Pierre de Marca (1594-1662)

Il naquit à Gan (Basses-Pyrénées), le 24 janvier 1594. Sa famille noble et ancienne comptait des membres qui s'étaient distingués dans la magistrature. Placé, dès l'âge de neuf ans, au collège d'Auch, tenu par les Jésuites, il s'y fit déjà remarquer par des qualités et une intelligence précoces. Ses humanités achevées, il suivit les cours de l'Université de Toulouse, et avant sa vingtième année il était déjà inscrit avocat au barreau de Pau. Un véritable talent oratoire lui valut d'être nommé conseiller au Conseil Souverain de cette ville, à vingt-un ans. Le plus brillant avenir s'ouvrait devant lui. Le 4 juin 1618, il épousa Marguerite de Sorgues, fille unique de l'une des maisons les plus riches et les plus connues de la capitale du Béarn. Mais le bonheur conjugal ne fut pas de longue durée, Pierre de Marca perdit sa compagne chérie dans le courant de l'année 1631. Il fut très affecté de cette perte cruelle ; en vrai savant, il sut toutefois trouver dans la solitude et dans les études un adoucissement à sa douleur. La période de sa vie, qui va de 1631 à 1640, fut pour lui un temps de labeurs incessants. Il remplissait alors les fonctions d'Intendant de la Justice. C'est aussi à cette époque qu'il songea sérieusement à rentrer dans les Ordres. Un traité de l'Eucharistie, qu'il écrivit alors, témoigne non seulement de sa grande foi, mais encore de son goût pour les études ecclésiastiques, signe de vocation non équivoque.

Il consacra ses moments perdus à recueillir les matériaux de son Histoire du Béarn, digne pendant de son futur Marca Hispanica. Sa réputation allant tous les jours grandissant, Marca fut nommé, en 1640, conseiller d'Etat à Paris. Il vint siéger au Parlement à un moment critique. C'était l'époque où se débattait entre jurisconsultes et théologiens la fameuse question des libertés de l'église gallicane. Sa position, son influence, son prestige lui firent un devoir de prendre part à ces discussions. Il composa même, à ce sujet, un ouvrage intitulé : De concordia sacerdotii et imperii. Ce volume, entiché de doctrines libérales, vit le jour en 1641. Un nouveau deuil frappa Marca cette année même. Son père était mort à Pau. Ce malheur fixa définitivement sa vocation. Il fut nommé par le roi à l'évêché de Couserans ; mais Rome fit opposition au choix de Louis XIII, à cause du livre de Concordia que la congrégation de l'Index venait même de condamner. Louis XIV était sur le trône, sous la régence de sa mère, quand la Catalogne, de plus en plus mécontente des Français, commençait à invoquer l'Espagne comme libératrice. Ce changement complet dans les dispositions des Catalans donnant lieu à la régente de craindre la perte de la plus belle conquête du règne précédent, son gouvernement crut la prévenir en nommant pour cette province un haut administrateur qui, sous le titre de visiteur général, devait s'occuper exclusivement de la réformation des abus attentatoires aux privilèges des habitants. Ce visiteur général fut Pierre de Marca.

L'évêque nommé de Couserans resta sept ans en Catalogne. Il fut dans ce pays, au dire même de son biographe, «un noble et digne représentant de la France. Ses quelques défauts personnels disparaissent, lorsqu'il s'agit de l'intérêt du roi et de la grandeur de la patrie». De Marca avait, d'ailleurs, accepté sa situation comme un pis-aller. Il travailla, durant son séjour en Catalogne, à aplanir les difficultés qui entravaient la nomination à son siège épiscopal. Tout le mal venait de son ouvrage mis à l'index. Il le refondit en entier et en donna une édition corrigée. La Cour de Rome récompensa cet acte d'abnégation en agréant la nomination royale. C'était en 1648 ; de Marca se disposa alors à la réception des Ordres. Ordonné prêtre le 2 avril de cette même année à Barcelone, il était, le 25 octobre suivant, sacré évêque à Narbonne, dans l'église des Saints Just et Pasteur, par Claude de Rebé. Clément de Banzi, évêque de Béziers, et Nicolas Pavillon, évêque d'Aleth, le futur champion du Jansénisme dans le Midi de la France, assistèrent le prélat consécrateur. De retour en Catalogne, il passa par Perpignan où, sur l'invitation du chapitre, il administra le sacrement de confirmation aux enfants de cette ville ; il alla ensuite visiter Elne, et il rentra au mois de novembre à Barcelone. Malgré son voeu d'être relevé de ses fonctions de visiteur-général, il put encore rester trois longues années en Espagne. Enfin, en 1651, le nouvel évêque put se rendre au milieu de ses fidèles de Couserans. Il était depuis un mois à peine dans cette ville, où ses diocésains le tenaient en grande vénération, qu'il fut inopinément désigné par le roi pour l'archevêché de Toulouse. De nouvelles difficultés surgirent soudain, qui retardèrent l'expédition des bulles pontificales. Innocent X ne les lui expédia que deux ans après la nomination par le roi. La guerre entre la France et l'Espagne se poursuivait toujours avec des alternatives de succès et de revers. Mazarin s'était rendu à Saint-Jean-de-Luz pour entrer en pourparlers avec le représentant du roi d'Espagne, don Louis de Haro, et commencer les négociations qui aboutirent au célèbre traité des Pyrénées. Le cardinal avait besoin d'un homme qui connût parfaitement les limites et les frontières des deux royaumes, et qui pût, au besoin, appuyer ses prétentions de textes et de documents authentiques, Marca était tout désigné pour ce rôle. Il fut mandé, en effet, à Saint-Jean-de-Luz, et il assista à plusieurs conférences qui se tinrent sur la Bidassoa, dans 1'I1e des Faisans. Suivant l'article 42 du traité des Pyrénées, les nouvelles limites des deux royaumes ne Catalogne devaient être déterminées par des commissaires des deux puissances. Louis XIV chargea de cette nouvelle négociation l'archevêque de Toulouse, en lui donnant pour collègue l'évêque d'Orange, Hyacinthe Serroni. Les délégués français reçurent l'ordre de se rendre à Perpignan pour fixer, de concert avec les commissaires espagnols, le lieu et le jour de la tenue des conférences. Dans une lettre qu'il écrivit de notre ville aux délégués espagnols, en mars 1660, Marca leur offrait le choix entre Céret, Canet, Ille, Prades et Figuères. Cette dernière ville parut peu propre à un séjour assez long : la guerre l'avait à moitié détruite. Toutefois, Figuères fut choisi quelques années après, en 1665, pour de semblables conférences. Le marquis de Mortara, vice-roi de Catalogne, préféra Céret. Marca et Serroni s'y rendirent le 16 mars ; les délégués espagnols arrivèrent quatre jours après. C'étaient : D. Michel Salva de Valgornera, chevalier de l'Ordre de Saint-Jacques, homme d'un caractère sérieux, austère, presque triste, et D. Joseph Romeo Ferrerio, de Tortose, poète à ses heures, d'humeur facile et joyeuse. Partis de Barcelone, ils écrivirent de Gérone, le 10 mars, pour annoncer leur arrivée. Le 12, les commissaires français répondirent que tout était prêt. Ils arrivèrent un samedi, le 20 mars. Le lendemain était le dimanche des Rameaux. Les conférences devaient se faire d'après ce principe émis par Mazarin et stipulé dans le traité des Pyrénées, à savoir que les monts limitrophes et divisoires des deux territoires «sont ceux qui séparaient de toute ancienneté les Gaules d'avec l'Espagne». C'était un travail d'érudition difficile et délicate. On se mit à l'oeuvre le 22 mars. La première conférence s'ouvrit par un discours de Marca sur l'objet de la réunion. Ce ne fut que le développement de cette idée : il faut fixer aux deux nations les limites établies par les anciens, afin de fermer la porte à toutes les guerres futures sur ce sujet. Le reste de la séance se passa à présenter et à vérifier les pouvoirs des commissaires. Le lendemain eut lieu la seconde conférence. On discuta la question de savoir si le promontoire qui séparait ab antiquo l'Espagne des Gaules était le cap de Creus ou le cap de Cerbère. Marca, s'appuyant sur l'autorité du géographe Pomponius Méla, démontra que c'était le cap de Cerbère. Il détruisit absolument l'opinion de l'espagnol Fernando Nunès, qui avait été jusqu'à fausser le texte latin. On passa après au comté de Conflent ; les Espagnols prétendaient qu'il avait toujours fait partie de la Cerdagne. Marca prouvait au contraire qu'il avait, jadis dépendu du Roussillon et du diocèse d'Elne. La conférence fut un moment interrompue par les offices du mercredi de la Semaine Sainte. La séance eut lieu ensuite ; mais, dans une interprétation sur des textes d'auteurs anciens, Hyacinthe Serroni s'embrouilla si bien, que Marca se crut obligé de le désavouer auprès de Le Tellier. Les Espagnols revendiquèrent le Capcir, faible portion de terre séparée de l'Espagne par l'Aude, ayant appartenu, jadis au diocèse de Narbonne et relevant alors de celui d'Alet. Ils n'étaient pas moins tenaces pour la Cerdagne. Marca corrigea la version de Strabon donnée par Guillaume Xylander ; il en tira cette conséquence que, d'après le texte grec, les Ceretani faisaient presque tous partie de l'Espagne, et qu'ils s'étendaient en outre dans les Gaules. Les prétentions de Marca, et surtout son habileté infinie et sa prodigieuse érudition, tendaient à faire de la vallée d'Urgel un versant français. Le texte du traité des Pyrénées donnait toute la Catalogne aux Espagnols. Or, Marca essaya de prouver qu'Urgel était en Septimanie. Il ne manquait pas de documents : Eginhard, le poète saxon, un diplôme de Charles-le-Chauve, conservé dans les archives de l'église d'Urgel, lui donnaient raison. Il ajouta que, d'après une charte de Louis-le-Débonnaire, le monastère de Sainte-Grâce, dans le diocèse d'Urgel, jouissait des mêmes privilèges que ceux de la Septimanie. Marca insista sur ce fait que les comtes d'Urgel ne furent pas feudataires du comte de Barcelone, ni des rois d'Aragon, mais des rois de France, jusqu'au règne de Jacques ler roi d'Aragon. De là une discussion très nourrie et très intéressante entre les négociateurs. Nous ne pouvons les suivre dans leurs arguments, solides de part et d'autre. Les Espagnols défendaient leur bien avec une âpreté légitime ; les Français le convoitaient avec une non moins légitime ardeur. Les conférences furent interrompues le 28 mars, à cause de la solennité du jour de Pâques. Le lundi, on reprit la discussion agitée les trois jours précédents. On parla de nouveau du comté de Conflent. Les Espagnols prétendaient que l'on devait le leur attribuer en entier, d'après le traité de paix qui stipulait la restitution à l'Espagne de tous les versants qui inclinent vers ce pays. Les Français prirent texte de cet aveu pour réclamer la Cerdagne et le pays d'Urgel, observant qu'ils sont du côté de la France sans limites naturelles. On disputa et l'on ne s'entendit guère. Les prélats français dirent enfin que l'inspection des lieux et la lecture des anciens légitimaient leurs revendications. Ces raisonnements ne restèrent pas sans réponse. La discussion allait se terminer le 13 avril. On fit alors un procès-verbal de tout ce qui avait été dit et convenu de part et d'autre. Les deux jours suivants se passèrent à étudier les limites du Roussillon et de la Catalogne au XVIIe siècle. Après une discussion soutenue avec vigueur des deux côtés, les Espagnols consentirent à établir une ligne divisoire entre Banyuls et Cerbère, mais à condition que la France ne réclamerait plus Lanziana, Silva, ni le monastère de Saint-Pierre de Roda. On avait cherché si le château de Bellegarde était dans le Roussillon ; et dans la séance du 4 avril, les Espagnols essayèrent de prouver que le vicomté de Castellnou s'étendait jusqu'en Catalogne. Les commissaires étrangers comprirent enfin qu'ils avaient affaire à un homme supérieur, profondément versé dans les antiquités de ce pays. Aussi, ne voyant aucun moyen de se tirer de ces difficultés, et ne voulant pas, d'autre part, s'engager outre mesure, ils suspendirent les négociations, sous prétexte de déférence envers les deux plénipotentiaires royaux, Mazarin et Louis de Haro. Ils leur envoyèrent plus tard des mémoires faits au prieuré de Sainte-Marie del-Camp en Roussillon ; ils y développaient leurs opinions sur les limites définitives à établir dans les Pyrénées. L'annexion stipulée se réalisa par l'établissement de la ligne frontière. Ce grand événement fut consacré à Céret par une inscription dont on ne sait s'il faut attribuer l'honneur aux commissaires délimitateurs ou aux religieux du couvent des Capucins, que l'on voit à mi-côte, au sortir de la petite ville, en s'acheminant vers l'Espagne. C'est là que les deux prélats avaient été reçus et qu'ils eurent à délibérer avec les commissaires de Philippe V. C'est aussi là que vingt ans auparavant (octobre 1640), le comte don Ramon de Guimera, délégué des Corts de Barcelone, s'était rencontré avec Duplessis-Bezançon, émissaire du cardinal de Richelieu, muni d'un pouvoir du roi signé à Amiens, le 29 avril 1640, pour régler les conditions qui placèrent, pendant plusieurs années, la principauté de Catalogne sous la domination française. Ces deux faits importants donnent à Céret et à la maison religieuse où ils se sont accomplis, une notoriété historique. L'inscription commémorative, sans date apparente, mais qui doit être probablement celle du traité des Pyrénées (1659), est gravée sur le chapiteau d'une colonne d'où l'eau s'échappe de neuf gargouilles supportées par un groupe circulaire de neuf cariatides, pour tomber dans le bassin de marbre de la fontaine dite dels nou raigs. Ce chapiteau sert de piédestal à un lion symbolisant l'Espagne et porte en légende ce jeu de mots, en mémoire du changement de nationalité :

Venite Ceretenses, Leo factus est gallus !

Suivant une tradition locale, le lion, qui regardait la France, fut alors tourné vers l'Espagne, du côté de Bellegarde. Cette grave mission remplie, Marca songea à rentrer dans son diocèse. Mais en passant à Perpignan, il fut pris d'une grosse fièvre qui l'obligea à garder le lit. Il profita des répits que lui laissa la maladie pour composer une dissertation latine sur la relique du bras gauche de saint Jean-Baptiste conservée dans l'église des Dominicains de Perpignan. Le 2 mai 1660, Marca remit à ces religieux son travail qui fut imprimé plus tard, soit dans les Opuscula publiés par Baluze, son secrétaire, soit dans les dernières éditions du De Concordia. Durant son séjour à Toulouse, il ajouta le troisième livre à son Marca hispanica, d'ailleurs commencé depuis 1648. C'est en 1650 que Marca rédigea les deux premiers livres de son grand ouvrage. Il l'avait d'abord intitulé : Catalonya illustrata ; mais plus tard, dans ses nombreuses recherches pour la délimitation des frontières des Pyrénées, il observa qu'Eginhard et bon nombre d'auteurs du moyen âge appelaient ce pays la Marche d'Espagne, en latin Marca hispanica. Ce rapprochement fortuit avec son propre nom lui suggéra l'idée de lui donner ce titre définitif : Marca hispanica sive limes hispanicus. Hoc est geographica et historica descriptio Calaloniae, Ruscinionis et circumjacentium populorum.

Dans le premier livre, l'auteur décrit la Catalogne, les comtés du Roussillon, de Conflent et de Cerdagne, le Capcir et la vallée de Carol, les sources de l'Aude, Narbonne et ses antiquités, la Septimanie, dont il explique le nom peu ancien, et l'antique Illiberis. Le second livre traite des peuples primitifs de la Catalogne ou de l'Espagne tarragonaise ; en passant, il relève les noms de villes récentes ou moins anciennes. On y trouve enfin une élégante description sur Monserrat. Dans le troisième livre, Marca s'occupe de l'histoire de ces pays. depuis Pépin-le-Bref jusqu'à Charles-le-Chauve, insistant tout particulièrement sur les questions ecclésiastiques, c'est-à-dire sur les Luttes des chrétiens contre les Maures et les Sarrasins. Le Marca hispanica ne parut toutefois que vingt-six ans après la mort de son auteur et il fut achevé d'imprimer pour la première fois le 4 septembre 1688. Tant de travaux ne devaient point rester sans récompense. Louis XIV, juste appréciateur des talents et des mérites, nomma le 26 février 1662 Pierre de Marca à l'archevêché de Paris pour succéder au cardinal de Retz. Mais la mort déjoua les plans du monarque. Le 19 juin de cette même année, le nouvel archevêque de la capitale mourut avant d'avoir reçu les bulles de Rome. Le poète Colletet composa à cette occasion l'épitaphe suivante bien connue :

Ci-gît Monseigneur de Marca
Que le roi sagement marqua
Pour le prélat de son église,
Mais la mort qui le remarqua
Et qui se plaît à la surprise
Tout aussitôt le démarqua.