Il ne saurait être ici question de discuter ni même d'exposer les opinions nombreuses qui, depuis trois siècles, ont été formulées par des archéologues et des minéralogistes sur la substance des vases murrhins et sur la nature de cette murrha (morria, murritês lithos, myrrhitis) qui avait la couleur et même, disait-on, l'odeur de la myrrhe, et qui servait à fabriquer ces vases [Gemmae]. Nous citerons seulement les principaux passages des auteurs anciens qui ont été la base essentielle de tant de controverses.

Pline dit qu'on extrait des entrailles de la terre les murrhins, de même que le cristal ; puis il donne ces détails : «Les murrhina nous viennent de l'Orient. On les y trouve dans plusieurs régions peu connues, principalement dans le royaume des Parthes, en Carmanie. On pense que cette substance se condense sous terre par l'effet de la chaleur. Jamais les murrhina n'excèdent en volume les proportions de petits abaques, et rarement leurs parois dépassent en épaisseur celles d'un verre à boire. L'éclat en est doux, et même ils sont plutôt luisants qu'éclatants ; mais on y estime particulièrement la variété des couleurs produites par les veines de leur pourtour, qui offrent les nuances de la pourpre, du blanc et d'une troisième couleur de feu, puis semblent se fondre graduellement, comme si la pourpre pâlît ou que la couleur lactée passât au rouge. D'aucuns prisent surtout les bords minces et certains reflets internes qui rappellent ceux de l'arc-en-ciel ; d'autres préfèrent les parties opaques, considérant comme un défaut la translucidité ou la diaphanéité. On admire aussi les grains, les verrues qui ne font pas saillie, mais qui sont sessiles, comme parfois les taches de la peau sur le corps humain ; on apprécie même l'odeur qu'ils exhalent». Pline raconte en outre que Pompée, le premier, fit connaître aux Romains les vases murrhins et qu'à la suite de son triomphe sur Mithridate il en déposa six dans le trésor du temple de Jupiter Capitolin. Avec la matière des murrhins, on fit des abaques, des plats ; chaque jour s'accrut davantage, à Rome, l'engouement pour les murrhina, si bien qu'on vit se vendre 70 talents un vase murrhin dont la contenance ne dépassait pas six sextiers. Le personnage consulaire qui se servait de ce vase se passionna pour lui au point qu'il en rongea le bord, et ceci ne fit qu'en accroître le prix (il est manifeste qu'ici Pline se fait l'écho d'un conte populaire). Ce même personnage, que Pline ne nomme point, avait réuni une collection de vases murrhins ; Néron se les appropria et ils étaient si nombreux qu'il put en garnir la scène d'un petit théâtre où il aimait à chanter devant ses intimes. On comptait et on se montrait les débris d'un vase murrhin comme si c'eût été le corps d'Alexandre. T. Petronius cassa un vase murrhin qui avait coûté 300 talents, pour ne pas le voir tomber aux mains de Néron.

Les modernes, interprétant diversement ces récits où l'exagération et même la fable ont une part évidente, se sont à l'envi évertués à démontrer que les vases murrhins étaient en pâte de verre, en onyx, en agate, en sardoine, en spath-fluor, en benjoin, en écaille, en nacre, en opale, en albâtre, en ambre jaune, en ambre gris, en corne fondue, en porcelaine de Chine. Tout bien pesé et en dégageant de la légende le récit de Pline et les autres témoignages anciens, il nous semble que l'opinion la plus vraisemblable est celle qu'a exprimée Winckelmann. Le père de l'archéologie croit qu'on désignait sous le nom de murrhina, deux espèces de vases ou d'autres objets : les murrhins proprement dits en agate, sardoine ou sardonyx, et ce que nous appellerons les faux murrhins, en pâte vitreuse à doubles ou triples couches multicolores, semi-translucides, qui étaient imités des premiers, leur ressemblaient et servaient aux mêmes usages. Dans le langage courant, le terme de murrhina s'appliquait aussi bien aux uns qu'aux autres. Les anciens se servaient de même, pour leurs cachets, soit de pierres fines gravées, soit de pâtes vitreuses qui n'étaient que des imitations de véritables gemmes. Nous donnons nous-mêmes vulgairement le nom de perles aux vraies et aux fausses perles ; le nom de cristal, à la fois au cristal de roche et aux plus limpides produits de nos usines de cristallerie. «Le caractère, dit Winckelmann, que Pline donne aux vases murrhins est celui de la belle sorte d'agate qu'on appelle sardonique, parce qu'elle est composée en partie de sardoine... Il parle aussi de murrhins factices, c'est-à-dire de ceux avec lesquels l'art de la verrerie des anciens avait cherché à imiter les véritables vases murrhins». C'est probablement des faux murrhins qu'il s'agit dans un passage où Arrien dit qu'on en fabrique à Thèbes, dans la Haute-Egypte, en même temps que des vases de verre. Properce parle de vases murrhins cuits au four, chez les Parthes. Pline enfin définit le murrhinum vitrum d'Alexandrie : quod picturae genere murrhina pocula imitatur.

Si l'on tient compte de la distinction que nous venons de proposer, on verra que les contradictions des auteurs anciens ne sont qu'apparentes, certains passages se rapportant à des murrhins en pâte de verre, certains autres à des murrhins en une matière naturelle qui ne saurait être autre chose que les variétés de l'agate ou de la sardonyx. A moins de déclarer, ce qui serait une hypothèse inadmissible, qu'aucun vase murrhin de l'antiquité ne nous est parvenu, nous devons reconnaitre les murrhins, d'une part dans les vases d'agate ou de sardonyx, d'autre part, dans les vases en pâte de verre qui imitent les premiers. Les qualités que Pline reconnaît aux murrhins en général sont : translucidité, éclat tempéré, veines stratifiées offrant les nuances de la pourpre, du blanc, du feu, atténuations qui marient et fondent ces couleurs, pâleur, reflets de l'arc-en-ciel, taches opaques, verrues : tous ces caractères ne se rencontrent-ils pas dans les deux catégories de monuments si rares de nos musées, que nous proposons d'englober sous la dénomination de murrhins ? Properce compare la couleur fauve de l'onyx au murrhin ; Martial semble désigner ce que nous appelons la sardoine mamelonnée ou nuageuse lorsqu'il dit : maculosae pocula myrrhae. Les anciens placent côte à côte, comme étant les objets d'étagère les plus merveilleux, les vases murrhins, les vases de cristal, les vases d'onyx. Dans le Digeste, le législateur se demande si les murrhins et les cristaux doivent être compris dans la vaisselle, à cause de leur caractère précieux ; ailleurs, nous lisons cette phrase : murrhina casa in gemmis non esse Caius ait ; s'il pouvait y avoir doute dans le classement des murrhins parmi les gemmes, c'est que la matière ne permettait pas de les séparer ; la distinction, pour le législateur, reposait sur l'usage différent étaient destinés les vases murrhins et les gemmes.

Parmi les murrhins en pâte vitreuse (faux murrhins) conservés dans nos musées, nous citerons : le vase des Vendanges, au musée de Naples, le vase Barberini ou de Portland au Musée Britannique, un bel unguentarium de style pompéien et quelques beaux fragments du même genre conservés au Cabinet des médailles. Ces vases, qu'on appelle parfois des verres doublés, sont décorés, sur leur panse, de scènes en relief qui se détachent en blanc laiteux sur le fond bleu foncé ou brun semi-translucide.

Les murrhins vrais de sardonyx les plus célèbres sont le canthare dionysiaque appelé Coupe de Ptolémée, au Cabinet des médailles, et quelques autres vases du même Musée, qui sont encore pourvus de la monture que le moyen âge leur adapta ; l'aiguière du trésor de Saint-Maurice d'Agaune ; la tasse Farnèse au Musée de Naples ; le vase de Mantoue au musée de Brunswick. La galerie d'Apollon, au Musée du Louvre, les trésors des églises de Monza, de Saint-Marc de Venise et d'autres encore, ont quelques vases en pierres précieuses, généralement sans sujets gravés, qui doivent aussi rentrer dans la catégorie des vases murrhins.

Les gens du moyen âge et les modernes n'ont eu qu'une voix, comme les anciens, pour admirer ces vases aux reflets chatoyants, dont les parois sont tantôt unies, tantôt recouvertes de scènes en relief, affouillées dans la gemme diaprée. Aussi, la plupart des vases murrhins parvenus jusqu'à nous n'ont jamais été perdus : toujours considérés comme les plus précieux des joyaux, ils nous ont été transmis de générations en générations à travers les âges, en passant des temples païens dans les églises du moyen âge où ils servirent souvent au culte chrétien, munis de montures d'orfèvrerie dans le goût du jour et qui, parfois, sont aussi précieuses pour l'histoire de l'art que le monument original lui-même.

Article de E. Babelon