L. Barré - Identification de la bataille d'Issus
Ayant reconnu Alexandre et Darius, nous devons voir dans
ce tableau la bataille d'Issus. Le passage du Granique
s'effectua en été ; et voici un arbre
dépouillé de feuilles qui est placé tout
exprès, selon la coutume des artistes anciens, pour
indiquer le déclin de l'année. Sur les bords du
Granique, les Perses se servirent de chars armés de
faux ; et les deux rois ne s'y trouvèrent pas en
présence. Puis enfin, raison décisive, rien
dans ce tableau n'indique les bords d'un fleuve ; ce que
n'eût pas négligé l'artiste. Quant
à la bataille d'Arbèle, elle eut lieu le deux
octobre, époque où, dans l'Assyrie surtout, les
arbres ne sont point dépouillés de leurs
feuilles ; les chars armés de faux y entrèrent
également en ligne ; puis Alexandre, y rencontrant
Darius, fit usage, non pas de sa lance, mais de son arc, avec
lequel il tua l'aurige du roi de Perse ; et celui-ci ne prit
la fuite que quand il fut seul sur son char.
Il ne reste donc qu'Issus. Là, un seul char se trouva
sur le champ de bataille : ce fut celui de Darius ;
là, le terrain avait des parties montueuses, comme
celles qui sont figurées sur le dernier plan de notre
tableau, des rochers comme ceux qui paraissent sur le devant.
La bataille se donna au mois de novembre ou de
décembre, ce qui explique non seulement l'arbre
dépouillé, mais encore la manière dont
les Perses, et le roi lui-même, ont la tête, le
cou et une partie du visage enveloppés
d'étoffes grossières. Mais ce qui place cette
opinion au-dessus de toute discussion, selon nous, c'est le
récit de Diodore de Sicile et de Quinte-Curce. En
effet, selon ces historiens, les doryphores ou les immortels,
avec leurs vêtements chargés de broderies et
leurs colliers d'or, assistèrent à cette
bataille. Darius tenta d'abord de décider le combat
à l'aide de sa cavalerie ; et déjà les
Macédoniens se voyaient entourés, lorsque
Alexandre appela à lui Parménion avec la
cavalerie thessalienne. Alors la mêlée devint
terrible : Alexandre aperçut de loin le roi de Perse
qui encourageait les siens du haut de son char ; et, à
la tête de sa cavalerie, il combattit comme un simple
soldat pour percer jusqu'à celui qu'il regardait comme
son ennemi personnel, et pour avoir la gloire de le tuer de
sa main.
Mais voilà que s'offre une scène sublime de
courage et de dévouement. Oxathrès,
frère du roi de Perse, voyant que le Macédonien
s'obstinait à atteindre Darius (akataschetôs
iemenon epi ton Dareion), poussa son cheval devant le
quadrige, et entraîna sur ce point la cavalerie
d'élite qu'il commandait : là eut lieu un
affreux carnage ; là tombèrent Atizyès
et Rhéomithrès et Sabacès. Alexandre
lui-même y fut blessé à la cuisse ; mais
le mauvais état d'une partie de la mosaïque nous
laisse ignorer si l'artiste avait indiqué cette
blessure. Enfin, Darius prit la fuite, abandonnant la eandyce
et l'arc royal, qui servent ici à le faire
reconnaître.
Dans le cours de cette description, on a déjà
vu percer l'admiration que nous inspirent quelques-unes des
beautés de ce magnifique tableau : mais il faudrait,
pour ne point rester au-dessous des mérites de cette
étonnante composition, nous arrêter maintenant
et sur l'ensemble et sur chaque détail : il faudrait
louer également la correction du dessin des
têtes et des membres, l'agencement des draperies, le
mouvement des figures et l'entente des groupes, la
vérité des raccourcis et des attitudes, la
vivacité des contrastes, l'absence de moyens factices,
d'ajustements et d'effets cherchés, l'heureuse
distribution des lumières et des ombres, la vigueur et
l'harmonie du coloris, et le fini des moindres objets
matériels, des moindres particularités : il
faudrait nous extasier ici sur une bride de cheval, là
sur un bouclier qui forme miroir. Si pourtant il y avait
à faire un choix parmi toutes ces perfections, celle
que nous élèverions au-dessus de toutes les
autres, parce qu'elle est en effet la plus importante dans
l'art, ce serait l'expression des figures : l'homme expirant,
les entrailles déchirées, est digne de
Michel-Ange. Au second rang nous placerions la beauté
des chevaux, qu'on croirait d'un Lebrun ou d'un Vernet.
Eh bien ! toutes ces beautés ne sont encore que celles
d'une copie : ces vives lumières ne sont que des
reflets ; car la mosaïque s'est faite sans doute
d'après un tableau. Que devons-nous donc penser de
l'original ? A qui l'attribuer ? A Nicias, à
Protogène, à Euphranor, qui peignirent
Alexandre ? ou plutôt, à ce Philoxène
d'Érétrie, disciple de Nicomaque, dont le
tableau, supérieur à tous les autres, au
rapport de Pline, et peint pour le roi Cassandre,
représentait le combat d'Alexandre et de Darius ? Ne
s'approcherait-on pas plus encore du vraisemblable en
songeant au divin Apelles lui-même, qui accompagna
Alexandre dans ses expéditions, et qui, seul, obtint
dans la suite le droit de peindre son portrait, comme Lysippe
eut celui de le couler en bronze, et Pyrgotèle, celui
de le graver sur des pierres précieuses. Apelles !
Alexandre ! il y a dans l'accouplement de ces deux noms une
magie que l'on aime à reporter sur le premier tableau
qui ait révélé la peinture antique dans
toute l'étendue de ses moyens.
L'opinion que nous avons soutenue jusqu'ici, en reconnaissant
dans la mosaïque de Pompéi une
représentation de la bataille d'Issus, est celle du
savant Quaranta. Nous avons souvent abrégé le
développement de ses arguments, et nous en avons
ajouté quelques-uns qui nous sont propres. Nous avons
dit en même temps les raisons principales qui nous
empêchent d'admettre soit l'explication de M. Antonio
Nicolini, qui incline à voir ici un épisode de
la bataille d'Arbèle ; soit celle de M. F. M.
Avellino, qui tout d'abord a reconnu le passage du Granique.
L'espace nous manque pour présenter avec
développement en regard des nôtres, afin de les
détruire systématiquement, toutes les preuves
dont ces deux archéologues ont étayé
leurs systèmes ou leurs objections ; mais notre
impartialité nous fait un devoir au moins de les
mentionner sommairement une à une, en les
réfutant et les détruisant à
mesure.
Ils ont fait remarquer d'abord que les écrivains de la
vie d'Alexandre, Diodore de Sicile, Plutarque, Quinte-Curce
et Arrien, ayant vécu longtemps après
l'époque de la mosaïque dont il s'agit, il n'est
point étonnant que des différences notables se
trouvent entre le récit de ces écrivains et les
dispositions du tableau. Cette remarque vient à
l'appui de tous les systèmes possibles, et nous
pourrions par conséquent l'invoquer en faveur du
nôtre : mais ce ne sont point des dissemblances qui
nous ont guidé, ce sont des rapports frappants entre
les traditions des historiens et l'intention du peintre : ces
rapports sont valables quelle que soit la distance, et
surtout si l'on apprécie convenablement le respect
religieux de l'antiquité pour toute espèce de
tradition.
Darius et Alexandre, objecte-t-on, se trouvant pour la
première fois en présence (la première,
s'il s'agit de la bataille d'Issus, mais non
d'Arbèle), ont dû s'occuper exclusivement l'un
de l'autre. — Eh quoi ! ni l'impétuosité
de l'attaque, ni la nécessité de renverser un
obstacle, d'une part, ni l'intérêt pour un
frère qui se dévoue, de l'autre, ne pourraient
les distraire de cette contemplation mutuelle ! Mais cette
reconnaissance a eu lieu peut-être ; le moment en est
passé ; ce n'est pas celui qu'a choisi l'artiste, et
nous osons dire qu'il a bien fait.
Mais les vêtements et le char du roi de Perse ne sont
pas assez somptueux ! Quinte-Curce les décrit plus
magnifiquement ! — D'abord, ceux-ci ne sont pas si
pauvres que l'on puisse se plaindre ; puis, n'est-il pas
certain éclat que le peintre doit affaiblir
plutôt qu'exagérer ? que restera-t-il pour la
passion, pour la nature humaine, s'il donne tant d'importance
à de brillants accessoires ? Alexandre ne portait pas
de barbe ; et ici il a des favoris. — Les deux choses
sont bien distinctes, d'abord ; puis, c'est peut-être
seulement après Issus qu'Alexandre fit raser ses
soldats pour offrir moins de prise à l'ennemi, et que
lui-même leur donna l'exemple.
Bucéphale était noir, avec une marque blanche
au front ; sa tête ressemblait à celle d'un
boeuf. — Mais Alexandre montait quelquefois un autre
cheval, car Bucéphale était vieux : ce
changement eut lieu au Granique, et put arriver de même
à Issus.
Il se passa près d'Arbèle un fait particulier
qui s'appliquerait assez bien à la mosaïque dont
il s'agit : les prisonniers perses, délivrés
par Mazzéus, reprirent les armes, assaillirent les
Grecs et furent écrasés par un escadron
commandé par Arétée, qui tua le chef des
Caucasiens. — Dans cette hypothèse, plus
d'Alexandre, c'est Arétée ! plus de Darius,
c'est un satrape quelconque qui encourage les siens au combat
! et ces prisonniers, on leur avait sans doute laissé
leurs armes et leur étendard ! ils n'étaient ni
dépouillés, ni enchaînés ! et un
peintre d'un pareil talent se serait occupé d'un si
misérable épisode !
D'autre part, Arrien raconte qu'au passage du Granique la
lance du roi de Macédoine s'étant rompue, le
Corinthien Démarate lui en donna une autre avec
laquelle il frappa au visage et renversa de cheval
Mithridate, gendre de Darius (ce serait le guerrier au
bouclier) : alors un autre Perse, nommé
Résacès, frappa Alexandre d'un coup
d'épée à la tête ; mais le casque
du Macédonien fut brisé sans qu'il
reçût aucune blessure, et il traversa d'un coup
de lance la poitrine de l'agresseur. — Fort bien !
voilà qui présente plus de vraisemblance et
d'à-propos ! mais toutes nos objections contre le
Granique subsistent : on n'était point en hiver ;
Darius n'était point là. Qu'est-ce alors que le
personnage monté sur le char ? Comment expliquez-vous
ses attributs royaux ? L'artiste aurait-il mis un subalterne
en regard d'Alexandre ?
Concluons que l'hypothèse de la bataille d'Issus est
la seule satisfaisante, la seule du moins qui ne prête
point à de graves objections.
Notice de L. Barré, in Herculanum et Pompéi, tome V, Paris, Firmin-Didot (1840)