les rayons de l'aube jouaient à travers son corps. Je pensai que le soleil levant la ferait se dissiper devant moi comme se dissipe le crépuscule du matin. Je l'ai revue deux fois, et, depuis, je ne connais plus la tranquillité, je ne sais plus ce que sont tous les autres désirs. Je ne me soucie plus de ce que peut me donner la ville ; je ne veux plus ni femmes, ni or, ni bronzes de Corinthe, ni ambre, ni nacre, ni vins, ni festins, je veux la seule Lygie. Pétrone, mon âme s'élance vers elle, ainsi que, sur la mosaïque de ton tepidarium, le Songe s'élance vers Paisiteia ; et, jour et nuit, je la désire.

— Si c'est une esclave, achète-la.

— Ce n'est pas une esclave.

— Qu'est-elle donc ? Une des affranchies de Plautius ?

— N'ayant jamais été une esclave, elle n'est pas une affranchie.

— Alors ?

— Je ne sais. Une fille de roi...

— Tu m'intrigues, Vinicius.

— L'histoire n'est pas bien longue. Tu as peut-être connu Vannius, roi des Suèves, qui, chassé de son pays, habita longtemps Rome, où il s'illustra pour sa chance au jeu des osselets et son habileté à conduire un char. Drusus le replaça sur son trône. Vannius gouverna d'abord assez décemment et entreprit d'heureuses guerres ; plus tard, cependant, il se mit à écorcher outre mesure, non seulement ses voisins, mais ses sujets. De sorte que Vangio et Sido, ses neveux, fils de Vibilius, roi des Hermandures, se concertèrent pour qu'il retournât à Rome... tenter la chance aux osselets.

— Je m'en souviens ; c'était sous Claude. Ces temps ne sont pas lointains.

— Oui... La guerre éclata. Vannius appela à son aide les Yazygues, tandis que ses chers neveux suscitaient les Lygiens. Ceux-ci, fort enclins aux rapines et qui avaient entendu parler des richesses de Vannius, arrivèrent si nombreux que César Claude lui-même commença à trembler pour la sécurité de nos frontières. Claude n'aimait pas s'ingérer dans les querelles des Barbares ; il écrivit pourtant à Atelius Hister, chef de la légion du Danube, de surveiller attentivement les diverses phases de la guerre et de ne pas permettre que notre paix fût troublée. Hister exigea alors des Lygiens la promesse de ne pas franchir la frontière ; non seulement ils y consentirent, mais ils livrèrent des otages, parmi lesquels la femme et la fille de leur chef... Tu n'ignores pas qu'à la guerre les Barbares traînent avec eux femmes et enfants... Or, ma Lygie est la fille de ce chef.

— D'où sais-tu tout cela ?

— Aulus Plautius lui-même me l'a raconté. Les Lygiens, à la vérité, ne passèrent pas alors la frontière. Mals les Barbares surgissent comme la tempête et disparaissent comme elle : ainsi disparurent les Lygiens aux têtes ornées de cornes d'aurochs. Ils battirent les Suèves de Vannius et les Yazygues ; — mais leur roi périt. Et ils se retirèrent avec leur butin, tandis que les otages restaient aux mains d'Hister. La mère mourut peu de temps après. Pour se débarrasser de l'enfant, Hister l'envoya au gouverneur de toute la Germanie, Pomponius. Celui-ci, la guerre avec les Galles terminée, revint à Rome où Claude, comme tu sais, lui permit les honneurs du triomphe. La jeune fille suivit ce jour-là le char du vainqueur ; mais, après la cérémonie, et comme on ne peut traiter en captifs les otages, Pomponius, qui à son tour ne savait qu'en faire, la confiaà sa soeur, Pomponia Græcina, femme de Plautius. Dans cette maison, où tout est vertueux, depuis les maîtres jusqu'à la volaille du poulailler, elle grandit aussi vertueuse, hélas ! que Græcina même, et si belle qu'auprès d'elle Poppée serait une figue d'automne à côté d'une pomme des Hespérides.

— Et alors ?

— Je te le répète, depuis le moment où j'ai vu la lumière jouer à travers sou corps, je suis amoureux d'elle.

— Elle est donc aussi transparente qu'une lamproie ou qu'une petite sardine ?

— Ne plaisante pas, Pétrone. Un vêtement éclatant peut couvrir des blessures douloureuses. Sache encore qu'à mon retour d'Asie, j'ai passé une nuit dans le temple de Mopsus. Mopsus m'apparut en songe : il m'annonça que l'amour modifierait ma vie profondément.

— J'ai entendu Pline déclarer ne pas croire aux dieux, mais croire aux songes ; peut-être a-t-il raison Au surplus, il est une divinité devant qui mes plaisanteries feront trêve volontiers : l'éternelle et omnipotente Vénus Genitrix. C'est elle qui assemble les âmes, qui unit les êtres et les choses. L'amour a fait surgir le monde du chaos. A-t-il bien fait ? c'est litigieux ; mais sa puissance est patente : on peut ne pas la bénir, — il la faut constater.

— Hélas ! Pétrone, une dissertation philosophique est moins rare qu'un bon conseil !

— Dis-moi ce que tu veux, exactement.

Jan Styka - Lygie et Vinicius - Édition Flammarion 1901-1904

— Je veux Lygie ! Je veux que mes bras, qui maintenant n'étreignent que le vide, l'étreignent, elle. Je veux respirer son souffle. Si c'était une esclave, je donnerais pour elle à Aulus cent jeunes filles encore neuves sur le marché. Je veux la garder dans ma maison jusqu'au jour où ma tête sera aussi blanche que la cime du Soracte en hiver.

— Elle n'est point esclave, mais, en définitive, elle fait partie de la familia de Plautius, et comme c'est une enfant abandonnée, on a le droit de la considérer comme alumna, et Plautius peut te la céder s'il veut.

— Tu sembles ne pas connaître Pomponia Græcina. Tous deux du reste se sont attachés à elle comme si elle était leur enfant.

— Pomponia, je la connais, — un véritable cyprès. Si elle n'était la femme d'Aulus, on l'engagerait comme pleureuse. Depuis la mort de Julia, elle n'a pas quitté la stole noire et elle a l'air de marcher déjà dans la prairie semée d'asphodèles. Elle est, en outre, « la femme d'un seul homme » et, par conséquent, parmi nos Romaines quatre ou cinq fois divorcées, c'est un phénix... A propos ! as-tu entendu dire qu'un phénix fût éclos, — réellement, à ce qu'on prétend, — dans la Haute-Egypte, ce qui n'arrive pas tous les cinq cents ans ?

— Pétrone ! Pétrone ! nous parlerons du phénix un autre jour.

— Que te dirai-je, mon cher Marcus ? Je connais Aulus Plautius qui, tout en blâmant mon genre de vie, a un faible pour moi : il sait que je n'ai jamais été un délateur comme, par exemple, Domitius Afer, Tigellin, toute la bande des amis d'Ahénobarbe. De plus, sans poser pour le stoïcien, j'ai souvent été choqué par tels actes de Néron, sur lesquels Sénèque et Burrhus fermaient les yeux. Si tu penses que je sois à même d'obtenir quelque chose d'Aulus, je t'offre mes offices.

— Tu as de l'influence sur lui, et de plus ton esprit est inépuisable en expédients... Oui... si tu parlais à Plautius ?

— Tu exagères mon influence et mon ingéniosité ; mais, soit, j'irai parler à Plautius, dès qu'il sera de retour.

— Il est rentré depuis deux jours.

— En ce cas, passons au triclinium, où nous attend le déjeuner ; et, réconfortés, nous nous ferons porter chez Plautius.

— Tu m'avais toujours été très cher, mais maintenant je veux placer au milieu de mes lares ta statue, une statue aussi belle que celle-ci, et lui offrir des sacrifices, dit Vinicius en désignant un Hermès au caducée qui restituait les formes de Pétrone. Par la lumière d'Hélios ! si Pâris te ressemblait, la conduite d'Hélène s'explique.

Et dans cette exclamation, il y avait autant de sincérité que de flatterie. Pétrone, en effet, plus âgé et moins athlétique, était pourtant plus beau encore que Vinicius. Les femmes de Rome admiraient l'Arbitre des élégances, non seulement pour son esprit délié, mais pour son corps harmonieux. Cette admiration se lisait même sur les traits des deux jeunes filles de Cos, qui disposaient en ce moment les plis de sa toge, et dont l'une, Eunice, le regardait dans les yeux, humble et ravie. Mais lui ne prêtait aucune attention à cet émoi ; et, avec un sourire, il répondit à Vinicius par la phrase de Sénèque sur les femmes : « Animal impudens... etc. »

Puis, lui posant le bras sur l'épaule, il l'entraîna au triclinium.

Dans l'unctorium, les deux jeunes Grecques, les Phrygiennes et les deux négresses rangeaient les ustensiles et les parfums. Mais à ce moment, sous la portière, relevée du côté du frigidarium, apparurent les têtes des balneatores, et l'on entendit un léger « psst ». A cet appel, l'une des Grecques, les Phrygiennes et les deux Ethiopiennes disparurent : car c'était le moment où commençait dans les thermes une scène de jeux et de débauches. à laquelle l'inspecteur ne s'opposait pas, amateur lui-même d'amusements de ce genre. Pétrone se doutait de ces exercices, mais, en sa qualité d'homme indulgent, il fermait les yeux.

Dans l'unctorium, restait la seule Eunice. Un moment, la tête penchée, elle écouta les voix et les rires qui s'éloignaient vers le laconicum ; puis elle alla prendre le siège d'ambre et d'ivoire sur lequel Pétrone s'était assis, et le porta devant la statue du maître.

Debout sur le siège, elle noua ses bras au cou de la statue ; ses cheveux roulèrent sur ses reins en flot d'or ; sa chair épousait le marbre ; sa bouche était unie étroitement aux lèvres froides de Pétrone.

Jan Styka - Le baiser d'Eunice - 1902