Introduction

Dans ce dialogue, Cicéron, cédant au désir de son fils, qui le presse de lui répéter en latin les leçons d'éloquence qu'il lui a données en grec, et répondant à ses questions sur les différents sujets de cet enseignement, en résume ainsi toute la matière. L'art oratoire comprend : 1° le talent de la parole, qui consiste dans les pensées et dans les mots ; 2° la composition du discours, où il y a quatre parties : la narration et la confirmation, qui ont pour but l'établissement du fait ; l'exorde et la péroraison, dont l'objet est d'émouvoir ; 3° la question, qui est ou une thèse générale ou une espèce nommée aussi cause (ch.Ier)

  1. Le talent de la parole comprend l'invention, la disposition, l'élocution, l'action, la mémoire.
    1. Le but de l'invention est de convaincre par les arguments propres ou accessoires au sujet et d'émouvoir (II).
    2. La disposition est subordonnée au but de la question. Le but, dans la question générale, est de convaincre ; dans la cause, de convaincre et de toucher. Il suffit donc de parler de la cause ; elle se distingue par l'espèce des auditeurs. On parle, en effet, ou devant un simple auditoire, ou devant l'autorité compétente : l'auditoire écoute pour le plaisir d'entendre ; l'autorité, pour statuer, comme les tribunaux, sur le passé, ou comme le sénat, sur l'avenir. De là trois genres de causes et d'éloquences : le judiciaire, le délibératif et le démonstratif ou apologétique, ainsi nommé parce qu'il est surtout consacré à l'éloge. Règles relatives à chaque genre (III-IV).
    3. Il y a une élocution qui semble couler de source (V-VI), dans laquelle on considère d'abord les mots pris séparément (V), et différents par leur origine, les primitifs, les dérivés ; par leur nature, les termes plus sonores, plus nobles, etc. ; sous le rapport de l'art, le nom, l'adjectif, les termes anciens, nouveaux, figurés, etc. ; ensuite les phrases où il faut du nombre et de la correction ; enfin les qualités communes aux mots et à la phrase, la clarté, la concision, le naturel, l'éclat et l'agrément (VI).
      Il est une autre élocution, fruit de l'art et de l'étude :
    4. L'action, et 5. la mémoire, dont on parle en peu de mots (VII).
  1. De la composition du discours (VIII et suiv.). Règles relatives :
    1. A l'exorde (VIII),
    2. A la narration (IX)
    3. A la confirmation et à la réfutation, où l'on traite de l'invention des lieux. Dans la confirmation, lieux de la conjecture (X), de la définition (XI), du raisonnement (XII). Dans la réfutation (XIII), règles de l'argumentation (XIV).
    4. A la péroraison, où il s'agit de l'amplification des mots (XV), et des pensées (XVI), de la récapitulation (XVII).
  1. Il y a deux genres de questions (XVIII et suiv.) :
    1. Question ou thèse générale, dont il y a deux espèces : l'une spéculative, où l'on recherche si la chose est ou n'est pas ; si elle peut être ; comment elle peut être (XVIII) ; quelle elle est ; différence ou identité des espèces ; qualification des choses ; ce qui est simplement honnête, utile, juste, ou relativement plus honnête, plus utile, plus juste : l'autre pratique, qui a pour objet l'enseignement de nos devoirs et l'art de maîtriser les esprits (XIX).
    2. Question particulière ou cause (XX) : elle comprend le genre démonstratif, que l'on considère seulement sous le rapport de l'éloge des hommes illustres et du blâme des méchants (XXI-XXIII) ; le genre délibératif ; règles particulières à celui qui persuade, à celui qui dissuade, touchant l'utile, l'honnête (XXIV-XXVI), et communes à l'une et à l'autre (XXVII) ; le genre judiciaire (XXVIII et suiv), où l'on traite des questions préjudicielles (XXVIII), des systèmes de défense ; l'accusé doit ou nier le fait, ou, s'il l'avoue, nier qu'il ait la gravité qu'on lui prête, et soit ce que l'on prétend ; ou, s'il ne peut nier le fait ni sa nature, en soutenir la moralité (XXIX) ; des différents genres de débats (XXX-XXXI) ; sur la question de fait (XXXII-XXXV) ; sur la question de définition (XXXVI) ; sur le point de droit (XXXVII) ; sur une loi douteuse ou contradictoire à une autre loi (XXXVIII-XXXIX). De l'utilité de la philosophie académique (XL).

1. Cicéron fils. - Mon père, j'aurais le plus vif désir d'entendre de votre bouche, en latin, les leçons d'éloquence que vous m'avez données en grec, si toutefois vous en avez le loisir et la volonté. - Cicéron père. Est-il rien, mon fils, qui me soit plus doux que d'ajouter sans cesse à votre instruction ? J'ai tout le loisir imagineble, puisqu'enfin il m'a été possible de m'absenter de Rome ; et, d'ailleurs, je ferais, au besoin, passer vos études avant mes occupations même les plus importantes. - C. F. Puis-je donc, à mon tour, vous adresser, en latin, les questions que vous me faites d'ordinaire en grec ? - C. P. Très volontiers : de cette manière, je me convaincrai que vous avez retenu mes leçons, et vous m'entendrez satisfaire à chacune de vos demandes. - C. F. Comment se divise l'art oratoire ? - C. P. En trois parties. - C. F. Lesquelles, je vous prie ? - C. P. Le talent de la parole, la composition du discours, et la question. - C. F. En quoi consiste le talent de la parole ? - C. P. Dans les pensées et dans les mots : dans l'art de trouver et de disposer les unes et les autres. Aux pensées s'applique proprement l'invention ; aux mots l'élocution : quoique commune à toutes deux, la disposition se rapporte cependant à l'invention. La voix, le geste, le jeu de la physionomie, toute l'action enfin sert d'accompagnement au discours ; et la mémoire a le dépôt de toutes ces choses. - C. F. Combien y a-t-il de parties oratoires ? - C. P. Quatre : la narration et la confirmation, qui ont pour but l'établissement du fait ; l'exorde et la péroraison, dont l'objet est d'émouvoir et d'enlever les esprits. - C. F. Comment divisezvous la question ? - C. P. Je distingue la question ou thèse générale de l'espèce, que je nomme aussi la cause.

II. C. F. Puisque l'invention est le premier objet de l'orateur, que doit-il se proposer ? - C. P. De convaincre ; de subjuguer la raison en entraînant les coeurs. - C. F. Comment s'opère la conviction ? - C. P. Par les arguments tirés des lieux propres ou accessoires au sujet. - C. F. Qu'appelez-vous lieux ? - C. P. Les lieux où va puiser l'argumentation. - C. F. Qu'est-ce qu'un argument ? - C. P. Un raisonnement efficace pour convaincre. - C. F. Comment distinguez-vous les deux espèces de lieux ? - C. P. J'appelle accessoires ceux qui s'ornait d'eux-mêmes et sans art, comme les témoignages. - C. F. Et propres au sujet ? - C. P. Ceux qui lui sont inhérents. - C. F. Combien y a-t-il de sortes de témoignages ? - C. P. Deux sortes : les témoignages divins, tels que les oracles, les augures, les prédictions, les réponses des prêtres, des aruspices, des devins ; les témoignages humains qu'on déduit du sentiment, de l'intention, de l'aveu libre ou forcé sans omettre les preuves écrites, les contrats, les obligations, les serments, les enquêtes. - C. F. Quels lieux sont propres au sujet ? - C. P. Ceux qui tiennent au fond de la cause, comme la définition, les contraires, les rapports de conformité ou de différence, de convenance ou de disconvenance ; l'intime liaison des choses entre elles, ou la contradiction qu'elles impliquent ; les causes des événements, leurs suites ou leurs effets ; les divisions, les genres des espèces ou les espèces des genres ; les prémices, les signes précurseurs des faits, si l'on en peut tirer avantage : le rapprochement et l'opposition des choses, ce qu'il y a de plus grand, d'égal ou de plus petit dans leur nature et dans leurs qualités.

III. C. F. Faut-il donc tirer des arguments de tous ces lieux ? - C. P. Il faut les examiner et les scruter avec le plus grand soin ; mais choisir avec discernement, rejeter ce qui est frivole, et passer sous silence ce qui serait commun ou insignifiant.

C. F. Voilà pour la conviction ; quels sont maintenant les moyens d'émouvoir ? - C. P. Cette demande est à sa place ; mais j'y répondrai mieux quand je traiterai du discours et des questions.

C. F. Qu'y a-t-il donc ensuite ? - C. P. A l'invention succède la disposition. Dans la question générale, elle se réduit à peu près à l'ordre que je viens d'assigner aux lieux des arguments. Dans l'espèce, il faut y joindre les moyens d'émouvoir. - C. F. Veuillez vous expliquer. - C. P. L'art de convaincre et celui d'émouvoir ont des règles communes. L'auditeur est convaincu quand il est fixé sur une opinion ; il est ému quand ou excite dans son âme le plaisir ou la douleur, la crainte ou le désir (ces passions forment les genres qui ont sous eux les diverses espèces) : je règle en conséquence ma disposition suivant mon but. Le but, dans la question, est de convaincre ; dans la cause, de convaincre et de toucher. Ainsi, quand j'aurai traité de la cause où la question est impliquée, j'aurai traité de l'une et de l'autre. - C. F. Eh bien, qu'avez-vous à dire de la cause ? - C. P. Il faut distinguer si l'on parle devant un simple auditoire, on devant l'autorité appelée à connaître et à décider de l'affaire : l'auditoire écoute pour le plaisir d'entendre, l'autorité pour statuer. Or on statue comme les tribunaux sur le passé, ou comme le sénat sur l'avenir. De là, trois genres de causes : le judiciaire, le délibératif, le démonstratif ou apologétique, ainsi nommé parce qu'il est surtout consacré à l'apologie.

IV. C. F. Que doit se proposer l'orateur dans ces trois genres ? - C. P. Dans le démonstratif, de plaire ; dans le judiciaire, de disposer le juge à la sévérité ou à l'indulgence ; dans le délibératif, d'exciter l'espérance ou la crainte au sein de l'assemblée délibérante. - C. F. Pourquoi placez-vous ici ces différents genres de causes ? - C. P. Pour adapter à chacun la disposition qui lui est propre. - C. F. De quelle manière ? - C. P. Dans l'apologie, par exemple, où le bul est de plaire, il y a bien des moyens d'y parvenir. Qu'on observe l'ordre des temps ; qu'on s'attache aux divisions de la matière ; qu'on s'élève du plus petit au plus grand ; qu'on descende du plus grand au plus petit ; qu'on recherche la variété des contrastes, en opposant le petit au grand, le simple au composé, le doute à l'évidence, la joie à la tristesse, le merveilleux au vraisemblable : tous ces moyens conviennent au genre. - C. F. Quel est l'ordre à suivre dans le délibératif ? - C. P. L'exorde doit être court ; souvent même on le supprime ; car l'attention est assez éveillée par l'intérêt même de la délibération. Souvent aussi on abrège la narration. Elle ne peut s'étendre que sur le présent ou sur le passé : et l'on délibère sur l'avenir. L'orateur, en ce genre, doit donc s'appliquer uniquement à convaincre et à toucher. - C.F. Et dans le judiciaire, quelle marche faut-il adopter ? - C. P. La marche diffère pour l'accusateur ou pour l'accusé. L'accusateur doit suivre l'ordre de sa matière. Chacun de ses arguments est une arme qu'il tourne contre son adversaire ; il l'attaque avec véhémence ; il le pousse, il le presse ; invoque contre lui les titres, les jugements, les témoignages ; s'arrête, insiste sur chacune de ces preuves ; par de courtes digressions, met en usage, dans la suite même du discours, les moyens enseignés pour émouvoir, et réserve sa plus grande véhémence pour la péroraison ; car son but est de porter le juge à la colère.

V. C. F. L'accusé, au contraire, que doit-il faire ? - C. P. Suivre une route opposée : dans son exorde, se concilier la bienveillance ; omettre, dans la narration, ce qui lui est défavorable ; la supprimer, si elle lui est tout à fait contraire ; saper dans leurs bases les moyens de conviction de l'adversaire, ou les rendre douteux, ou, par des digressions, les faire perdre de vue ; enfin, dans la péroraison, toucher la compassion des juges. - C. F. On est donc toujours libre de suivre l'ordre qu'on s'est proposé ? - C. P. Loin de là ! L'orateur habile et expérimenté consulte avant tout les dispositions de son auditoire, et change ce qui pourrait déplaire.

C. F. Passons à l'élocution et aux mots. - C. P. Il est une élocution naturelle et qui semble couler de source : il en est une autre, fille de l'art et de l'étude. Pris séparément, les mots ont une valeur propre ; dans la phrase, ils en ont une relative. Il faut trouver les mots et disposer les phrases. Les mots sont primitifs ou dérivés. Les primitifs sont simplement appellatifs. Les dérivés sont composés des primitifs et formés par analogie, par imitation, par inflexion, par opposition. La nature et l'art mettent encore dans les mots d'autres différences. Ainsi les uns sont naturellement plus nobles, plus doux, plus purs ; et les autres ont un caractère opposé. Ainsi, l'art distingue le nom et l'épithète, les termes anciens et nouveaux, les expressions figurées, comme celles qu'on fait passer à une signification étrangère, qu'on emploie pour d'autres ; dont on semble abuser ; qu'on enveloppe comme d'un voile ; qu'on pousse jusqu'à l'excès, et auxquelles on prête enfin des grâces que n'admet pas l'habitude ordinaire du langage.

VI. C. F. Voilà pour les mots ; parlez-moi de la phrase. - C. P. Il faut, dans la phrase, du nombre et de la correction. L'oreille juge du nombre, et condamne également la sécheresse et la redondance. La correction demande l'observation des règles relatives aux genres, aux nombres, aux temps, aux cas et aux personnes : car le solécisme n'est pas moins choquant dans la phrase que le barbarisme dans les mots.

Il y a d'ailleurs cinq qualités communes aux mots et à la phrase : la clarté, la concision, le naturel, l'éclat et l'agrément. La clarté naît des termes usités, du mot propre et mis en sa place dans la période, dans ses membres, dans les phrases incidentes : la longueur ou la contraction du style, les équivoques, l'abus des figures produisent l'obscurité. Pour être concis, soyez simple : bornez-vous à dire chaque chose une fois et à la dire clairement. Le style est naturel, s'il est exempt de recherche et d'affectation, si le sens abonde dans les mots, si les pensées ont l'autorité de la raison ou sont conformes aux moeurs et aux maximes reçues. Il doit son éclat au choix et à la noblesse des termes, aux métaphores, aux hyperboles, aux épithètes, aux répétitions, aux synonymes, aux images. Les images peignent l'objet ou l'action, et mettent, pour ainsi dire, la chose sous les yeux (car les yeux sont les premiers séduits) ; on peut néanmoins émouvoir et les autres sens et surtout l'esprit même. Tout ce que j'ai dit de la clarté convient à l'éclat du style : l'éclat est seulement une clarté plus grande : l'une nous fait comprendre le discours ; l'autre nous le rend visible. Tout doit contribuer à l'agrément du langage : le charme et l'élégance des mots doux et sonores ; le soin d'éviter, dans la phrase, le concours des sons qui se froissent, se repoussent ou se heurtent avec effort ; de borner la période à l'étendue de la voix humaine, d'en mesurer et d'en proportionner les parties ; de mettre en opposition et en rapport, de presser, de grouper diverses manières de rendre une même idée ; de ménager des redoublements, des reprises, des répétitions ; de lier et d'enchaîner, de suspendre et de couper la marche du discours. On ajoute à l'agrément du style par le récit de faits nouveaux, inouïs, jusqu'alors inconnus : le merveilleux nous enchante. Mais ce qui nous touche plus vivement encore, ce sont les secrets mouvements de l'âme, qui font aimer l'orateur, et qu'il révèle lorsqu'il manifeste les sentiments d'un coeur noble et généreux, ou lorsqu'afin d'élever autrui en s'abaissant lui-même, il laisse deviner autre chose que ce qu'il exprime, par un artifice de langage que la vérité pardonne à la politesse.

Comme, parmi les moyens d'embellir le style, quelques-uns pourraient nuire à la clarté ou au naturel, il faut que le goût préside au choix de l'orateur.

VII. C. F. Il vous reste à parler de l'élocution, qui doit tout à l'étude et au travail. - C. P. Ce genre consiste uniquement dans l'art de changer les mots et les phrases. Le changement de mots sert à étendre ou à resserrer le style : à l'étendre, lorsqu'au lieu du mot propre, d'un synonyme ou d'un composé, on emploie une périphrase ; à le resserrer, lorsqu'on rappelle la définition au défini ; qu'on supprime les accessoires ou qu'on les réduit à une circonlocution ; qu'on réunit deux mots en un seul. Quant à la phrase, il y a, sans toucher aux mots, trois manières d'en diversifier l'ordonnance : après avoir adopté l'ordre direct et naturel, on peut ou employer l'ordre réfléchi et reproduire la phrase en la renversant, ou couper la phrase et en diposer les membres à volonté. L'habileté en ce genre distingue l'orateur consommé.

C. F. Vient ensuite l'action, si je ne me trompe. - C. P. Oui, et il est de la plus haute importance de la graduer et de la mettre au ton de l'expression et de la pensée. Ce ne sont pas, en effet, les mots seuls qui donnent au discours la clarté, le naturel, l'éclat et l'agrément ; c'est le jeu parlant de la physionomie, l'éloquence des gestes, le pathétique de la déclamation, moyens infaillibles quand ils sont en harmonie avec la parole, dont ils doivent seconder la puissance et peindre tous les mouvements. - C. F. N'avez-vous plus rien à dire des qualités de l'orateur ? - C. P. Rien, sinon de la mémoire, cette soeur de l'écriture, avec laquelle elle a, dans un genre différent, une si frappante ressemblance. Comme l'écriture trace sur la cire les caractères dont elle est formée, ainsi la mémoire a ses lieux propres, et, pour ainsi dire, ses tablettes où elle grave comme des lettres les souvenirs de ses images.

VIII. C. F. Puisque vous avez développé tout ce qui constitue le talent de la parole, qu'avez-vous à dire de la composition du discours ? - C. P. Le discours a quatre parties. La première et la dernière sont destinées à émouvoir ; telle est en effet la fin principale de l'exorde et de la péroraison. La deuxième et la troisième (la narration et la confirmation) servent à convaincre. Quoique l'amplification ait sa place quelquefois dans l'exorde, le plus souvent dans la péroraison, on l'emploie avec succès dans la suite du discours, surtout à l'appui de la confirmation ou de la réfutation. Elle est un puissant moyen de conviction. Amplifier, c'est argumenter avec véhémence : l'argumentation ne s'adresse qu'à la raison ; l'amilification parle au coeur. - C. F. Veuillez développer successivement ces quatre parties du discours. - C. P. Soit : commençons par l'exorde, qui se tire des personnes et des choses. Son but est de captiver à la fois la bienveillance, l'intérêt et l'attention de l'auditoire. L'orateur cherchera à gagner la bienveillance en parlant de lui-même, de ses juges et de ses adversaires. Dans ce but, il rappellera ses services, sa considération, ses qualités, surtout sa générosité, son obligeance, sa justice, sa bonne foi ; il rejettera sur la partie adverse l'odieux des défauts contraires ; il persuadera aux juges qu'ils ont à sa cause un intérêt présent ou à venir ; et, s'il est en butte à la défiance ou à la haine, il s'effacera ou il affaiblira ces fâcheuses impressions, en prouvant leur injustice ou leur exagération, en leur opposant ce qui parle en sa faveur, ou en implorant l'indulgence.

Pour être écouté avec intérêt et avec attention, il faut se hâter d'entrer en matière. Mais rien ne simplifie et ne facilite l'intelligence de la cause, comme le soin d'en expliquer d'abord le genre et la nature, de la définir, de la diviser, sans embarrasser l'esprit de l'auditeur dans la confusion des parties, ni surcharger sa mémoire de leur nombre. On pourra faire à ce sujet l'application de ce que nous allons dire tout à l'heure de la clarté de la narration. Un autre moyen de captiver l'attention, c'est de promettre une affaire importante, une délibération nécessaire, ou une cause qui intéresse les juges mêmes. Qu'on note aussi le précepte suivant : si le temps, le lieu, la chose, l'arrivée imprévue de quelqu'un, une interpellation, un mot échappé à l'adversaire, surtout dans sa péroraison, donnent l'occasion de commencer par un trait heureux, il faut savoir en profiter. Nous aurons lieu, en parlant de l'amplification, de dire plusieurs choses applicables à l'exorde.

IX. C. F. Quelles sont les règles de la narration ? - C. P. La narration est l'exposé des faits ; elle sert de fondement et de base à l'argumentation ; sous ce rapport, elle est soumise aux règles applicables à presque toutes les autres parties du discours : et ces règles sont, les unes essentielles, les autres accessoires et de simple ornement. C'est ainsi qu'au mérite essentiel de la clarté et de la vraisemblance, la narration doit unir le mérite accessoire de l'agrément. Pour être clair dans cette partie du discours, rappelons-nous les préceptes qui font régner l'ordre et la clarté dans le discours même. De ce nombre est la brièveté : elle est souvent aussi, nous l'avons remarqué, l'une des qualités de la narration. La narration aura de la vraisemblance si elle s'accorde avec les lieux, les temps et les personnes ; si chaque fait, chaque événement y est expliqué ; si rien ne choque les opinions, les sentiments des hommes, les lois, les moeurs et la religion ; si la probité, la candeur, la vertu antique du narrateur, jointes aux nobles souvenirs et aux témoignages d'une vie sans reproche, déposent de la vérité de ses paroles. Rien ne manque à l'agrément de la narration lorsqu'elle étonne l'esprit, le tient en suspens, le frappe par des événements imprévus, et que, tantôt pathétique, tantôt dramatique, elle fait entendre les accents de la douleur, de la colère, de la crainte, de la joie, de l'espérance, et met aux prises toutes les passions. Mais voyons la suite.

C. F. La suite est relative aux moyens de convaincre. - C. P. Il est vrai : ces moyens sont la confirmation et la réfutation : nous avons pour but, dans la confirmation, de faire triompher nos raisonnements ; dans la réfutation, de renverser ceux de l'adversaire. Or, en toute controverse, la question se réduit à savoir si la chose est ou n'est pas, ce qu'elle est, et quelle elle est. Le premier point se résout par conjecture, le second par définition, le dernier par raisonnement.

X. C. F. Je comprends cette division. Mais quels sont les lieux de la conjecture ? - C. P. Les vraisemblances et les indices certains : pour lever tous les doutes, appelons vraisemblable ce qui est conforme au cours ordinaire des choses, comme le penchant de la jeunesse pour les plaisirs. Les indices certains sont les signes que l'événement ne peut démentir, et qui l'annoncent infailliblement, comme la fumée annonce le feu. On déduit les vraisemblances et les indices certains des parties et, en quelque sorte, des éléments de la narration, c'est-à-dire des personnes, des lieux, des temps, des faits et des événements, de la nature même des choses.

Dans les personnes, on remarque d'abord les qualités naturelles : au physique, la santé, la figure, la force, l'âge, le sexe ; au moral, les affections de l'âme, ses vertus, ses vices, ses facultés intellectuelles ou son ineptie ; et les passions qui l'agitent, l'espérance, la crainte, la joie ou la douleur : toutes choses inhérentes à la nature humaine. On relève ensuite les dons de la fortune, la naissance, les relations d'amitié, la postérité, les liens de famille, les alliances, les biens ; les honneurs, la puissance, les richesses ou les choses contraires à ces avantages. Dans les lieux, après en avoir observé la nature, le voisinage ou l'éloignement de la mer, le site plat ou escarpé, uni ou raboteux, salubre ou malsain, ombragé ou découvert, on remarque ce qui est accidentel, s'ils sont cultivés ou incultes, bâtis ou nus, sans nom ou renommés par des actions mémorables, profanes ou consacrés aux dieux.

XI. Dans les temps on distingue d'abord le passé, le présent, l'avenir, et, pour plus de détail, l'ancien, le récent, l'actuel, le plus ou moins prochain ; ensuite, l'hiver, le printemps, l'été, l'automne, qui marquent, pour ainsi dire, la nature du temps ; puis, les parties de l'année, le mois, le jour, la nuit, l'heure, l'état du ciel : distinctions toutes naturelles ; on finit par les circonstances accidentelles, les jours de sacrifices, de fêtes, de mariage. Les événements et les faits sont prémédités ou ils sont sans dessein ; dans ce dernier cas, ils résultent du hasard ou de quelque trouble de l'âme : du hasard, si l'événement a trompé notre intention ; d'un trouble de l'âme, si l'événement est l'effet de l'oubli, de l'erreur, de la crainte ou de quelque autre passion. Parmi les causes involontaires, il faut ranger la nécessité. Enfin, trois sortes de choses sont bonnes ou mauvaises ; elles tiennent à l'âme, au corps ou aux objets extérieurs. Il faut donc, en chaque question, envisager la matière sous toutes ses faces et dans tous ses points de vue, afin d'en tirer toutes les conjectures propres à la cause.

Il est une autre espèce de conjecture qui résulte des vestiges du fait, tels qu'une arme, du sang, un cri échappé, une démarche mal assurée, le changement de couleur, la contradiction des discours, le tremblement, et tout indice qui vient frapper les sens ; tels encore que les préparatifs et les ouvertures relatives au fait et qui font précédé, ou ce qu'on a pu voir, entendre et découvrir depuis son accomplissement.

Parmi les vraisemblances, les unes sont isolément d'un grand poids ; les autres, quoique faibles en détail, deviennent imposantes par leur réunion : il s'y mêle souvent aussi des indices certains ; on peut d'ailleurs les fortifier de l'autorité d'un exemple suivi d'une comparaison ; parfois même, une fable, fiction sans réalité, fait une impression profonde.

XII. C. F. Quelle est la méthode et la marche à suivre dans la définition ? - C. P. Nul doute que la définition ne se prenne du genre et de la propriété, ou de plusieurs qualités communes dont le rapprochement met la propriété dans un plus grand jour. Mais, comme la distinction des qualités propres ouvre un vaste champ à la dispute, il faut souvent recourir aux contraires, aux dissemblances, ou aux similitudes. On fait alors un heureux emploi de la description et de l'énumération des parties ; l'explication du mot ou du nom est aussi d'un utile secours.

C. F. Vous avez exposé ce qui a rapport à l'existence et à la dénomination du fait. Mais quand on est d'accord sur le nom et sur le fait même, la manière de le qualifier est la seule chos qui puisse rester en doute. - C. P. Il est vrai. - C. F. Dans ce genre, quelles sont les espèces ? - C. P. Ou bien le fait eut pour cause le droit légitime, la défense naturelle, le ressentiment d'un outrage, la piété filiale, la pudeur, la religion, la patrie ; ou bien il fut l'effet du hasard, de l'ignorance, ou de la nécessité ; car l'allégation d'un emportement irréfléchi, comme excuse d'une action coupable, n'est pas admise devant les tribunaux, organes de la loi, quoiqu'elle puisse trouver place dans une simple controverse. En général, tout débat judiciaire sur la qualification d'un fait se résume à savoir si ce fait est légitime : il faut donc orner à ce point toute la discussion.

C. F. La confirmation et la réfutation sont, d'après votre division, les deux moyens de convaincre ; vous venez de parler de l'une, veuillez passer à l'autre. - C. P. Dans la réfutation, niez, s'il se peut, comme fausses et controuvées, les allégations de l'adversaire ; rejetez au moins ce qu'il offre comme vraisemblable ; soutenez qu'il donne pour certain ce qui est douteux ; qu'il pourrait argumenter de la même manière de faits évidemment faux ; que, tout fût-il avéré, ses inductions ne seraient pas légitimes. Attaquez ses raisons une à une, vous les minerez toutes en détail. Citez des exemples d'accusations fondées sur les mêmes moyens, et jugées indignes de foi. Déplorez enfin la périlleuse condition de l'humanité, s'il faut que la vie des innocents soit ainsi en butte aux artifices des hommes qui font métier d'accuser.

XIII. C. F. Je sais où il faut puiser les arguments ; dites-moi comment il faut les mettre en oeuvre ? - C. P. Vous voulez connaître l'argumentation ou l'art de développer les arguments ; car il faut, après les avoir trouvés, les présenter avec adresse, et les disposer avec ordre et avec clarté. - C. F. C'est en effet ce que je souhaite connaître. - C. P. Je vous l'ai dit : l'argumentation est l'art de développer les arguments ; elle consiste à déduire, de propositions certaines ou probables, ce qui est douteux ou moins probable en soi. Il y a deux sortes d'argumentations : l'une va droit à la conviction ; l'autre sait trouver le chemin du coeur. La première énonce la proposition, réunit les raisons qui doivent l'établir ; et, après les avoir prouvées, revient à la proposition et conclut. La seconde suit une marche inverse et comme rétrograde : elle commence par choisir ses raisons ; les prouve ; et, après avoir porté le trouble dans les esprits, leur présente enfin la proposition. Toutes deux se prêtent à une variété de formes qui les embellit, soit que l'orateur s'interroge lui-même ; soit qu'il prenne la formule dubitative, impérative ou optative ; et quelle que soit enfin la figure dont il orne sa pensée. On peut aussi, pour éviter l'uniformité, ne pas commencer toujours parla proposition, et ne pas tout prouver : il suffit d'énoncer ce qui tombe sous le sens ; quand la conclusion est évidente, il est superflu de l'exprimer.

XIV. C. F. Et ces moyens sans art, que vous nommez accessoires, n'ont-ils donc jamais besoin d'art ? - C. P. Ils en ont besoin, sans doute : on les nomme sans art, non qu'ils soient tels en effet ; seulement, ils ne sont pas une création oratoire ; l'orateur les trouve hors de lui ; mais il emploie tout son art à les développer, surtout les témoignages ; car le peu de solidité de la preuve testimoniale est un point sur lequel on aura souvent lieu de s'étendre. On exposera la certitude des preuves réelles, l'arbitraire des témoignages ; on se prévaudra des occasions où ces derniers n'ont pas obtenu de confiance ; dans l'examen des témoins, on fera, s'il y a lieu, ressortir la nullité morale d'hommes sans poids, sans autorité, perdus de réputation, vains jouets de l'espérance, de la crainte, de la compassion, de la colère, de l'intérêt ou de la faveur ; on mettra en parallèle les hommes irréprochables et dont on a pourtant rejeté les témoignages. On soutiendra que la question même ne peut être accueillie sans défiance ; qu'afin d'échapper aux douleurs, beaucoup d'hommes ont menti dans les tortures, préférant un aveu mensonger, suivi d'une prompte mort, à l'horrible agonie d'une dénégation prolongée ; qu'on en a vu d'autres négliger leur vie pour le salut de ceux qui leur étaient plus chers qu'eux-mêmes ; d'autres, naturellement moins sensibles, endurcis aux souffrances ou dominés par la crainte de la mort ou du dernier supplice, soutenir jusqu'au bout la violence des tourments ; d'autres mentir pour assouvir leur haine. Toutes ces allégations seront confirmées par des faits ; et, comme il y a, pour et contre, des exemples et des probabilités égales, on prendra évidemment dans les cas contraires des exemples contraires. Il y a encore une manière adroite d'invalider la preuve testimoniale et la question : c'est de relever l'ambiguïté, les variations, les invraisemblances de chaque témoignage, ou d'opposer l'un à l'autre les témoins qui se contredisent

XV. C. F. Il vous reste à parler de la péroraison : expliquez-moi les règles de cette partie du discours. - C. P. Cette explication est bien simple. La péroraison se divise en deux parties, l'amplification et la récapitulation. C'est en effet à la péroraison que l'amplification appartient en propre, quoiqu'on ait occasion de l'employer dans le discours à la suite de la confirmation ou de la réfutation. On peut la définir une affirmation passionnée qui gagne l'esprit par le coeur. Elle a son langage et ses pensées qui la caractérisent. Dans son langage elle affecte les locutions qui, sans répugner à l'usage, joignent la noblesse, la plénitude et l'harmonie à l'éclat de la magnificence ; les dérivés, les composés, les hyperboles, surtout les métaphores, les phrases courtes, détachées, et qui semblent se multiplier. Elle admet encore les redoublements, les reprises, les répétitions, et les progressions qui, par des nuances insensibles, passent des expressions les plus simples aux plus véhémentes ; elle se distingue enfin par une élocution vive et naturelle, mais toujours imposante. Tel est le langage de l'amplification : on y joindra l'accent, le geste, le jeu de la physionomie le plus propre à émouvoir. Rien, cependant, ni dans le style, ni dans l'action, ne doit sortir du genre de la cause, au succès de laquelle on doit tout ramener. Un ton plus élevé que le sujet ne le comporte est absurde. Il faut, avant tout, garder les convenances.

XVI. L'amplification puise ses pensées aux sources des arguments ; elle entasse et développe les définitions, les conséquences, les contrastes nés de la diversité, de l'opposition de l'incompatibilité des idées ; les causes, les effets, les similitudes, les exemples ; met en scène les personnes, fait parler même les choses ; et, toujours à la hauteur de son sujet, s'élève au besoin jusqu'au sublime. Deux sortes de choses sont réputées sublimes, les unes dans la nature, les autres dans nos habitudes : dans la nature, le ciel, les dieux, tout ce qui confond l'intelligence et ravit l'admiration, le spectacle de la terre et du monde, et tant de merveilles dont la contemplation fournit à l'éloquence des inspirations fécondes ; dans nos habitudes, les objets de nos plus chères affections, de nos craintes les plus vives, d'où naissent trois genres d'amplifications. On est sûr, en effet, d'émouvoir les hommes ou par le respect des dieux, l'amour de la patrie, et la piété filiale; ou par l'amitié fraternelle et conjugale, la tendresse paternelle et les affections privées ; ou par l'honneur et la vertu, celle surtout qui tend au bien public et à la conservation de la société. Plein de ces sentiments, l'orateur en consacre le culte, voue à l'exécration ceux qui les ont violés, et de là le pathétique.

XVII. Nul sujet ne se prête mieux à l'amplification que la perte éprouvée ou imminente de ces biens. Rien n'est, en effet, si digne de pitié que l'homme qui était heureux et qui est dans le malheur. Notre âme s'émeut tout entière à l'aspect de l'infortuné qui tombe victime d'un coup du sort, lorsqu'on nous montre à quelles affections il est arraché, quelles pertes il a faites ou il va faire, quelles calamités l'accablent ou vont l'accabler ; mais il faut peindre en peu de mots : les larmes sèchent vite, surtout dans les peines d'autrui. L'amplification, en général, ne doit pas épuiser son sujet : tous les détails sont petits ; il faut ici de grands traits. Quant à l'espèce d'amplification dont chaque genre est susceptible, c'est une affaire de goût. Dans les causes où l'on ne veut que charmer, on ne doit rien négliger de ce qui produit l'attente, l'admiration, l'enchantement. Dans le genre délibératif, le tableau des avantages et des inconvénients, les exemples, sont les moyens les plus efficaces. Dans les luttes judiciaires, il appartient à l'accusateur de porter les juges à la colère, à l'accusé de les fléchir. Quelquefois, cependant, c'est l'accusateur qui doit attendrir, l'accusé qui doit faire parler l'indignation.

Reste la récapitulation, qu'on emploie quelquefois dans le genre démonstratif, rarement dans le délibératif, plus souvent dans l'accusation que dans la défense. Elle convient en deux cas : lorsqu'on se défie de la mémoire des auditeurs à raison du laps de temps écoulé ou de la longueur du discours ; et quand le rappel et le résumé sommaire des principaux points de la cause doivent lui donner plus de force. L'accusé a rarement lieu d'en faire usage ; réduit à réfuter, plus il est concis, plus il est vif et pénétrant. Il ne faut pas que la récapitulation ait l'air d'une puérile ostentation de mémoire ; on devra, pour éviter cet écueil, négliger les détails, et, sans rien omettre d'essentiel, ne présenter que la substance des choses.

XVIII. C. F. Fous m'avez entretenu des qualités de l'orateur et de la composition du discours ; veuillez développer la dernière partie de votre division générale, la question. - C. P. Il y a, comme je l'ai dit dans le principe, deux espèces de questions : d'une, spéciale à certains temps et à certaines personnes, se nomme cause ; l'autre, générale, sans rapport à aucun temps ni à aucune personne, s'appelle proposition. Mais cette dernière se retrouve dans chaque cause et dans chaque controverse ; car toute question particulière implique une question générale qui en est la clef. Nous allons donc d'abord parler de celle-ci. On en distingue deux sortes : l'une spéculative, dont le but est de connaître ; ainsi : Le témoignage des sens est-il fidèle ? L'autre, pratique, qui se résout en règle de conduite ; ainsi : Quels sont les devoirs de l'amitié ? La première renferme les questions de savoir si la chose est ou n'est pas, ce qu'elle est et quelle elle est. Si la chose est ou n'est pas ; ainsi : Le droit est-il dans la nature ou dans l'opinion ? Ce qu'elle est : Le droit n'est-il que l'avantage du plus grand nombre ? Quelle elle est : Est-il ou n'est-il pas utile de vivre selon la justice ? Dans la seconde, on distingue deux genres de questions, relatifs, l'un aux moyens d'obtenir un bien ou d'éviter un mal, par exemple, d'acquérir de la gloire ou d'échapper à l'envie ; l'autre à notre conduite et à nos intérêts, par exemple, à la manière d'administrer la chose publique ou de vivre dans la pauvreté.

La question de savoir si la chose est ou n'est pas, si elle a été ou si elle sera, engendre encore deux questions subsidiaires ; l'une de possibilité, comme : La parfaite sagesse est-elle faite pour l'homme ? l'autre, de causalité, ainsi : La vertu est-elle un don de la nature, un résultat de la raison, ou un fruit de l'exercice ? De ce genre sont toutes les questions de physique et de métaphysique, où l'on remonte aux causes premières et aux principes des choses.

XIX. Les questions de définition sont de deux genres : les unes ont pour objet la différence ou l'identité des espèces, par exemple, de la persévérance et de l'opiniâtreté ; les autres, la description, je dirai presque la peinture des espèces, par exemple, de l'avarice ou de l'orgueil.

Les questions de qualification roulent sur l'honnête, l'utile ou le juste ; sur l'honnête : Est-il beau de braver les périls ou la haine pour un ami ? Sur l'utile : Est-il bon d'être versé dans l'administration publique ? Sur le juste : Peut-on avec justice préférer ses amis à ses proches ? La qualification des choses soulève encore d'autres questions ; car il s'agit de connaître ce qui est non seulement honnête, utile, juste en soi, mais plus honnête, plus utile, plus juste, ou même le plus honnête, le plus utile, le plus juste. Telle est la question du genre de vie le plus accompli. Tout ce que je viens de dire est de pure spéculation.

Voyons ce qui touche à la pratique. En ce genre, il y a deux espèces de questions : l'une a pour objet l'enseignement de nos devoirs, par exemple, la manière d'honorer nos parents ; l'autre nous instruit à modérer les esprits et à calmer les passions par l'éloquence, c'est-à-dire à dissiper les chagrins, à réprimer la colère, à bannir la crainte ou à tempérer les désirs. A cette espèce est opposée celle où l'on se propose de faire naître ou d'exalter les passions, c'est le but de l'amplification. Tels sont en substance les différents genres de questions.

XX. C. P. Je vous comprends ; mais alors, quelles sont les règles de l'invention et de la disposition ? - C. P. Eh quoi ! pensez-vous qu'il y ait, ici, des règles différentes de celles que je vous ai données sur l'invention et sur l'argumentation ? Il en est de même à l'égard de la disposition.

La division des questions générales ainsi connue, reste à parler des questions particulières. Elles sont toutes comprises sous deux formes principales. Pans les unes, l'orateur s'étudie à charmer l'oreille ; dans les autres, il veut maîtriser, convaincre et mener les esprits à son but. Les premières forment le genre délibératif ; comme il est très étendu et très varié, nous nous bornerons à l'espèce dont le but est l'éloge des hommes illustres ou le blâme des méchants. Il n'y a pas de genre plus fécond pour l'éloquence, plus utile aux républiques, et qui suppose une connaissance plus approfondie du coeur humain. Dans les secondes, il s'agit ou de pourvoir à l'avenir ou de statuer sur le passé ; de là les délibérations et les jugements. Il y a donc trois genres de causes : le premier, considéré dans son application la plus favorable, se nomme apologétique, le deuxième délibératif, le troisième judiciaire. Commençons, s'il vous plaît, par le premier. - C. F. Très volontiers.

XXI. C. P. Les règles selon lesquelles il faut louer ou blâmer ne sont pas seulement des leçons d'éloquence ; ce sont aussi des préceptes de morale : je vais les exposer sommairement, en remontant à la source même de l'éloge ou du blâme. En principe, tout ce qui a du rapport avec la vertu est louable ; tout ce qui en a avec le vice est blâmable. Conséquemment, la fin de l'éloge est de consacrer le mérite ; celle du blâme, d'infliger la honte. En ce genre, l'éloquence consiste dans un simple exposé des faits sans raisonnement, dans un récit propre à remuer doucement les coeurs plutôt qu'il convaincre et à subjuguer la raison. Il ne s'agit pas, en effet, de rien prouver qui soit en doute, mais de rehausser des faits certains ou présumés tels. Les règles que j'ai données pour la narration et pour l'amplification trouvent donc ici leur application ; on peut s'y référer.

Comme, dans ce genre, l'orateur cherche surtout à plaire et à charmer, il aura soin de déployer toutes les grâces du style le plus séduisant ; il sera riche en termes nouveaux, anciens, métaphoriques ; les antithèses, les oppositions, les contrastes, les répétitions brilleront dans ses phrases ; ses périodes auront du nombre, de la cadence et cette harmonie de langage, autre que celle de la poésie, mais non moins douce à l'oreille. Quant aux pensées, il multipliera les figures qui frappent et qui étonnent, soit qu'il annonce des merveilles, raconte des prodiges, fasse parler des oracles, soit qu'il révèle dans la vie de son héros quelque chose de divin ou de prédestiné ; car tout ce qui ravit et tient en suspens l'auditoire, tout ce qui cause la surprise, est une source de plaisir.

XXII. Les biens et les maux sont de trois sortes : ceux de la fortune, ceux du corps et ceux de l'âme. La naissance appartient à la première espèce : est-elle honorable, on en fait l'éloge en peu de mots ; honteuse, on la passe sous silence ; obscure, on peut ou n'en rien dire, ou la faire tourner à la gloire de son héros. Après la naissance, viennent la fortune et les richesses dont on parlera, s'il y a lieu ; puis les avantages du corps, parmi lesquels la beauté, où semble reluire l'image de la vertu, prête le plus à la louange. Arrivé aux actions, on pourra les présenter de trois manières, en suivant l'ordre des temps, en commençant par les plus récentes, ou en les rapportant à chaque genre de vertu. Nous allons résumer en peu de mots ce lieu commun des vertus et des vices qui occupent tant de place dans les livres des moralistes. La vertu peut s'envisager de deux manières : dans la spéculation et dans la pratique. Ce qu'on nomme doctrine, expérience ou du nom imposant de sagesse, est une vertu purement spéculative ; mais celle qui consiste à modérer les passions et à régler les mouvements de l'âme, celle-ci est toute en action ; son nom est la tempérance. On appelle la tempérance, dans les intérêts privés, bonne conduite domestique ; dans les intérêts généraux, vertu de l'homme public. La tempérance se divise encore en qualité individuelle et en vertu sociale. Comme qualité individuelle, elle s'exerce de deux manières : dans les biens, elle ne désire point ceux qu'elle n'a pas, et s'abstient de ceux qu'elle possède ; dans les maux, elle est la force qui résiste à leur atteinte, et la patience qui en supporte la durée. La grandeur d'âme réunit à ces deux qualités la libéralité dans l'usage des richesses, une élévation de sentiments supérieure aux événements, surtout aux injures, et la sérénité d'une âme noble, calme, maîtresse d'elle-même. Comme vertu sociale, la tempérance s'appelle justice ; la justice envers les dieux, c'est la religion ; envers les parents, c'est la piété ; c'est la bonté envers tous les hommes, la bonne foi dans les engagements, la douceur dans l'application des peines, l'amitié dans les relations de bienveillance.

XXIII. Toutes ces vertus sont pratiques. Mais il en est deux qui sont comme les ministres et les compagnes de la sagesse : l'une démêle dans les controverses la vérité de l'erreur, et saisit les conséquences dans les principes ; c'est la dialectique : l'autre est le talent de la parole : car l'éloquence n'est que la sagesse versée dans l'art de bien dire ; elle est soeur de la dialectique, mais, plus abondante, plus étendue, elle sait en outre émouvoir les passions et parler aux sens du vulgaire. Enfin les vertus ont pour gardienne cette qualité qui fuit la honte, qui vit d'estime, et qu'on nomme respect humain. Toutes ces inclinations de l'âme sont distinctes entre elles : chacune se rapporte à une vertu particulière, et tout ce qu'elles produisent, nécessairement honnête, est souverainement digne d'éloge. L'âme porte encore en elle les germes précieux d'autres qualités que l'éducation féconde et fait éclore. Tels sont, pour nous-mêmes, le goût des lettres, du calcul, de la musique, de la géométrie, de l'équitation, de la chasse et des armes ; pour la société, la prédisposition naturelle, le penchant inné à la pratique de telle ou telle vertu, comme le ministère des autels, la piété filiale, l'amitié, l'hospitalité. Voilà les vertus. Les affections contraires sont les vices.

Ne vous laissez pas surprendre aux apparences des vices qui ont le faux-semblant des vertus. L'astuce simule la prudence : sous les dehors de la tempérance se cache une aversion des plaisirs qui n'est que rudesse et férocité de moeurs ; l'orgueil, qui enfle le coeur et enfante le dédain des honneurs, usurpe le nom de grandeur d'âme ; on prend la prodigalité pour la libéralité, l'audace pour le courage, l'insensibilité pour la patience, la rigueur pour la justice, la superstition pour la religion, la faiblesse pour la bonté, une fausse honte pour le respect humain ; la manie de disputer et d'argumenter sur des mots s'érige en puissance de raisonnement ; on fait un renom d'éloquence à une vaine intempérance de langage. En un mot, rien n'est plus semblable aux vertus que l'abus des vertus mêmes.

Ces diférentes espèces de vertus et de vices seront la base de l'éloge et du blâme. Dans la suite du discours, on s'attachera à relever la naissance de son héros, son éducation, la manière dont son coeur et son esprit ont été formés, les prodiges et les merveilles de sa vie, surtout s'il y apparaît quelque chose de divin.

On rapportera ses sentiments, ses paroles, ses actions, aux différents genres de vertus dont nous avons parlé ; et l'on trouvera aux sources de l'invention les causes et l'enchaînement des faits et des conséquences. La mort de ceux dont on célèbre la vie ne doit pas non plus être passée sous silence, lorsqu'elle est digne de remarque en elle-même ou dans ses suites.

XXIV. C. F. J'ai retenu vos discours et je me suis pénétré des principes qu'il me faut observer pour louer autrui et pour mériter moi-même de justes éloges. Voyons, maintenant, les règles et la marche à suivre dans le genre délibératif. - C. P. Toute délibération roule sur un objet d'utilité ; c'est à cette fin qu'il faut rapporter et les conseils et les avis qu'on donne. Ainsi, l'orateur, soit qu'il persuade, soit qu'il dissuade, a d'abord à examiner ce qui est ou n'est pas possible, ce qui est ou n'est pas nécessaire. Car, si la chose est impossible, la délibération tombe, nonobstant l'utilité de la chose. S'il s'agit, au contraire, d'une chose nécessaire (et telles sont celles d'où dépendent notre salut et notre liberté), il faut la préférer même à ce qu'il y a de plus honorable ou de plus avantageux parmi les hommes. Dans l'examen de ce qui est possible, il faut distinguer le degré de possibilité ; car une difficulté extrême est réputée équivalente à l'impossibilité. Dans la discussion de ce qui est nécessaire, si la chose n'est pas absolument telle, il faut voir jusqu'à quel point elle est utile, car le dernier degré d'utilité passe alors pour nécessité.

En résumé, le genre délibératif ayant uniquement pour objet de persuader ou de dissuader, la question se réduit, dans le premier cas, aux termes suivants : si la chose est utile et possible, il faut la faire ; dans le second cas, la question présente cette double hypothèse : si la chose est inutile, il ne faut pas la faire ; impossible, il ne faut pas l'entreprendre. Conséquemment, celui qui persuade a deux points à prouver, tandis qu'il suffit à l'adversaire d'infirmer l'un ou l'autre.

Comme toute délibération roule sur ces deux points, considérons d'abord l'utilité dont la mesure est dans la juste appréciation des biens et des maux. Il y a des biens nécessaires ; tels sont la vie, l'honneur, la liberté, nos enfants, nos femmes, nos frères, nos parents. Il y en a d'autres qui, sans être d'une nécessité absolue, sont désirables, ou pour eux-mêmes, comme ceux qui consistent dans l'accomplissement des devoirs et dans la pratique des vertus ; ou pour les avantages qu'ils procurent, comme les richesses et l'abondance. Entre les biens qu'on ambitionne pour eux-mêmes, on désire les uns pour l'honnêteté, les autres pour l'utilité. Dans le premier genre, sont les biens nés des vertus dont nous avons parlé, biens louables par eux-mêmes. Au second genre appartiennent les avantages du corps si ou les dons de la fortune, qui se divisent en biens utiles et honorables, comme la considération et la gloire ; et en biens seulement utiles, comme la force, la beauté, la santé, la naissance, les richesses, le patronage. Il est encore un trésor dont l'honnêteté augmente le prix, c'est l'amitié, qui comprend la vénération et la tendresse. Les dieux, les parents, la patrie, les hommes éminents en sagesse et en dignité ont droit à notre vénération. Nos femmes, nos enfants, nos frères et tous ceux qui nous sont unis par les liens de la plus étroite intimité, quoiqu'ils aient part à notre vénération, sont surtout les objets de notre tendresse. Vous savez ce que sont les biens, il est aisé d'en conclure ce que sont les maux.

XXV. Sans doute, s'il nous était donné d'être fidèles au bien, toujours assez évident par lui-même, nous n'aurions pas besoin de tant de délibérations. Mais les circonstances, ordinairement si puissantes, font que l'utile est le plus souvent en lutte avec l'honnête ; et l'embarras de les concilier nous appelle à délibérer, de peur de sacrifier l'honneur à l'intérêt ou l'intérêt à l'honneur. Donnons des règles pour la solution de cette difficulté. Comme la tâche de l'orateur n'est pas seulement de dire la vérité, mais encore de la faire goûter à son auditoire, il doit considérer, avant tout, qu'il y a deux espèces d'hommes, les uns ignorants et grossiers, pour qui l'utile est toujours préférable à l'honnête ; les autres éclairés et polis, qui mettent au-dessus de tout le sentiment de leur propre dignité. Il faut parler à ceux-ci de considération, d'honneur, de gloire, de bonne foi, de justice et de vertu ; à ceux-là d'intérêt, de gains, de bénéfices. La volupté même, cette mortelle ennemie de la vertu, cette fausse imitation du bien qu'elle dénature, mais que les hommes grossiers, dans la fureur de leurs désirs, prélèvent aux biens les plus honorables, aux biens les plus nécessaires ; la volupté, dis-je, si nous avons à persuader de tels hommes, doit obtenir nos suffrages et nos éloges.

XXVI. Il faut également considérer combien l'aversion du mal est plus forte sur les hommes que l'amour du bien. Ils sont, en effet, moins jaloux de s'élever à la considération, que de ne pas tomber dans le mépris. Et qui fut jamais aussi ardent à poursuivre la gloire, l'honneur, les applaudissements, les distinctions, qu'à fuir l'ignominie, les humiliations, l'infamie, l'opprobre ? Le sentiment de ces maux nous abreuve d'amertume. Il est des âmes nées vertueuses que la mauvaise éducation et les maximes pernicieuses ont corrompues ; le secret de les persuader et de les convraincre, c'est de leur montrer des biens à acquérir, des maux à éviter. On ne saurait trop parler aux hommes bien élevés de gloire, d'honneur, et surtout de ces vertus généreuses incessamment occupées de fonder et d'étendre la félicité publique. Les esprits simples et sans culture se laisseront séduire à l'appât du gain, des bénéfices, de la volupté, au désir d'éviter les maux, et même à la crainte des humiliations et de l'ignominie ; car s'il est des hommes assez grossiers pour être peu sensibles à l'honneur, il n'en est pas que l'ignominie et les humiliations ne touchent profondément.

Nous venons de considérer l'utile dans tous ses rapports. Quant à ce qui est ou n'est pas possible, et, par suite, à ce qui est plus ou moins facile, plus ou moins expédient, il faut juger des effets par les causes. On en compte plusieurs espèces : celles qui produisent d'elles-mêmes, et celles qui donnent lieu à la production. J'appelle les premières efficientes, les secondes occasionnelles ; rien de possible sans ces dernières. Parmi les causes efficientes, les unes sont absolues et parfaites en elles-mêmes, les autres sont auxiliaires et prêtent leur concours : l'efficacité de ces dernières varie, tantôt plus grande, tantôt plus petite ; souvent même on réserve exclusivement le nom de cause à celle qui a la plus grande vertu. On donne aussi le nom d'efficientes aux causes premières ou dernières. Lorsqu'on délibère sur ce qu'il y a de mieux à faire, c'est l'utilité ou l'espoir du succès qui détermine l'assentiment. Nous n'avons plus à parler de l'utilité, passons aux moyens d'exécution.

XXVII. Dans cette partie de la délibération, il s'agit de développer toute la suite d'une entreprise ; de dire avec qui, contre qui, en quel temps, en quel lieu il faut agir ; quelles sont nos ressources en armes, en argent ; celles de nos alliés ; enfin toutes nos garanties de succès. On fera l'énumération des chances favorables et de celles qui sont contraires ; et si les premières l'emportent dans la balance, au lieu de se borner à affirmer la possibilité de l'entreprise, on dira qu'elle est simple, facile, et promet un heureux avenir. L'orateur qui veut dissuader jettera, au contraire, des doutes sur l'utilité de l'entreprise, en exagérera les difficultés, et tournera contre elle le même art de persuader dont s'est prévalu le premier orateur. Chacun d'eux trouvera une ample matière à amplification dans les faits récents et plus connus ou dans les exemples anciens et plus accrédités. Mais c'est surtout lorsqu'il s'agit d'amener les hommes à préférer l'utile et le nécessaire à l'honnête, ou l'honnête à l'utile, qu'il faut être bien pénétré de son sujet. Quant aux moyens d'agir sur les esprits, on est sûr de les enflammer par l'espoir d'assouvir leurs passions, leurs haines, leurs vengeances. On les calmera par la considération de l'instabilité des choses humaines, de l'incertitude de l'avenir, du danger d'exposer sa fortune si elle est prospère, ou de la ruiner sans retour si elle est chancelante. Tous ces moyens conviennent à la péroraison. L'exorde doit être court, dans le genre délibératif. L'orateur ne paraît pas, ici, comme un suppliant devant son juge ; il vient exhorter et conseiller. Il se bornera donc à exposer dans quel esprit, dans quel but et sur quel objet il va parler, et réclamera l'attention en promettant de la brièveté. Du reste, tout le discours doit être simple, grave, plus fort de pensées que brillant de style.

XXVIII. C. F. Je connais les moyens oratoires propres au genre démonstratif et au genre délibératif ; j'attends de vous le développement de ceux qui conviennent au genre judiciaire, seul objet, si je ne me trompe, dont nous ayons encore à nous occuper - C. P. Il est vrai. Le genre judiciaire a pour but l'équité ; non seulement l'équité absolue, mais encore et même plus souvent l'équité relative. Telles sont les causes qui roulent sur la bonne foi de l'accusateur, et celles où l'on demande, sans loi ni testament, l'envoi en possession d'un héritage : dans ces deux cas, on considère ce qui est plus juste ou juste au suprême degré ; et l'on puise ses moyens de conviction aux sources de l'équité dont nous allons parler tout à l'heure. Souvent il arrive qu'avant le jugement le débat s'engage sur les circonstances mêmes de l'action, comme lorsqu'on examine si le demandeur a qualité pour agir, si la demande est prématurée, tardive ou régulière, s'il y a juste application de la loi. Lors même que ces moyens n'ont pas été proposés, discutés, jugés avant le fond de la cause, ils ne laissent pas d'être invoqués avec succès dans le cours des débats ; il est toujours avantageux de pouvoir dire : Vos demandes sont exorbitantes ou intempestives ; ce n'était point par vous, contre moi, d'après cette loi, dans cette forme, ou devant ce tribunal que l'action devait être portée. Toutes les causes de ce genre rentrent dans le droit civil, conséquemment dans le domaine des lois et des coutumes qui régissent les intérêts privés ou publics, et dont la connaissance, négligée de la pulpart des orateurs, nous semble pourtant indispensable à l'éloquence.

Comme les discussions sur la bonne foi du demandeur, sur la qualité du défendeur, sur la compétence du tribunal, sur la justice absolue ou relative de l'action, quoiqu'elles aillent souvent se réunir au fond de la cause, sont de véritables questions préjudicielles, j'établis entre elles et les causes mêmes une différence de temps et d'opportunité plutôt que de genre ; car toute discussion fondée sur le droit civil ou sur l'équité naturelle appartient à la question de qualification dont nous allons parler, et qui est essentiellement une question de droit et d'équité.

XXIX. Il y a dans ces causes trois systèmes de défense, à l'un desquels il faut s'arrêter, si l'on n'en peut faire valoir davantage. L'accusé doit effectivement ou nier le fait ; ou, s'il l'avoue, nier qu'il ait la gravité qu'on lui prête et soit ce que l'on prétend ; ou, s'il ne peut nier le fait ni sa nature, en défendre la moralité et soutenir que sa conduite est légitime ou du moins excusable. Ainsi le premier état de cause, le premier conflit avec l'adversaire roule sur un point de fait ; le deuxième, sur la définition du nom suivant l'étymologie ou d'après le sens qu'on y attache, le troisième, sur une question de droit, de justice et d'équité. Non seulement l'accusé doit adopter l'un des trois systèmes précédents, c'est-à-dire nier, définir ou justifier ; mais il doit développer sa défense. Or, son premier moyen est la dénégation ; le deuxième est de prouver par définition que l'adversaire met dans le mot ce qui n'est pas dans le fait ; le troisième est la justification du fait même dont on avoue l'existence et la nature. C'est alors à l'accusateur à opposer les moyens qui ne peuvent manquer à l'accusation, sans quoi il n'y aurait pas de cause. J'appelle ces moyens de l'accusateur, preuves fondamentales. Cependant la cause n'est pas plus dans l'accusation que dans la défense ; mais convenons, pour distinguer, d'appeler raisons les moyens allégués par l'accusé, et sans lesquels il n'y aurait pas de défense ; et preuves fondamentales les moyens de réfutation de l'accusateur, sans lesquels il n'y aurait pas d'accusation.

XXX. De l'opposition et du choc des raisons et des preuves fondamentales naît une question que je nomme point à juger, et qui est le noeud de la difficulté. En effet, le débat primitif implique toujours une question ou de fait, comme : Decius a-t-il accepté de l'argent ? ou de définition : Norbanus est-il criminel de lèse-majesté ? ou de droit : Opimius a-t-il tué Gracchus avec justice ? Ces questions conservent dans le débat primitif une latitude indéterminée ; mais elles sont ramenées à un point précis par le conflit des raisons et des preuves fondamentales. Ce conflit n'a pas lieu dans le cas où l'on nie le fait, nul n'ayant la possibilité, ni l'obligation, ni l'habitude de rendre raison de sa dénégation : dans ce cas, la question qui se présente d'abord, c'est le point à juger. Mais dans le second cas, où l'on dit : «Norbanus n'est pas criminel de lèse-majesté, pour s'être élevé contre Cépion avec véhémence ; car c'est le juste ressentiment du peuple romain, et non le discours du tribun, qui a porté les choses à l'extrémité ; or, la majesté, qui n'est que la grandeur du peuple romain et qui consiste dans la conservation de ses droits et de sa puissance, a reçu, en cette occasion, un accroissement plutôt qu'une atteinte» ; et où l'on répond : «La majesté est dans la dignité de l'empire et du nom romain ; elle est violée par quiconque soulève la multitude et excite une émeute» ; on voit surgir cette question : «Est-on criminel de lèse-majesté pour avoir fait, par la violence, mais aussi par la volonté du peuple romain et pour lui plaire, une chose juste en elle-même ?» Enfin, dans le troisième cas, où l'accusé soutient que sa conduite est légitime ou du moins excusable, et veut le prouver, comme lorsque Opimius dit : «J'ai pu faire avec justice ce que j'ai fait pour le salut commun et pour la conservation de la république», et que Décius répond : «Se fût-il agi du plus grand des criminels, vous n'avez pu, sans forme de procès, lui ôter la vie que par un crime» ; cette question s'élève : «A-t-on pu, avec justice, pour le salut commun, ôter la vie, sans forme de procès, à un citoyen qui tramait le renversement de la république ?» Ainsi les questions particulières à certains temps et à certaines personnes redeviennent générales, lorsqu'on fait abstraction des personnes et des temps, et reprennent l'extension et la forme de simples propositions.

XXXI. Il faut ranger parmi les preuves les plus fortes qu'on puisse opposer à la défense, celle qu'on tire d'une disposition légale, testamentaire, judiciaire ou conventionnelle. Ce moyen est sans application dans les causes de fait, car des textes ne peuvent incriminer un fait non reconnu. Par la nature même des choses, il est également inapplicable aux causes de définition ; car, s'il s'agit de déterminer, d'après un acte, le sens d'un mot ; par exemple, d'après un testament, ce qu'on entend par aliments, ou, d'après un contrat de vente immobilière, ce qu'on entend par meubles ; le débat roule sur le sens du mot, et non sur l'acte même. Mais qu'une loi présente des termes obscurs et des sens divers, l'adversaire pouvant l'interpréter dans le sens qui lui agrée et lui profite davantage ; ou, s'il n'y a pas d'équivoque, soutenir que les termes s'éloignent de l'intention du législateur ; ou, enfin, citer, sous le même point, des lois contradictoires à la première, alors le débat s'engage sur la loi même pour déterminer, quand elle offre des sens douteux, le sens véritable ; quand la lettre diffère de l'intention du législateur, le parti que doit suivre le juge ; quand les lois se contredisent, celle qu'il faut préférer.

Le point précis de la difficulté une fois établi, l'orateur doit y appliquer toute son attention et toutes les ressources de son art. Quoique ce soit assez dire pour tout orateur à qui chacune de ces ressouces est familière, et qui sait s'en approprier les richesses, voici quelques observations spéciales à certaines causes.

XXXII. Dans les questions de fait, comme l'accusé nie, l'accusateur (et sous ce nom je désigne quiconque intente une action ; car bien des causes admettent ce débat, sans qu'il y ait accusation), l'accusateur a d'abord deux choses à considérer, les motifs et les suites. J'appelle motifs, nos raisons d'agir ; et suites, les conséquences des faits. Nous avons traité de la division des genres de causes : or, les mêmes moyens qui, dans le genre délibératif, où il s'agit de l'avenir, servent à établir l'utilité et la possibilité d'une proposition, serviront à prouver, dans le genre judiciaire, où il est question du passé, que le fait imputé à l'accusé lui a été utile, et qu'il a pu l'accomplir. Comme preuve de l'utilité du fait, on alléguera les motifs d'espérance ou de crainte qui furent les mobiles de l'accusé ; et plus ces motifs auront été puissants, plus la preuve sera décisive. A cette considération on joindra, s'il se peut, l'influence de telle ou telle passion, comme l'emportement de la colère, une haine invétérée, la soif de la vengeance, le ressentiment d'une injure ; le désir de l'honneur, l'amour de la gloire, l'ambition, l'intérêt ; l'imminence d'un péril, l'énormité des dettes, la gêne domestique, l'audace, la légèreté, la cruauté, l'impétuosité, l'imprévoyance, la déraison, l'amour, l'égarement d'esprit, l'ivresse ; la probabilité du succès ; l'espoir de n'être pas découvert ou de se justifier, de se dérober au supplice ou de gagner du temps ; la légèreté de la peine eu égard aux avantages du fait ; enfin l'appât du crime, plus puissant que la honte de la condamnation. Toutes ces considérations confirment les soupçons contre l'accusé en qui se trouvent réunis les raisons de vouloir et les moyens d'agir. La volonté se présume de l'utilité du fait pour s'assurer des avantages, ou pour éviter des inconvénients, en sorte que l'accusé paraisse avoir cédé à l'espérance, à la crainte ou à telle autre impulsion soudaine de l'âme, plus prompte encore à porter au crime que les vues d'intérêt. Mais c'en est assez sur les motifs de nos actions. - C. F. Je les ai bien présents ; veuillez me dire ce que sont les suites.

XXXIII. C. P. Ce sont les indices, les conséquences du passé, les traces que le fait laisse après lui ; muets témoins dont la présence éveille les plus véhéments soupçons, dont l'autorité est d'autant plus grave, qu'au lieu d'être un sujet banal d'inculpation, comme les motifs d'espérance ou de crainte imputables à tous ceux que le fait pouvait intéresser, ils n'inculpent que les seuls accusés ; tels sont une arme, du sang, l'empreinte des pas, la surprise d'un objet supposant un acte de violence, la contradiction des réponses, l'hésitation, une démarche mal assurée, la rencontre de l'accusé avec une personne suspecte ou sur le lieu du crime, la pâleur, le tremblement, un écrit, un cachet, un dépôt. La découverte de tels ou semblables indices, au moment du crime, avant ou après son exécution, en est l'infaillible symptôme. A leur défaut, on insistera sur les raisons et sur les moyens que l'accusé avait de le commettre, en ajoutant, selon l'usage, qu'il n'était pas assez insensé pour ne point éviter les traces du fait, ou pour les laisser subsister et se déceler lui-même au point d'éveiller les soupçons. L'accusé répondra par cet autre lieu commun, qu'une coupable audace s'associe la témérité et non la prudence. C'est alors le lieu d'amplifier et de dire qu'on ne doit pas s'attendre à l'aveu du coupable ; mais qu'il ne peut échapper aux raisons qui le condamnent ; pour dernier moyen, on citera des exemples. Voilà pour les preuves réelles.

XXXIV. Si, de plus, on a des témoins, on fera d'abord valoir ce genre de preuve ; et l'on dira que l'adresse de l'accusé a bien pu le préserver des preuves réelles, mais non le dérober aux témoins. On fera l'éloge individuel de ces derniers (nous avons dit ce qu'il faut louer) ; on ajoutera que les raisonnements les plus solides en apparence, n'étant pas toujours sans erreur, on est excusable de ne point s'y fier ; mais qu'un juge est sans excuse s'il rejette le témoignage d'un honnête homme. Que si les témoins sont gens sans nom, sans fortune, on dira que la bonne foi ne se mesure pas à l'opulence ; ou que la richesse des témoins est dans la possession de renseignements utiles. Si la torture a été donnée, ou si on la demande et qu'elle soit favorable à l'accusation, on commencera par en défendre l'institution ; on relèvera l'importance des aveux arrachés à la douleur ; on invoquera l'opinion de nos pères, qui, s'ils n'avaient approuvé cet usage, l'auraient aboli ; la coutume des Athéniens, celle des Rhodiens, peuples si éclairés, et qui ont poussé la rigueur jusqu'à mettre à la question des hommes libres, les citoyens même ; enfin l'autorité de nos plus habiles jurisconsultes, qui, d'abord opposés à l'application de la question aux esclaves forcés de témoigner contre leurs maîtres, ont changé d'avis dans l'affaire de l'inceste de Clodius, et, sous mon consulat, dans celle de la conspiration. On tournera en dérision ces éternelles déclamations coutre la torture auxquelles on s'exerce, dès l'enfance, dans les écoles. On prouvera d'ailleurs qu'il a été procédé avec scrupule et sans partialité à cette partie de l'interrogatoire ; et l'on en rapprochera les résultats, des preuves et des circonstances du fait. Tels sont les détails de l'accusation.

XXXV. Le premier point de la défense est d'infirmer les motifs du fait. L'accusé en niera la réalité, ou la puissance : ils n'étaient pas particuliers à lui seul ; ils n'offraient que des avantages plus sûrs par une autre voie; ils répugnaient à son caractère et à sa vie ; les passions qu'on lui prête, il ne les avait pas, du moins à cet excès de violence. Quant aux moyens d'exécution, il prouvera qu'il n'avait ni les forces, ni la résolution, ni les ressources, ni les richesses nécessaires ; alléguera l'inopportunité de l'occasion, l'incommodité du lieu, la présence de plusieurs témoins, dont un seul l'eût arrêté ; et dira qu'il n'eût pas poussé la stupidité jusqu'à commettre un crime sans espoir de le cacher, ni la démence au point de mépriser les tribunaux et les supplices. Aux preuves réelles il objectera qu'on ne peut tenir pour certains des indices dont l'existence ne suppose pas toujours celle d'un crime. Il les discutera en détail, et fera voir qu'ils sont moins des motifs de suspicion que les effets naturels de tel fait innocent auquel il les rapportera ; ou, s'il convient avec l'accusateur du caractère de ces indices, il s'efforcera de prouver qu'ils sont plutôt à sa justification qu'à sa charge. Enfin il emploiera contre la preuve testimoniale et la question, en général, et contre chaque témoin, en particulier, les moyens de réfutation précédemment développés.

Dans les causes de ce genre, l'exorde de l'accusateur doit respirer la sévérité, peindre la société mise en péril par les embûches de l'accusé, et inspirer la crainte pour éveiller l'attention. L'accusé, au contraire, se plaindra dans son exorde de l'accusation et des soupçons qui pèsent sur lui ; il peindra l'accusateur comme un homme dont les artifices sont une épée suspendue sur toutes les têtes, et s'efforcera d'émouvoir la compassion et de gagner la bienveillance. Dans la narration, l'accusateur suivra pas à pas la marche du fait ; relèvera tous les indices, rassemblera toutes les preuves du crime, et sapera les moyens de défense. L'accusé fera, de son côté, le récit du fait et de ses circonstances de manière à effacer ou à diminuer les impressions fâcheuses. Dans la confirmation et dans la réfutation, l'accusateur s'attachera à soulever, l'accusé à calmer les passions. C'est le but qu'ils devront se proposer, surtout dans la péroraison, l'accusateur en rappelant et en rassemblant ses preuves ; l'accusé, si sa justification ne laisse rien à désirer, en résumant ses moyens de défense, et en excitant la compassion.

XXXVI. C. F. Je crois avoir saisi la manière de traiter la question de fait : parlez-moi de la question de définition. - C. P. En ce genre, les règles sont les mêmes pour l'accusateur et pour l'accusé. Celui dont la définition, dont l'explication sera plus voisine du sentiment ou de l'opinion du juge, ou moins éloignée de l'acception commune dont les auditeurs ont généralement l'idée, est sûr de triompher. Il s'agit, ici, non de raisonner, mais de développer, de pénétrer le sens d'un mot, comme dans l'exemple suivant. D'abord absous par corruption, un accusé reparaît en justice : or, il y a prévarication, selon l'accusateur, dans tous les cas où il y a eu corruption par l'accusé ; et, selon le défenseur, dans le seul cas où l'accusateur a seul été corrompu. Voilà donc une dispute de mots. Le défenseur a pour lui le sens de l'expression dans l'acception ordinaire ; mais l'accusateur en appelle à l'esprit de la loi, nie que le législateur ait jamais pu vouloir approuver un jugement quand la corruption y a été générale, pour l'annuler quand elle s'est bornée à l'accusateur. Il en appelle à l'équité ; il soutient que si la loi était à faire, il serait inutile de recourir à d'autres termes, et que tout est compris dans le mot prévarication. Le défenseur attestera l'usage, qui fait foi dans la langue ; il expliquera le mot, d'abord par les contraires : un accusateur intègre est l'opposé d'un prévaricateur ; puis par les conséquents : la formule donnée au juge est relative à l'accusateur ; enfin par l'étymologie : qui dit prévaricateur dit un homme variable dans sa position à l'égard des deux parties adverses. Il fera parler aussi l'équité, l'autorité de la chose jugée, l'importance capitale de la question pour tous les citoyens. Mais il est surtout essentiel que l'accusateur et l'accusé, après avoir donné une définition, la meilleure possible, suivant l'usage et le sens du mot, produisent des interprétations conformes et des autorités favorables à leur sentiment. Dans les causes de ce genre, l'accusateur a, pour lui, ce lieu commun : celui qui avoue la corruption n'est pas recevable à se justifier du crime de la chose par l'interprétation du mot. L'accusé opposera les considérations d'équité dont j'ai parlé, et se plaindra qu'à défaut d'un crime réel, on va, pour l'inculper, jusqu'à pervertir le sens des mots. Il pourra déployer toutes les ressources de l'invention, les semblables, les contraires, les conséquents, moyens également à l'usage de l'accusateur, mais propres surtout à l'accusé pour peu que sa cause ne soit pas désespérée. Quant à l'amplification, qu'on emploie dans les digressions, ou dans la péroraison, son but est d'exciter, par les moyens enseignés, la haine, la pitié, ou toute autre passion, dans le coeur des juges, si telle est toutefois l'importance de la cause ou la qualité des parties.

XXXVII. C. F. Je conçois tout cela ; dites-moi les moyens propres, soit à l'accusation, soit à la défense, dans les questions de qualification ? - C. P. Ici, l'accusé convient du fait, mais il en soutient la légitimité. C'est donc le droit qu'il faut expliquer. Il y a deux espèces de droit : l'un émané de la nature, l'autre de la loi. Chacun d'eux se divise en droit divin et en droit humain ; celui-ci a son principe dans l'équité, celui-là dans la religion. On distingue deux sortes d'équité : la première est la droiture, la vérité, la justice même, ce qu'on appelle équitable et bon en soi ; la seconde consiste à rendre ce qu'on a reçu ; quand c'est un bien, on la nomme reconnaissance, et vengeance quand c'est un mal. Tout cela relève de la nature et de la loi. Mais à la loi appartiennent en propre le droit écrit et le droit non écrit, lequel résulte du droit des gens et des coutumes. Le droit écrit comprend le droit public et le droit privé : le droit public, comme les lois, les sénatus-consultes, les traités ; le droit privé, comme les titres, les contrats, les stipulations. Le droit non écrit repose sur la coutume, les conventions et le consentement tacite des hommes. L'attachement que nous devons à nos coutumes et à nos lois est lui-même comme la première loi de la nature. Nous venons d'indiquer sommairement les sources de l'équité et de la justice ; la méditation suffira désormais pour nous inspirer, dans les questions de ce genre, ce qu'il faudra dire sur l'équité naturelle, les lois, les coutumes, le besoin de repousser ou de venger une injure, et toutes les autres parties du droit. Si l'inadvertance, le hasard ou la nécessité nous ont conduit à une action sans excuse dans le cas où elle eùt été volontaire et spontanée, on implorera l'indulgence du juge par les moyens tirés des lieux communs de l'équité. J'ai résumé aussi brièvement que je l'ai pu les différents genres de questions : avez-vous encore quelque chose à me demander ?

XXXVIII. C. F. Je vois une difficulté à éclaircir, et c'est, je crois, la dernière ; elle est relative au cas où le débat s'engage sur la loi même. - C. P. L'observation est juste : ce point une fois éclairci, j'aurai pleinement satisfait à ma promesse. L'interprétation d'un loi douteuse roule, pour l'accusateur et pour l'accusé, sur des règles communes. Chacun présentera le sens qu'il veut faire prévaloir comme le seul digne de la sagesse du législateur ; chacun rejettera l'interprétation de l'adversaire comme absurde, inutile, injuste ou inconvenante ; dira qu'elle est contradictoire à telles lois faites par d'autres législateurs, ou mieux encore par le même ; soutiendra que le sens qu'il défend est celui que tout homme d'un esprit éclairé et d'un coeur droit, appelé à régler la même matière, ne manquerait pas d'adopter, sauf à l'exprimer plus clairement ; représentera que la loi ainsi entendue ne cache ni dol, ni surprise, tandis que l'opinion contraire est sujette à une foule d'inconvénients, d'absurdités, d'injustices et de contradictions. Lorsque la lettre de la loi semble s'éloigner de l'intention du législateur, celui qui défend le sens littéral expose d'abord le fait et donne lecture de la loi ; puis, s'attaquant à l'adversaire, il le pousse, le presse, le somme de dire s'il nie le texte ou s'il infirme le fait, et rappelle les juges à l'évidence du sens littéral. Son opinion ainsi confirmée, il amplifie et s'étend sur la justice de la loi, sur l'audace de celui qui l'a violée, qui en convient, et ose paraître pour se disculper. Sapant ensuite la défense dans sa base, il nie que le législateur ait exprimé autre chose que son opinion et sa volonté ; car la loi est le seul interprète de la volonté du législateur. Et pourquoi s'exprimerait-il ainsi, s'il ne pensait pas ainsi ? Quoi ! il aurait clairement énoncé ce qu'il voulait omettre, et omis ce qu'il voulait énoncer ? Faut-il donc taxer d'une complète démence les hommes de la sagesse la plus consommée ? Mais qui aurait empêché le législateur de faire cette exception qu'on lui prête comme s'il l'avait faite ? Il cite alors les exceptions prononcées par le même législateur, ou, à leur défaut, celles que d'autres ont établies. Il dit, s'il est possible, pourquoi la loi présente n'en a pas admis : elle serait devenue injuste ou inutile ; il aurait fallu l'exécuter en partie, en partie l'abroger ; l'opinion de l'adversaire est subversive de la loi même. Enfin, il puise, dans la nécessité du maintien des lois, dans le danger des interprétations pour l'Etat et pour les citoyens, un sujet d'amplifications qu'il développe dans la suite même du discours, et avec plus de force et de véhémence dans la péroraison.

XXXIX. Celui, au contraire, qui s'attache à l'esprit et à la volonté du législateur, dira que c'est dans cet esprit, dans cette volonté, et non dans les mots ou dans les lettres, qu'est la force de la loi ; il approuvera le législateur de n'avoir pas formellement énoncé l'exception, afin d'ôter une ressource au crime, et de laisser au juge la faculté d'appliquer la loi selon la nature du fait. Il citera les cas où toute équité serait anéantie si l'on négligeait l'esprit de la loi pour s'en tenir à la lettre. Il rendra odieux aux juges, par une plainte vive et touchante, tous ces replis de la chicane aboutissant à la calomnie ; et s'il s'agit de l'un de ces actes, déjà mentionnés, où le hasard et la nécessité ont plus de part que l'intention, il suppliera le juge, au nom de l'équité même, de ne pas suivre à la rigueur la lettre de la loi.

Si les lois se contredisent, tels sont la suite de l'art et l'enchaînement des principes, que les règles que j'ai données, soit pour le cas où le texte est douteux, soit pour celui où il y a divergence entre la lettre et l'esprit de la loi, conviennent à ce troisième genre de cause. En effet, les moyens qu'on emploie, quand le texte est douteux, pour faire triompher le sens qu'on préfère, nous servent aussi, quand les lois ne sont pas d'accord, à défendre celle qui nous favorise. Comme il s'agit ensuite de faire prévaloir l'esprit de l'une et la lettre de l'autre, on retrouve ici l'application de ce que nous venons de dire sur la lettre et l'esprit de la loi.

XL. Je viens de vous exposer toutes les divisions de l'art oratoire, telles que les a tracées cette Académie si florissante parmi nous. Sans elle, on ne peut ni les trouver, ni les comprendre, ni les traiter. Car diviser, définir, distinguer les diverses parties d'une question douteuse ; découvrir les lieux des arguments ; suivre l'argumentation même ; énoncer la proposition, en déduire les conséquences ; démêler, discerner 1a vérité de l'erreur, ce qui est de ce qui n'est pas vraisemblable ; réfuter les fausses propositions et les fausses conséquences ; serrer un raisonnement comme les dialecticiens, le développer et l'étendre comme les orateurs : tout cela est l'objet de la logique unie à l'éloquence. Et comment l'orateur distinguerait-il ce qui est bien ou mal, juste ou injuste, utile ou nuisible, honnête ou honteux, sans les lumières dont ces nobles sciences sont le foyer ? Que mes leçons ne soient à vos yeux que l'indication de ces sources profondes où vous puiserez, s'il vous est donné de les découvrir, en suivant mes traces, ou celles d'un autre guide, une plus parfaite intelligence de ce que vous savez, et des connaissances bien plus élevées encore. - C. F. Tel est, mon père, le plus ardent de mes désirs ; et de tous vos bienfaits ce sera le plus grand.


Traduction de E. Bompart revue par J.P. Charpentier (1898)