Préface

C'était, nous l'avons vu, pour satisfaire au désir que lui en avait exprimé Brutus, que Cicéron avait écrit le Traité des orateurs illustres ; ce fut encore sur la demande de Brutus, à qui le livre est adressé, qu'il composa l'Orateur.

Quelle est la perfection de l'éloquence ? C'est la question à laquelle Cicéron se propose de répondre dans ce traité. Pour trouver cet idéal qu'il cherche, c'est à la source la plus élevée et la plus pure tout ensemble qu'il remonte ; à la philosophie de Platon, à ce type divin dont les exemplaires, empreints pour ainsi dire dans l'intelligence de L'homme, sont tout à la fois le modèle et le juge de ce beau qu'il porte en lui-même et qu'il s'efforce de réaliser dans l'éloquence, la poésie, comme dans l'art. Cette philosophie, l'orateur doit donc l'embrasser tout entière ; sans elle, en effet, cette éloquence qu'il cherche est impossible. La philosophie lui enseignera et la dialectique, pour l'argumentation, et la morale, c'est-à-dire la science de la vie, la physique même et la métaphysique, dont les hautes spéculations élèveront et fortifieront sa pensée. Quand elle redescendra de ces régions, elle se sentira supérieure à ce qu'elle était avant d'y monter. La philosophie lui apprendra encore un des moyens les plus puissants de l'art oratoire, le talent de généraliser, en d'autres termes, d'agrandir toutes les questions et de substituer à de minces et stériles détails de larges et féconds développements. Est-ce tout ? Non ; riche de pensées, l'orateur serait pauvre encore, s'il n'y joignait l'abondance des sentiments ; si son âme, répandue dans tout le discours, ne se rendait, pour ainsi dire, manifeste et vivante aux yeux de yeux qui l'écoutent ; si elle ne parlait, n'intéressait pour lui et ne prévenait en sa faveur. Ce sont là «les moeurs oratoires». Convaincre, plaire, c'est beaucoup ; nous n'avons pourtant pas encore là toute l'éloquence. Ni la dialectique, ni l'agrément n'y suffisent ; il y faut la passion. L'orateur aura donc des gémissements et des larmes, des transports d'admiration comme des éclats de colère : il devra émouvoir. Persuader, plaire, toucher, c'est à cette triple condition seulement qu'on est éloquent. Eloquent ! on ne l'est pas encore ; sans la beauté de l'expression, sans la vivacité et la lumière des figures, sans le nombre et l'harmonie de la phrase, sans l'élocution, en un mot, il n'y a pas d'éloquence.

Mais le style ne doit pas être seulement une peinture ; il doit aussi être une musique. Nous entrons dans la seconde partie de l'Orateur.

Cicéron s'occupe de la construction de la période, du jeu de ses divers membres, des consonnances et des assonnances qui en relèvent le symétrie, de la nature et de l'effet des différents pieds. On s'étonne d'abord de l'importance qu'il attache à ces détails ; il ne faut pas oublier qu'ils avaient pour les Romains un intérêt tout particulier. La langue latine, en effet, n'eut pas, à son origine, elle ne renfermait pas en elle-même cette harmonie que nous admirons dans la langue grecque. Ici, comme en beaucoup de choses, Rome a fait sa richesse et vaincu cette pauvreté dont Lucrèce se plaignait. Il ne faut pas juger de son harmonie naturelle par les périodes de Cicéron ; elle est devenue plutôt qu'elle n'était née musicale. Mais si la faculté native n'y était pas, l'effort y fut, et par suite le goût. La chute heureuse d'un dichorée soulevait des acclamations unanimes ; on conçoit donc le soin que Cicéron prend de s'arrêter à tous ces détails, minutieux en apparence, mais qui, en réalité, étaient comme autant de degrés nécessaires et pénibles par lesquels l'éloquence romaine s'était, et grâce à lui surtout, élevée à cette hauteur et avait atteint cette magnificence qui lui permettait de rivaliser par des qualités égales, quoique différentes, avec l'éloquence grecque. Ajoutons que c'était principalement sur le nombre oratoire que Brutus avait prié Cicéron de lui développer ses idées.

Brutus ne fut pas satisfait de ce traité, ce dont Cicéron fut vivement contrarié ; car il y avait mis, écrit-il à ses amis, tout ce qu'il avait d'esprit et de jugement : c'était son livre de prédilection. Comment expliquer et ce contentement de Cicéron et cette désapprobation de Brutus ? C'est que, dans la question générale, il y avait une question particulière sur laquelle Brutus et Cicéron n'étaient nullement d'accord.

Ce traité de l'Orateur avait un second titre qui en indiquait plus nettement le sujet : De optimo genere dicendi, c'est-à-dire quel est le meilleur genre d'éloquence ? Nous touchons ici à une question qui, déjà indiquée dans le De Oratore et le Brutus, se dessine dans l'Orateur et se formule d'une manière plus nette et plus précise : à la querelle des Attiques et des Asiatiques.

Le livre de l'Orateur, en même temps qu'il est une magnifique théorie de l'éloquence, est aussi une protestation contre une certaine école qui, depuis quelque temps, commençait à se faire entendre et affectait d'opposer à l'éloquence ample et riche, telle que la concevait Cicéron, une autre éloquence plus simple et plus sobre, qu'elle déchirait la meilleure ; ces puristes s'appelaient eux-mêmes Attiques. Or, c'est à cette école qu'appartenait Brutus. Les Attiques reconnaissaient pour modèles de l'orateur Thucydide et Lysias. Cicéron reniait de prime abord Thucydide, et n'acceptait pas même Lysias, quels que soient leur génie et leur art ; il n'accordait ce titre d'orateur parfait qu'à Démosthène. C'est bien Démosthène aussi que Brutus reconnaissait pour le modèle de l'atticisme. Il lui avait voué un culte particulier ; il avait placé sa statue parmi celles de ses ancêtres. Il semblerait donc qu'entre Brutus et Cicéron l'entente dût être facile. Mais où commence et finit l'atticisme ? Là était la question et le désaccord. Brutus était un attique pur ; il méprisait Isocrate et se défiait de Cicéron lui-même. Il le trouvait trop artiste en fait d'éloquence. Lui, au contraire, nourri de l'étude des attiques, il cherchait à en reproduire la nerveuse sécheresse, l'élégance discrète, «avec plus d'efforts souvent que de bonheur», dit Tacite. Dans l'excès de son stoïcisme, comme plus tard firent les jansénistes, il s'interdisait les ornements du style et les mouvements de la passion. Cicéron, est-il besoin de le dire ? pensait tout autrement. Sans exclure ni la concision, ni la sobriété, il ne se refusait pas l'éclat des expressions, la vivacité des figures, l'abondance des développements et les élans de la passion, aussi voisin quelquefois du style asiatique que du style attique ; on voit donc comment Brutus ne fut pas satisfait ; l'idéal de Cicéron n'était pas le sien.

Cicéron ne convertit pas Brutus à son opinion ; c'est qu'entre Brutus et lui il y avait plus qu'une dissidence littéraire ; il y avait opposition de caractères. Brutus était tout d'une pièce ; en philosophie comme en éloquence, comme en politique, il n'admettait pas de degrés. Cicéron, au contraire, est l'homme des tempéraments et des nuances. S'il préfère l'Académie au Portique, c'est qu'on y peut, avec une égale facilité, soutenir le pour et le contre ; sa doctrine est la doctrine de la probabilité. Comment, ainsi séparés en philosophie, en éloquence, se sont-ils entendus en politique ? Un même amour de la liberté fut entre eux le lien.


L'ORATEUR ADRESSE PAR CICERON A M. BRUTUS

I. Etait-il plus difficile et plus grave, mon cher Brutus, de résister à vos prières réitérées que d'y satisfaire ? c'est ce que je me suis demandé, et j'ai longtemps balancé. Répondre par un refus au juste désir, aux nobles instances de l'ami le plus cher et le plus fidèle, c'était bien pénible pour moi ; mais s'engager dans une entreprise au-dessus de ses forces, et peut-être même de ses idées, est-ce conforme, me disais-je, à ce respect avec lequel on doit attendre la critique des hommes éclairés ? Qu'y a-t-il de plus grave, en effet, que d'avoir à décider, parmi tant de grands orateurs de caractères si divers, quel est le meilleur genre, quelle est, pour ainsi dire, la meilleure forme d'éloquence ? Mais vous m'en avez souvent prié ; je vais l'essayer, moins dans l'espoir de réussir que pour me soumettre à une épreuve. J'aime mieux, en vous obéissant, manquer à la prudence, qu'aux devoirs de l'amitié en vous refusant.

Vous me demandez donc, et cela depuis longtemps, quel est le genre d'éloquence que j'approuve le plus et que je crois le plus complet, le plus beau, le plus parfait. Je crains, si je cède à votre voeu, si je trace le portrait de cet orateur que vous cherchez, de rebuter les disciples de l'éloquence, qui, découragés à la vue d'un modèle désespérant, n'oseront plus marcher vers un but qu'ils croiront ne pouvoir atteindre. Cependant rien ne doit arrêter celui dont l'ambition aspire à de grandes choses qui veulent de grands efforts. Quand même on n'aurait pas ces dons de la nature, cette force de génie, ces hautes connaissances du parlait orateur, il faut suivre la route jusqu'où l'on peut. Quand on veut arriver à la première place, il est beau encore de s'arrêter à la deuxième, même à la troisième. Homère, Archiloque, Sophocle ou Pindare (je ne parle ici que des Grecs) n'ont pas seuls un rang parmi les poètes ; il en est à côté, il en est au-dessous d'eux. Aristote, dans la philosophie, n'a pas été découragé par la majesté de Platon ; la science merveilleuse et le vaste génie d'Aristote lui-même n'ont pas découragé d'autres esprits.

II. Ces grands hommes ne sont pas les seuls qu'une émulation courageuse ait soutenus dans leurs travaux : les artistes même renoncent-ils à leur profession, parce qu'ils ne peuvent atteindre à la beauté, soit de l'Ialyse que nous avons vu à Rhodes, soit de la Vénus de Cos ? Le Jupiter Olympien, le Doryphore n'ont pas empêché d'autres statuaires d'essayer leurs forces, de donner carrière à leur génie. Il y en a tant qui se sont signalés chacun dans leur genre, que, malgré notre admiration pour les modèles, les ouvrages du second ordre obtiennent encore notre estime.

Si nous venons aux orateurs, je parle des orateurs grecs, ils en est un dont la supériorité sur tous les autres frappe d'étonnement. Cependant, du temps de Démosthène, il y avait plusieurs grands et illustres orateurs. Il y en avait avant et il y en eut après lui. Il ne faut donc pas que ceux qui se sont livrés à l'éloquence laissent affaiblir leur espoir ou ralentir leur zèle. On ne doit pas désespérer d'atteindre à la perfection. Dans les grandes choses, ce qui approche de la perfection est déjà grand et beau.

Peut-être l'orateur dont je vais donner l'idée sera-t-il trop accompli pour ressembler à personne. Je ne cherche pas s'il y en a eu de tel, je cherche quelle est cette éloquence parfaite, qui ne s'est montrée que rarement et peut-être jamais dans tout un discours, mais dont quelques parties seulement ont pu offrir des traits plus ou moins fréquents, selon le mérite des orateurs. Je pose même en principe qu'il n'y a rien de si beau, en quelque genre que ce soit, qui ne le cède à cette beauté première dont les autres ne sont qu'une imparfaite ressemblance ; beauté inaccessible à nos sens, à nos faibles organes, et que la pensée, que l'âme seule peut saisir. Aussi, quoique nous n'ayons rien vu de plus parfait en leur genre que les statues de Phidias et les tableaux dont j'ai parlé, nous pouvons cependant concevoir quelque chose de plus beau. Phidias, quand il faisait son Jupiter ou sa Minerve, ne prenait modèle sur aucun objet sensible ; mais il y avait dans sa pensée une beauté suprême sur laquelle il tenait ses regards attachés, et dont la contemplation dirigeait son esprit et sa main.

III. Ainsi, pour les arts, il y a un beau idéal dont les objets sensibles ne sont que l'imitation ; de même, pour l'éloquence, il y a dans notre esprit un modèle dont la parole doit être la copie.

Ces formes originelles, Platon, ce grand maître, non seulement dans l'art de la pensée, mais encore dans l'art de la parole, Platon les nomme idées. Ces idées, nous dit-il, sont éternelles, immuables ; elles subsistent dans l'intelligence et la raison, tandis que le reste naît, passe, s'écoule, disparaît, subit de continuels changements. Admettons donc que tout objet qui est du domaine de l'intelligence et de la raison doit être ramené à sa forme, à son idée première.

Mais, je le comprends, ce début, tiré moins des principes de l'art oratoire que de ceux de la philosophie, et qui rappelle un système ancien et même assez obscur, peut m'attirer quelque blâme, ou tout au moins surprendre. En effet, on l'on se demandera avec étonnement quel rapport ont ces idées avec notre sujet, avant de s'être convaincu, par l'examen approfondi de la matière, que j'ai eu raison de remonter si haut ; ou bien l'on me blâmera de quitter le chemin battu pour chercher des routes inconnues.

Je l'ai souvent remarqué : on suppose nouvelles, dans mes ouvrages, des choses très anciennes, mais trop peu connues ; et je l'avouerai d'ailleurs : si, comme orateur, j'ai quelque faible talent, je le dois moins aux leçons des rhéteurs qu'aux promenades de l'Académie. En effet, les richesses oratoires les plus variées abondent dans cette carrière philosophique où sont empreints les premiers pas de Platon. Ses oeuvres et celles des autres philosophes, où d'ailleurs l'orateur est fort maltraité, sont d'un grand secours pour l'éloquence. C'est là que se trouvent les trésors, ces précieux matériaux, qui toutefois sont d'une médiocre utilité pour les débats judiciaires, et que les philosophes ont abandonnés, comme ils disent eux-mêmes, à des muses moins polies. Ainsi méprisée, et comme répudiée par les philosophes, l'éloquence du barreau a été privée de secours puissants ; mais, soutenue par le mérite du style et de la pensée, elle s'est attiré les louanges du peuple, sans s'inquiéter de la critique des connaisseurs. Ainsi les philosophes ont été dépourvus de cette éloquence qui charme le peuple, et les hommes diserts, des belles connaissances de la philosophie.

IV. Posons donc avant tout ce principe qui sera mieux compris dans la suite : sans la philosophie nous ne formerons pas l'homme éloquent que nous cherchons ; ce n'est pas que tout soit contenu dans la philosophie ; mais elle est aussi utile à l'orateur que la gymnastique à l'acteur ; car souvent les petites choses se comparent avec justesse aux grandes. Sans le secours de la philosophie pourrait-on traiter avec abondance, avec majesté, des sujets si divers, si importants ? Socrate lui-même, dans le Phèdre de Platon, dit que Périclès ne devint le premier des orateurs que parce qu'il avait été disciple d'Anaxagore, qui, ajoute-t-il, ne se borna pas à lui enseigner les plus sublimes vérités des sciences naturelles, mais lui donna aussi l'étendue et le fécondité de l'esprit, et lui révéla le grand secret de l'éloquence, l'art de parler aux passions. C'est ce qu'on peut croire aussi de Démosthène, dont les lettres font voir avec quelle assiduité il allait entendre Platon. Nous ne pouvons en effet, sans le secours de la philosophie, distinguer le genre et l'espèce, définir, diviser, discerner le vrai d'avec le faux, suivre les conséquences, voir les contradictions, démêler les équivoques. La science même de la nature n'est-elle pas pour l'éloquence une source de richesses ? Si l'orateur n'a fait de la vie humaine, des devoirs, de la vertu, des moeurs, une étude profonde, quelles peuvent être ses paroles, ses idées ?

V. Ces grandes pensées qu'on doit à la philosophie doivent être parées des grâces du style : c'était seulement du style que s'occupaient autrefois les maîtres de l'éloquence. Aussi personne n'arrivait-il à la vraie et parfaite éloquence. C'est que l'intelligence a d'autres secrets que le style ; c'est qu'on ne puise pas à la même source la science des choses et celle des mots. C'est pour cela que M. Antoine, qui passait pour le premier orateur de son siècle, et qui joignait l'esprit à la science, nous dit, dans le seul livre que nous ayons de lui, qu'il a vu beaucoup d hommes diserts, mais qu'il n'a jamais vu l'homme éloquent. C'est qu'il avait dans l'esprit une idée de l'éloquence qu il ne trouvait réalisée nulle part ; c'est que, malgré son génie reconnu, comme il voyait ce qui lui manquait ainsi qu'aux autres, il ne trouvait personne qui méritât le titre d'éloquent. Oui, s'il se refusait ce titre, s'il le refusait à Crassus, c'est qu'il s'était formé de l'éloquence une idée si parfaite, qu'il n'osait y rapporter aucun de ceux qui lui semblaient plus ou moins éloignés de cette perfection. Essayons donc, mon cher Brutus, de trouver, si nous le pouvons, cet orateur qu'Antoine n'avait jamais vu, ou plutôt qui n'a jamais existé ; et, si nous ne pouvons atteindre à ce modèle, qu'un dieu même, disait-il, égalerait à peine, peut-être en pourrons-nous du moins tracer l'image.

VI. Il y a trois genres de style ; pour chacun nous avons des modèles ; nous en cherchons pour tous ensemble ; mais ils sont bien rares. Dans le sublime, nous voyons des orateurs qui, à la grandeur de la pensée et à la noblesse de l'expression, unissent la véhémence, la variété, l'abondance, la force, et une adresse merveilleuse à émouvoir et à entraîner les esprits. Les uns ont un langage rude, austère, sauvage, peu châtié, sans harmonie ; les autres un style poli, régulier, arrondi.

Les orateurs du genre simple ont de la finesse et de la netteté ; ils se contentent d'instruire et d'éclairer sans rien agrandir ; ils expriment avec délicatesse, rapidité, pureté ; mais, dans ce genre encore, les uns sont ingénieux sans être élégants, et affectent un langage sans étude et sans art ; les autres ont dans leur simplicité plus de politesse, plus de grâce, et admettent quelques fleurs, quelques ornements.

Il y a un genre qui tient le milieu entre le sublime et le simple ; ce genre mixte n'a cependant ni la finesse du dernier, ni la force du premier ; il en fait comme la nuance, et, sans ressem-bler â aucun, participe de l'un et de l'autre, ou plutôt s'en éloigne également. Doux et coulant, il ne se distingue que par la facilité et par un caractère toujours égal. Ses ornements, comme ceux d'une couronne, ont peu de relief, et les pensées comme les expressions n'y brillent que d'un éclat modeste.

VII. Ceux qui ont marqué dans un de ces trois genres se sont fait un nom comme orateurs ; mais voyons s'ils remplissent notre idée. Dans certains orateurs on a pu remarquer à la fois l'éclat et la force, la grâce et la finesse, et plût aux dieux que les Romains nous offrissent de pareils exemples ! il serait beau de n'avoir pas à les demander à l'étranger, mais de les trouver parmi nous. Mais je m'en souviens : si, dans mon Dialogue de Brutus j'ai donné beaucoup de louanges aux Romains, soit pour encourager les talents, soit par amour pour mes compatriotes, je n'en ai pas moins placé Démosthène fort au-dessus de tous les orateurs, comme celui qui s'est approché le plus de cette éloquence dont je me suis formé l'idée et dont je n'ai pas trouvé d'exemple. Personne ne l'a emporté sur lui, dans le sublime, le simple, le tempéré. Aussi dois-je avertir certains esprits dont les opinions peu judicieuses commencent à se répandre que, s'ils veulent passer pour attiques, ou s'ils aspirent en effet à l'atticisme, l'objet de leur admiration doit être Démosthène, cet orateur si attique, qu'Athènes même n'a pu, je crois, l'être plus que lui. Qu'ils apprennent de lui ce que c'est qu'atticisme ; qu'ils jugent de l'éloquence par les forces de ce grand homme, et non par leur faiblesse ; car on ne loue aujourd'hui que ce qu'on croit pouvoir imiter. Comme ils ont de très bonnes intentions, quoique leur goût ne soit pas assez sûr, je crois à propos de leur expliquer en quoi consiste ce véritable atticisme.

VIII. Les orateurs ont toujours réglé leur éloquence sur le goût de leurs auditeurs. Quand on veut plaire, on étudie les dispositions de ceux qui écoutent, on s'y conforme, on se plie à leur jugement, à leur fantaisie. Aussi les Cariens, les Phrygiens, les Mysiens, peuples sans politesse et sans goût, se sont fait un style bouffi et, pour ainsi dire, replet. Les Rhodiens, qui ne sont séparés d'eux que par un étroit bras de mer, n'ont jamais approuvé ce style, les Grecs encore moins ; les Athéniens l'ont absolument rejeté, eux dont le goût, aussi sûr qu'éclairé, n'a jamais rien accueilli que de pur et d'élégant. Esclave de leurs scrupules, l'orateur ne se permettait aucun terme inusité ou choquant.

Cet orateur, par exemple, que nous avons placé au-dessus de tous les autres, dans son excellent discours pour Ctésiphon, se montre d'abord soumis et modeste, puis plus vif en traitant des lois ; il s'anime par degrés, et, dès qu'il s'aperçoit de l'émotion des juges, il donne à son éloquence un essor plus hardi. Et cependant, quoiqu'il eût soigneusement pesé tous les termes, Eschine lui en reproche quelques-uns et les critique vivement ; il s'en moque : il les trouve durs, choquants, insoutenables. Il va jusqu'à demander à Démosthène, en le traitant de bête féroce, si ce sont des mots ou des monstres. Ainsi, au jugement d'Eschine, Démosthène même n'a pas d'atticisme. Il est facile, en effet, de critiquer des expressions pour ainsi dire brûlantes, et d'en rire quand le feu des esprits est éteint. Aussi Démosthène ne se justifie-t-il qu'en badinant : il ne pense pas que la fortune de la Grèce dépende de tel ou tel mot, de tel ou tel geste. Comment donc un Mysien, comment un Phrygien se serait-il fait écouter du peuple d'Athènes, quand on a pu reprocher à Démosthène même de l'affectation ? Qu'il vienne avec sa voix sourde et gémissante chanter à la tribune comme font les Asiatiques, qui pourra le supporter ? qui ne lui fermera la bouche ?

IX. L'orateur attique est donc celui qui se conforme à la délicatesse et à la sévérité des oreilles athéniennes. Il y a plusieurs sortes d'atticisme. Nos prétendus attiques n'en connaissent qu'une : s'exprimer d'une manière sèche et sans ornement, pourvu qu'il y ait dans le style de la pureté et de la netteté, c'est pour eux le seul atticisme. C'est bien une qualité de l'atticisme ; leur tort est de croire que ce soit la seule. Si, en effet, c'est en cela que consiste l'atticisme, Périclès, à qui l'on donnait sans contredit le premier rang, Périclès n'était pas un orateur attique. Si nous ne lui supposons que de la simplicité, Aristophane eût-il pu dire de lui qu'il lançait des éclairs, qu'il tonnait, qu'il ébranlait toute la Grèce ? C'est donc un orateur attique que cet écrivain si gracieux, si pur, Lysias ? Qui pourrait le contester, pourvu qu'il soit bien entendu que, si Lysias est attique, ce n'est pas à cause de sa simplicité, de sa nudité ; mais parce que son style n'a rien d'inusité, rien de choquant ? En un mot, l'éclat, la force, l'abondance, sont de l'atticisme, ou bien ni Eschine ni Démosthène ne sont attiques.

Mais en voici d'autres qui s'annoncent pour disciples de Thucydide, nouvelle secte d'ignorants inconnue jusqu'ici. Ceux qui prennent Lysias pour modèle imitent du moins un orateur du barreau qui sans doute n'a rien de grand, de sublime, mais dont la pureté et l'élégance peuvent se produire avec honneur dans les luttes judiciaires. Thucydide raconte les grands événements, les guerres, les combats, avec exactitude et noblesse ; mais il n'offre rien qui soit à l'usage des orateurs du barreau. Il y a dans ses discours mêmes tant de pensées obscures, enveloppées, qu'on a peine à les saisir ; ce qui, lorsqu'on parle en public, est le plus grand défaut. Quelle dépravation de goût ! on a le blé, on se contente du gland ! nous devons à l'attique une nourriture meilleure ; ne pouvons-nous lui devoir aussi un meilleur langage ? Enfin, quel rhéteur grec a jamais rien tiré de Thucydide ? Cependant tous l'ont loué. J'en conviens ; mais ce qu'on admire en lui, c'est le politique profond, exact, judicieux, moins fait pour être l'avocat d'une cause que l'historien d'une guerre. Aussi ne l'a-t-on jamais compté parmi les orateurs. Peut-être même que, s'il n'avait pas écrit l'histoire, son nom ne serait pas arrivé jusqu'à nous, malgré son rang et les honneurs dont il fut revêtu. Mais ce n'est pas la majesté de ses pensées et de son expression que reproduisent ses imitateurs : il leur suffit, pour se croire de vrais Thucydides, de quelques phrases estropiées et sans liaison, qu'ils écriraient sans maître. J'ai connu aussi un partisan du style de Xénophon, style à la vérité plus doux que le miel, mais qui ne saurait convenir au style judiciaire.

X. Revenons donc à cet orateur, que nous voulons former et douer de cette éloquence qu'Antoine n'a jamais vue. C'est, mon cher Brutus, une grande et pénible tâche ; mais tout est facile à l'amitié ; or j'aime et j'ai toujours aimé votre caractère, vos goûts, vos moeurs. Mon affection chaque jour devient plus vive, et lorsque je me rappelle, avec un regret si profond, notre doux commerce, nos rapports de chaque jour, vos doctes entretiens, et lorsque j'entends faire un si magnifique éloge de toutes ces rares vertus, qui semblent incompatibles et que vous savez concilier. Qu'y a-t-il, en effet, de plus opposé en apparence que la bonté et la sévérité ? et cependant quel homme fut jamais plus pur et plus doux que Brutus ? Quoi de plus difficile que de gagner tous les coeurs, quand on est appelé à prononcer entre tant d'intérêts divers ? et cependant vous parvenez à renvoyer contents et plus calmes ceux mêmes contre qui vous décidez. Aussi, quoique vous ne fassiez rien pour plaire, vous avez le secret de plaire à tout le monde. De toutes nos provinces, la Gaule seule ne se ressent pas de l'embrasement général. Vous y jouissez en paix de votre vertu, admiré de cette belle contrée de l'Italie, et entouré de ces nobles citoyens qui sont la fleur et la force de l'empire. Que dirai-je de votre application continuelle à l'étude, au milieu des plus graves occupations ? ou vous composez vous-même, ou vous m'invitez à composer. C'est par votre conseil que j'ai entrepris ce traité, après avoir terminé Caton, ouvrage que je n'eusse jamais fait dans ce siècle ennemi de la vertu, si je n'eusse regardé comme un crime de repousser le voeu de Brutus, qui me recommandait un si cher souvenir. Quant à ce traité, c'est, je l'affirme, à votre prière et après avoir longtemps résisté, que j'ai osé l'entreprendre. Je veux vous rendre complice de ma faute, de sorte que, si je viens à succomber sous le poids de mon sujet, nous essuierons, vous, le reproche de m'avoir imposé un trop lourd fardeau, et moi, de m'en être chargé. L'excuse de ma témérité sera toutefois dans le mérite de moi obéissance.

XI. En toute chose il est très difficile d'établir la forme, les Grecs disent le caractère de la perfection, parce que les idées varient sur la perfection. J'aime Ennius, dit l'un, parce qu'il emploie les termes habituels. J'aime Pacuvius, dit un autre : ses vers sont élégants et travaillés ; il y a dans Ennius trop de négligences. Supposons qu'un autre vante Attius ; car les jugements sont divers sur les Latins comme sur les Grecs, et il n'est pas facile de dire quelle forme l'emporte sur les autres. Dans la peinture, les uns veulent des figures d'un genre austère, peu châtiées, enfoncées, chargées d'ombre ; les autres, du brillant, du gai, de l'éclatant. Comment donner un modèle, poser une règle, lorsque chaque genre a ses perfections et qu'il y a tant de genres ? cette difficulté ne m'a pas détourné de mon entreprise ; je pense qu'en toutes choses il y a un genre de perfection, caché peut-être, mais que l'on découvre quand on possède bien la chose même.

Comme il y a plusieurs genres d'écrire qui différent entre eux et qui ont une forme particulière, je laisse de côté les éloges, les déclamations, les sujets historiques, les discours comme le Panégyrique d'Isocrate, et ceux de tant d'autres auxquels on a donné le nom de sophistes, tous ces ouvrages enfin qui ne se rapportent point aux débats judiciaires, et qui appartiennent à ce genre que les Grecs nomment démonstratif, parce que c'est un genre d'apparat et que son seul but est de flatter l'oreille. Ce n'est pas qu'on le doive négliger : c'est, pour ainsi dire, la première nourriture de l'orateur que nous voulons former, et dont nous voulons donner une idée moins commune.

XII. Il peut toujours y puiser une grande abondance de termes, des constructions habiles, et cette harmonie qui s'affranchit de la servitude des règles. C'est là qu'il est permis de rechercher les pensées brillantes, les périodes régulières, bien compassées, bien arrondies ; là que, loin de cacher l'art et le travail, on le montre à découvert, dans un rapport symétrique d'expressions, dans ces oppositions ou comparaisons des contraires aux contraires, dans ces désinences pareilles, ces chutes semblables, figures que nous employons bien plus rarement dans les causes réelles, et que nous cherchons au moins à disimuler. Isocrate, dans son Panathénaïque, avoue qu'il les a recherchées avec soin : c'est qu'il n'écrivait pas pour les débats judiciaires, mais bien pour le plaisir de l'oreille.

Les premiers qui enseignèrent cette partie de l'art furent, dit-on, Thrasymaque de Chalcédoine et Gorgias le Léontin ; puis Théodore de Byzance, et d'autres que, dans le Phèdre, Socrate appelle artisans de paroles. Leur style n'est pas sans quelque charme, mais c'est, pour ainsi dire, à demi éclos ; ce sont de petites phrases comme des vers : il y a de l'affectation. Nous devons en admirer davantage Hérodote et Thucydide, qui, dans le siècle même de ces sophistes, ont dédaigné ces agréments, ou plutôt ces puérilités. L'un, comme un fleuve qui ne trouve point d'embarras dans son cours, est tranquille et coulant ; l'autre est plus vif ; ses descriptions de combats ont quelque chose du tumulte de la guerre. Ce sont les premiers, dit Théophraste, qui ont animé l'histoire, et qui lui ont donné ce langage riche et varié qu'elle n'avait pas auparavant.

XIII. Après eux vint Isocrate, que je mets toujours au-dessus des rhéteurs du même genre, quoique vous combattiez quelquefois cette opinion, mon cher Brutus, avec ménagement autant qu'avec esprit. Peut-être la partagerez-vous, si je vous dis ce que j'aime dans Isocrate. Comme il lui semblait que la période était divisée en trop de membres dans Thrasymaque et Gorgias, qui, les premiers, se sont appliqués à l'arrangement des mots, comme d'ailleurs Thucydide lui paraissait trop brisé, trop peu arrondi, si je puis ainsi m'exprimer, il commença à développer les pensées dans des périodes plus coulantes. Ses leçons formèrent les orateurs, les écrivains les plus célèbres, et sa maison fut regardée comme l'école même de l'éloquence. Quand j'étais loué par notre admirable Caton, je m'inquiétais peu d'être blâmé par d'autres ; honoré du suffrage de Platon, Isocrate doit tenir peu compte de l'avis de ses autres juges. Or voici, vous le savez, comme parle Socrate, à la deuxième page du Phèdre : «Isocrate est encore jeune, mon cher Phèdre ; mais ce que j'augure de lui, je vais vous le dire. - Eh bien ? dit Phèdre. - Il me paraît doué, pour l'éloquence, d'un génie supérieur à Lysias ; il a d'ailleurs plus de goût pour la vertu, et je ne m'étonnerais pas que, plus âgé, il effaçât, dans le genre d'étude qu'il a adopté, tous les orateurs qui l'ont précédé, comme il efface aujourd'hui ceux de son âge ; ou bien, si ce genre ne lui suffit plus, on le verra, comme saisi d'un mouvement divin, s'élever à quelque chose de plus sublime. Cet homme est naturellement philosophe». Voilà ce qu'augurait Socrate de cet orateur jeune encore ; c'est l'hommage que rend à sa vieillesse Platon son contemporain ; oui, Platon, ce fléau des rhéteurs, n'admire qu'Isocrate.

Que ceux qui n'aiment pas cet écrivain me laissent la liberté de me tromper avec Socrate et Platon. Ainsi le style de ce genre, du genre démonstratif, est doux, facile, coulant, plein de pensées fines, d'expressions harmonieuses ; propre surtout aux sophistes, plus fait pour l'appareil que pour le combat ; réservé aux exercices du gymnase, mais dédaigné, repoussé par le forum. Cependant, puisque ce genre est la première nourriture de l'éloquence, qui prend ensuite par elle-même plus de couleur et de force, il n'était pas hors de propos de jeter un regard sur le berceau de l'orateur. Mais ce ne sont que les jeux, les exercices de son enfance ; suivons-le maintenant sur le champ de bataille, au combat.

XIV. L'orateur doit s'occuper de trois choses : de l'invention, de la disposition, de l'élocution. Nous dirons en quoi consiste la perfection dans chacune de ces parties, mais sans nous astreindre à la méthode vulgaire. Nous n'établirons aucune règle ; tel n'est pas notre but : nous tracerons seulement l'idée de la parfaite éloquence ; nous ne dirons pas comment on peut l'acquérir : nous la peindrons telle que nous la concevons.

Nous nous arrêterons peu sur les deux premières parties. En effet, bien qu'elles soient moins l'accessoire que le fond même de l'éloquence, elles sont cependant communes à d'autres études.

Inventer et choisir sont toutefois à l'éloquence ce que l'âme est au corps ; il est vrai, quelque importantes que soient ces qualités, elles appartiennent plutôt au jugement qu'à l'éloquence ; et cependant quelle est la cause où le jugement ne soit nécessaire ? L'orateur parfait que nous cherchons devra donc connaître les sources des arguments et des preuves. Or, tout ce qui peut être l'objet d'une question, d'une dissertation, se réduit à savoir si la chose est, de quelle nature elle est, quelles en sont les qualités : on connaît par les indices si la chose est ; ce qu'elle est, par les définitions ; ses qualités, enfin, par les idées du bien et du mal. Pour embrasser tout cela, le véritable orateur ne se renfermera pas dans les circonstances des personnes et du temps. En remontant du particulier au général, il s'ouvre un plus vaste champ, et bien établie, la preuve générale devient la preuve particulière. Or la question séparée des circonstances du temps et des personnes, et ramenée du particulier au général, s'appelle thèse. C'est d'après cette méthode qu'Aristote exerçait ses disciples à parler pour et contre, non avec la sécheresse des philosophes, mais avec l'abondance des rhéteurs, pour leur donner de la richesse, de la fécondité. Aristote a fait un livre des lieux (c'est son expression), où l'orateur peut puiser toutes les preuves pour et contre.

XV. Notre orateur (nous ne parlons toujours ni d'un déclamateur des écoles ni de quelque misérable avocat, mais bien de l'orateur parfait) trouvera donc sans peine, dans les lieux que nous fournissent les rhéteurs, ceux qui conviendront à son sujet, et reconnaîtra même la source véritable de ces lieux communs. Mais il n'abusera pas de ces richesses, il n'y puisera qu'avec mesure et discernement ; car les mêmes genres de preuves ne conviennent pas à tous les temps, à toutes les causes. Le jugement devra être son guide ; il ne suffira pas de trouver les arguments, il faudra aussi les peser. Quoi de plus fécond que l'esprit de l'homme, surtout quand il est cultivé par l'étude ? Mais, comme les terres les plus fertiles produisent à la fois et le bon grain et les herbes funestes au bon grain, ainsi de ces lieux communs peuvent naître des pensées frivoles, étrangères au sujet, inutiles ; ce qui exige de la part de l'orateur beaucoup de discernement. Sans cela, comment s'arrêter, se fixer aux bonnes preuves ? comment adoucir ce qui pourrait être choquant, dissimuler, supprimer même ce qu'il serait impossible de réfuter ? Comment détourner l'attention des esprits, et présenter d'autres preuves plus fortes en apparence que celles qu'on aurait à détruire ?

Les idées une fois trouvées, comment les distribuer ? c'est la deuxième des trois fonctions de l'orateur. Que son exorde ait de la dignité, et, ce qui servira d'introduction à sa cause, de la grandeur, de l'éclat ; qu'après s'être emparé des esprits par une première attaque, il affaiblisse, il détruise les moyens de son adversaire ; que, des preuves les plus fortes, il choisisse les unes pour le commencement, les autres pour la fin, et qu'il mette au milieu les plus faibles.

Voilà en peu de mots les deux premières parties de l'art oratoire. Mais, nous l'avons déjà remarqué, ces parties, quoique très importantes, demandent moins d'art et d'étude.

XVI. Quand l'orateur est fixé sur l'invention et la disposition, il lui reste à remplir le plus important de ses devoirs, l'élocution. Voici un mot fort sensé de notre ami Carnéade sur Clitomaque : - Clitomaque dit toujours les mêmes choses, Charmadas les mêmes choses en mêmes termes. - Or, s'il est indispensable de prendre garde à ses expressions dans la philosophie, où cependant l'on se préoccupe des choses plus que des mots, quelle attention ne doit-on pas apporter au style d'un discours, où l'élocution est la partie essentielle ? Aussi l'ai-je compris par vos lettres, Brutus : vous ne me demandez pas mon sentiment sur ce qui constitue l'orateur parfait dans l'invention et la disposition ; mais vous voulez savoir, je pense, en quoi je fais consister le meilleur genre d'élocution. C'est assurément une question difficile, la plus difficile de toutes. En effet, le langage est quelque chose de si délicat, de si souple, de si flexible, qu'il se prête à tous les caprices ; puis la différence des esprits et des goûts a dû produire différents caractères de style.

Les uns veulent un torrent, une volubilité d'expressions ; pour eux, l'éloquence est dans l'impétuosité du discours. D'autres aiment le style coupé, les repos, les phrases qui permettent de reprendre haleine. Quelle différence ! et cependant chacun de ces deux genres a sa perfection. Il y en a qui travaillent à se faire un style doux, égal, pur et naturel ; d'autres préfèrent je ne sais quoi de dur, de sévère, presque de triste ; il y a, nous en avons plus haut établi la division, trois genres de style : le sublime, le simple, le tempéré ; il y a autant de genres d'orateurs.

XVII. Puisque j'ai commencé à vous donner plus que vous ne me demandiez (je n'avais en effet à vous répondre que sur le style, et j'ai dit quelques mots de l'invention et de la disposition), je vais encore, Brutus, parler de l'action : je n'aurai donc omis aucune partie de l'éloquence ; car, pour ce qui concerne la mémoire, je n'ai rien à dire ici de cette faculté commune à bien d'autres études.

La manière de s'énoncer consiste en deux choses, l'action et l'élocution. L'action est, pour ainsi dire, l'éloquence du corps ; elle se compose, en effet, de la voix et du geste. Il y a autant d'inflexions de voix qu'il y a de sentiments, et c'est la voix surtout qui les excite. Ainsi, l'orateur parfait dont il s'agit prendra tous les tours qui conviendront aux passions dont il voudra paraître animé et qu'il voudra remuer dans les coeurs ; j'aurais là-dessus bien des choses à dire si c'était le moment d'en parler, ou si vous me l'eussiez demandé ; je parlerais aussi du geste, auquel se lie l'expression du visage. On ne peut dire à quel point toute cette partie de l'art est essentielle à l'orateur. On en a vu qui, sans avoir le don de la parole, ont recueilli, par le seul mérite de l'action, tout le prix de l'éloquence ; et d'autres, qui avaient du talent, ont passé, grâce à l'inconvenance de leur action, pour ne pas savoir parler. Ce n'est donc pas sans motif que Démosthène assignait à l'action le premier, le deuxième, le troisième rang. En effet, si l'éloquence n'est rien sans elle, et si, sans l'éloquence, elle seule est si puissante, elle est de la plus haute importance dans l'art de la parole.

XVIII. Ainsi l'orateur qui aspire à la perfection fera entendre une voix forte s'il est ému, douce s'il est calme, soutenue s'il est grave, touchante s'il cherche à exciter la compassion.

Tel est le caractère merveilleux de la voix : elle a trois tons, l'aigu, le grave et le moyen, qui forment toute la puissance, toute la douceur et la variété du chant. Il y a peut-être aussi dans le discours une sorte de chant dissimulé, non pas ce chant musical des rhéteurs phrygiens et cariens dans leurs péroraisons, mais ce chant dont veulent parler Démosthène et Eschine, quand ils se reprochent l'un à l'autre leurs inflexions de voix ; et Démosthène, tout en ne ménageant pas son rival, lui accorde cependant une voix douce et claire. Une remarque à faire dans l'étude de la prononciation, c'est que la nature elle-même, comme pour régler l'harmonie du langage, nous enseigne à mettre sur chaque mot un accent aigu, et à n'en mettre qu'un, dont la place ne peut être en deçà de l'antépénultième. C'est donc la nature qui, pour le plaisir de l'oreille, doit servir de guide à l'art. Nous devons désirer une belle voix ; car il ne dépend pas de nous de l'avoir, mais il dépend de nous de la cultiver et de la fortifier. Notre orateur étudiera donc les diverses inflexions de voix, et devra en parcourir tous les degrés, tous les tons, hauts et bas.

Il réglera aussi ses mouvements, de manière à n'avoir rien d'excessif dans son action. Il tiendra le corps droit et élevé. Il pourra, mais bien rarement, faire quelques pas. Il évitera de courir dans la tribune. Il ne penchera pas la tête nonchalamment ; il ne gesticulera pas avec les doigts ; il ne s'en servira pas pour battre la mesure. Quant aux mouvements du corps même, il mettra encore plus de soin à les régler ; même en se penchant, il conservera la dignité de l'action. Il étendra le bras s'il parle avec force ; il le ramènera s'il prend un ton plus doux. C'est le visage qui, après la voix, seconde le mieux l'action. Quelle grâce et quelle dignité n'y ajoute-t-il pas ? Mais il faut éviier l'affectation, les grimaces. Il faut aussi régler avec soin les mouvements des yeux ; car si le visage est le miroir de l'âme, les yeux en sont les interprètes : ils exprimeront la joie ou la tristesse, selon la nature du sujet.

XIX. Arrivons enfin à tracer l'image de l'orateur parfait et de la véritable éloquence. Le mot même fait voir que l'éloquence est tout entière dans l'élocution, et que cette partie renferme toutes les autres. L'invention, la disposition, l'action ne font point l'orateur; c'est du terme qui exprime l'élocution que les Grecs ont tiré le mot de rêtôr, les Latins celui d'éloquent. Les autres qualités de l'orateur sont du domaine commun ; le talent de la parole, c'est-à-dire l'élocution, est sa propriété. Il y a des philosophes qui se sont exprimés avec élégance ; Théophraste a mérité son nom par son divin langage, Aristote a porté un défi à Socrate lui-même. Les Muses semblent avoir parlé par la bouche de Xénophon, et, de tous ceux qui jamais ont écrit ou parlé, Platon est le premier pour la grâce et la majesté ; aucun d'eux cependant n'a ces traits redoutables de l'éloquence, ces foudres du barreau. Ils conversent avec des gens éclairés, dont ils cherchent à calmer plutôt qu'à exciter les passions. Leur but, dont les sujets graves et paisibles, qui les occupait, est d'instruire et non de surprendre ; ce qui leur a quelquefois attiré le reproche, quand ils cherchent à plaire, de faire plus qu'ils ne doivent. Il n'est donc pas difficile de distinguer de ce genre cette sorte d'éloquence dont il s'agit ici. La manière de parler des philosophes est tranquille ; elle semble inspirée par la solitude ; elle ne connaît ni les pensées, ni les expressions qui charment le peuple ; elle s'affranchit de la servitude des nombres ; elle ne veut ni soulever, ni étonner, ni séduire : c'est, en quelque sorte, une vierge chaste, pudique et d'une inaltérable pureté. C'est un entretien plutôt qu'un discours. Quoique tout langage soit un discours, c'est toutefois au langage seul de l'orateur que s'applique ce mot.

Quant aux sophistes dont j'ai parlé plus haut, il importe encore plus de distinguer leur manière de celle de l'orateur ; car leur prétention est de se parer des fleurs de son éloquence ; mais ils diffèrent en ceci : leur but est, non de troubler l'âme, mais de la calmer ; non de persuader, mais de plaire ; et ils y travaillent plus ouvertement et plus fréquemment que les orateurs ; ils préfèrent dans la pensée l'éclat à la justesse ; ils aiment les dipressions fréquentes, les fables, les métaphores hardies ; ils se servent des mots, comme font les peintres de couleur pour varier leurs tableaux, et enfin ils recherchent les similitudes, les contrastes, les chutes semblables de périodes.

XX. Un genre voisin de celui-là est le genre de l'histoire, qui nous présente des narrations ornées, des descriptions de pays, de combats, et même des exhortations et des harangues ; mais c'est une diction toujours unie et coulante, ce n'est pas le style vif et rapide de l'éloquence. L'éloquence véritable ne s'éloigne guère moins du style historique que du style poétique.

Les poètes, en effet, ont aussi donné lieu d'examiner eu quoi ils difèrent des orateurs. C'était par le nombre et la versification qu'ils paraissaient autrefois différer ; aujourd'hui les orateurs ont admis le nombre. Tout ce qui offre à l'oreille une mesure en vers ou non, car dans la prose le vers est un défaut, s'appelle nombre ; les Grecs disent ruthmos (rythme) ; et même, suivant quelques personnes, quoique Platon et Démocrite n'aient pas écrit en vers, leur style est si animé, si éclatant, qu'ils méritent plutôt le nom de poètes que ces auteurs comiques, où, à l'exception de la mesure ïambique, on ne voit rien qui ne ressemble à la conversation. Et cependant ce n'est pas ici la principale partie du poète. Le poète n'en est que plus digne d'éloges, quand il s'élève aux perfections de l'éloquence, malgré la contrainte du vers. Mais quels que soient l'éclat et la majesté de certains poètes, je trouve qu'ils prennent plus souvent que nous la liberté d'inventer et d'allier des mots, et que, dans le but de plaire, ils s'attachent plus aux termes qu'aux idées. Enfin, s'il y a entre eux quelque ressemblance pour ce qui concerne le goût, le choix des termes, il n'en est pas plus difficile de comprendre combien ils différent pour le reste ; mais ce point n'est pas douteux ; et le fût-il, ce n'est pas une question qu'il soit pour notre sujet nécessaire de discuter.

Voilà donc notre orateur distingué des philosophes, des sophistes, des historiens, des poètes ; essayons d'expliquer ce qu'il doit être.

XXI. L'homme éloquent, nous le cherchons d'après l'idée qu'en avait M. Antoine, sera celui qui, devant les juges, et en tout discours public, saura prouver, plaire, émouvoir. Il est nécessaire de prouver, doux de plaire : émouvoir, c'est vaincre. C'est de ce dernier moyen que dépend le succès. De ces diverses fonctions viennent les divers genres de style. Le simple est destiné à prouver ; le tempéré, à plaire ; le véhément, à émouvoir : c'est en ce dernier surtout que consiste la force de l'art oratoire. Il faut donc à un jugement sûr joindre les plus heureuses facultés pour faire un usage convenable de ces trois sortes de style ; l'orateur saura discerner ce qui appartient à chaque genre, et s'exprimer selon le besoin de la cause. Aussi le fondement de l'éloquence, comme de toute autre chose, c'est le bon sens. Enfin, dans l'éloquence comme dans la conduite de la vie, rien n'est plus difficile que de saisir les convenances. C'est ce que les Grecs appellent prepon, et nous decorum. Il y a là-dessus bien des préceptes excellents, et c'est une matière qui mérite assurément d'être approfondie. C'est faute de la bien connaître qu'on se trompe dans la vie, comme on se trompe en vers et en prose.

L'orateur doit discerner les bienséances pour ce qui regarde les pensées et les expressions. Les circonstances d'état, de rang, de crédit et d'âge, celles de lieu, de temps, d'auditeurs, exigent des expressions et des pensées différentes. Dans un discours, comme dans la vie, il faut toujours observer les convenances. On doit mettre son style en rapport avec son sujet, et avec le caractère de ceux qui parlent et de ceux qui écoutent. Cette matière si vaste, si étendue, les philosophes l'examinent dans leurs traités des devoirs, non pas toutefois quand ils parlent du bien, qui est invariable. Les grammairiens s'en occupent en commentant les poètes ; les rhéteurs en parlent à propos de tous les genres de causes, de toutes les parties du discours. Qu'y a-t-il, en effet, de plus inconvenant, que d'aller, lorsqu'on plaide au sujet d'une gouttière devant un seul juge, se jeter dans les grands mots, dans les lieux communs, ou de parler de la majesté du peuple romain en termes familiers et simples ?

XXII. Voilà pour les bienséances en général. D'autres y manquent, pour ce qui regarde, ou leur propre personne, ou la personne des juges, ou celle de leurs adversaires, et ce n'est pas par l'idée seulement, c'est par l'expression. Il est bien vrai que sans l'idée l'expression n'est rien ; mais la même idée plaît ou déplaît, suivant telle ou telle expression. En toutes choses, voyez jusqu'où vous pouvez aller. Chaque sujet a ses proportions ; mais le trop choque toujours plus que le trop peu : Apelles blâmait les peintres qui ne sentaient pas où ils devaient s'arrêter.

Ce point est important, Brutus, vous le savez ; pour le traiter, il faudrait un livre à part. Mais il suffit, pour notre objet, de la remarque suivante. On dit tous les jours, en jugeant des actions ou des paroles, quelles qu'elles soient, que telle chose convient, que telle autre ne convient pas, et tout est compris là-dedans. Mais ne confondons pas le devoir et la bienséance : le mot devoir marque une obligation de tout temps et en toutes choses ; le mot bienséance, une attention à conformer aux temps et aux personnes les actions, les paroles, le visage, le geste, les manières ; le contraire est appelé messéant. Si donc le poète évite ce défaut, comme l'un des plus graves ; s'il est répréhensible, quand il prête à un méchant le langage d'un homme de bien, à un sot celui d'un homme sensé ; si le peintre du sacrifice d'Iphigénie, après avoir représenté Calchas triste, Ulysse plus triste, Ménélas en pleurs, vit bien qu'il fallait voiler la tête d'Agamemnon, parce que son pinceau ne pouvait exprimer la profonde douleur d'un père ; si, enfin, l'acteur cherche à se conformer aux bienséances, que ne devons-nous pas attendre de l'orateur ? Qu'il voie donc, puisque cette qualité est essentielle, ce qui convient à son sujet et aux parties de son sujet ; car il est clair que chaque partie d'un discours, que souvent même un discours entier demande un caractère particulier de style.

XXIII. Il s'agit donc à présent de rechercher le caractère de chaque genre d'élocution. C'est un travail important, difficile, nous en avons souvent fait l'observation ; mais c'est en commençant qu'il fallait y réfléchir : maintenant il faut faire voile, et arriver où nous pourrons. Occupons-nous d'abord de l'orateur qui, selon quelques-uns, mérite seul le nom d'orateur attique.

Humble, simple, familier, il s'éloigne plus qu'on ne pense du langage vulgaire. Ceux qui l'entendent, quoique n'ayant pas eux-mêmes le don de la parole, croiront pouvoir parler comme lui : rien, en apparence, n'est plus facile à imiter que le style simple, en réalité, rien n'est plus difficile. Ce style, quoiqu'il ne doive pas être très nourri, doit avoir cependant un certain suc, et sinon une force extrême, au moins un air de santé parfaite. Tirons-le d'abord de la servitude des nombres. Il y a pour l'orateur, vous le savez, des nombres dont bientôt nous nous occuperons, et qu'il faut observer dans d'autres genres ; le style simple ne les admet pas. Sa marche est libre, mais régulière ; il ne connaît pas la contrainte, mais il évite la licence et les écarts. Il ne doit pas non plus chercher à lier, pour ainsi dire, les paroles les unes aux autres ; l'hiatus, le choc des voyelles a je ne sais quel abandon gracieux qui montre l'heureuse négligence d'un homme qui s'attache aux choses plus qu'aux mots. Mais libre du travail de la période et de l'enchaînement des mots, l'orateur a d'autres soins. Il faut de l'art dans ces phrases courtes et déliées ; il y a une sorte de négligence qui est l'effet de l'art. Il est des femmes à qui il sied de n'être point parées ; ainsi le style simple a des charmes, même sans ornements. Comme la beauté, le style a des grâces d'autant plus touchantes qu'elles sont moins recherchées. Il faut éloigner ce qui jette trop d'éclat, les perles, l'artifice de la coiffure, le blanc, le rouge, tout ce qui s'appelle fard, et ne conserver que l'élégance et la propreté. Le style simple sera pur et correct, toujours clair et facile, toujours conforme aux bienséances.

XXIV. Théophraste exige une quatrième qualité, l'agrément, des traits ingénieux et vifs, de ces pensées fines et neuves qui paraissent éclore tout à coup, et qui sont un des caractères de ce genre. Mais il ne faut user que bien sobrement des richesses de l'éloquence, je veux dire des figures de pensées ou de mots. Le style admet deux sortes d'ornements : l'un consiste dans les mots pris en eux-mêmes ; l'autre dans l'art de les placer. Le mérite des mots pris en eux-mêmes, des mots propres et usités, consiste dans l'harmonie et la clarté, ou dans un choix heureux d'expressions figurées, qui tantôt sont métaphoriques, tantôt empruntées d'ailleurs, dérivées, ou nouvelles : on peut employer les termes anciens, inusités ; les termes anciens et inusités sont au rang des termes propres ; seulement il est rare qu'on 1es emploie. Quant à l'art de placer les mots, il contribue à l'ornement, lorsqu'une adroite combinaison produit un effet qui disparaîtrait si l'on changeait les termes, la pensée d'ailleurs restant la même ; les figures de pensées, au contraire, subsistent même avec le changement des termes : du reste, malgré leur nombre, il en est peu qui aient de l'éclat.

Ainsi, l'orateur du genre simple, content d'une diction élégante, n'osera guère créer des mots ; il sera réservé dans ses métaphores, avare de termes vieillis, scrupuleux dans l'emploi des figures de mots ou de pensées ; il usera toutefois de ces métaphores qui sont familières au langage de la ville, et même à celui de la campagne, où l'on entend parler tous les jours des perles de la vigne, des champs altérés, d'une campagne riante, du luxe des blés. Ces expressions sont hardies ; mais la justesse de la comparaison ou la pauvreté de la langue les fait recevoir : ce n'est pas qu'elles embellissent, mais elles expliquent. Le style simple fera de ces figures un usage un peu plus fréquent que les autres genres de style, mais toujours moins que le sublime.

XXV. Ce défaut de convenance (nous nous sommes expliqués sur ce qui concerne la convenance) devient sensible quand on emploie dans le style simple ces figures hardies qui peut-être conviendraient dans un autre genre. Mais ces combinaisons symétriques, d'où naissent, dans la construction des phrases, ces formes remarquables, qui sont comme les attitudes du style, et que les Grecs nomment schêmata, nom qu'ils donnent également aux figures de pensées, le style simple les admet, ce style qu'on peut appeler attique, pourvu qu'on ne croie pas que ce soit le seul ; mais il doit user avec sobriété de ces ornements. Comme ces repas sans magnificence, mais où la délicatesse règne avec l'économie, le style simple se distinguera par un choix de bon goût. Il devra s'interdire diverses sortes d'ornements. Il évitera ces figures dont j'ai parlé plus haut, les antithèses peu naturelles, les chutes et désinences semblables, les changements de lettres qui font des jeux de mots ; il craindra que des beautés si travaillées, des pièges ainsi tendus ne trahissent en lui le désir de plaire. Les figures de répétition, qui demandent une prononciation forte et animée, seront bannies de ce style modeste ; il pourra faire usage des autres figures de mots, pourvu qu'il coupe ses phrases et leur donne un air facile, qu'il n'emploie que des expressions conformes à l'usage, que ses métaphores soient naturelles, et que les figures de pensées qu'il admettra ne soient pas trop brillantes. Il ne fera pas parler la république, n'appellera pas les morts du fond des enfers, ne resserrera pas dans une seule période les détails d'une riche énumération ; ces ornements supposent des efforts de voix qu'on ne peut ni attendre ni exiger de lui ; il aura le ton aussi simple que le style, et cependant la plupart des figures de pensées ne lui seront pas étrangères, pourvu qu'il en use avec sévérité : car tel est le caractère qu'il doit avoir.

L'orateur de ce genre n'aura pas une action tragique, théâtrale ; il aura des gestes modérés, de l'expression dans le visage, et, sans grimace, il fera naturellement comprendre son intention.

XXVI. Ce genre admet aussi la plaisanterie, avantage précieux pour l'orateur. Il y a deux sortes de plaisanteries : l'enjouement et les bons mots. Il emploiera la première pour raconter agréablement ; la seconde, s'il veut lancer quelques traits, jeter du ridicule. Il y a plusieurs sortes de ridicules ; mais ne perdons pas notre sujet de vue. Nous nous contenterons d'avertir l'orateur de n'user de ridicule ni trop fréquemment : il passerait pour un bouffon ; ni contrairement à la décence : ce ne serait plus qu'un mime ; ni sans mesure : on le croirait méchant ; ni contre le malheur : ce serait de la cruauté ; ni contre le crime : le rire ne doit pas prendre la place de la haine ; ni enfin, sans observer ce qu'il se doit à lui-même, ce qu'il doit à ses juges, ce que demandent les circonstances : car il violerait ainsi les bienséances. Il évitera aussi ces bons mots étudiés, médités à loisir, qu'on apporte tout faits, et qui, la plupart du temps, sont insipides. Il respectera l'amitié, la dignité ; il craindra de faire des blessures mortelles ; il ne s'attaquera qu'à ses adversaires, et encore pas à tous, ni en tout temps, ni de toute manière. A cela près, il emploiera la plaisanterie, et l'assaisonnera de ce sel que n'ont pas nos prétendus attiques, quoique ce soit bien de l'atticisme le plus pur.

Telle est l'idée que je me forme de l'orateur du genre simple, qui n'en est pas moins grand orateur, et véritable attique ; car tout ce qui, dans le style, est piquant et de bon goût, est le propre des attiques : non pas que tous aient de l'enjouement ; Lysias et Hypéride n'en manquent pas, Démade passe pour en avoir plus que tous les autres ; on en accorde peu à Démosthène, quoique, selon moi, il soit le premier pour l'urbanité ; mais peut-être avait-il moins de gaieté que de grâce. De ces deux qualités, la première annonce un esprit plus vif ; la seconde, un art plus savant.

XXVII. Le second genre de style a plus d'abondance et de force que le style simple dont nous venons de parler ; mais il n'a pas l'élévation du sublime, dont nous parlerons bientôt. Son caractère n'est pas l'énergie, mais la douceur. Plus plein que le premier, il est bien moins magnifique que le dernier. Il admet toute sorte d'ornements, et ce qui le distingue enfin, c'est l'art de plaire. Les Grecs en ce genre ont eu plusieurs modèles ; Demetrius de Phalère est, selon moi, le premier. Il s'exprime avec calme et douceur, et son style est parsemé de métaphores et de métonymies, comme le ciel d'étoiles.

La métaphore dont j'ai déjà souvent parlé, transporte, par similitude, une expression d'un sens à un autre, soit pour l'ornement, soit pour remédier à la disette de la langue. La métonymie substitue au mot propre un mot qui signifie la même chose et qui lui est fourni par un objet analogue. Il y a bien là aussi un transport d'expression ; toutefois il y a cette différence, que dans Ennius, par exemple, arcem et urbem orbas est une métaphore, et arcem au lieu de patriam, une métonymie. On trouve aussi dans Ennius Africa terribili tremit horrifia terra tumultu. Il y a également ici métonymie ; au lieu d'Afri le poète dit Africa. C'est ce que les rhéteurs nomment hypallage, parce qu'il y a une sorte d'échange de mots, et les grammairiens, métonymie, parce qu'il y a transport d'expression. Aristote confond toutes ces figures avec la métaphore, et y joint la catachrèse, c'est-à-dire l'abus, figure dont on se sert quand on dit esprit mince au lieu de petit esprit, et que l'on abuse ainsi des mots qui ont du rapport avec le mot propre, soit pour l'agrément du style, soit par nécessité. Quand plusieurs métaphores se succèdent, le discours devient tout autre : c'est ce que les Grecs nomment allégorie, expression très juste ; mais le terme général de métaphore vaut encore mieux. Démétrius fait un usage fréquent de ces figures, et son style n'en a que plus de charmes ; il emploie souvent la métaphore, mais nul n'a plus employé la métonymie.

Le genre dont je parle, le genre tempéré, admet toutes les figures de mots, et plusieurs figures de pensées ; c'est le genre des discussions étendues et savantes, des lieux communs qui n'ont pas besoin de véhémence. En un mot, telle est à peu près l'éloquence de l'élève des philosophes ; ce genre a son mérite, mais gardons-nous de le comparer au sublime. Ce style brillant, fleuri, figuré, poli, ce style où s'enchaînent toutes les grâces de l'expression, toutes celles de la pensée, a passé de l'école des sophistes au barreau ; mais, dédaigné du genre simple, repoussé par le sublime, c'est au genre moyen dont je parle qu'il se rapporte naturellement.

XXVIII. Le troisième est ce genre sublime, riche, abondant, majestueux, magnifique, dont la force est invincible. C'est, en effet, ce genre dont la magnificence et la richesse ont commandé l'admiration des peuples, et ont valu, dans le gouvernement, tant de pouvoir à l'éloquence : je parle de cette éloquence entraînante, de cette éloquence retentissante, qu'on subit, qu'on admire, qu'on ne croit pouvoir atteindre. C'est elle qui soumet les esprits, qui les fait mouvoir à son gré. Parfois elle brise tous les obstacles, parfois elle s'insinue dans les coeurs, elle y jette des opinions nouvelles, elle en arrache les mieux affermies. Mais il y a une grande différence entre l'orateur sublime et les précédents. L'orateur qui travaille dans le style simple et qui s'est proposé de parler avec finesse, avec goût, sans chercher à s'élever, s'il atteint son but, est grand orateur, quoiqu'il ne soit pas au premier rang ; une fois sûr de sa manière, il n'a point de risque à courir ; il ne tombera pas. L'orateur du genre moyen, de ce genre que j'appelle tempéré, s'il a soin de se pourvoir de tout ce qui est son domaine, n'a pas de grands périls à craindre ; et même s'il chancelle, cela arrive, il ne s'exposera pas beaucoup, car il ne peut tomber de bien haut. Mais si l'orateur que nous plaçons à la tête des autres, cet orateur majestueux et véhément, est né seulement pour le sublime, s'il ne s'est exercé qu'en ce genre, s'il en a fait son unique étude, s'il ne sait pas tempérer son style par le mélange des deux autres genres, il s'attirera le mépris. L'orateur du genre simple, par la finesse et la justesse de ses expressions, annonce du goût ; celui du genre tempéré est agréable ; celui du genre sublime, s'il ne change pas de ton, ne paraît pas même raisonnable. Celui qui ne peut rien dire avec calme, avec douceur ; qui ne sait pas distribuer, définir, varier son style, plaisanter dans des causes qui demandent à être ainsi traitées en tout ou en partie ; et qui, sans avoir préparé les esprits, s'enflamme tout d'abord, celui-là est un fou parmi des gens sensés, un homme ivre parmi des gens à jeun.

XXIX. Nous tenons, Brutus, notre orateur, mais en idée seulement : si je l'avais une fois saisi, toute son éloquence ne me persuaderait pas de le laisser aller. Mais enfin nous avons trouvé cet homme éloquent que jamais Antoine n'a vu. Quel est-il donc ? j'établis en peu de mots ce que bientôt je développerai : l'homme éloquent, c'est celui qui dans les petites choses emploie le style simple, dans les grandes le sublime, et dans les médiocres le tempéré.

Mais, dira-t-on, jamais il n'y en a eu de tel. Soit ; je dis ce que je désire, et non ce que j'ai vu. J'en reviens à ce beau idéal de Platon, dont j'ai parlé, à cette forme première qui n'est visible qu'aux yeux de l'esprit. Ce n'est pas un homme éloquent que je cherche ; je ne veux rien de mortel de périssable : je cherche ce qui constitue l'homme éloquent, en un mot l'éloquence elle-même, cette éloquence qu'aperçoivent les yeux seuls de l'esprit. Ainsi l'éloquence, nous le répétons, devra être simple pour les petites choses, tempérée pour les médiocres, sublime pour les grandes. Mon discours pour Cécilia roulait entièrement sur l'ordonnance du préteur : je débrouillai, à l'aide des définitions, les points embarrassés ; je citai le droit civil, j'expliquai les termes équivoques. Il fallait, dans mon discours pour la loi Manilia, faire l'éloge de Pompée : j'adoptai le style tempéré comme étant celui de l'éloge. Les droits et la majesté du peuple romain étaient intéressés dans la cause de Rabirius : je m'y livrai à toute la chaleur de l'éloquence. Mais il faut souvent mélanger et varier ces genres de style. Quel est celui qu'on ne trouve pas dans mes cinq livres contre Verrès, dans mes discours pour Avitus, pour Cornélius, dans la plupart de mes plaidoyers ? J'en citerais des exemples, si je ne croyais qu'ils sont connus ou faciles à trouver. Il n'y a, en effet, en aucun genre aucune qualité de l'orateur dont mes discours ne laissent voir, je ne dirai pas la parfaite image, mais une ébauche, une ombre. Si nous n'atteignons pas notre but, voyons du moins comment on peut l'atteindre.

Au reste, il n'est pas ici question de moi, mais bien de l'éloquence ; loin d'admirer mes ouvrages, je suis si difficile et si sévère, que Démosthène lui-même ne me satisfait pas. Non, ce prince des orateurs dans tous les genres d'éloquence ne répond pas toujours à ce qu'attend mon oreille avide, insatiable, et toujours désireuse de je ne sais quoi d'immense et d'infini.

XXX. Mais vous, Brutus, qui, dans votre séjour à Athènes, avez étudié à fond cet orateur avec Pammène, son admirateur le plus passionné, vous qui le tenez toujours dans les mains, sans toutefois dédaigner mes ouvrages, vous trouvez assurément que, s'il est parfait en quelques points, j'essaye de l'être aussi ; et que, s'il atteint le but dans les sujets qu'il traite, moi, je cherche à l'atteindre. Mais c'est un grand homme qui a succédé à de grands hommes, et qui a eu pour contemporains les orateurs les plus distingués ; et moi, si j'avais atteint le but que je me proposais, j'aurais aussi fait quelque chose de grand dans cette Rome où, au jugement d'Antoine, on n'avait pas encore entendu d'orateur éloquent. Or, si Antoine refusait ce titre à Crassus, s'il se le refusait à lui-même, l'eût-il donné à Cotta, à Sulpicius, à Hortensius ? Dans Cotta rien de sublime, dans Sulpicius rien de séduisant, presque rien de grave dans Hortensius ; les premiers (je parle d'Antoine et de Crassus) étaient plus propres qu'eux à tous les genres. Je trouvai donc des oreilles peu accoutumées à cette variété du discours, à cette heureuse fusion des différents styles, et, quelque médiocre, quelque faible que je sois, le premier j'inspirai aux Romains le goût le plus vif pour ces diverses sortes d'éloquence.

Quels applaudissements j'obtins dans ma jeunesse, pour ce tableau du supplice des parricides, où cependant je ne tardai pas à blâmer moi-même l'effervescence d'un jeune talent ! «Qu'y a-t-il qui soit plus de droit commun que l'air pour les vivants, la terre pour les morts, la mer pour les naufragés, le rivage pour les échappés du naufrage ? Eh bien, les parricides poursuivent leur vie précaire sans pouvoir respirer l'air du ciel ; ils meurent sans que la terre s'ouvre pour recevoir leurs ossements ; ils flottent au milieu des vagues, sans en être baignés ; ils sont poussés enfin sur les rochers, sans qu'il leur soit possible d'y trouver le repos». Tout ce passage est d'un jeune homme, aussi fut-il moins loué pour sa perfection que pour les espérances que donnait l'orateur naissant. On trouve le même caractère, mais plus de maturité, dans ce portrait : «La femme de son gendre, la marâtre de son fils, la rivale de sa fille». Toutefois il ne faut pas croire que, dans mes premières années, j'aie toujours parlé de ce même ton de véhémence. Au milieu de cette redondance toute juvénile de mon discours pour Roscius, il y a des traits du genre simple ; il y en a du genre fleuri, comme on peut voir aussi dans mes plaidoyers pour Avitus, pour Cornélius, pour une foule d'autres ; car aucun orateur n'a tant écrit que moi, pas même les Grecs dans tout leur loisir ; et tous mes ouvrages ont cette variété que je veux dans l'éloquence.

XXXI. Eh quoi ! je permettrais à Homère, à Ennius et autres poètes, et surtout aux tragiques, de descendre quelquefois du style élevé et soutenu ; de varier souvent leur langage, de se rapprocher même du style familier, et je n'oserais pas à mon tour sortir du style véhément ! Mais qu'ai-je besoin de citer ces poètes, ces génies divins ? Nous avons vu non seulement des acteurs du premier ordre bien rendre des rôles très différents, mais qui rentraient dans leur partie ; nous avons vu même accueillis avec faveur l'acteur comique dans ]a tragédie, l'acteur tragique dans la comédie. Et moi je n'en essayerais pas ? Quand je dis moi, c'est de vous plutôt, Brutus, que je parle ; car j'ai fait depuis longtemps ce que je pouvais faire. Mais vous, traiteriez-vous de la même manière toutes les causes ? ou refuseriez-vous celles qui ne seraient pas d'un certain genre ? ou, dans les mêmes causes, auriez-vous toujours le même ton ! Démosthène, votre orateur favori, j'ai dû le croire du moins, car j'ai vu dernièrement, dans votre maison de Tusculum, son image en bronze parmi les images de vos ancêtres, Démosthène ne le cède ni à Lysias en simplicité, ni à Hypéride en esprit, en finesse, ni à Eschine en douceur, en éclat. Beaucoup de ses discours sont entièrement du style simple, comme celui contre Leptine ; beaucoup du style sublime, comme plusieurs de ses Philippiques ; beaucoup du genre mixte, comme ses plaidoyers contre Eschine, l'un sur les Prévarications de l'ambassade, l'autre pour la Couronne. Quant au style tempéré, il s'en empare, quand cela lui convient ; et, s'il quitte le sublime, c'est pour descendre à ce style ; jamais toutefois il n'excite plus d'applaudissements, jamais il n'obtient plus de succès que lorsqu'il traite les différentes parties du sublime.

Mais laissons un peu Démosthène ; il s'agit ici de la chose même et non d'un homme ; il s'agit de l'éloquence, dont nous devons expliquer la nature et montrer la puissance. Rappelons-nous cependant ce que nous avons dit plus haut : notre but n'est pas de donner des préceptes, et nous voulons apprécier l'art plutôt que l'enseigner. Assez souvent, je l'avoue, nous passons ces bornes ; c'est que vous n'êtes pas le seul, Brutus, qui lirez ce livre, vous qui en savez sur l'éloquence plus que moi qui parais en donner des leçons ; d'autres aussi voudront le lire, moins parce que j'en suis l'auteur que parce qu'il paraîtra sous vos auspices.

XXXII. Il faut donc, selon moi, que l'homme vraiment éloquent non seulement ait cette faculté, qui lui est propre, de s'exprimer avec abondance et richesse, mais qu'il étudie l'art qui a un rapport immédiat avec l'éloquence, la dialectique. En effet, quoiqu'il y ait une différence entre une dissertation et un discours, entre parler et savoir parler, l'un et l'autre sont compris dans l'art de la parole. C'est à la dialectique qu'appartiennent le raisonnement, la discussion ; le développement de la pensée, les ornements du style, sont du ressort de l'éloquence. Zénon, le chef des stoïciens, se servait de la main pour les distinguer. La main fermée, c'est, disait-il, la dialectique ; la main ouverte, c'est l'éloquence. Avant lui Aristote avait dit, au commencement de la Rhétorique : La dialectique et l'éloquence se répondent l'une à l'autre ; la seule différence, ajoutait-il, c'est que la première serre ses raisonnements, et que la seconde les étend. Je veux donc que l'orateur parfait connaisse tout ce qui peut entraîner la persuasion ; or, vous ne l'ignorez pas, vous qui avez profondément étudié tout cela, il y a deux méthodes admises par la logique. Aristote, en effet, nous a laissé des règles sur la manière de raisonner ; et puis sont venus ces dialecticiens qui ont introduit tant de questions épineuses. Ainsi, celui qui prétend à la gloire de l'éloquence doit, à mon avis, ne pas ignorer ces doctrines ; il faut que l'ancienne méthode, ou celle de Chrysippe, lui soient bien connues. Qu'il sache d'abord la force, la nature, les diverses espèces tant de mots isolés que des arrangements de mots ; puis de quelles manières différentes on exprime une idée, par quelles règles on discerne le vrai du faux, quelle conséquence on tire de chaque principe ; si la conclusion est légitime ou non, et, quand des équivoques se présentent, comment on distingue, comment on éclaircit. Telle doit être la science de l'orateur ; souvent il aura besoin de l'appliquer. Mais, comme toutes ces choses ne sont pas par elles-mêmes bien attrayantes, elles auront besoin d'êtres revêtues des grâces du style.

XXXIII. Dans toutes les méthodes où l'on suit la méthode et la marche prescrites par la raison, il faut d'abord établir l'état de la question ; car si ceux qui discutent ne conviennent pas entre eux du sujet qui les divise, les raisonnements n'auront ni justesse ni résultat possible. Notre pensée sur un objet a souvent besoin d'être exposée nettement ; des choses obscures ont besoin de définition, car le but de la définition est d'expliquer le plus brièvement possible ce dont il s'agit. Alors, comme vous le savez, après avoir déterminé le genre, on établit les espèces comprises sous le genre, afin de les suivre dans les diverses parties du discours. Ainsi l'homme éloquent dont il s'agit aura le talent de la définition, mais ses définitions ne seront pas aussi serrées, aussi courtes que celles des dialecticiens ; elles seront plus développées, plus ornées, plus à la portée du peuple, plus en rapport avec son intelligence. Il faut aussi que l'orateur, s'il en est besoin, divise, partage le genre en ses espèces, qu'il n'omette rien d'essentiel, qu'il n'ajoute rien de superflu. Mais quand et comment appliquera-t-il ces préceptes ? ce n'est pas la question qui nous occupe. Je veux faire ici, comme je l'ai dit plus haut, l'office de critique, et non celui de maître.

Il ne suffit pas que l'orateur soit dialecticien, il faut qu'il connaisse bien les autres parties de la philosophie. Sans cela, il n'aura rien à dire sur la religion, sur la mort, sur les affections de famille, sur l'amour de la patrie, sur le bien, le mal, la vertu, le vice ; sur les devoirs, sur la douleur, le plaisir ; sur les agitations de l'âme ou les illusions de l'esprit : idées qui entrent souvent dans les discours publics, mais trop sèchement, et qu'on ne peut, sans la science dont je parle, exposer avec force, abondance, richesse.

XXXIV. Ce que je dis ici regarde moins la forme que la matière du discours ; car je veux que l'orateur connaisse son sujet de manière à se faire écouter avec plaisir des hommes éclairés ; je veux qu'il possède les choses avant de songer aux mots. Peut-être même, pour que son talent ait plus d'élévation et de majesté, doit-il, comme je l'ai dit plus haut de Périclès, ne pas ignorer les sciences naturelles. Quand il descendra de la contemplation des choses célestes, à celle de la vie humaine, il pensera et s'exprimera avec plus de noblesse et de grandeur. Mais que ces études divines ne lui fassent pas négliger nos études humaines ; il connaîtra le droit civil dont l'usage est continuel au barreau. Qu'y a-t-il, en effet, de plus honteux que de se charger de causes qui se décident par les lois et le droit civil, quand on est étranger aux lois et au droit civil ? Il devra posséder encore l'histoire des siècles passés, le nôtre surtout, celles des principaux empires et des rois illustres. L'ouvrage de notre cher Atticus nous a rendu cette étude facile ; car, en observant exactement les époques et l'ordre chronologique, et sans rien omettre de remarquable, Atticus a renfermé en un seul volume l'histoire de sept cents ans. Ignorer ce qui s'est passé avant nous, c'est être toujours enfant. Qu'est-ce, en effet, que la vie de l'homme, si le souvenir des faits antérieurs ne rattache le présent au passé ? Rappeler l'antiquité, en tirer des exemples, c'est le moyen de donner au discours beaucoup d'agrément, et en même temps plus de poids et d'autorité.

XXXV. Fort de tous ces secours, l'orateur pourra se présenter pour soutenir une cause ; mais il doit d'abord connaître les divers genres de causes. Il saura que toute contestation roule sur les choses ou sur les mots. Quant aux choses, il y a des questions de fait, de droit, de nom. Quant aux mots, on recherche s'il y a équivoque, contradiction. Quand les mots ne paraissent pas exprimer la pensée véritable, c'est une sorte d'équivoque ; elle est souvent l'effet d'un mot omis, et alors, ce qui est le propre de l'équivoque, elle offre à l'esprit deux sens.

S'il y a peu de genres de causes, il y a aussi peu de préceptes sur les arguments. On reconnaît, comme source des arguments, deux sortes de lieux : les uns pris dans la chose même, les autres étrangers au sujet. La manière de traiter les choses fait tout le succès ; car les choses mêmes sont faciles à trouver. Quelle règle de l'art reste-t-il à établir encore ? Il faut que l'orateur, dans son exorde, se concilie la bienveillance de ceux qui l'écoutent, qu'il éveille leur attention, qu'il excite leur intérêt ; qu'ensuite il expose le fait avec tant de brièveté, de clarté, de netteté, que l'on saisisse aussitôt l'état de la question ; puis qu'il établisse ses preuves, renverse celles de son adversaire, le tout avec ordre, et en disposant l'argumentation de manière à faire sentir la liaison des conséquences avec les principes ; et enfin qu'il termine le discours par une péroraison qui allume ou éteigne les passions.

Quelle est la manière de traiter chacune de ces parties ? c'est ce qu'il serait difficile d'établir ici ; cette manière varie selon les sujets. Je ne cherche pas d'ailleurs un orateur à former ; je cherche l'orateur que je puisse admirer. J'admirerai avant tout celui qui saura voir ce qui convient. En effet, le premier devoir de l'homme éloquent, c'est de conformer son langage aux temps et aux personnes ; car, selon moi, le même langage ne convient ni toujours, ni devant tous, ni à tous, ni pour ou contre tous.

XXXVI. Il sera donc éloquent celui qui saura approprier le discours à toutes les bienséances. Il discernera dès lors quel devra être son langage, et ne sera pas stérile pour les sujets féconds, petit pour les grands, et réciproquement ; il y aura entre les choses et les paroles une heureuse correspondance.

L'exorde sera modeste, sans ambition, sans enflure, mais semé de pensées piquantes, propres à prévenir les esprits contre l'adversaire, ou à les concilier à l'orateur. Les narrations auront de la vraisemblance, expliqueront le fait avec clarté, et d'un style plutôt familier qu'historique ; et puis, si la cause est mince et légère, le fil de l'argumentation sera mince et léger, soit qu'on prouve, soit qu'on réfute. L'argumentation devra s'élever en proportion de la grandeur du sujet. Quand la cause sera susceptible de grands effets de l'éloquence, l'orateur prendra un essor plus libre, dominera, subjuguera les esprits, et leur inspirera les affections qu'exigeront et la nature du sujet et les circonstances du temps.

Mais il y a deux ornements principaux qui ont fait de l'éloquence un objet d'admiration, et l'ont élevée au plus haut degré d'estime et de gloire. Sans doute toutes les parties du discours doivent se distinguer par la force ou l'élégance ; mais les deux parties dont je parle seront plus éclatantes, plus vives que les autres. La première est la question générale ; comme je l'ai dit plus haut, les Grecs la nomment thesis ; la seconde, c'est l'amplification, auxêsis selon les Grecs. Quoique l'amplification doive être également répandue dans tout le discours, c'est cependant dans les lieux communs qu'elle sera surtout bien à sa place : on les nomme lieux communs parce qu'ils semblent appartenir à plusieurs causes ; mais il faut les rendre propres à chacune.

La question générale embrasse souvent tout le corps du discours : en effet, quel que soit le point à juger (en grec to krinomenon), on peut le ramener à une question de genre ; et alors il n'est pas nécessaire d'entrer dans les détails, à moins qu'il n'y ait doute sur la vérité d'un fait, auquel cas il y a conjecture. On ne traitera pas cette partie du discours suivant la méthode des péripatéticiens, dont les formes si ingénieuses sont dues à Aristote, mais avec plus d'énergie ; et, dans l'emploi des lieux communs, on ne perdra de vue ni le client en faveur de qui l'on parle, ni l'adversaire que l'on ne doit pas ménager.

Quant à l'amplification, qu'elle agrandisse ou qu'elle diminue, tout lui est possible ; elle doit entrer dans l'argumentation toutes les fois qu'il faudra élever ou déprécier. Sa place est par-dessus tout dans la péroraison.

XXXVII. Il y a encore deux moyens qui, bien employés par l'orateur, font la beauté de l'éloquence : l'un, que les Grecs appellent êthikon, est l'art de peindre les caractères, les moeurs, les habitudes de la vie sociale ; l'autre, qu'ils nomment pathêtikon, est l'art d'émouvoir, d'entraîner les esprits, et c'est là le triomphe de l'éloquence. Le premier genre est doux, agréable, insinuant, propre à nous concilier la bienveillance ; le second, ardent, impétueux, enlève la victoire, et, quand il s'abandonne à sa violence, ne trouve rien qui lui résiste. C'est par cette noble véhémence que souvent, tout médiocre que je suis et peut-être même au dessous du médiocre, j'ai entièrement déconcerté mes adversaires ; c'est ainsi, qu'Hortensius, ce grand orateur, plaidant pour un ami, ne put me répondre, et que le plus audacieux des hommes, Catilina, accusé par moi en plein sénat, fut réduit au silence. C'est par elle encore que, dans une cause particulière, mais importante et grave, je pressai si vivement Curion le père, qu'il fut forcé de s'asseoir, disant que, par maléfice, on lui avait fait perdre la mémoire. Que dirai-je de l'art qui consiste à exciter la compassion ? Je m'y suis d'autant plus exercé que, lorsque nous nous trouvions plusieurs à plaider la même cause, on s'accordait à me laisser le soin de la péroraison ; si j'obtenais quelques succès en ce genre, ce n'est pas à l'art que je les devais, mais à une sensibilité naturelle. Quel que soit mon talent en ce genre, et je regrette qu'il n'ait pas plus de puissance, on peut en juger par mes discours, quoique la lecture ne puisse suppléer à cette chaleur d'action qui donne à l'éloquence parlée tant d'avantage sur l'éloquence écrite.

XXXVIII. Mais il ne suffit pas d'exciter la compassion des juges, comme je l'ai fait souvent et d'une manière si touchante que, dans la péroraison d'un de mes plaidoyers, j'ai présenté un jeune enfant entre mes bras ; que, dans une autre cause, je lis lever tout à coup l'illustre accusé pour qui je plaidais, et que, prenant aussi dans mes bras son fils en bas âge, je fis retentir le forum de pleurs et de gémissements : il faut de plus irriter les juges ou les apaiser ; il faut exciter dans leur âme l'envie, la faveur ; le mépris, l'admiration, la haine, l'amour, le désir, le dégoût, l'espérance, la crainte, la joie, la douleur ; dans mes ouvrages, on trouvera des exemples pour ces passions diverses : pour les fortes dans mes discours contre Verrès ; pour les douces et tendres, dans mes défenses. Tous les moyens, en effet, d'émouvoir ou de calmer les esprits, je les ai tentés ; je dirais même, je les ai portés à la perfection, si je le pensais ainsi, ou si je ne craignais le reproche de présomption, même en restant dans la vérité. Mais, comme je l'ai déclaré, je dois alors mes succès moins au talent qu'à ce feu qui m'embrase, à ces passions qui me transportent hors de moi-même. Jamais l'auditeur ne s'enflammerait si des paroles brûlantes n'arrivaient à lui.

Je citerais des exemples de mes ouvrages si vous ne les aviez lus. J'en citerais de nos orateurs latins s'ils m'en fournissaient ; des Grecs si cela était convenable. Il y en a bien de Crassus, mais non dans le genre du barreau ; je n'en vois pas dans Antoine, Cotta, Sulpicius ; Hortensius parlait mieux qu'il n'écrivait. Mais imaginons, à défaut d'exemples, cette éloquence entraînante que nous cherchons ; ou, s'il faut des exemples, ayons recours à Démosthène, et lisons toute la suite de son plaidoyer pour Ctésiphon, à partir de l'endroit où il commence à parler de ses actions, de ses conseils, des services qu'il a rendus à la chose publique. Ce discours répond tellement à l'idée que nous nous sommes formée de l'éloquence, que nous ne pouvons rien désirer de plus.

XXXIX. Il nous reste à faire connaitre la forme et le caractère du style de l'orateur ; nos remarques précédentes en ont pu déjà donner une idée. En effet, nous avons dit quelques mots de l'éclat que donnent au discours les mots considérés séparément ou dans l'arrangement de la phrase : l'orateur saura si bien les employer qu'il ne lui échappera aucune expression qui n'ait de l'élégance ou de la dignité. Son style sera plein de métaphores de tout genre ; la métaphore, par la comparaison qu'elle renferme, transporte l'esprit d'un objet à l'autre, le ramène, le fait mouvoir en tous sens ; ce mouvement rapide de la pensée est une jouissance pour l'esprit.

Les figures qui naissent de l'arrangement des mots sont encore un des ornements du discours. On peut les comparer à ce qui orne le théâtre ou la place publique les jours de fête, aux décorations ; non pas que ce soit le seul ornement du spectacle, mais c'est le plus apparent. Les figures de mots ne sont-elles pas, pour ainsi dire, les décorations du discours, soit que l'orateur répète et redouble à propos certains termes, ou qu'il leur fasse subir une légère altération ; soit que les mêmes mots se trouvent au commencement ou à la fin de la phrase, ou dans ces deux endroits, ou au milieu ; soit qu'ils terminent plusieurs phrases de suite, ou qu'ils se reproduisent immédiatement dans un sens différent ; soit que plusieurs membres de phrase aient la même chute ou la même désinence ; soit qu'on oppose de diverses manières les contraires aux contraires, ou bien qu'on procède par gradation, ou qu'on supprime les conjonctions pour la rapidité du discours ; soit que, s'imposant silence à soi-même, on en laisse entrevoir le motif, ou bien qu'on se reprenne comme d'une erreur ; soit que, par l'exclamation, on exprime l'étonnement ou la plainte ; soit enfin qu'on change plusieurs fois le cas d'un même nom ?

Mais les figures de pensées ont un tout autre éclat ; et comme Démosthène les emploie très fréquemment, certains critiques pensent que c'est là surtout le secret de son admirable éloquence. En effet, il y a dans Démosthène peu d'endroits qui ne soient relevés par quelque figure de pensées ; et même l'art de bien dire n'est guère autre chose que celui de donner aux pensées, ou du moins à la plupart, une forme brillante. Qu'est-il besoin, Brutus, pour vous qui possédez si bien tout cela, de donner le nom de ces figures, ou de citer des exemples ? il suffira de les indiquer.

XL. L'orateur parfait devra donc présenter sous des aspects divers une seule et même chose, tenir l'esprit de l'auditeur attaché sur une même idée, affaiblir certains objets, souvent employer la raillerie, s'écarter du sujet par une digression, annoncer le point qu'il va traiter, conclure après un développement, revenir sur ses pas, reprendre ce qu'il a dit, donner à ses preuves une force nouvelle en les résumant ; presser son adversaire par l'interrogation, se répondre à lui-même, comme s'il était interrogé, faire entendre autre chose que ce qu'il dit ; paraître incertain de ce qu'il doit penser ou dire, établir des divisions, omettre et négliger certaines choses, prévenir en sa faveur, faire retomber le reproche qu'on lui adresse sur celui qu'il combat, entrer avec les juges et même avec l'adversaire en une sorte de délibération, décrire les moeurs et raconter les entretiens des personnes, faire parler les êtres inanimés, détourner les esprits de la question, souvent exciter la gaieté et le rire, prévenir une objection, établir des similitudes, citer des exemples, distribuer une idée en plusieurs points, rappeler l'adversaire au silence, déclarer qu'il ne s'explique pas entièrement, avertir les juges de se tenir sur leurs gardes, parler avec une noble hardiesse, s'abandonner quelquefois à la colère, aux reproches, prier, supplier, guérir une blessure, s'écarter un peu de son but, former des voeux, faire des imprécations, se rendre familier avec ceux qui l'écoutent. L'orateur doit encore avoir d'autres qualités du discours, être au besoin vif et pressé, mettre sous les yeux l'objet qu'il décrit, exagérer, donner plus à entendre qu'il ne dit, se laisser aller à la gaieté ; enfin, peindre des moeurs, des caractères.

XLI. Voilà le vaste champ d'où l'éloquence tire son éclat et sa grandeur. Mais, si l'on ne sait disposer ces ornements, si l'on n'en construit, pour ainsi dire, l'édifice par un habile arrangement, on prétendra vainement à ce beau titre d'orateur.

Au moment d'entrer dans ces détails, j'ai plus vivement éprouvé l'agitation que j'avais ressentie dès le commencement de cet ouvrage. En effet, pensais-je, il peut se rencontrer, je ne dis pas des envieux, espèce de gens qu'on trouve partout, mais des amis, des partisans de ma gloire, qui trouvent étrange qu'un citoyen aux services duquel le sénat a rendu des hommages éclatants, confirmés par le peuple romain, et jusqu'alors inconnus, écrive si longuement sur l'art de parler. Quand je me bornerais à leur répondre que je n'ai pas voulu me refuser à la demande de M. Brutus, ce serait une excuse légitime, puisque cette demande m'était faite par l'ami le plus cher, l'homme le plus distingué, et qu'elle n'avait d'ailleurs rien que de juste et d'honorable. Mais si j'ajoute (puissent mes forces ne pas me tromper !) que mon but est de donner des préceptes à ceux qui veulent arriver à l'éloquence, de leur tracer la route qui les y conduira, quel homme équitable osera me blâmer ? Ne sait-on pas que, dans notre république, l'éloquence a toujours tenu le premier rang en temps de paix, et la jurisprudence le second ; que la première donne le crédit, la gloire, la force, et l'autre de simples formules d'attaque, de défense ; que souvent elle a dû implorer le secours de l'éloquence ; que même sans cet appui, elle eût à peine conservé ses droits et son empire. Pourquoi donc l'enseignement du droit civil a-t-il toujours été si honorable ; pourquoi des maisons de Romains illustres ont-elles été de florissantes écoles, si l'on ne peut sans crime être l'inspirateur ou le guide de la jeunesse dans la carrière de l'éloquence ? Si c'est un mal de bien parler, il faut sur-le-champ bannir de Rome l'éloquence ; si, au contraire, l'éloquence est glorieuse, non seulement pour ceux qui la possèdent, mais pour tout un Etat, pourquoi serait-il honteux d'étudier ce qu'il est honorable de savoir, et quel déshonneur y a-t-il à enseigner ce qu'il est beau de connaitre ?

XLII. Mais le premier enseignement a pour lui l'usage ; le second est une innovation : je l'avoue ; mais voici la raison de cette différence. Il suffisait d'entendre les réponses des jurisconsultes ; ils n'avaient point pour leurs disciples d'heure marquée ; mais ils les instruisaient tout en répondant à ceux qui les consultaient ; tandis qu'occupés à méditer et à composer chez eux, à plaider au forum, même à se délasser, les orateurs ne trouvaient pas le temps d'enseigner. Je ne sais d'ailleurs si la plupart de nos orateurs n'ont pas eu plus de génie que d'étude : ils devaient donc plutôt avoir le talent de la parole que celui de l'enseignement ; chez nous, c'est peut-être le contraire.

Mais il n'y a pas de dignité à enseigner. Oui, si l'on enseignait comme dans une école ; mais si l'on emploie tantôt les avis, les exhortations ; tantôt les questions, les entretiens, quelquefois des lectures faites par l'un, répétées par l'autre ; si l'on peut même par ses leçons rendre les hommes meilleurs, pourquoi ne le ferait-on pas ? Eh quoi ! il est honnête d'enseigner la formule qui rend valable l'aliénation des biens consacrés, et, si l'on enseigne l'art de défendre la consécration même, cela n'est pas honnête ?

Mais, dit-on, on s'honore du titre de jurisconsulte sans connaître le droit, tandis que ceux qui sont habiles dans l'art de parler dissimulent leur talent, et cela parce que la jurisprudence est agréable aux hommes et que l'éloquence leur est suspecte. Mais l'éloquence peut-elle vraiment se déguiser ? échappe-t-elle à notre pénétration ? ou bien s'expose-t-on à quelque reproche en enseignant aux autres un art grand et noble ? Qu'il est beau d'avoir étudié soi-même ! Quelques-uns peut-être dissimulent leurs études ; pour moi, je m'en suis toujours fait gloire. Pourrais-je n'en pas convenir, puisque, bien jeune encore, j'ai quitté Rome et passé la mer pour m'instruire, puisque ma maison a toujours été remplie des hommes les plus éclairés, et que peut-être mes entretiens offrent quelques traces de connaissances ? mes écrits d'ailleurs sont honorés du public : comment alors dissimuler mes études ? Que m'en reviendrait-il, sinon de passer pour ne pas en avoir tiré grand fruit ?

XLIII. Il y a cependant, il faut l'avouer, plus de dignité à traiter les points précédents que ceux dont je vais parler. Il s'agit, en effet, d'examiner maintenant la manière d'arranger les mots et, pour ainsi dire, de compter, de mesurer les syllabes ; cet art, tout nécessaire qu'il est, selon moi, a bien un autre éclat dans la pratique que dans les règles qu'on en donne. Cela est vrai de toutes choses, mais surtout de ce qui nous occupe maintenant. Il en est des études les plus nobles comme de ces arbres dont la hauteur charme nos regards ; on n'en peut dire autant des racines ; mais, sans leur secours, l'arbre n'aurait pu s'élever. Pour moi, soit que ce vers, passé en proverbe,

On ne doit pas rougir de l'art que l'on professe,

me force d'avouer que je me plais infiniment à ces travaux, soit que le désir de vous satisfaire m'ait arraché ce traité, j'ai cru cependant devoir prévenir la critique de certains esprits. Quand même ce que j'ai dit ne serait pas aussi bien fondé, il faudrait être bien difficile, bien sauvage pour ne pas me permettre, quand je ne puis plus vaquer ni aux fonctions du barreau, ni aux affaires publiques, de chercher de la consolation dans les lettres, au lieu de me livrer à l'oisiveté, qui me répugne, ou à la tristesse, que je tâche de vaincre ? Ces études, qui autrefois m'accompagnaient au sénat, au barreau, font aujourd'hui le plaisir de ma solitude. Au reste, je ne m'occupe pas seulement des matières traitées dans ce livre ; je m'occupe de sujets d'une importance plus haute ; si je puis y donner la dernière main, mes travaux privés ne paraîtront pas, je pense, inférieurs à mes discours publics. Revenons à notre objet.

XLIV. L'arrangement des mots consiste ou à lier le plus habilement possible les dernières syllabes avec les suivantes, et à former les sons les plus agréables ; ou à choisir les mots, et à les disposer si bien que la mesure naisse d'elle-même ; ou à donner à la période un tour harmonieux, une juste cadence. Voyons ce qui concerne le premier arrangement. Pour réussir en ce point, il faut sans doute de l'art et des soins ; mais il ne faut pas que l'art soit trop sensible : ce serait un travail puéril et infini que de vouloir polir toutes les syllabes ; et l'on mériterait ces reproches ingénieux que Scévola, dans Lucilius, adresse à Albucius :

Le bel arrangement, l'admirable industrie !
C'est une mosaïque, une marqueterie.


Je ne veux pas une attention si minutieuse ; mais l'habitude d'écrire rendra facile cet artifice de la composition. Ainsi que l'oeil du lecteur, l'esprit de celui qui compose voit ce qui suit, et il évite le choc de certaines syllabes entre elles, les hiatus, les sons durs. Quelque agrément et quelque noblesse que puissent avoir les pensées, si l'expression n'en est pas harmonieuse, elles blesseront l'oreille, ce juge si sévère. C'est au reste quelque chose de si conforme au génie de notre langue, qu'il n'y a aucun Romain, quelque grossier qu'il soit, qui ne préfère l'élision au choc des voyelles. On reproche cependant à Théopompe d'avoir poussé trop loin cette attention : ainsi faisait Isocrate son maître, mais non Thucydide, ni même cet écrivain plus grand qu'eux tous, Platon, non seulement dans ses dialogues, où cette négligence était commandée par l'art même, mais dans ce discours funèbre qu'il composa, suivant l'usage d'Athènes, en l'honneur des guerriers morts pour la patrie, et qui fut trouvé si beau que la loi ordonne, comme vous le savez, que tous les ans on en fasse lecture publique. On y rencontre souvent des voyelles qui se heurtent, ce que Démosthène, presque partout, évite comme un défaut.

XLV. Mais c'est aux Grecs à juger ce que leur langue autorise : nous devons, nous, éviter absolument le concours des voyelles ; témoin Caton dans ses harangues, toutes rudes qu'elles sont ; témoin tous nos poètes, hormis ceux qui souvent, pour faire le vers, ont eu recours à l'hiatus : c'est ainsi qu'on trouve dans Névius :

Vos, qui accolitis Histrum fluvium, atque Algidam.

et au même endroit :

Quam numquam vobis Graii, atque Barbari.

Ennius n'offre d'autre exemple que celui-ci :

Scipio invicte....

J'ai dit moi-même :

Hoc motu radiantis Etesiae in vada ponti.

On ne nous pardonnerait pas cette licence si elle revenait trop souvent ; les Grecs la regardent comme une beauté. Mais pourquoi ne parler que des voyelles ? souvent pour avoir une brève on retranchait des consonnes : on disait multi' modis, vasi' argenteis, palmi' et crinibus, tecti' fractis. Mais quelle licence plus hardie que l'abréviation qu'on faisait des noms propres pour s'en servir plus aisément ? Comme de duellum on avait fait bellum, et de duis, bis, ainsi Duellius, vainqueur de la flotte carthaginoise, fut appelé Bellius, quoique ses ancêtres eussent toujours porté le nom de Duellius. Souvent même on contractait plusieurs mots, non par besoin, mais pour le plaisir de l'oreille. Pourquoi du nom d'Axilla, un de vos ancêtres, a-t-on fait Ala, sinon pour n'avoir pas à prononcer une lettre d'un son trop rude ? Cette lettre, repoussée par la langue devenue plus polie, a également disparu, par contraction, des mots maxillae, taxilli, vexillum, paxillus. On réunissait volontiers deux mots en un, comme sodes pour si audes ; sis pour si vis, et même trois, comme dans capsis. On disait ain' pour aisne, nequire pour non quire, malle pour magis velle, nolle pour non velle. Nous disons de même dein, exin, pour deinde et exinde. Mais pourquoi, si l'on dit cum illis, ne met-on pas cum avant nobis ? c'est que cette rencontre de syllabes pourrait présenter un sens déshonnête ; c'est même pour cela que j'ai eu soin de mettre un mot entre cum et nobis. De nobiscum et vobiscum sont venus par analogie mecum et tecum au lieu de cum me et cum te.

XLVI. Certains critiques voudraient, mais un peu tard, corriger le langage de l'antiquité ; ainsi, quand ils trouvent deum atque hominum fidem, ils disent deorum. Nos pères, sans doute, péchaient par ignorance, ou plutôt n'usaient-ils pas d'une licence autorisée par l'usage ? Ainsi le même poète qui, par une syncope inusitée, avait dit : Patris mei meum factum pudet, pour meorum factorum ; et : Texitur ; exitium examen rapit, pour exitiorum, ne dit pas liberum, comme font la plupart d'entre nous dans ces phrases : cupidos liberum, in liberum loco ; mais comme le veulent nos critiques modernes :

Neque tu umquam in gremium extollas liberorum ex te genus.

Et ailleurs :

Namque Aesculapi liberorum...

En voici un autre qui, dans son Chrysès, dit :

Cives, antiqui amici majorum meum,

ce qui du moins était usité ; mais il ajoute plus durement encore :

Consilium socii, augurium, atque extum interpretes

Plus loin nous trouvons :

Postquam prodigium horriferum, portentum pavor

quoique la contraction ne soit pas usitée dans tous les neutres : car je ne dirais pas volontiers armum judicium pour armorum, bien que le même Pacuvius ait dit :

Nihilne ad te de judicio armum accidit ?

Quant à fabrum et à procum, qu'on trouve dans les tables des censeurs, je les préfère à fabrorum et procorum ; mais jamais je ne dis duorumvirorum judicium, ni triumvirorum capitalium, ni decemvirorum litibus judicandis. Attius cependant a dit :

Video sepulcra, dua duorum corporum.

Et :

Mulier una duum virum.

Je sais ce que demande la règle ; mais tantôt j'use de la liberté que me laisse l'usage, et je dis également Proh deum ou Proh deorum ; tantôt je me conforme à la règle, et je dis triumvirum et non virorum, sestertium nummum et non nummorum, parce qu'en cela l'usage est invariable.

XLVII. Ne nous défendent-ils pas aussi de dire nosse, judicasse, au lieu de novisse, judicavisse ? comme si nous ne savions pas que cette forme du mot entier est bonne, mais que l'usage autorise la contraction. Aussi voyons-nous l'un et l'autre dans Térence ; il dit d'abord :

Eho, tu cognatum tuum non noras ?

Puis :

Stilphonem, inquam, noveras ?

Siet est le mot entier ; sit, la contraction. On peut employer les deux ; nous les trouvons dans une même phrase :

Quam cara sint, quo post carenda intelligunt,
Quamque attinendi magni dominatus sient.


Je ne blâmerai pas

... Scripsere alii rem.

quoique je sente bien que scripserunt est plus conforme à la règle ; mais j'obéis sans peine à l'usage, qui cherche toujours le plaisir de l'oreille. Ennius a dit : Isdem campus habet ; et, autre part : In templis isdem. Eisdem était plus régulier, mais il n'est pas si doux. L'harmonie repoussait iisdem. L'usage a donc consenti à certaines fautes que demandait le plaisir de l'oreille, et je préférerais pomeridianae quadrigae à postmeridianae, mehercule à mehercules. Aujourd'hui, non scire paraît barbare, nescire est plus doux. Pourquoi disons-nous meridiem et non medidiem ? c'est que le dernier a moins d'harmonie. La préposition abs ne se trouve plus aujourd'hui que dans les livres de recette ; on ne la rencontre plus ailleurs. Nous disons amovit, abegit, abstulit ; en sorte que l'on ne peut distinguer lequel est le plus régulier de ab ou de abs. Abfugit a paru mauvais, ainsi qu'abfer ; on a préféré aufugit, aufer. La préposition ab ne se trouve sous cette forme que dans ces deux mots. Pour noti, navi, nari, quand il a fallu les faire précéder de la préposition IN, ignoti, ignavi, ignari ont paru plus doux que la forme régulière. On dit ex usu, mais e re publica, parce que, dans le premier exemple, il y a une voyelle après x, et que, dans le second, il y aurait de la dureté si l'on ne retranchait cette lettre. Exegit, edixit, effecit, extulit, edidit suivent la même règle. La préposition change quelquefois selon la première lettre d'un mot, comme dans suffugit, summutavit, sustulit.

XLVIII. Que dirons-nous des mots composés ? quelle différence entre insipientem et insapientem, iniquum et inaequum, triripitem et trirapitem, concisum et concaasum ? Quelques-uns même ont voulu dire pertisum ; l'usage s'y est opposé. Qu'y a-t-il encore de plus délicat que ce que l'usage a établi contre la règle pour certains mots ? nous faisons brève la première lettre d'inclytus, et longue la première d'insanus ; nous faisons également brève la première d'inhumanus, et longue la première d'infelix. De sorte que in, quand il se joint aux mots qui commencent par les mêmes lettres que sapiens ou felix, se prononce long, tandis qu'il est bref partout ailleurs. On peut faire la même observation pour composuit, consuevit, concrepuit, confecit. Consultez la règle, elle vous condamne ; l'oreille, elle, vous approuve. Pourquoi ? c'est que cette prononciation la flatte. Or, le plaisir de l'oreille est une des lois les plus impérieuses du discours. Moi-même, sachant que les anciens ne se servaient de l'aspiration qu'avec les voyelles, je prononçais pulcros, Cetegos, triumpos, Kartaginem ; enfin, mais un peu tard, forcé par les reproches de l'oreille d'en venir à la vraie prononciation, je me conformai à l'usage pour la pratique, me réservant à moi seul la connaissance de l'art. Nous prononçons cependant Orcivios, Matones, Otones, Caepiones, sepulcra, coronas, lacrymas, parce que l'oreille le permet. Notre vieil Ennius dit Burrus ; jamais il n'a dit Pyrrhus. Vi patefecerunt Bruges, dit-il encore, et non Phryges, comme on peut le voir dans les livres de son temps. Les Romains ne se servaient alors d'aucune lettre grecque. Nous en avons depuis reçu deux ; et, quoiqu'il parût absurde à nos ancêtres de dire Phrygum ; Phrygibus, c'est-à-dire de ne laisser qu'une ou deux lettres grecques au génitif et au datif, en conservant cependant un nominatif tout grec, aujourd'hui, pour satisfaire aux exigences de l'oreille, nous disons Phrygum tout aussi bien que Phryges. On aurait aujourd'hui mauvaise grâce, c'était une élégance autrefois, de supprimer la dernière lettre dans les mots terminés en us, quand ils ne sont pas suivis d'une voyelle. Ainsi on n'était pas choqué de rencontrer dans les vers ce que n'admettent plus nos poètes modernes : on disait alors : Qui est omnibu' princeps, au lieu d'omnibus ; on disait : Vita illa dignu' locoque, au lieu de dignus. Si l'usage sans le secours de l'art a tant fait pour l'oreille, que ne doit-on pas attendre de l'art même et de ses combinaisons ?

Je ne suis pas entré dans les mêmes détails que s'il n'eût été question que de ce point, car la nature et l'emploi des mots nous ouvrent une vaste carrière ; peut-être cependant en ai-je dit plus que ne le comportait mon sujet.

XLIX. Mais, puisque le choix des pensées et des mots appartient à l'esprit, celui des sons et des nombres à l'oreille ; puisque le premier est une affaire d'intelligence, le second une affaire de plaisir, c'est la raison qu'on doit consulter pour l'un, et pour l'autre le sentiment. Il fallait ou négliger le plaisir de ceux dont nous recherchions le suffrage, ou trouver l'art de concilier le sentiment et la raison.

Deux choses flattent l'oreille, le nombre et le son. Nous traiterons prochainement du nombre ; occupons-nous maintenant du son. Il faut choisir des mots harmonieux, non pas retentissants comme les mots poétiques, mais tirés du langage usité. Qua ponto ab Helles est très hasardé ; Auratos aries Colchorum est brillant ; mais une lettre désagréable trop souvent répétée gâte ceci :

Frugifera et efferta arva Asiae tenet.

Contentons-nous donc de la simplicité de nos bons mots latins, sans recourir à ces mots éclatants des Grecs, et n'ayons pas regret de dire : Qua tempestate Paris Helenam, etc. Préférons ce style à la dureté de ces phrases : Habeo istam ego perterricrepam... Versutiloguas malitias.

L'arrangement des mots ne suffit pas ; il faut étudier la chute des phrases ; c'est là-dessus que l'oreille, nous l'avons dit déjà, exerce un second jugement. La beauté d'une chute de phrase dépend ou de l'arrangement même, quand il est naturellement harmonieux, ou de quelques effets de style, où se trouve nécessairement de l'élégance, comme les désinences semblables, les antithèses, l'opposition des contraires, toutes choses qui ont du nombre par elles-mêmes et sans qu'on y travaille. C'est Gorgias, dit-on, qui le premier a recherché ce genre d'harmonie. En voici un exemple tiré de ma Milonienne : - Est enim, judices, haec non scripta, sed nata lex ; quam, non didicimus, accepimus, legimus, verum ex natura ipsa arripuimus, hausimus, expressimus ; ad quam non docti, sed facti ; non instituti, sed imbuti sumus. Tout ici se trouve dans un si juste rapport, que le nombre semble n'avoir pas été amené, mais être venu naturellement. C'est ce qui arrive dans les oppositions de contraires ; comme dans ces phrases qui tiennent non seulement du nombre, mais de la versification :

Eam, quam nihil accusas, damnas.

Il fallait dire condemnas, pour éviter le vers.

Bene quam meritam esse autumas, dicis male mereri.
Id, quod scis, prodest nihil ; id, quod nescis, obest.


Le vers est ici la suite naturelle du rapport de contraire ; voici quel serait le nombre oratoire : Quod scis, nihil prodest ; quod nescis, multum obest. Ces formes du langage que les Grecs nomment antitheta, c'est-à-dire l'opposition des contraires, produisent nécessairement, et sans le secours de l'art, la cadence et le nombre.

Même avant Isocrate, les anciens, et Gorgias surtout, aimaient ce genre ; Gorgias, dans ses discours, n'a presque pas d'autre nombre. Mes ouvrages en fournissent aussi des exemples : on trouve dans ma quatrième Verrine : - Conferte hanc pacem cum illo bello ; hujus praetoris adventum, cum illius imperatoris victoria ; hujus cohortem impuram, cum illius exercitu invicto ; hujus libidines, cum illius continentia : ab illo, qui cepit, condites ; ab hoc, qui constitutas accepit, captas dicetis Syracusas. Il faut donc connaître ces sortes de nombres.

L. Arrivons à la troisième question, à ce qui concerne le nombre dans la période. S'il est des gens qui n'y soient pas sensibles, je ne sais quelle est leur oreille, je ne sais ce qu'ils ont de l'homme. Pour moi, je l'avoue, mon oreille aime une phrase pleine et nombreuse, et elle est blessée s'il y a trop ou trop peu. Pourquoi parler de moi ? j'ai souvent vu toute une assemblée se récrier de plaisir à une chute harmonieuse. L'oreille est naturellement sensible au charme de la période. Les anciens ne se sont pas occupés de cela ; c'était presque la seule chose qui leur manquait ; car ils choisissaient les expressions, et trouvaient les pensées agréables ou solides ; mais ils ne savaient pas les enchaîner, les arrondir. C'est précisément là ce que j'aime, dira-t-on. N'est-ce pas préférer la peinture antique, d'un coloris simple et peu varié, au fini de nos tableaux modernes ? Il faudrait sans doute revenir à l'origine de l'art, et n'en pas accepter les progrès.

On cite avec orgueil d'anciens noms ; je sais de quel poids est cette autorité : c'est celle de la vieillesse. Certes, je la respecte infiniment ; loin de blâmer l'antiquité pour ce qu'elle n'a pas, je l'estime pour ce qu'elle possède ; éloge d'autant mieux fondé, que ce qu'elle a est supérieur à ce qui lui manque ; car il y a dans cette richesse de paroles et de pensées, dont les anciens nous offrent le modèle, bien plus que dans cette science de la période, qu'on ne trouve pas chez eux. C'est après eux, en effet, que cette science est venue. Toutefois, les anciens, je m'imagine, en auraient fait usage s'ils l'avaient connue, puisque, depuis, tous les grands orateurs l'ont mise à profit.

LI. Mais n'est-ce pas, dit-on, tenir un langage suspect, que d'employer dans, les discours publics, dans les plaidoyers, ce qu'on appelle en latin le nombre, en grec ruthmos ? En s'appliquant à cette étude, on paraît chercher à tendre trop de pièges à l'oreille. Tels sont les prétextes de ces critiques qui recherchent un style rompu, mutilé, et qui blâment ceux dont les phrases sont liées et soutenues. Si ces phrases ne sont remplies que de vains mots, de pensées futiles, ils ont raison, si les pensées sont exactes et les expressions bien choisies, pourquoi préférer un style qui boite, qui s'arrête à chaque pas, à celui qui se soutient, et marche toujours d'accord avec la pensée ? Ce nombre, qu'on affecte de rendre odieux, ne fait autre chose que d'enfermer la pensée dans un juste contour de paroles. Les anciens même ont atteint quelquefois à cette perfection, soit par hasard, soit par instinct : dans les parties les plus vantées de leurs ouvrages, c'est presque partout une trace de style périodique que l'on vante. Il y a près de quatre cents ans que les Grecs apprécient la beauté du nombre ; pour nous, ce n'est que depuis peu que nous le connaissons. Ennius a donc pu parler avec mépris pour les anciens,

De ces vers que chantaient les Faunes, les devins ;

et moi, je ne pourrai m'exprimer de la même manière sur leur compte ! Je ne viens même pas dire comme lui : «Nous qui avons osé ouvrir la carrière» ; car j'ai lu et entendu des orateurs qui avaient presque atteint à la perfection de la période. Quant à ceux qui ne peuvent y atteindre, il ne leur suffit point de n'être pas méprisés, ils veulent qu'on les loue. Pour moi, je loue, et à juste titre, ceux dont ils se disent les imitateurs, malgré ce que je pourrais leur reprocher ; mais je ne puis approuver ceux qui, dans leurs modèles, ne copient qu'un défaut, et qui jamais n'en reproduisent une qualité.

Que s'ils ont des oreilles si inhumaines, si sauvages, au moins devront-ils se soumettre à l'autorité des hommes les plus éclairés ; je ne parle ni d'Isocrate, ni de ses disciples Ephore et Naucrate, quoique, dans l'art de construire le discours et de l'embellir, tous trois soient dignes de servir de guides, puisque eux-mêmes ils ont été d'excellents orateurs ; mais qui jamais fut plus éclairé, plus pénétrant, plus habile à inventer ou à juger qu'Aristote ? qui, par conséquent, plus ennemi d'Isocrate ? Or, pour la prose, Aristote, tout en bannissant le vers, exige le nombre. Son disciple, Théodecte, écrivain poli, rhéteur habile, au jugement même d'Aristote, pense et s'explique là-dessus comme son maître. Théophraste s'étend encore plus sur ce point. Que croire de ceux qui ne se soumettraient pas à de telles autorités, sinon que peut-être ils ne les connaissent pas ? S'il en est ainsi, et je ne puis croire autrement, eh bien, que n'interrogent-ils leurs sens mêmes ? N'ont-ils jamais remarqué dans une phrase rien qui fût inutile, irrégulier, tronqué, défectueux, redondant ? Au théâtre, le public entier murmure, s'il arrive à un acteur de se tromper sur une brève ou sur une longue. Sans doute, le peuple ne connaît ni les pieds, ni les nombres ; il ne sait ni comment, ni pourquoi son oreille est blessée ; mais la juste mesure des longues et des brèves, comme celle des tons graves et aigus, la nature même l'a placée dans nos oreilles.

LII. Voulez-vous, Brutus, que nous entrions là-dessus dans un plus grand détail que les rhéteurs anciens, qui sur ce point comme sur tant d'autres, nous ont transmis leurs observations ? ou bien ces observations qu'ils ont faites nous suffiront-elles ? Mais à quoi bon cette demande, puisque j'ai dû juger par vos lettres si belles, si bien pensées, que vous le désirez vivement ? Je vais donc essayer de développer successivement l'origine, la cause, la nature et enfin l'usage du nombre oratoire.

Ceux qui admirent le plus Isocrate le louent surtout d'avoir le premier introduit le nombre dans la prose. Comme il vit, disent-ils, que les orateurs étaient écoutés d'un air sérieux, les poètes d'un air de plaisir, il chercha des nombres propres au discours, d'abord pour l'agrément, ensuite pour que la variété préservât de l'ennui. Ce qu'ils disent est vrai en partie, mais n'est pas vrai en tout. De tous les rhéteurs, c'est Isocrate, il faut l'avouer, qui a été le plus versé dans la science des nombres ; mais l'inventeur fut Thrasymaque, qui même les prodigue dans tous ses ouvrages. Quant à ces autres formes dont nous avons parlé, comme les antithèses, les désinences semblables, les contraires, formes qui, par elles-mêmes, et sans qu'on le veuille, produisent une juste cadence, c'est à Gorgias qu'elles remontent ; il n'en a pas même fait un usage modéré. C'est, je le rappelle, une des trois sortes d'arrangement de mots que nous avons distinguées. Ces deux auteurs ont précédé Isocrate ; ce dernier a sur eux l'avantage de la retenue, s'il n'a pas celui de l'invention ; car, autant il est réservé dans l'emploi des métaphores et des mots nouveaux, autant il l'est dans l'usage des nombres. Gorgias, au contraire, était si partisan de ce genre, si avide de ce qu'il regardait comme les agréments du style, qu'il s'y laissait aller sans mesure ; tandis qu'Isocrate, bien qu'il eût, dans sa jeunesse, écouté en Thessalie les leçons du vieux Gorgias, crut ne devoir en user qu'avec sobriété. Bien plus, à mesure qu'il avançait en âge (il a vécu près de cent ans), il s'affranchissait des entraves du nombre, comme nous le voyons par ce discours qu'il adressa, fort vieux déjà, à Philippe, roi de Macédoine. Il y déclare expressément qu'il fait du nombre un usage plus modéré qu'auparavant. Ainsi, non seulement il corrigea ses devanciers, mais il se corrigea lui-même.

LIII. Nous connaissons les auteurs et l'origine du nombre, cherchons-en maintenant la cause. Elle est si évidente, qu'il me parait surprenant que les anciens n'en aient pas été frappés, eux qui n'ont pas manqué de rencontrer la période, la phrase bien cadencée, comme le hasard en produit souvent. Les chutes fortuites, qui charmaient leur esprit et leur oreille, auraient dû leur révéler ce secret de l'harmonie, et les porter à s'imiter eux-mêmes. L'oreille, en effet, ou plutôt l'esprit à qui l'oreille fait son rapport, a, pour ainsi dire, en soi la mesure de tous les sons. Elle juge de ce qui est trop court et attend toujours une cadence juste et régulière. Elle s'offense des nombres tronqués ou mutilés, comme si on la frustrait de ce qu'on lui doit ; mais des phrases trop longues, et dont l'étendue passe les bornes naturelles, la blessent plus encore ; en cela, comme à peu près en tout, le trop choque plus que le trop peu. Ainsi, comme le vers doit son origine aux exigences de l'oreille et à l'observation des gens de goût, on a de même remarqué, beaucoup plus tard, il est vrai, mais tout aussi naturellement, qu'il y a pour la prose des arrangements de mots, des chutes harmonieuses.

Telle est la cause du nombre ; occupons-nous maintenant du troisième point, de la nature même du nombre. Cette discussion n'est pas nécessairement liée à mon plan, mais elle se rapporte aux secrets de l'art. On peut demander, en effet, quel est le nombre oratoire, en quoi il consiste, d'où il résulte, si l'on n'en connaît qu'un, si l'on en distingue deux ou plusieurs, comment il se compose, quel en est le but, quand et où il doit se placer, par quel art enfin il fait éprouver à l'âme du plaisir ?

Il y a ici, comme presque partout, deux manières de traiter la chose, l'une plus longue, l'autre plus courte et plus facile.

LIV. La première ici, la plus longue, soulève d'abord cette question. Le discours est-il susceptible de nombre ? bien des gens n'en conviennent pas, parce qu'il n'y a pas, pour la prose, de règles fixes comme pour les vers, et que les partisans du nombre dans la prose ne peuvent rendre raison de leur sentiment. Autres questions. S'il y a un nombre ou plusieurs dans la prose, quel est-il, ou quels sont-ils ? sont-ils semblables aux nombres poétiques ? sont-ils d'un autre espèce ? quels sont, dans le premier cas, ceux dont la prose doit se servir ? car les uns n'en admettent qu'un seul, les autres en admettent plusieurs, les autres tous, sans réserve. Quoi qu'il en soit, les nombres seront-ils communs à tous les genres d'éloquence, car le style varie s'il faut narrer, s'il faut persuader, s'il faut instruire ? ou bien devra-t-on les proportionner aux formes diverses de la composition ? S'ils sont toujours les mêmes, quels sont-ils ? s'ils sont différents, où est la différence, et pourquoi le nombre n'est-il pas aussi sensible dans la prose que dans les vers ? Ce qu'on appelle nombreux dans le discours vient-il du nombre seul, ou d'un certain arrangement de mots, ou de la nature même de l'expression, ou de toutes ces choses à la fois ; en sorte que le nombre y concoure par des intervalles ménagés, l'arrangement par les sons, et l'expression par l'emploi de formes brillantes ? ou bien l'arrangement seul est-il la source de toute beauté, et produit-il le nombre et ces formes brillantes que les Grecs, je l'ai dit déjà, nomment schêmata ? Mais il y a une diférence à remarquer entre les sons qui flattent l'oreille et la perfection de la mesure et de la cadence, quoiqu'il y ait bien un rapport entre les figures et le nombre, puisqu'elles présentent le plus souvent un heureux ensemble ; mais rien de tel dans l'arrangement des mots qui ne recherche que la noblesse et l'harmonie.

Telles sont à peu près les questions qui se rattachent à celles de la nature du nombre.

LV. Et d'abord le discours est-il susceptible de nombre ? Il n'est pas difficile de s'en assurer. Ici l'oreille prononce. Il ne serait pas juste de nier le fait, parce qu'on ne peut l'expliquer. La découverte même du vers n'est pas due au raisonnement, mais à la nature, au sentiment que la raison s'est bornée à instruire du fait, en pesant et mesurant les syllabes ; et c'est ainsi que l'observation a donné naissance à l'art.

Il est vrai que, dans les vers, le nombre est plus sensible, quoique certains vers ressemblent, quand on ne les chante pas, à la prose même. C'est ce qu'on remarque surtout dans les plus distingués de ces poètes que les Grecs nomment lyriques ; leur versification, dépouillée du chant, n'est presque plus qu'une simple prose. On en peut dire autant de certains passages de nos poètes, et par exemple de ces vers du Thyeste :

Quemnam te esse dicam ? qui tarda in senectute

sans l'accompagnement de la flûte, cela ressemblerait beaucoup à de la prose. Quant aux vers ïambiques qu'on emploie pour la comédie, ils sont d'un ton si peu élevé, à cause de leur ressemblance avec le discours familier, qu'a peine y aperçoit-on quelque trace de nombre et de versification ; aussi est-il plus difficile de trouver le nombre dans la prose que dans les vers.

Il y a deux choses qui sont comme l'assaisonnement du style, l'agrément des mots et celui des nombres. Les mots sont comme la matière du discours ; le nombre sert à les polir. Mais ici, comme souvent, il arrive que le nécessaire précède l'agréable. Les hommes ne se sont servis d'abord que d'un langage rude et naïf, et simplement pour exprimer leurs pensées ; ce n'est que bien plus tard qu'on a imaginé le nombre pour le plaisir de l'oreille.

LVI. C'est pour cela que ni dans Hérodote, ni dans ses contemporains, ni dans ses devanciers, on ne trouve aucun trace de nombre, à moins que ce ne soit un pur effet du hasard. Les anciens rhéteurs n'en ont rien dit, quoiqu'ils nous aient laissé bien des préceptes sur l'art de la parole. Ce qu'il y a de plus facile, de plus nécessaire, est ce que l'on connaît toujours en premier lieu. Ainsi l'on a facilement connu les termes métaphoriques, les dérivés, les composés, parce qu'ils appartenaient au langage usuel, à la conversation. Mais le nombre qu'on ne rencontrait pas dans la vie domestique, et qui n'avait, avec le discours familier, ni rapport ni affinité, n'a été observé et reconnu que longtemps après, et c'est de l'usage qu'on en a fait que le style a tiré ses grâces et sa perfection. Au reste, si l'on reconnaît deux sortes de prose, l'une serrée et concise, l'autre étendue et diffuse, cette différence ne vient point de la nature des mots, mais des intervalles plus ou moins longs qui, jetés çà et là au milieu de la phrase, impriment au nombre leur caractère de lenteur ou de rapidité. La période, en effet, règle sa marche sur le nombre même, jusqu'à ce qu'elle arrive et s'arrête au but. Il est donc évident que la prose doit être soumise à la loi des nombres, sans avoir cependant la cadence des vers.

Mais ces nombres sont-ils les mêmes que ceux de la poésie, ou sont-ils d'une autre nature ? C'est ce que nous allons examiner. Il n'y a pas de nombres qui ne soient poétiques, car tous ont une mesure déterminée ; tous peuvent entrer dans une des trois classes générales ; car il faut ou qu'une partie du pied qui compose le nombre soit égale à l'autre en mesure, ou qu'elle soit une fois plus grande, ou qu'elle la renferme une fois et demie. Le dactyle est de la première classe, l'ïambe de la deuxième, le péan de la troisième. Or, ces trois pieds entrent nécessairement dans la phrase, et, s'ils sont bien placés, y produisent le nombre.

Mais on demande de quels pieds on se servira préférablement. On comprend facilement que la prose les admet tous, puisque dans nos discours nous faisons souvent des vers sans nous en douter, ce qui est un très grand défaut ; mais cela vient de ce que l'on ne s'écoute pas quand on parle. Quelque attentif que l'on soit, on ne peut guère éviter l'ïambe et l'hipponactéen. Notre prose, en effet, est presque toute composée d'ïambes ; mais l'auditeur exercé les remarque sans peine ; car ils sont fort usités. Nous laissons aussi, par mégarde, échapper d'autres mesures moins usitées, mais qui n'en sont pas moins des vers. C'est un défaut essentiel et que l'on doit fuir avec grand soin. Un illustre philosophe péripatéticien, Hiéronyme, a tiré de plusieurs écrits d'Isocrate trente vers environ, la plupart ïambiques ; mais il s'en trouve aussi d'anapestes, négligence impardonnable. Ce n'est pas, il est vrai, sans malice que procède le critique, car il retranche la première syllabe du premier mot d'une phrase, et joint au dernier mot la première syllabe de la phrase suivante. Il forme ainsi l'anapeste que l'on nomme aristophanéen. Ce sont de ces accidents qu'il n'est guère possible et qu'il n'est pas, au reste, nécessaire de prévenir ; mais notre critique, à l'endroit même où il reprend Isocrate, ne va-t-il pas (je l'ai surpris en l'examinant avec attention), faire un vers ïambique ? Que ce soit donc une chose reconnue : dans la prose, il y a des nombres, et ces nombres sont les mêmes que dans la poésie.

LVII. Voyons maintenant quels nombres conviennent le mieux à la poésie oratoire. Les uns veulent que ce soit l'ïambe, parce qu'il se rapproche le plus du langage ordinaire, et que la poésie dramatique l'a choisi comme plus convenable que tout autre au ton naturel de la conversation, tandis que le dactyle est plus approprié à la pompe de l'hexamètre. Ephore, médiocre orateur, mais sorti d'une très bonne école, recherche le péan et le dactyle, mais évite le spondée et le trochée. Il dit que les trois brèves du péan et les deux du dactyle jettent dans la phrase une rapidité et une brièveté qui la font couler facilement ; que le contraire arrive dans l'emploi du spondée et du trochée, parce que l'un, à cause des longues, rend le discours trop lent, et que l'autre, à cause des brèves, le rend trop rapide ; et qu'ainsi ni l'un ni l'autre n'amènent une juste cadence. Mais si les premiers sont dans l'erreur, Ephore me parait se tromper aussi. En effet, s'interdire le péan, c'est se priver d'un nombre plein de douceur et de majesté. Aristote est loin de penser ainsi ; le nombre héroïque lui semble être trop sublime pour la prose, et l'ïambe trop conforme au langage familier. Ainsi, la prose, suivant ce grand maître, ne doit avoir rien de rampant ni de trop élevé, mais elle doit être soutenue par un style grave et noble, et amener ainsi l'esprit des auditeurs au sentiment de l'admiration. Quant au trochée, qui a la même mesure que le chorée, il l'appelle cordax, parce qu'il a peu de dignité dans son allure vive et sautillante. C'est le péan qu'il préfère ; il dit que tout le monde l'emploie sans s'en douter ; que c'est un troisième nombre qui tient le milieu entre les pieds dont j'ai parlé ; que tous ces pieds sont construits de manière que la proportion de mesure qui se trouve entre eux est du double, ou d'une fois et demie, ou d'égalité. Ceux dont j'ai parlé plus haut n'ont donc vu que la commodité et non la dignité du discours. Les vers sont remplis d'iambes et de dactyles ; évitons donc d'en mettre plusieurs de suite en prose, comme nous évitons le vers dans nos discours : car le génie de la prose repousse absolument ce qui a l'air de la versification. Or, le péan est peu propre aux vers, et ainsi la prose l'a facilement adopté. Quant à Ephore, il ne voit pas que le spondée, qu'il rejette, est égal eu valeur au dactyle qu'il admet ; c'est qu'il mesure les pieds par le nombre de syllabes, et non par les intervalles. C'est ce qu'il fait aussi pour le trochée, qui a la même mesure de temps que l'ïambe, mais qui produit un mauvais effet quand il termine la période, parce que, d'ordinaire, les syllabes longues conviennent mieux à une fin de période. Cette doctrine d'Aristote sur le péan est aussi celle de Théophraste et de Théodecte. Pour moi, je pense que tous les pieds doivent être mélangés, fondus dans le discours ; ce serait nous exposer à un blâme mérité que de nous servir toujours des mêmes pieds ; car si la prose ne doit plus être cadencée comme la poésie, elle ne doit pas non plus être privée de nombre comme le langage populaire. Le vers a trop d'entraves, et l'art s'y fait trop sentir ; le langage populaire est décousu, trivial ; l'un ne peut plaire et l'autre choque. La prose ne doit donc être, je le répète, ni tout à fait dénuée de nombre, ni toute mesurée, niais semée de nombres ; et quoique, entre tous, doive figurer le péon, comme le recommande un si grand maître, elle ne doit pas rejeter les autres.

LVIII. De quelle manière doit-on mélanger les nombres entre eux, comme on fait pour la pourpre que l'on assortit à d'autres couleurs ? c'est ce dont nous allons nous occuper ; et nous examinerons aussi à quel genre de discours chaque genre convient. C'est l'ïambe qui se montre le plus souvent dans le style simple ; dans le style sublime, le péan ; le dactyle convient à tous deux. Il faut les mélanger dans le corps du discours, les tempérer les uns par les autres. Par là vous ne laissez pas apercevoir à l'auditeur le piège que vous lui tendez sous l'appât du plaisir, et le soin que vous donnez à la cadence : ce que l'on dissimulera d'autant mieux, que la pensée et l'expression seront plus remarquables ; car les auditeurs se laissent séduire par ces deux choses, la pensée et l'expression : tandis qu'ils y réfléchissent et qu'ils les admirent, le nombre leur échappe en fugitif ; c'est que, sans le nombre même, elles auraient l'art de plaire. Au reste, la prose n'est pas scrupuleusement astreinte à de certains nombres ; je dis la prose : c'est tout différent en vers, où la mesure est partout bien précise. Mais que le discours marche sans broncher, sans chanceler, et d'un pas toujours égal et ferme, cela suffit pour qu'on puisse l'appeler nombreux. On regarde comme nombreux dans le discours, non ce qui est tout à fait composé de nombres, mais ce qui en approche le plus. C'est pour cela que la prose offre peut-être plus de difficultés que les vers : les vers sont soumis à des lois fixes, déterminées ; mais, pour la prose, il suffit que le rythme ne soit ni diffus, ni trop concis, ni décousu, ni traînant. La prose n'a pas, comme la musique, des battements de mesure ; ses règles sont générales et embrassent tout le corps du discours : son harmonie n'a d'autre juge que l'oreille.

LIX. Souvent on demande si le nombre doit s'étendre à toutes les parties de la période, ou s'il doit ne se placer qu'au commencement et à la fin. Il suffit, selon la plupart des critiques, que la phrase ait une chute nombreuse, se termine bien. Cela ne suffit pas, quoique cela soit très important. Il faut déposer et non laisser tomber la période. Comme l'oreille attend toujours la fin, il faut que le nombre s'y fasse sentir ; mais il faut aussi que l'harmonie règne dès le commencement jusqu'au terme du repos, et embrasse ainsi toute l'étendue de la période ; ce qui ne sera pas bien difficile à pratiquer pour ceux qui, après s'être formés à une bonne école, auront composé, ou même qui, sans avoir composé, se seront exercés à parler avec le soin qu'on apporte à la composition. En effet, l'esprit conçoit d'abord le plan de la phrase, et aussitôt les termes se présentent ; l'esprit, dont les opérations ont tant de promptitude, les envoie chacun à leur place naturelle, et ainsi se forme la période que termine enfin une chute quelconque que l'on a préparée dès les premiers mots et dans le cours même de la phrase. Tantôt, en effet, la marche du discours est rapide, tantôt elle est modérée ; et vous devez dès le commencement avoir en vue le terme où vous voulez arriver. Mais quoique dans l'usage des nombres, comme dans celui des autres ornements du discours, nous procédions comme les poètes, évitons de donner à la prose l'air de la poésie.

LX. Dans l'une comme dans l'autre, on distingue la matière et la mise en oeuvre. La matière consiste dans les mots, la mise en oeuvre dans leur arrangement. Chacune a trois parties : on distingue dans les mots les anciens, les nouveaux, les métaphoriques (nous ne disons rien ici des mots propres) ; et dans l'arrangement des mots, la composition, la symétrie, le nombre. Les poètes, sous ces deux rapports, sont moins réservés, sont plus libres ; ils ont des métaphores plus fréquentes et plus hardies ; ils se servent plus volontiers et avec moins de retenue des mots anciens, comme des mots nouveaux. Quant à l'usage du nombre, c'est pour eux une nécessité. On le voit : entre la prose et la poésie il n'y a ni trop de différence, ni trop de rapport. Ainsi, le nombre n'est pas dans l'une le même que dans l'autre, et ce qu'on appelle nombreux dans la prose ne résulte pas toujours du nombre, mais peut venir de la symétrie et de la construction des mots.

Si donc on demande quel nombre convient à la prose, je répondrai : tous les nombres, mais chacun suivant l'occasion ; quelle en est la place : partout ; d'où il est né : du plaisir de l'oreille ; comment on dispose les nombres : j'en parlerai ailleurs en traitant de leur usage, qui est la dernière et la quatrième partie de la division que j'ai établie ; à quelle fin on les emploie : pour charmer l'oreille ; quand on doit en faire usage : toujours ; dans quelle partie de la phrase : dans toutes ; pour quelle raison ils plaisent : pour la même raison que les vers, dont les règles sont déterminées par l'art, mais dont l'oreille, sans interroger l'art, juge par un secret sentiment.

LXI. En voilà assez sur la nature des nombres ; ce qui suit en concerne l'usage, et réclame un examen plus approfondi. On demande ici, d'abord, si le nombre est de rigueur dans cet arrangement de mots que les Grecs nomment période et les Latins contour, circuit, compréhension, continuation, circonscription, ou s'il n'a lieu qu'au commencement ou seulement à la fin, ou dans ces deux endroits ; comme il paraît y avoir une différence entre le nombre et ce qui est nombreux, en quoi consiste cette différence ; puis, si tous les membres de la période doivent être égaux, ou s'il convient que les uns soient plus longs, les autres plus courts ; quand et pourquoi ils doivent avoir cette égalité ou cette inégalité, et en quelles parties ; en plusieurs ou en toutes : quand il faut se servir de périodes, ou de membres, ou d'incises ; quelles sont les parties de la période qui s'arrangent le mieux ensemble ; comment il faut les unir ; s'il ne doit y avoir en cela aucune distinction ; et, ce qui est le point principal, comment on peut rendre le discours nombreux ? Il faut expliquer aussi d'où naît la forme de la période ; quel développement elle peut recevoir, quels sont les membres et, pour ainsi dire, les parcelles qui la composent ; si ces membres sont de même espèce et de même étendue, ou s'il y a des différences, et, supposé ce dernier cas, comment, quand et en quel lieu il faut s'en servir. Enfin nous traiterons de l'utilité des nombres, utilité plus grande qu'on ne pense; car elle embrasse plus d'un genre d'élocution.

On peut, je crois, sans répondre aux questions particulières, satisfaire à toutes par une réponse générale. J'ai donc cru devoir écarter les autres genres, pour ne parler ici que de l'éloquence du barreau. J'avertis seulement que l'histoire et le genre qu'on nomme epideiktikon (démonstratif) veulent des phrases semblables à celles d'Isocrate et de Théopompe, c'est-à-dire des périodes où la pensée, comme enfermée dans un cercle, se développe de membre en membre, pour s'arrêter enfin quand toutes les idées partielles sont parfaitement achevées. Depuis que l'on connaît ces combinaisons ingénieuses du style, il n'est pas un orateur de quelque renom où l'on ne trouve, s'il a eu à traiter des sujets d'agrément et tout à fait étrangers aux débats judiciaires, une attention particulière à renfermer presque toutes ses pensées dans un cercle de paroles nombreuses. Comme l'auditeur ne craint pas alors qu'on veuille surprendre sa religion par les artifices d'un discours étudié, il sait gré à l'orateur du soin qu'il prend de flatter l'oreille.

LXII. Mais ces formes périodiques ne peuvent-elles convenir aux débats judiciaires ? On ne doit ni les y admettre toujours, ni les en bannir tout à fait. La continuité, outre le dégoût qu'elle amène, est bientôt reconnue même par les moins habiles. Elle éteint le feu de l'action, amortit la sensibilité de l'orateur, et détruit complètement cet air de vérité qui inspire la confiance. Nais comme l'usage du nombre est quelquefois nécessaire, voyous d'abord en quelle occasion, puis combien de temps on doit s'en servir, enfin en combien de manières on peut le varier. Un discours nombreux convient à l'éloge ; et c'est ainsi que, dans ma deuxième Verrine, j'ai fait l'éloge de la Sicile, et en présence du sénat celui de mon consulat. Il convient aussi aux narrations où il faut de la dignité plutôt que de la sensibilité. Telles sont, dans la quatrième Verrine, les descriptions de la Cérès d'Enna, de la Diane de Ségeste et de la ville de Syracuse. Souvent aussi l'amplification se plaît aux tours nombreux et périodiques. Peut-être n'ai-je pas réussi, mais je l'ai tenté très-souvent. Mes péroraisons fournissent mille preuves de mes intentions et des efforts de mon esprit. Jamais le nombre n'a plus de pouvoir que quand l'auditeur ne résiste plus, subjugué déjà par l'orateur. Alors il ne songe plus à épier, à surprendre un défaut. Il se range du parti de l'orateur ; il veut qu'il s'élève encore, et, admirant cette puissance de la parole, il ne cherche plus à critiquer.

Mais l'emploi du nombre ne doit pas durer longtemps, je ne dis pas dans la péroraison, puisque c'est la conclusion du discours, mais dans les autres parties. Quand on s'en est servi dans les endroits qui l'admettent volontiers, on a recours à ce que les Grecs nomment kommata et kôla et que nous pouvons fort bien traduire par incises et membres. Il n'y a pas, en effet, de noms établis pour des choses inconnues. Mais, comme nous nous servons tous les jours de la métaphore, soit pour l'agrément, soit par besoin, on est forcé dans tous les arts où des objets jusqu'alors ignorés n'avaient point de noms, ou de hasarder des termes nouveaux, ou d'en former par analogie.

LXIII. Mais comment faut-il s'exprimer par membres et par incises ? c'est ce que nous verrons bientôt. Disons maintenant en combien de manières on peut varier la période et ses cadences. Tantôt le nombre coule avec rapidité dès le commencement de la phrase, à cause des brèves. Tantôt les longues ralentissent sa marche. La rapidité convient à la dispute, et la lenteur aux expositions. Il y a plusieurs manières de finir la période ; les Asiatiques la terminent le plus souvent par le dichorée, mesure formée de deux chorées ; chaque chorée est formé d'une longue et d'une brève. Je crois devoir m'expliquer ainsi, parce que les rhéteurs ne s'accordent pas à donner les mêmes noms aux mêmes pieds. Sans doute le dichorée n'a par lui-même rien de vicieux à la fin des périodes ; mais, dans le nombre, rien de plus vicieux que l'uniformité. Plus il est harmonieux, plus on doit craindre qu'il n'engendre la satiété. J'étais présent quand le tribun du peuple C. Carbon, fils de Caïus, parla ainsi dans l'assemblée : 0 Marce Druse, patrem appelle. Voilà deux incises, chacune de deux pieds. Viennent ensuite deux membres de trois pieds chacun : Tu dicere solebas, sacram esse rem publicam. La période continue : Quicumque eam violavissent, ab omnibus esse ei poenas persolutas. Ce dernier mot est un dichorée. Peu importe, en effet, que la dernière syllabe soit longue ou brève. Voici la suite : Patris dictum sapiens, temeritas filii comprobavit. On ne saurait croire quelles acclamations accueillirent ce dichorée. Or, je demande si ce ne fut pas là un effet du nombre. Changez l'ordre des mots ; dites, par exemple : Comprobavit filii temeritas : où est l'harmonie, quoique le mot temeritas soit de trois brèves et d'une longue ? mesure qu'Aristote regarde comme la meilleure ; sentiment qui n'est pas le mien. Ce sont cependant les mêmes mots et la même pensée. C'est assez pour l'esprit ; ce n'est pas assez pour l'oreille. Mais il ne faut pas abuser de ces sortes d'effets. D'abord on reconnaît le nombre, puis on s'en fatigue ; on le méprise enfin comme trop facile.

LXIV. Mais il y a beaucoup d'autres pieds qui rendent les chutes de la période agréables et nombreuses. Le crétique, formé d'une brève entre deux longues, et le péan qui lui est égal en mesure, quoique avec une syllabe de plus, conviennent on ne peut mieux à l'harmonie de la prose. Le péan est de deux sortes : l'un, d'une longue et de trois brèves, a de la force au commencement de la phrase, mais il languit à la fin ; l'autre, de trois brèves et d'une longue, termine parfaitement la période, au jugement des anciens rhéteurs : je ne le rejette pas absolument, mais je préfère d'autres mesures. Le spondée même ne doit pas être tout à fait banni de la fin des périodes ; tout lent et tout pesant qu'il est à cause de ses deux longues, il a de la gravité, et n'est même pas sans dignité, mais surtout dans les incises et les membres, parce qu'alors il compense le petit nombre des pieds par la lenteur de la mesure. Quand je parle des pieds qui terminent la période, je ne parle pas seulement du dernier, j'y comprends aussi le pénultième, et souvent l'antépénultième. L'ïambe, d'une brève et d'une longue, le tribraque, qui, formé de trois brèves, est égal en mesure au chorée, quoique avec une syllabe de plus, peuvent aussi produire assez bon effet à la fin de la période ; j'en dirai même autant du dactyle, qui est composé d'une longue et de deux brèves, pourvu cependant qu'il se trouve immédiatement avant le dernier pied, et que ce pied soit un chorée ou un spondée : car peu importe lequel des deux termine la phrase. Mais l'iambe, le tribraque, le dactyle sont mal placés à la fin d'une période, à moins que le dactyle ne tienne lieu de crétique, parce qu'en prose, comme en vers, il est indifférent que la dernière soit longue ou brève. Ainsi celui qui préférait le péan pourvu que la dernière fût longue, n'y a pas regardé d'assez près. Peu importe, nous le répétons, la quantité de la dernière. Le péan, parce qu'il a plus de trois syllabes, est regardé par quelques rhéteurs comme un nombre et non comme un pied. Il est du moins regardé par tous les anciens rhéteurs, Aristote, Théophraste, Théodecte, Ephore, comme celui qui convient le mieux à la prose, soit au commencement, soit au milieu, soit même à la fin de la phrase : pour moi, c'est le crétique que je préfère pour la fin. Le dochmius, formé de cinq syllabes, savoir d'une brève, de deux longues, puis d'une brève et d'une longue, comme amicos tenes, convient partout dans la période, pourvu qu'on ne l'y emploie qu'une fois. Continué ou répété, il rend le nombre trop sensible et trop brillant. Par l'usage heureux de ces formes si variées, on dissimulera l'art et l'on préviendra la satiété.

LXV. Ce n'est pas seulement le nombre qui rend la prose nombreuse, c'est encore l'arrangement des mots, et, comme nous l'avons dit, une espèce de symétrie. Il est un arrangement si heureux, si naturel, que le nombre semble n'avoir pas été cherché, mais être venu de lui-même ; comme en cet endroit de Crassus : Nam ubi lubido dominatur, innocentiae leve praesidium est. C'est l'ordre même des paroles qui fait ici le nombre, sans aucun artifice apparent de l'orateur. Si donc nous remarquons quelque chose qui ressemble au nombre dans Hérodote, Thucydide et leurs contemporains, nous devons l'attribuer, non pas à la recherche du nombre, mais à un effet fortuit de l'arrangement des mots. Il y a aussi de certaines formes de style, de certains tours symétriques, qui produisent nécessairement le nombre. Ainsi, quand les membres de la phrase se répondent les uns aux autres, quand il y a opposition des contraires, quand il y a un juste rapport de chutes et de cousonnances, il en résulte presque toujours une cadence nombreuse : nous en avons parlé plus haut, et nous en avons cité des exemples ; c'est encore là un des moyens de prévenir le retour des mêmes terminaisons de phrase. On n'est pas non plus si étroitement enchaîné par le nombre, qu'on ne puisse, si l'on veut, en relâcher les liens. Il y a une grande différence entre la prose nombreuse, je veux dire qui a du rapport avec les nombres, et une prose toute composée de nombres. La dernière serait un insupportable défaut ; si l'en emploie la première, le style est mou, négligé, languissant.

LXVI. Mais comme, dans les causes sérieuses, dans celles du barreau, non seulement on ne doit pas fréquemment, mais on ne doit même que bien rarement employer le style nombreux et périodique, voyons ce qu'on entend par ces membres, ces incises, dont nous avons parlé plus haut. Dans les causes réelles, ces formes du style occupent la plus grande place. La période pleine et parfaite est d'ordinaire composée de quatre membres. Ainsi construite, elle remplit l'oreille, et ne paraît ni trop longue, ni trop courte. Cependant, quelquefois, ou plutôt souvent, il faut resserrer la phrase, ou lui donner plus d'étendue. L'oreille ne doit pas plus être frustrée par trop de brièveté, que fatiguée par trop de longueur. Je cherche à prendre un milieu ; je ne parle pas des vers, mais de la prose, où l'on est plus libre. L'étendue de quatre vers hexamètres, voilà à peu près ce que comporte la période. Entre chacun de ces vers, il y a comme des jointures et des articles, qui, dans la période, servent de liaisons. Si l'on préfère séparer les membres, on s'arrête, et au besoin on interrompt une marche qui pourrait paraître suspecte ; mais rien ne doit être plus nombreux que ce qui paraît l'être le moins et n'en a d'ailleurs que plus de force ; comme dans cet exemple de Crassus : Missos faciant patronos, ipsi prodeant. S'il ne se fût arrêté avant ipsi prodeant, il eût certainement vu qu'il faisait un vers ïambique ; peut-être était-il mieux de dire : prodeant ipsi ; mais nous ne traitons que la question générale. Cur clandestinis consiliis nos oppugnant ? cur de perfugis nostris copias comparant contra nos ? Les deux premières phrases sont ce que les Grecs nomment kommata, et nous incises ; la troisième est ce qu'ils nomment kôlon, et nous membre ; puis vient une courte période composée de deux membres seulement, et terminée par des spondées. C'était le genre qu'affectionnait Crassus ; et c'est un genre que j'approuve beaucoup.

LXVII. Mais il faut donner aux incises et aux membres une chute harmonieuse, comme je l'ai fait ici : Domus tibi deerat ? at habebas. Pecunia superabat ? at egebas : voilà quatre incises. Maintenant voici deux membres : Incurristi amens in columnas ; in alienos insanus insanisti. Puis une longue période, semblable à une digue, soutient ces petites phrases : Depressam, caecam, jacentem domum pluris, quam te, et quam fortunas tuas aestimasti. C'est un dichorée qui la termine. C'est un double spondée qui termine le dernier des deux membres précédents ; car, lorsque les phrases se précipitent comme autant de coups de poignard, la brièveté ne fait que rendre la mesure plus libre. Souvent l'incise est composée d'un pied, d'un pied et demi, ou bien de deux, de deux et demi ; jamais elle n'en a plus de trois. Les incises et les membres détachés donnent beaucoup de force au discours dans les causes réelles, surtout si l'on prouve ou si l'on réfute. Tel est cet exemple tiré de ma seconde Cornélienne : - 0 callidos homines ! o rem excogitatam ! o ingenia metuenda ! Voilà trois membres, suivis d'une incise, diximus. Voilà un autre membre, Testes dare volamus, suivi d'une période à deux membres, et qui ne pouvait être plus courte : Quem, quaeso, nostrum fefellit, ita vos esse facturas ? Rien de plus vif, rien de plus énergique dans le discours que ces incises de deux ou de trois mots, et quelquefois d'un seul, au milieu desquels on jette parfois des périodes nombreuses, dont les chutes sont variées. Hégésias se refuse sans raison à l'emploi de ces périodes, et, pour vouloir imiter Lysias, qui est presque un autre Démosthène, il ne procède que par petites phrases coupées, il ne fait que sautiller. Ses pensées ne valent pas mieux que son style ; quand on le connaît, on n'a plus à chercher le modèle du méchant écrivain. Je n'ai cependant cité des phrases de Crassus, et quelques-unes des miennes, que pour soumettre au jugement de l'oreille même ce qu'il y a de nombre et d'harmonie dans les moindres parties du discours. Maintenant que je me suis étendu sur le nombre oratoire plus que personne ne l'avait fait avant moi, je vais parler de son utilité.

LXVIII. Parler avec éloquence et noblesse, ce n'est autre chose, vous le savez, Brutus, qu'exprimer d'excellentes pensées en termes excellents. Les pensées ne produisent d'effet qu'autant qu'elles sont rendues avec une justesse parfaite ; les expressions les plus brillantes perdent leur éclat si elles ne sont bien placées ; c'est le nombre qui donne du lustre aux unes comme aux autres. Mais, nous ne saurions trop le redire, ce n'est pas de la mesure poétique qu'il s'agit, c'est d'une mesure toute différente, et qui n'a rien de l'autre ; ce n'est pas que les nombres ne soient les mêmes pour les orateurs et les poètes, pour tous ceux qui parlent et même pour tous les sons que notre oreille peut mesurer ; mais c'est d'après la disposition des pieds que l'on distingue ce qui appartient à la prose et ce qui est du domaine de la poésie. Donnez à cet arrangement tel nom que vous voudrez ; appelez-le composition, perfection, nombre ; ce n'en est pas moins une des conditions nécessaires de l'éloquence ; ce n'est pas seulement, comme l'ont dit Aristote et Théophraste, parce que le discours ne doit pas, semblable à un fleuve, couler sans cesse, et qu'il faut le contenir et le régler, non sur la durée de la respiration, ni sur la ponctuation du copiste, mais sur les lois du nombre : c'est aussi parce qu'un style périodique et bien lié a beaucoup plus de force qu'un style décousu. Ne voyons-nous pas l'athlète et le gladiateur, qu'ils esquivent arec adresse, ou qu'ils attaquent avec vigueur, déployer dans leurs moindres mouvements de l'élégance ou de l'art, et, tout en combattant pour vaincre, réussir à plaire ? Il en est de même de l'orateur : il ne fait pas de blessures profondes, s'il attaque sans art ; il ne sait pas éviter les coups qui lui sont portés, si, même en reculant, il ne conserve de la dignité. Aussi puis-je voir dans ces athlètes que les Grecs nomment apalaistroi (sans exercice), l'image des écrivains qui négligent les nombres ; et je suis si loin de croire ceux qui, faute de maîtres, d'esprit ou de travail, n'ont pu atteindre à ce degré de perfection, et prétendent que l'arrangement des mots énerve le discours, qu'il me semble au contraire que, sans cet artifice, il n'y aurait, dans la parole, ni entraînement, ni puissance.

LXIX. Mais, pour arriver à ce but, il faut bien de l'exercice ; autrement nous ressemblerions à ceux qui l'ont manqué, et laisserions voir la peine que nous nous sommes donnée pour rendre, par des transpositions de mots, le discours harmonieux et coulant. L. Célius Antipater, dans la préface de sa Guerre punique, annonce qu'il ne le fera qu'au besoin. L'excellent homme, qui ne nous déguise rien ! l'homme sage, qui se soumet à la nécessité ! Mais c'est aussi trop de simplicité. Dans un écrit, dans un discours, l'excuse de la nécessité ne peut être admise. Il n'y a rien de nécessaire ; et quand même il y aurait quelque chose de tel, il serait encore nécessaire de ne pas l'avouer. Mais ce même auteur, qui s'excuse ainsi auprès de Lélius, à qui il dédie son ouvrage, a recours à ces transpositions de mots, et ses phrases n'en sont ni plus pleines, ni mieux arrondies. Chez d'autres, et surtout chez les asiatiques, qui sont esclaves du nombre, vous trouvez des mots qui n'ont aucun sens et ne servent qu'à remplir les vides de la période. D'autres ont le défaut attribué surtout à Hégésias ; ils brisent et découpent leurs nombres, et tombent ainsi dans ce misérable style des Siciliens. Il est une troisième classe d'écrivains où figurent ces deux frères, chefs des rhéteurs asiatiques, Hiéroclés et Ménéclés, qui, suivant moi, ne sont pas sans mérite. S'ils n'ont pas les formes pures et régulières de l'éloquence active, ils rachètent ce défaut par le talent et l'abondance. Ce qui leur manque, c'est la variété ; leurs périodes se ressemblent toutes.

Fuyez donc ces transpositions où l'art se fait sentir, les mots jetés dans une phrase pour en remplir les vides, ces nombres trop courts qui mutilent et énervent les pensées, ces cadences uniformes dont l'harmonie est toujours la même, et vous aurez évité presque tous les abus du nombre. Ce que nous avons dit avec assez d'étendue sur ses qualités, nous indique clairement quels sont les défauts contraires

LXX. Voulez-vous connaître par vous-même tout le prix de l'harmonie ? d'un côté, prenez dans quelque habile orateur une période bien faite. Décomposez-la ; changez, par exemple, la disposition des mots dans cet exemple tiré de mon plaidoyer pour Cornelius : - Neque me divitiae movent, quibus omnes Africanos et Laelios molli venalitii mercatoresque superarunt. Faites un léger changement, Multi superarunt mercatores venalitiique ; il ne reste rien. Et plus bas : Neque vestis, aut caelatum aurum, et argentum, quo nostros veteres Marcellos Maximosque multi eunuchi e Syria Aegyptoque vicerunt. Changez ainsi l'ordre des mots : Vicerunt eunuchi e Syria Aegyptoque. Ajoutons ce troisième exemple : - Neque vero ornamenta ista villarum, quibus L. Paullum et Mummium, qui rebus his urbem Italiamque omnem referserunt, ab aliquo video perfacile Deliaco aut Syro potuisse superari. Mettez à la place, Potuisse superari ab aliquo Syro aut Deliaco. Voyez comme avec ces changements, quelque légers qu'ils soient, bien que les mots et les pensées restent les mêmes, les phrases se réduisent à rien, parce que l'harmonie en est détruite. D'un autre côté, prenez dans un orateur peu soigneux du nombre quelque phrase mal faite ; changez un peu l'ordre des mots, soumettez-les aux lois du nombre, et vous pourrez arriver à donner un tour harmonieux à ce qui n'avait auparavant ni liaison ni mesure. Prenons, par exemple, cette phrase de Gracchus devant les censeurs : Abesse non potest, quia ejusdem hominis sit, probos improbare, qui improbos probet. Ceci n'était-il pas plus conforme aux lois de l'harmonie : Quin ejusdem hominis sit, qui improbos probet, probos improbare ? Personne n'a jamais négligé volontairement cette qualité du style ; personne ne l'a possédée sans la mettre à profit. Si l'on n'en trouve aucune trace chez quelques orateurs, c'est qu'ils n'ont pu l'acquérir ; et puis ils se sont érigés tout d'un coup en orateurs attiques. Comme si Démosthène était un Trallien, Démosthène dont les foudres auraient moins d'impétuosité si elles n'étaient, pour ainsi dire, lancées par le nombre oratoire.

LXXI. Mais qu'on adopte, j'y consens, un style décousu, pourvu qu'on trouve au moins dans ces phrases rompues les beautés qu'on admirerait encore dans les fragments du bouclier de Phidias, si quelqu'un l'eût mis en pièces. Ainsi, dans Thucydide, il ne manque que la tournure périodique ; j'y trouve les autres beautés. Ces écrivains, au contraire, dont le style est brisé, saris qu'il y ait d'ailleurs autre chose que de basses pensées et des termes bas, me semblent mettre en pièces, non pas le bouclier de Minerve, mais (si j'ose me servir d'une expression un peu triviale, que je crois ici bien appliquée) de misérables brins de bouleau. Pour montrer qu'ils ont droit de mépriser ce que je loue, que n'écrivent-ils quelques pages comme Isocrate, ou comme Eschine, ou comme Démosthène ? alors je croirai que ce n'est pas le désespoir du succès qui leur fait fuir ce genre, mais que c'est leur goût qui le réprouve : pour moi, je trouverai sans peine quelqu'un qui acceptera cette condition, et qui pourra, en latin ou en grec, comme on voudra, écrire ou parler comme eux. Il est plus facile, en effet, de décomposer une période, que d'en former une des éléments d'un style brisé. Voici, pour terminer, mon sentiment en peu de mots : parler d'une manière harmonieuse et sonore, mais sans idées, c'est le fait d'un fou ; avoir des idées, mais n'avoir ni ordre, ni nombre dans l'expression, ce n'est pas être orateur. Sans doute, on n'est pas un sot parce qu'on n'a pas ce mérite ; on peut même, cela arrive souvent, être un homme sage : se contente de cette gloire qui voudra. Pour moi, l'homme éloquent sera celui à qui l'approbation ne saurait suffire, mais qui excitera des applaudissements, des transports, des cris d'admiration ; il voudra exceller en tout, et rougirait qu'on pût voir ou entendre quelqu'un de préférence à lui.

Voilà, Brutus, mon sentiment sur l'orateur parfait : partagez-le, si vous l'approuvez. Si vous en avez un autre, restez-y fidèle : ie ne le combattrai pas ; et quelques efforts que j'aie faits dans cet ouvrage pour établir le mien, je n'assurerai jamais qu'il soit mieux fondé que le vôtre. Je puis penser autrement que vous sur le même sujet ; je puis même ne pas penser dans un temps comme j'aurai pensé dans un autre ; et je ne parle pas seulement de l'éloquence qui a pour but la faveur de la multitude et le plaisir de l'oreille, deux autorités bien légères pour qu'on puisse asseoir un jugement ; je parle des matières même les plus importantes. Je n'ai pu trouver encore où me rattacher, où arrêter mes idées ; je me contente du vraisemblable, puisque la vérité se tient cachée. Je vous prie seulement, si mon ouvrage n'obtient pas votre approbation, de croire que j'ai essayé, sans doute, plus que je ne pouvais faire, et que c'est pour me rendre à vos voeux, que j'ai préféré, au regret de vous désobéir, la témérité d'écrire sur un tel sujet.


Traduction d'Alphonse Agnant revue par J.P. Charpentier (1898)