Critique de Guillaume Froehner
Publiée dans la Revue contemporaine du 31 décembre 1862


Le Roman archéologique en France

Gustave Flaubert, Salammbô. - Théophile Gautier, Le Roman de la Momie.
Ernest Desjardins, Promenade dans les galeries du musée Napoléon III.

Les Parisiens, malgré leur courte mémoire, n'ont pas oublié sans doute cette multitude de cartes vertes et estampillées dont, vers la fin du mois d'avril dernier, la Ville fut littéralement inondée. La sainte- alliance du musée Campana venait de se former ; elle en était à ses premières armes. La foule, émerveillée, se portait, avec un empressement presque visible, vers le palais des Champs-Elysées, les uns passant timidement au milieu des gardes échelonnés, les autres ouvrant de grands yeux devant les chambres sépulcrales peintes en détrempe, les plus hardis discutant à l'envi le mérite de Phydias ou les charmes de l'école bissantine. C'est ainsi qu'un catalogue, pour se distinguer des catalogues vulgaires, orthographiait ces deux noms. Jamais la science n'avait eu à la fois tant de richesses à montrer et tant de pauvreté à déplorer. Les savants réservaient leur jugement ; les dilettantes, comme des augures romains, souriaient en se regardant. Un critique d'art tombait en extase devant la grâce et le vaporeux de l'oeuvre de l'Albane, et M. Ernest Desjardins se mettait l'esprit à la torture pour comprendre les fresques étrusques. Quel bonheur que d'avoir un musée autonome, et d'en énumérer compendieusement les trésors ! La Bible raconte que Saül, allant chercher les ânesses de son père, avait rencontré un royaume.

Mais les plus belles choses sont celles qui durent le moins. Le musée Campana a vécu chez nous ce que vivent les roses. Toutefois, outre les richesses véritables dont il va garnir nos vrais musées, il laissera après lui des monuments écrits moins durables peut-être que l'airain, mais plus divertissants pour la postérité. M. Desjardins a publié, sous le titre de Promenade, ses sagaces recherches sur les fresques étrusques ; nous lisons, page 33 : «Quant à la peinture du fond, qui est certainement la plus ancienne de toutes, nous n'y comprenons rien». Ce mot est devenu la devise nécessaire de tous ceux qui s'étaient appelés entre eux des «hommes éminents» et des «connaisseurs de compétence». A l'heure qu'il est, où sont toutes leurs brochures, et eux-mêmes que sont-ils devenus ? Phantasiae, non homines. Tel avait pris la tête de Méduse pour un Mercure funèbre, et qui, néanmoins, a conservé tous ses titres ; tel autre avait parlé de statuettes trouvées à Sidon et en Phénicie, ne sachant pas que Sidon était précisément la capitale de la Phénicie. La Providence, qui serait ici bien nommée l'Indifférence, nous a débarrassés à temps de ces terribles érudits, qui menaçaient de nous créer une antiquité toute neuve et telle qu'on n'en a jamais vu.

Mais à peine ont-ils disparu, qu'un nouvel événement vient jeter soudain la stupéfaction dans les rangs des antiquaires. Carthage est retrouvée, Carthage est sortie de ses cendres, Carthage renaît de ses ruines, plus belle, plus triomphante, plus monumentale qu'Hamilcar et Hannibal ne l'ont connue. Vainement Caton a cent fois appelé l'anathème sur cette ville ; vainement Scipion Emilien l'a détruite de fond en comble ; vainement Jules César, plus habile destructeur, a tenté de l'ensevelir sous une ville romaine ; la ville tyrienne reparaît à la lumière du jour. Un écrivain fameux a creusé les arcanes de son imagination, et soudain Carthage en est sortie rebâtie de toutes pièces ; ce que toute l'érudition du monde n'avait pu faire, lui, le romancier, l'a fait, et sa Carthage est sublime, et sa Carthage est plus réelle que la Carthage ancienne ; sa Carthage est la plus vraie Carthage qui ait jamais existé.

Le roman archéologique n'est pas une invention de notre siècle. Depuis le Voyage d'Anacharsis, l'une des terreurs de notre jeunesse, nous en avons vu beaucoup et de mérites fort divers. Les romanciers, mécontents de leurs ressources restreintes ou épuisées, ont plus d'une fois empiété sur le domaine de la science, quelques-uns avec talent, rarement avec le même talent que l'auteur des Derniers jours de Pompéi. Ces exemples devaient-ils devenir funestes pour un nouvel écrivain, poète d'instinct, esprit pénétrant, connaisseur singulier de tous les détails de la vie et de tous les battements du cœur ? M. G. Flaubert, mal inspiré par ces précédents, en était-il réduit à descendre dans les mystères d'un peuple, d'une histoire, d'un pays presque inconnus, pour y chercher un intérêt nouveau pour ses poèmes ? Naguère, ces mille petites choses familières de la vie qui nous environnent, sans que nous y prenions garde, M. Flaubert les avait saisies toutes et admirablement rendues ; la fleur qui s'accroche à la robe de la fiancée, la goutte d'eau qui tombe sur son ombrelle, la première gelée mangée par une convalescente lui avaient suffi pour tracer un tableau saisissant. Les figures qu'il s'était plu à décrire, il ne les avait pas inventées ; elles vivent, on les voit, on les entend, on s'oublie auprès d'elles. Cette netteté de pinceau, cette vérité d'imagination, l'a-t-elle accompagné dans l'époque reculée et dans le pays lointain qu'il a choisis pour cadre à son oeuvre nouvelle ? Il existe un souffle de poésie qu'on ne respire que dans la patrie et qui nous manque aussitôt que nous avons franchi la frontière. L'échec de M. G. Flaubert en donne la preuve. En parcourant son gros volume pseudo-carthaginois, à titre pompeux et de mine arrogante, on ne sait trop si c'est l'oeuvre d'un esprit fantastique, qui a voulu créer un monde impossible, ou bien si c'est un effort désespéré de l'homme de goût qui a horreur de l'affadissement du roman moderne, ou enfin s'il faut y reconnaître tout simplement un essai de l'auteur de Madame Bovary, qui, honteux d'un facile succès, aurait voulu prouver à son tour qu'il sait ennuyer les gens. Sur ce point important, la critique s'est partagée.

Pour nous, il nous semble que Salammbô est la fille naturelle des Misérables et du musée Campana. On y surprend, en effet, de ces phrases sublimes, de ces idées colossales qui sont la marque distinctive du talent de Victor Hugo. En revanche, la même diction forcée, le même penchant pour les atrocités, pour les scènes horribles, et une tendance fâcheuse à les rendre plus horribles encore. On éprouve à sa lecture la même impression farouche qu'on ressent en lisant Les Misérables. Rien de naturel dans ces escalades d'une imagination fébrile et surexcitée ; tout est cherché, factice, outré au dernier point. Salammbô n'est pas une fille de la terre ; c'est un être hors nature et trop haut placé pour qu'il puisse intéresser le lecteur de ce bas monde. Nous ne lui trouvons rien de nos défauts qui engendrent les grandes luttes de la vie, et les qualités que le poète lui a prêtées sont de telle sorte, que personne ne voudrait les avoir. Ses plaintes adressées aux étoiles nous laissent froids, ses malheurs confiés aux dieux ne nous touchent aucunement, et tout au plus si sa mort subite nous surprend. Une vierge qui mange des mandragores et qui porte une chaînette entre les chevilles «pour régler sa marche» contraste trop avec l'éducation raffinée de nos pensionnats de jeunes filles, et le cœur humain ne bat pas assez fortement dans sa poitrine pour que nous prenions le même intérêt à ses aventures qu'à celles de Didon. On l'a déjà constaté ici, les personnages du roman de Salammbô n'ont jamais eu souffle de vie. Examinons, à notre tour, si le milieu où l'auteur les a fait mouvoir a jamais existé, et quelle part le musée Campana peut revendiquer dans l'enfantement laborieux de cette lamentable histoire. Nous avons le droit d'être sévère de ce chef envers l'auteur, car il affiche de hautes prétentions archéologiques ; il mêle à son langage des mots grecs, latins ou barbares, écrits en français ; au lieu d'appeler les choses par leurs noms, il les coiffe de noms bizarres, et ses amis affirment sérieusement qu'il a fait de Carthage une restitution parfaite.

Que voyons-nous d'abord dans le pandémonium où s'agitent péniblement les personnages du roman ? Des temples couverts de tuiles d'or, des escaliers aux marches d'argent ou en bois d'ébène, des vases d'ambre jaune et à bordure de miroirs convexes... et tout cela pour caractériser une époque où les Carthaginois, rançonnés par les Romains, se trouvaient dans le plus complet dénûment. On sait qu'avant la conquête de l'Espagne Carthage ne possédait presque pas de métaux précieux ; son billon consistait en rondelles de cuir émises par l'Etat et d'une valeur fictive. De plus, la guerre africaine, dont M. Flaubert nous raconte les périlleuses oscillations, n'avait sa cause que dans l'impuissance où se trouvaient les Carthaginois de payer l'arriéré de solde dû aux mercenaires. Néanmoins, on voit, dans le roman, de la poussière d'or partout, même au fond des lacs ; les poissons ont les ouïes ornées de pierres précieuses, et Salammbô pousse le luxe jusqu'à porter un manteau de pourpre taillé dans une étoffe inconnue.

Nous sommes sans doute des pédants, et la fantaisie du romancier n'a qu'un maigre souci de notre érudition. Il y a limite à tout cependant. Pour quoi le livre de M. Flaubert se donne-t-il ? Serait-ce un roman ? Il est permis d'en douter. L'invention de tel personnage ou de tel fait sans réalité ne constitue pas le roman à elle seule. Le scénario de Salammbô ne s'écarte guère de la marche des événements telle que nous la pouvons suivre dans Polybe. Ce n'est pas l'histoire, c'est la description que l'auteur aime à mettre sur le premier plan. L'action elle-même est languissante, embarrassée, presque sans intérêt. Qui voudrait faire un extrait complet du drame contenu dans ce gros livre ne remplirait même pas deux pages. Mais la peinture du pays, de la religion, des moeurs, les détails de technologie militaire s'y prélassent à leur aise, s'y étendent à l'infini ; et c'est là qu'on reconnaît aisément l'influence du musée Campana et de la mission phénicienne. Le trop-plein des recherches, l'abondance de documents recueillis de toutes parts et enrichis à plaisir, nuit à l'ensemble de l'ouvrage. Le roman est devenu un magasin.

Ce n'est pas M. Ernest Desjardins qui tombera jamais dans ce défaut ; ses brochures en font foi. La plume enchantée de cet écrivain sait au contraire transformer les magasins en romans. Que d'imagination dans les soixante-neuf pages dont se compose sa Promenade au musée Napoléon III ! Il nous faudrait copier l'opuscule entier si nous voulions faire ressortir tout ce qu'il contient de surprenant, d'inattendu. Nous nous contenterons de cueillir quelques fleurs au hasard pour émailler le chemin qui doit nous conduire à l'ancienne Carthage.

Nous disions tout à l'heure que le sujet de Salammbô était emprunté au premier livre de Polybe ; cet auteur a donné les détails les plus précis sur la guerre libyenne. On a raillé M. Flaubert d'avoir bâti son monument chinois sur cette base historique ; je n'en vois pas trop la raison. Les personnages sont parfaitement connus : Spendius, Mathos, Autarite sont les vrais noms des généraux rebelles ; M. Flaubert n'en a changé que l'orthographe, afin de mieux prouver sans doute sa science profonde des langues sémitiques. Les faits principaux du roman sont ceux de l'histoire : Hamilcar Barcas avait en effet une fille qui fut promise au chef des Numides, Naravas (pourquoi l'écrit-il Narr' Havas ? ) ; seulement, je n'ai jamais pu savoir si elle s'appelait Salammbô avec deux m et un accent circonflexe sur l'o. Quelques traits de la révolte militaire sont, selon toute apparence, des souvenirs de Tacite ; d'autres se rapportent à la destruction de la ville par Scipion le Jeune. Un seul personnage aurait à se plaindre et pourrait taxer M. Flaubert d'injuste partialité, c'est le suffète Hannon, qui n'était pas lépreux, que je sache, et qui n'a pas été crucifié dans la guerre des Mercenaires, attendu qu'il commandait des armées encore longtemps après.

Nous excusons ces anachronismes comme fictions poétiques, car, même dans un catalogue du musée Campana, nous lisons : Vases de Nola célèbres par la mort d'Auguste ; or, cette poterie est antérieure de trois cents ans à l'empire romain. Mais ce qui n'est certainement pas une fiction, c'est ce nom étrange de Scissites que M. Flaubert applique à une prétendue assemblée législative. Il y avait à Carthage des assemblées privées dans lesquelles on discutait parfois les affaire publiques. Les membres de ces associations mangeaient en commun ; les Grecs appelaient leurs réunions des Syssities, et les comparaient à un usage semblable de la ville de Sparte. M. Flaubert parle de ses Scissites comme on parle des Ephores ou des Amphictyons, ne sachant pas sans doute que ce mot signifiait des corporations particulières. Ailleurs, il nous décrit les cérémonies nocturnes du conseil des anciens ; nous serions curieux de savoir dans quel auteur ancien il a trouvé même un indice de ces mystérieuses assemblées. C'est peut-être dans l'histoire des tribunaux vehmiques. Hamilcar, jetant de la poudre parfumée sur les mèches du candélabre, les conseillers entonnant des hymnes, sont autant de détails qui rappellent bien plus la conspiration d'Hernani ou des Huguenots qu'une assemblée de simples marchands carthaginois. Il n'y manque pas même la musique.

M. Flaubert, malgré ses efforts, ne montre pas une plus grande exactitude quand il nous trace la topographie de la ville ; ses inventions mêmes trahissent son inexpérience des choses de l'antiquité. Il nous parle de la rue des Tanneurs, du faubourg des Parfumeurs, du quartier des Teinturiers, ou bien il invente des noms propres, comme les galeries de Kinisdo, le carrefour de Cynasyn, mots dont la structure est étrangère à l'esprit des langues sémitiques. Est-il besoin de le dire ? ces localités n'ont existé que dans le cerveau de l'auteur. Il use de son droit en les créant, mais il faut au moins qu'il leur donne une sorte de couleur locale ; et si par hasard il se rencontre dans l'histoire des noms réels, des indications certaines, et qu'il néglige d'en faire usage, il nous prête à croire qu'il ne les a pas connus, et qu'il n'a eu recours aux trésors de son imagination que par indigence de connaissances acquises. Nous ne savons à la vérité rien de satisfaisant ni sur la forme, ni sur les principaux quartiers de la ville, mais les seuls noms que les historiens nous aient conservés, tels que rues des Tombeaux, de la déesse Céleste, du Salut, ou quartier du Vieillard, ne se trouvent pas employés dans Salammbô. Il faudrait entrer dans des détails fastidieux pour montrer que M. Flaubert n'a pas eu lui-même une idée claire de l'emplacement et de la disposition de l'ancienne Carthage, moins encore que Dureau de la Malle. Le canevas de son poème s'en va ainsi fil à fil sous les ciseaux de la critique. Mais le père de son héroïne savait-il mieux sa géographie quand il disait à son homme de charge : «Achète-moi des Cappadociens et des Asiatiques» ?

Je ne veux pas examiner si les tribus nomades, venues en aide aux stipendiés, n'auraient pas le droit d'être un peu mécontentes de la façon dont on les représente dans ce roman. Les uns y mangent des choses immondes, d'autres de la vermine ou des singes. Si l'on nous demandait à quelle source l'auteur a puisé ces précieux renseignements, nous serions fort embarrassé de le dire ; mais qu'est-ce après tout que manger du singe quand on voit les soldats libyens possédés de l'envie de boire du fer, ou d'abattre les trompes des éléphants pour manger de l'ivoire ?

L'imagination une fois montée à ce diapason peut tout se permettre, et M. Flaubert nous aurait dit que les ânes du temps de Salammbô pétrissaient l'argile et traçaient des inscriptions pour confondre un jour les descendants de leur race, que nous n'en serions nullement étonné. Il n'y a presque pas de page où l'auteur ne s'efforce ainsi d'outrer la nature, et d'imprimer de rudes secousses à notre système nerveux.

Tantôt ses guerriers portent au milieu du front une corne d'argent pour se donner l'air de rhinocéros, tantôt ils ont une cuirasse en peau d'hippopotame, hérissée de clous ou de flèches. Un jour les paysans s'amusent à crucifier deux cents lions qu'ils avaient pris vivants, chose d'autant plus merveilleuse que le lion était un des animaux sacrés du culte phénicien. Pourquoi ces exagérations et ces invraisemblances qui nous dérobent ce que le livre peut offrir de juste et de réussi ? Je ne suis pas physicien, mais je crois qu'une phrase comme celle-ci : «Sous les catacombes la grande lagune salée miroitait comme un morceau d'argent» aurait quelque peine à se justifier devant l'Académie des sciences. Les Mercenaires quittant la ville, emportent de la neige dans des sacs de toile, pendant que les Carthaginois se promènent, des parasols à la main.

Comme la topographie de Carthage, la religion des Phéniciens et leurs rites sacrés sont pour nous environnés de ténèbres. Nous savons toutefois que l'une était comme un faisceau d'idées sinistres, les autres singulièrement mystiques et sanguinaires. Les sacrifices humains n'y ont jamais été abolis, et il n'est pas impossible qu'au siècle d'Hamilcar on ait brûlé vifs des enfants. Il ne faudrait pas s'imaginer cependant que la statue de Moloch, qui recevait cette terrible offrande, ressemblât à la machine infernale décrite dans Salammbô. Cette figure, composée de sept cases étagées l'une sur l'autre pour y enfermer les victimes, appartient à la religion gauloise ; M. Flaubert n'a aucun prétexte d'analogie à invoquer pour justifier son audacieuse transposition. D'ailleurs l'image de Moloch, telle qu'on la voyait à Carthage, nous est conservée dans la description de Diodore de Sicile.

Les autres divinités ont subi de semblables métamorphoses. Choisissons Tanit, ou plutôt Rabbat Tanit (la maîtresse), comme on l'appelle dans les inscriptions, déesse de la lune et de la guerre, et non de l'amour, comme l'a fait M. Flaubert sur la foi de je ne sais quel orientaliste mal renseigné. Elle enveloppe tout le roman de son manteau miraculeux. L'histoire ne dit rien d'un pareil manteau ; c'est dans le temple de Vénus qu'on montrait un beau voile de la déesse, mais bien plus tard et seulement à l'époque des empereurs romains. La plupart des autres dieux invoqués dans Salammbô sont de pure invention. Qui a jamais entendu parler d'un Aptoukhos, d'un Schaoûl ou d'un Mastiman ? Qui ne sait que Micipsa n'était pas une divinité, mais un homme en chair et en os, roi de Numidie ? Ç'a été aussi une nouveauté pour nous d'apprendre que le perroquet était un animal fatidique, que le cheval était consacré à Esculape, le singe à la lune. Ces détails ne se trouvent dans aucun auteur ancien ni dans aucun monument authentique ; ils sentent le voyageur moderne, traducteur véridique peut-être des traditions recueillies sur la route, mais dont le témoignage ne saurait avoir la moindre valeur dès qu'il s'agit de restituer l'ancienne société carthaginoise. Selon M. Flaubert, une statuette bleue à trois têtes serait l'image de la vérité ! Cette vérité-là est une jolie invention de l'auteur. On aurait frotté de beurre et de cinnamome la figure des dieux Patèques ! L'Olympe phénicien lui a paru si mal peuplé, même après y avoir introduit un certain nombre d'intrus, qu'il a cru nécessaire de dédoubler quelques divinités et de les couper impitoyablement en deux. Ainsi Astarté, la Vénus phénicienne, se rencontre souvent côte à côte avec la déesse Astoreth, ni plus ni moins que dans certain catalogue du musée Campana, où on lit : «Les ustensiles étrusques et romains se rapportant au culte étrange d'Astarté et d'Aphrodite». Ni le catalogue ni M. Flaubert ne savaient sans doute que c'était là deux noms de la même personne ou deux formes du même nom, erreur bien excusable après tout chez un romancier qui n'a pas mission d'enseigner la mythologie aux élèves de l'Ecole normale. Elle nous remet en mémoire une anecdote qu'un de nos amis nous a tout dernièrement rapportée de Cochinchine.

Une inscription grecque, écrite en boustrophédon, était présentée à l'Académie de Hué. Chacun le sait, on appelle boustrophédon ce genre d'écriture archaïque qui marche comme le bœuf de labour ; les lettres prennent d'abord la direction de droite à gauche, puis, dans la seconde ligne, de gauche à droite, et ainsi de suite. Un mandarin, présent à la discussion et chargé, paraît-il, de distiller la science académique dans un journal de l'endroit, entendait parler de cela pour la première fois. Il ne connaissait qu'une seule manière d'écrire, celle que le maître d'école lui avait apprise dans sa jeunesse. Que fit-il ? Il annonça, à la stupéfaction de ses lecteurs, la découverte d'une inscription du fameux guerrier Boustrophédon. J'ai le numéro du journal sous la main (10 janvier 1861), et bien qu'il soit écrit en cochinchinois, on peut aisément y vérifier l'exactitude de l'anecdote. Si pareille aventure était arrivée en France, on aurait probablement renvoyé le mandarin sur les bancs de l'école où il professe.

L'auteur de la Promenade au musée Napoléon III nous a donné de sa pénétration une tout autre idée ; mais il s'agit d'un sujet bien scabreux, puisque la plume d'un excellent écrivain s'est refusée à l'interpréter. Essayons de l'envelopper de grec. Une faïence italienne du musée Campana représente la scène bien connue de Joseph et de la femme de Putiphar. Pour remplir le second plan, l'artiste y a placé un immense Hermès barbu et ithyphallikos, tels qu'on en rencontre souvent dans les oeuvres de la Renaissance. M. Ern. Desjardins a trouvé cette explication trop banale, et, préoccupé de l'idée d'introduire le roman dans la science, il dit (p. 48 de la Promenade) : «Parmi les pièces capitales, nous citerons la jolie composition de la chasteté de Joseph, avec la variante du mari apparaissant au fond de l'alcôve». Pour son malheur, Putiphar était chef des eunuques du roi, et la variante qui le transforme en Hermès barbu et caetera nous paraît d'une audace critique qui dépasse toutes les témérités de M. Flaubert lui-même.

Cet écrivain savait mieux son affaire quand il décrivait les prêtres eunuques de Tanit comme des chanteurs sans barbe, sans cheveux et sans sourcils. Peut-être a-t-il oublié, cependant, que les prêtres, à Carthage, ne formaient pas de caste spéciale comme ailleurs ; la haute aristocratie y exerçait les fonctions sacerdotales, et il va sans dire que la noblesse punique tenait trop à perpétuer les privilèges de sa race pour s'exposer ainsi à la voir s'éteindre avec la première génération. On ne comprend pas non plus pourquoi tous les Carthaginois, dans Salammbô, sont constamment vêtus de noir ; j'ai entendu dire qu'on avait beaucoup porté des manteaux de laine blanche à cette époque, et nul indice, jusqu'ici, n'a donné à croire le contraire. Mais la couleur noire était indispensable pour la solennité du drame, de même que la poudre d'or sur la tête du général ou le sable violet dans la chevelure de Salammbô. Les éléphants ont les oreilles teintes en bleu ; les soldats eux-mêmes, les uns par pompe, les autres pour cacher leur pâleur, se barbouillent de vermillon jusqu'à ressembler à des statues de corail. Tous ces détails semblent plutôt empruntés aux nègres de la Sénégambie que puisés dans l'histoire de Carthage. Parfois on reconnaît un usage égyptien ou asiatique ; mais il est alors défiguré, et ne saurait en tout cas s'appliquer aux descendants des Phéniciens qu'en vertu d'une licence un peu trop poétique. Telle est la description du deuil public, selon laquelle chacun aurait eu la barbe enfermée dans un sac de peau violette, que deux cordes attachaient aux oreilles. L'amour des aspects bizarres et inattendus l'a emporté trop souvent sur l'amour de la vérité. Un savant orientaliste aurait, dit-on, sérieusement confirmé l'exactitude presque mathématique des détails dont nous parlons ; mais nous attendrons, avant de croire à cette calomnie, imaginée sans doute pour porter atteinte à son crédit, que le savant ait rendu public son témoignage. Il ne manquerait au roman que le commentaire pour devenir un nouvel Anacharsis ou un nouveau Gallus. Ce serait comme une douche froide après un bain de vapeur ; mais, dans le cas où M. Flaubert consentirait à donner ses éclaircissements et ses preuves, nous le prierons de ne pas oublier les roues hydrauliques qui apportaient l'eau au dernier étage (il y en avait six) des palais de Carthage. Nos plus savants ingénieurs, souvent embarrassés pour produire un pareil résultat, lui en sauraient un gré infini. Il nous dira aussi où il a trouvé ces grosses boules de verre, ces globes creux comme d'énormes prunelles ; ne serait-ce pas, par hasard, au Jardin d'acclimatation ? Quelque part, il dit : «Tout le malobathre des greniers». C'était sans doute le foin ou la paille pour les écuries ? Mais non, le molobathre (c'est ainsi qu'on écrit) était l'un des parfums indiens les plus précieux de l'ancien monde, et ce n'était certainement pas au grenier qu'on le conservait. Plus loin, nous apprenons que les grenadiers avaient été arrosés de silphium. Je sais que le jus de cette plante était une célèbre tisane, et pourtant M. Flaubert a l'air de parler d'un arbre, et non point des grenadiers de l'armée carthaginoise. Que dirions-nous d'un jardinier qui arroserait ses orangers avec une infusion de tilleul ? Nous l'enverrions probablement cultiver l'ellébore à Charenton.

La description des fiançailles de Salammbô est un des exemples les plus propres à nous faire peser la valeur scientifique du livre : «La femme offre une lance à son fiancé ; on attache leurs pouces l'un contre l'autre avec une lanière de bœuf, puis on leur verse du blé sur la tête». Cette phrase est une mosaïque. Il est vrai que chez les Hébreux les témoins jetaient de l'orge sur la tête de la mariée, les grains d'orge étant le symbole de la fécondité, comme le riz dans les Indes et le houblon en Russie ; mais la lance est entièrement étrangère aux rites orientaux. M. Flaubert paraît l'avoir empruntée aux Romains. La lanière de bœuf provient d'une troisième source, peu importe laquelle, peut-être du Moyen Age, où le prêtre liait les mains des fiancés avec son étole ou avec des bandelettes blanches et rouges. C'est donc une vérité à trois têtes, comme cette statue bleue dont j'ai parlé plus haut. Ce ne serait pas le premier emprunt que M. Flaubert aurait fait au Moyen Age pour colorier la civilisation de l'ancienne ville punique. Parmi les pierres précieuses du trésor d'Hamilcar, plus d'une appartient aux légendes et aux superstitions chrétiennes.

Je ne m'arrêterais pas à ces minuties qui, une fois les droits du romancier admis dans toute leur plénitude, se refusent à l'examen de la critique. Mais Salammbô, tout roman qu'il est, affecte une certaine exactitude, et se pose dans la pensée des familiers, reflétant celle de l'auteur, en restitution complète du monde carthaginois. La critique parisienne se trouvait prise au dépourvu devant l'étalage scientifique de ce livre ; M. Flaubert y comptait bien. Si l'idée lui venait d'ouvrir l'Univers pittoresque, il surprendrait beaucoup de passages que la haute critique a employés avec succès contre lui ; mais, à son tour, s'il voulait railler la critique, il pourrait montrer que la science recueillie dans l'Univers pittoresque n'est pas toujours très sûre, et que l'esprit le plus pénétrant ne saurait suppléer au défaut de connaissances acquises.

Nous pourrions étendre nos observations aux antiquités militaires de M. Flaubert, et il nous serait facile de désarmer tous ses régiments. Gardons-nous de tomber dans la faute que nous lui reprochons, et de passer la limite raisonnable. Selon lui, les capitaines carthaginois étaient chaussés de cothurnes de bronze, ce qui est doublement faux, car les soldats ne portaient pas de cothurnes, comme les dieux de théâtre, et ces cothurnes n'étaient pas de bronze. Les chars de guerre, qui jouent un grand rôle dans les horribles batailles de Salammbô, sont un anachronisme ; on s'en était servi dans l'armée punique, du temps de Timoléon et d'Agathoclès ; mais dans la guerre des Mercenaires, les éléphants les avaient déjà remplacés. L'auteur nous parle d'une «légion d'interprètes, portant un perroquet tatoué sur la poitrine». Qu'avaient-ils besoin d'interprètes ? Les Carthaginois, suivant Plaute, savaient toutes les langues. Les interprètes de profession présents dans l'armée carthaginoise ne dépassaient probablement pas le nombre de quatre ou cinq, et ce serait bien peu pour en former une légion. Les perroquets ne sont pas plus authentiques que ces «larges fleurs peintes avec des jus d'herbes sur le corps des archers de Cappadoce». Quelle confusion ! quel amas de choses disparates ! Et même quand il arrive de temps en temps que M. Flaubert juge de visu, il est loin de satisfaire aux exigences scrupuleuses de la gent pédante des archéologues. On lit dans son roman que les Lydiens portaient des robes de femmes, et qu'ils dînaient en pantoufles et avec des boucles d'oreilles. Cette découverte est empruntée au prétendu «tombeau lydien» du musée Campana. Mais ce fameux tombeau n'a été baptisé lydien que par les chrétiens de l'Institut romain. Dans notre langage un peu cru, nous appelons cela une fausse dénomination, bien qu'aucun des «hommes compétents» dont on nous a vanté la perspicacité ne s'en soit aperçu. Et puis, ce n'est pas un dîner que l'artiste a voulu représenter, et rien n'autorisait M. Flaubert à poser ainsi en fait ce qui ne saurait même passer pour une conjecture.

M. Flaubert gagne et perd tout à la fois quand on compare son oeuvre au Roman de la Momie, de M. Théophile Gautier. Il perd parce que son travail de restitution est moins juste, moins scrupuleux, moins conforme aux données authentiques : il gagne parce que l'étude était plus difficile, l'entreprise plus considérable, le projet plus audacieux. Cet essai de résurrection de la civilisation égyptienne, entrepris par un écrivain de talent singulièrement ingénieux et fort bien renseigné, n'a pas eu plus de succès pourtant que n'en aura le voile de Tanit. Seulement M. Gautier a l'avantage d'avoir mieux choisi son terrain. La ville de Carthage est entièrement détruite ; il y a une cinquantaine d'années, on n'était pas encore sûr de son emplacement, et même aujourd'hui qu'il est connu, nous n'en sommes pas beaucoup plus avancés. M. Flaubert a donc dû inventer tout l'encadrement de son oeuvre, tandis que le Roman de la Momie est pastiché sur l'antiquité même, sur les ruines visibles de l'ancienne Thèbes, les statues, les bas-reliefs, les antiquailles, les textes hiéroglyphiques, la sainte Ecriture. Carthage n'a produit que ce qui devait tomber en poussière : «l'Egypte ne peut rien faire que d'éternel», a dit M. Th. Gautier. Il y a donc une différence sensible entre les points de départ des deux romanciers : l'un puisant à la source, écartant ce qui ne lui convient pas ou ce qu'il trouve obscur, embellissant ce qui manque de coloris ; l'autre forçant son imagination pour remplir les vides de la tradition, mettant à contribution toutes les nations et toutes les époques, enlaidissant ce qui lui paraît trop aimable pour les sinistres tableaux qu'il s'est proposé de peindre. M. Gautier parle avec beaucoup de bonne humeur ; son docteur Rumphius, à l'aspect fatidique de l'ibis, est une fine allusion au docteur Lepsius, le célèbre égyptologue allemand. Au milieu d'un récit étrange et fantastique, entre les allées de sphinx et les statues de soixante coudées, nous trouvons de ces petites pensées charmantes et délicates qui nous rappellent la patrie, comme une fleur cueillie au haut d'un glacier, qui nous donne le courage de continuer la route. Déjà, dans ce simple rapprochement, M. Flaubert a beaucoup à perdre. Un talent comme le sien devrait-il s'abaisser à des moyens si violents, à des effets monstrueux et hors nature pour faire lever la tête aux badauds ? Devrait-il entasser tant de mots impossibles, tant d'inventions extravagantes pour jeter de la poudre aux yeux d'un public ignorant, confondu devant tant de savoir ? Le véritable artiste n'use pas de ces procédés, bons tout au plus pour une littérature aux abois ; il cherche ce qui est beau et aimable, il éblouit par la vérité, il frappe par la grandeur, il puise son pouvoir dans le cœur humain, et ne se trompe pas à ce point de prendre l'exagération pour de la force et les rêves d'un cerveau malade pour des trésors d'imagination.

J'ai dit tout à l'heure que M. Gautier était mieux renseigné que M. Flaubert sur les bases archéologiques de son livre, et cela devait être. L'Egypte, aujourd'hui, n'a plus guère de secrets pour les adeptes ; son passé a donné naissance à une littérature considérable, pleine de renseignements parfaitement contrôlés. M. Gautier, dans son Roman de la Momie, s'est bien gardé de rien exagérer ; il s'est borné à copier, et il l'a fait avec une prudence qui communique au lecteur une impression favorable. La plupart des monuments du Louvre y sont décrits, et l'amateur lui-même, qui a fait des études dans le musée, va, en lisant le roman, de surprise en surprise. C'est à cette civilisation, si riche et si vivante encore dans ses innombrables monuments, que M. Gautier a emprunté ses prêtres à tête rase qui brûlent des parfums, ses globes mystiques, ses Pélasges tatoués. La poudre bleue qu'on mettait sur la chevelure et le fard des jeunes filles font partie des usages égyptiens ; les captifs, qui ont les bras attachés sur le dos avec une barre de bronze, sont dérobés aux fresques des tombeaux des Pharaons. Mais les globes mystiques de M. Gautier sont en airain poli et non pas en verre, comme ceux du Jardin d'acclimatation ; et ses Egyptiennes ne vont pas, habillées de noir, sous le soleil brûlant de l'Afrique. Tout le monde y porte le costume blanc, quand l'auteur n'a pas préféré pour ses personnages une mode encore plus simple.

Cette simplicité de costume est une des préoccupations favorites de M. Th. Gautier. Quel raffinement de volupté quand il déshabille sa momie vierge, lentement, bandeau à bandeau, comme un délicat qui attend un plaisir sûr et qui cherche à le retarder pour en jouir plus longtemps ! Cette finesse calculée n'est certainement pas égyptienne, pas plus que la pose à la Vénus de Médicis qu'il donne à la jeune momie. Mais il sait tenir le lecteur sous le charme qu'il éprouve lui-même, et facilement on oublie l'Egypte momifiée pour ne plus songer qu'à la créature évoquée. Pourquoi faut-il qu'une fâcheuse méprise réveille la critique endormie ? L'auteur compare le corps des baigneuses à des statues de jaspe, et voilà tout le charme évanoui ! La couleur verte du jaspe ne nous semble pas constituer un grand charme de carnation. Plus loin, nous trouvons que «les beaux pieds purs et blancs de Tahoser» sont comme «les pieds de jaspe des divinités» ! Par quel prodige des pieds blancs peuvent être verts, nous n'en savons rien ; mais ce que nous pouvons affirmer, c'est que des pieds verts n'auraient pas eu un plus grand succès à Thèbes aux cent portes que dans les boudoirs de Paris. Rendons toutefois cette justice à M. Th. Gautier : il a généralement bien employé les mots techniques de l'archéologie. Deux fois j'ai lu «le harpé à lame courbe», tandis qu'il faut dire la harpé. Je me permets de relever une petite méprise qui n'est pas du fait de M. Théophile Gautier, mais du traducteur latin de la sainte Ecriture. Le prophète Moïse porte des cornes de taureau, ou, dans le langage fleuri du roman : «Des cornes luisantes bossellent son front dénudé». Ceux qui ont appris l'hébreu savent combien cette erreur est ridicule. Les Israélites, étant encore en Egypte, font des allusions au Décalogue; c'est là un anachronisme. On pourrait citer d'autres fautes, mais elles sont légères, et plusieurs seraient sujettes à contestation. Dans le doute, le poète a toujours le droit de choisir.

J'ai loué M. Théophile Gautier de son exactitude relative. Son roman est travaillé ; il donne une idée assez juste d'une civilisation disparue ; mais n'allons pas trop loin. Le cérémonial des Pharaons n'est guère plus gai que les hymnes des conseillers carthaginois, l'action est tout aussi languissante et aussi monotone que dans Salammbô. Les dialogues entre Tahoser et Poëri sont des magasins, des catalogues de vente qu'on pourrait utiliser à l'hôtel Drouot ; le lecteur qui cherche des hommes, des passions, des conflits moraux, n'y trouve que des natures mortes, des déesses à tête de vache, des figurines en pâte bleue, enfin tout ce bric-à-brac confus et ennuyeux qui n'est pas de la science et n'est pas non plus du roman. En poursuivant péniblement ma lecture, je m'attendais toujours à voir apparaître un chapitre écrit en langue démotique, comme dans Salammbô l'entassement inutile de mots étrangers fait assez bien l'effet, quand on n'y regarde pas de près, d'un idiome perdu. Il faudrait un dictionnaire pour cette sorte de roman, ou plutôt il en faudrait plusieurs, les mots de toutes les langues s'y trouvant confusément mêlés. Le lecteur, qui ne les comprend pas, éprouve une sorte de consolation quand il s'aperçoit que l'auteur ne savait pas non plus toujours ce qu'il écrivait. Ainsi M. Flaubert, au lieu de dire tout simplement «le général», choisit le mot hébreu et l'appelle «le schalischim». Pour son malheur, c'est la forme du pluriel qu'il a prise, comme dans le nom impossible de l'eunuque Schahabarim ; c'est absolument comme s'il avait dit en français : Monsieur l'amiraux ou monsieur le maréchaux. Ailleurs, il parle d'un stèle en or, et d'un stèle d'émeraude, objets à coup sûr d'une valeur considérable ; mais quand on se refuse à dire «la petite colonne», on doit au moins écrire une stèle, et savoir qu'une «stèle d'émeraude» serait le monument minéralogique le plus surprenant dont on ait jamais ouï parler. Je n'ai pas surpris de fautes d'orthographe dans les mots étrangers du Roman de la Momie ; dans Salammbô, j'en ai recueilli à foison. Le nom de l'héroïne est écrit par deux m, contrairement aux règles élémentaires de la grammaire sémitique. On apprend dans nos collèges, qu'il ne faut pas écrire Archagate, autochtone, Cirtha, Xantippe, lampadères, Kabyres, Suburre, mais Archagathe, autochthone, Cirta, Xanthippe, lampadaires, Kabires, Subure. Les îles Egineuses sont probablement les Eginuses ; les Agates (M. Cuvillier-Fleury préfère OEgates) se sont appelées de tout temps îles Aegates, et les cistres résonnants se trouvent dans tous les dictionnaires à la lettre s. Les mots étrangers ont donc mal servi la bonne volonté de M. Flaubert, et celui qui écrira le commentaire de son ouvrage aura peine à mettre d'accord la grammaire avec le bon sens. L'auteur s'est aventuré sur un terrain glissant ; ne nous étonnons pas que souvent il y trébuche. On lui a reproché d'avoir employé des mots « trop carthaginois». Hélas ! que ce reproche est injuste : il y a autant de chinois que de carthaginois dans le roman de M. Flaubert, et pour bien caractériser l'espèce de savoir qui a présidé à la confection de Salammbô, il faudrait appeler ce livre une carthachinoiserie.

Jusqu'à présent, la critique, à peu d'exceptions près, s'est montrée d'accord sur les mérites de Salammbô. Abstraction faite de toute sympathie ou antipathie personnelle, il en est resté une impression défavorable. Comme les jugements se font vite ! on condamne le roman à titre de roman, mais on rend justice aux études préparatoires de l'auteur, sans se douter qu'elles ont presque toujours porté à faux. Les uns disent qu'il en restera des fragments, d'autres qu'il en restera peu ; moi, le plus modeste de tous, je crois qu'il n'en restera rien. Je suis grand admirateur de M. Flaubert, qui m'a toujours paru comme un chêne au milieu des broussailles du roman moderne ; et certes il m'en coûte de voir mon opinion confirmée par tant de témoins à charge, triste pronostic d'une condamnation à mort. Mais peut-être me suis-je trompé. Le détail d'une oeuvre d'art peut souvent être inexact, les contours faux, les ornements surchargés, les proportions mal prises, et pourtant l'ensemble produire un effet grandiose, quelquefois même naturel et conforme à la vérité. Critiquez tant que vous voudrez les sculptures d'une cathédrale, les dimensions du porche, son exécution négligée, ses formes roides, il y a néanmoins quelque chose qui se tient au-dessus de l'opinion publique et hors des atteintes de la critique : c'est le génie de l'époque qu'elle représente. Si M. Flaubert avait négligé le détail pour sauver l'ensemble ! si, malgré les roues hydrauliques, les escarboucles des lynx et les boules du Jardin d'acclimatation, il nous montrait le vrai tableau de la vie carthaginoise, de son luxe, de ses superstitions, enfin le vrai caractère d'une civilisation évanouie, d'un monde fermé pour les savants ! Ces terribles tueries, la lâcheté des hommes, la bigoterie des femmes, peut-être sont-elles copiées sur le vif ; et si M. Flaubert le savant a souvent tort, M. Flaubert le romancier historien pourrait avoir raison. C'est ce que M. Th. Gautier, dans le Moniteur, a prétendu. J'ai fait consciencieusement tous mes efforts pour me rendre compte de ce prétendu mérite du livre.

La scène se passe à Carthage. N'insistons pas sur la description du réseau de la ville, qui pourrait être plus juste, sans jamais l'être tout à fait. M. Flaubert n'a consulté ni Falbe ni Dureau de la Malle, et pourtant il aurait pu en tirer profit. Mais les hommes, les Carthaginois, ceux que, d'après le Moniteur, il a vus avec une «lucidité toute contemporaine», où sont-ils et sous quel aspect se présentent-ils ? Les quelques lâches habillés en noir et portant leur parasol à la main, serait-ce là ce peuple plein de valeur, d'activité, de sagacité, d'enthousiasme dont nous parle l'histoire ? Ces marchands, ces Anglais de l'antiquité, qui s'étaient emparés du commerce du monde ; ces intrépides navigateurs, dont les colonies s'étendaient jusqu'au Sénégal, ces premiers manufacturiers des trois zones, qui à eux seuls pourvoyaient aux besoins de toutes les nations, qui les reconnaîtrait dans Salammbô ? La navigation demande du courage, le commerce demande de la ténacité, et plus d'une fois les Carthaginois en ont donné des preuves éclatantes. M. Flaubert s'est égaré dans une époque où la révolte militaire et la guerre contre les tribus sujettes venaient surprendre une ville épuisée par vingt-trois ans d'une lutte formidable. Les horreurs de cette révolte et la mauvaise foi des Phéniciens, passée en proverbe, l'ont occupé presque exclusivement ; il ne lui restait plus le temps d'examiner les Carthaginois eux-mêmes avec leur esprit affairé, pratique, persévérant, dans leurs occupations journalières, leurs comptoirs, leurs fabriques, leurs plantations. Pourtant, c'était là qu'il devait chercher les éléments de son récit. Un peuple dépravé comme le sien ne méritait pas la victoire sur les Mercenaires. Dans Salammbô, on ne rencontre que des parfumeurs et des teinturiers ; puis des mangeurs-de-choses-immondes, ce qui doit être un euphémisme. Les grands ports avec leurs bâtiments, les navires avec leurs cargaisons, les immenses établissements mercantiles, les terres cultivées par des esclaves, dont un seul propriétaire possédait parfois jusqu'à vingt mille ; enfin, tout ce qui pouvait donner une idée de la grandeur du peuple et de la ville, M. Flaubert ne l'a point vu, n'y a pas touché. Sa Carthage, par ses trésors, est une ville des Mille et une Nuits ; par l'avilissement et la lâcheté de ses citoyens, c'est une petite ville de l'ancien empire d'Allemagne : il n'y a que les mots hébreux incompris et incompréhensibles qui nous rappellent de temps à autre les épingles sur lesquelles M. Flaubert nous a placés. Pour tout le reste, pour le fonds intime des choses, il n'y a pas de différence marquée.

L'écrivain qui essaye la reconstruction d'une ville antique devrait commencer par étudier le génie des peuples antiques en général. Les forces et le talent des nations, on le sait, ne se développent pas tous a la fois, aujourd'hui pas plus que dans l'ancien monde. Nous connaissons les bonnes qualités des Phéniciens ; selon les circonstances, elles pouvaient devenir de graves défauts, et le sont devenues. Ces paisibles marchands n'avaient aucun sentiment national ; ils ne connaissaient pas le prix de la liberté et se refusaient à dominer les autres peuples. Il leur suffisait de leur imposer leur négoce. La ville d'Utique, située à dix pas de Carthage, n'est jamais devenue une ville carthaginoise. En politique, les Phéniciens ont donc montré la plus grande indolence ; même la guerre, soutenue par des stipendiés, n'était pour eux qu'un objet de spéculation. Ces défauts du caractère national ont tous trouvé place dans le livre de M. Flaubert ; il a fortement appuyé sur la bizarrerie d'un culte emprunté, sur la laideur des dieux, la cruauté et la volupté des rites sacerdotaux ; mais l'énumération des défauts d'un peuple n'est pas le peuple lui-même, et, s'il a produit de grandes choses, c'est qu'il avait de grandes qualités, dont il convient de tenir compte. Cuvier a pu recomposer ses monstres antédiluviens d'après une dent ou l'empreinte de leurs pas ; mais il l'a fait en suivant scrupuleusement les données de la science et les lois essentielles de la vie animale, de la cause et de l'effet. Que dirions-nous s'il nous avait peint ses bêtes comme privées d'organes nécessaires à la vie ou enrichies d'appendices incompatibles avec leurs fonctions ? C'est ce qu'a fait pourtant M. Gustave Flaubert, et son critique officiel ne paraît pas s'en être douté.

Salammbô vivra moins que Madame Bovary, et le Roman de la Momie moins que le Voyage en Espagne. MM. Flaubert et Gautier sont les premiers sans doute à reconnaître leur côté faible ; mais ils se diront tout bas que, s'ils n'ont pas bien fait, personne n'aurait su faire mieux. Il est facile, pour l'homme qui ne s'occupe que du détail de la science, de relever les erreurs d'autrui ; on vient nous montrer de grandes oeuvres, des portraits d'ensemble, des vues cavalières, et nous les regardons avec notre microscope. Selon nous, l'insuccès du roman antique a sa cause ailleurs que dans l'infirmité des écrivains ; peut-être même, s'ils peignaient avec plus d'exactitude les moeurs de ces peuples disparus, ce genre de roman serait-il encore plus insupportable. S'il déplaît, il faut en accuser les Egyptiens et les Carthaginois, et non pas les auteurs qui ont fait de si pénibles efforts pour les ressusciter. La vie des anciens était plus calme, plus mesurée, plus solennelle que la nôtre ; leurs langues n'avaient pas cet entrain irrésistible des langues modernes ; leurs pensées se suivaient plus lentement, sans précipitation, et avec une froideur qui nous rappelle leurs statues de marbre. Ce caractère général de l'antiquité se reproduit tout naturellement dans le roman historique, même quand son archéologie est erronée. On y retrouve des traces de beauté et de grandeur ; mais cette beauté est froide et cette grandeur est muette. Pour le lecteur d'à présent, la distance entre le roman du jour et l'émigration des Israélites est trop grande pour qu'il puisse la franchir volontiers sans péril, et la nature des peuples modernes, plus volcanique que celle des prêtres eunuques de Salammbô, a quelque peine à emboîter le pas solennel des théories. Rappeler une vie imparfaite et disparue, une société éteinte, est l'affaire de la science, et l'on ne franchit pas impunément le seuil sacré du sanctuaire. L'antiquité est une enceinte close pour celui qui n'y cherche qu'un amusement frivole ; la science ne fait pas de concessions, elle secoue tout ce qui lui est étranger. Plaignez-vous de la roideur de sa forme, de la sécheresse et de la pédanterie de ses recherches, vous n'aurez jamais que le petit succès du moment. Le romancier a son terrain à lui ; il brille où le savant s'éclipse ; son apanage est le jeu mobile de la vie contemporaine. L'histoire des temps reculés est pour lui comme une muraille où la science ne lui permet pas de charbonner ses figures.

Et cependant, l'avouerai-je ? j'ai peur d'avoir été bien cruel envers l'auteur de Salammbô. La critique impartiale ne saurait être un monologue ; c'est une conversation entre l'esprit (si esprit il y a) et cette autre puissance qu'on appelle le cœur. Insensiblement, les deux éléments se rapprochent, se pénètrent, s'amalgament, et si l'un en sort plus éclairé, l'autre ne laisse pas d'être un peu troublé. Le roman archéologique n'a pas force de vie, je me suis prononcé à ce sujet avec franchise ; mais je n'ai pu, en fermant le livre, me défendre d'un autre sentiment aussi vrai, aussi naturel et que je n'ose définir, tant il est craintif. J'admire et je suis ému au spectacle de cet homme, de cet écrivain d'un talent si énergique et si ingénieux qui, en pleine possession du succès et n'ayant qu'à choisir autour de lui, dans la vie présente, ses sujets et ses triomphes, s'en va plonger dans l'antiquité la plus obscure, pour en retirer, après six années d'efforts inouïs, un livre que nous venons en quelques heures déchiqueter pièce à pièce. Mieux guidé, il eût mieux réussi ; mais n'est-ce pas quelque chose déjà que d'avoir tenté, et cette entreprise n'a-t-elle rien pour nous toucher au milieu d'une époque positive et, comme la nôtre, désintéressée des choses de l'esprit ? Nous estimons qu'il vaut mieux encore lutter et faillir comme M. Flaubert, que de tourner sans désemparer cette vieille manivelle de l'amour fané et des serments rompus.