Pour une nouvelle approche d'un grand méconnu de l'histoire roussillonnaise

«Un ouvrage à proprement parler extraordinaire de Jaubert de Passa a été exhumé de plus de 130 ans d'oubli quasi total : extraordinaire car Recherches sur les arrosages chez les peuples anciens est la première tentative de réaliser une histoire universelle des irrigations et, à notre connaissance, la seule encore rédigée de nos jours en France et ailleurs...»

Ainsi s'exprimait en 1981 Roland Darves-Bornoz, Ingénieur Général du Génie Rural, des Eaux et des Forêts, Président de la Commission Internationale des Irrigations et du Drainage, en présentant à cette institution mondiale qui siège à New Delhi la réédition d'une des oeuvres majeures de François Jaubert de Passa. Et il enchaînait : «Pourquoi ce livre étonnant est-il venu, pourtant, en quelque sorte, avant terme ? Motivation consciente ou inconsciente de l'auteur, expression dans un domaine particulier d'un large débat d'idées ; en formulant ces hypothèses, peut-être aurais-je pu contribuer à montrer que sa lecture n'attirera pas seulement les spécialistes de l'irrigation ou les historiens, mais saura éveiller la curiosité de maints lecteurs soucieux de trouver dans ce témoignage du passé, certaines racines du présent et peut-être quelques réflexions pour l'avenir».

Cette appréciation d'un de nos grands hydrauliciens contemporains confirme de nos jours la valeur de l'oeuvre scientifique de François Jaubert de Passa, reconnue dès 1819 sur le plan national, internationalement consacrée dès les années romantiques, et rejoint l'opinion que gardent de son oeuvre historique générale, en grande partie encore inédite, les «Happy few» qui ont eu le privilège de l'approcher et de commencer à l'analyser.

En fait, à la fréquenter intimement, on s'aperçoit que rien n'est ordinaire dans l'existence et les activités de celui qui écrivait en 1848 : «Ma vie ressemble à celle de tout le monde, peut-être avec quelques passions de moins et avec quelques rêveries de plus. J'ai toujours suivi l'ornière commune tout en regrettant que le chemin ne fût pas meilleur pour aller où va tout le monde...». Cet effacement tout volontaire explique en grande partie le curieux oubli dans lequel est tombé en Roussillon celui qui fut, nous le montrerons, l'un des acteurs les plus remarquables de l'Histoire locale dans la première moitié du XIXe siècle et auquel nous devons, dans des domaines bien divers allant de la Linguistique à l'Archéologie, du Droit à l'Hydraulique, de l'Enseignement Technique aux grands Travaux Publics, de l'Histoire à la Littérature, de la Géologie à l'Agriculture, de nombreuses réalisations qui ont dégagé la personnalité du Roussillon à cette époque et préparé l'essor économique de la période suivante en particulier dans l'économie rurale.

Quelle place pour le paradoxe, l'étonnement et, disons-le d'ores et déjà, l'extraordinaire - y compris, comme nous le verrons, les histoires extraordinaires - dans cette existence que l'intéressé trouvait si commune ! Comme elle doit être riche d'imprévu la vie d'un personnage dont l'enfance et la prime adolescence ignorèrent la langue française, à l'instar de François Arago, l'ami de toujours, et qui devait lui aussi être accueilli plus tard, par l'Institut de France ! Quel destin surprenant que celui d'un homme formé à l'esprit encyclopédique du Siècle des Lumières et condamné à l'obscurité relative de La vie d'un authentique «laboureur !» Certes, l'Histoire nous a montré que ces deux situations n'étaient pas inconciliables et l'exemple de François Jaubert de Passa élevant sa condition de simple agriculteur au niveau du prestige d'un savant agronome n'est pas unique même s'il est remarquable. Ce qui est plus exceptionnel c'est qu'un «cheval de selle devienne cheval de trait... pour être enterré vivant» - l'expression lui est personnelle - au fin fond de la Province par la force de l'autorité paternelle et la profondeur de la piété filiale. Mutilé par amour familial, l'image est encore de lui ! Agriculteur malgré lui le jour, il vit sa vraie vie la nuit dans l'Etude qui le libère. Quand Napoléon a besoin d'hommes de devoir à l'heure où tous fuient sa chute, il peut compter sur ce jeune sous-préfet aux convictions royalistes qui n'avait pu être son estafette de confiance après la gloire d'Austerlitz - les Restaurations le maintiendront à son poste peu convoité juste le temps d'une périlleuse mission que nul n'ambitionnait auprès des Espagnols menaçants. D'Administrateur provisoire il devient Conseiller de Préfecture jusqu'à ce que les «Ultras», et non les «jacobins» aient raison de ce magistrat administratif trop constitutionnellement «légitimiste» ! Pourra-t-il de nouveau retrouver la précarité de la vie des champs à laquelle il s'était plié vaille que vaille ? Il s'y essaye mais ne peut s'en satisfaire et celui qui tenait la charrue ou les outils agricoles le jour - il les a réellement maniés - se hisse par l'étude nocturne au niveau des meilleurs agronomes de son temps. Spécialiste des irrigations en climat méditerranéen, le voici par ordre du gouvernement français en mission officielle sur les routes du Levante espagnol, bien escorté par... des brigands. Plus de dix ans avant Mérimée, il rencontre Carmen qui s'appelle alors Pepita et n'est pas encore gitane. L'honorable envoyé, le savant agriculteur, le bon père de famille, vit d'étonnantes aventures dans les derniers soubresauts de l'atroce réaction espagnole sous le sinistre Ferdinand VII. Revenu en Roussillon il ne quitte ses terres que le temps de recevoir les honneurs académiques que lui ont mérités ses travaux ou les coups des hommes de parti lui qui n'était qu'un homme de devoir. L'Etude le sauve encore. Il en ira de même à travers la Monarchie de juillet, la Seconde République, des régimes qu'il sert sans les aimer, ou les débuts du Second Empire qu'il n'appréciera pas longtemps. Il acceptera alors des responsabilités au Conseil Général pour mieux appliquer, au profit de l'économie roussillonnaise, ses convictions de technicien de l'agronomie pratiquement Saint Simoniennes. Il devait présider longtemps cette assemblée. A plusieurs reprises la Fortune lui offrira de très importantes responsabilités en Russie, à Paris, et en Algérie. Chaque fois il devra là encore refuser ces honneurs et rentrer ses ambitions, désormais par considération conjugale car son épouse ne peut se résoudre à quitter le Roussillon.

En vérité, tout se passait chez François Jaubert de Passa - il l'a écrit lui-même - comme s'il menait de pair deux vies, une vie sociale qui n'aurait été qu'une apparence et une vraie vie, celle qu'il goûtait dans sa bibliothèque entre ses livres et son bureau. Le terme de rêve vient souvent sous sa plume, et si un des héros qu'il avait approchés et dont il admirait entre tous le génie organisateur avait pu dire que sa vie était un roman, Jaubert de Passa de son côté pouvait écrire que son existence avait été peuplée de rêves. Mais quels rêves ! Toujours concrétisés en actes nombreux dont quelques uns - ne fussent que quelques uns - auraient suffi à beaucoup !

Cette vie est trop riche pour être résumée en quelques pages sans être mutilée et trahie, tant elle compte d'épisodes divers, souvent surprenants, et qui s'expliquent toujours les uns par les autres - Nous réservons ces détails pour d'autres études à paraître - Nous nous contenterons ici d'évoquer les plus grands traits, en particulier à l'aide des oeuvres encore inédites, les Souvenirs et la Correspondance sur lesquels nous travaillons depuis longtemps. Nous ne reviendrons guère dans cette évocation sur les aspects d'Histoire politique dont l'abbé Torreilles a donné un aperçu jusqu'en 1830. Ce solide historien a su dégager les épisodes les plus frappants pour le passé politique du Roussillon en particulier sous le Premier Empire et les Restaurations. Par contre, c'est la vie de François Jaubert de Passa qui nous intéresse ici dans ses manifestations souvent étonnantes, à la poursuite de ce qu'il appelait lui-même, parfois trop modestement, des rêves. Nous verrons successivement la jeunesse et le rêve immolé, la vie sociale et la destinée inassouvie, la vie studieuse et le songe dépassé.

I - La jeunesse de François Jaubert de Passa et le rêve immolé

François Jaubert de Passa est né le 24 avril 1785 à Céret. Rien d'étonnant à cela : sa mère Catherine née Vilar était de vieille origine cérétane et son père, Pierre Jaubert de Passa, bien qu'originaire de Passa dans les Aspres, exerçait en qualité de Docteur ès lois ses talents de juriste à Céret. Par ailleurs dans ses souvenirs, François précise bien au premier chapitre : «Mes souvenirs les plus reculés me ramènent à Céret sur les genoux d'une mère rieuse et caressante comme toutes les bonnes mères...».

Du côté maternel, les origines étaient économiquement et socialement aisées. Le vieil «oncle» François de Pont, parrain du petit baptisé, était bourgeois noble de Céret et devait faire de son filleul son héritier ; quant aux Jaubert de Passa, eux aussi «robins» depuis longtemps par la qualité de «Bourgeois Honorés» de Perpignan depuis le 16 juin 1627, ils appartenaient à une branche cadette de la famille, celle de Jacques (1729-1802), fils cadet de Pierre Jaubert de Llupia, qui hérita de son oncle Parahy la seigneurie de Passa et la transmit à son fils aîné Pierre (1750-1808) père de François : «Ma famille est ancienne dans la province. Le Roi d'Aragon Don Martin la spolia sous prétexte qu'elle manquait de dévouement et Louis XI qui savait utiliser toutes les rancunes donna ordre de tout promettre mais de lui laisser le soin d'acquitter toutes les promesses (c'est-à-dire de les éluder) faites à la famille Jaubert pour affermir sa domination sur le Roussillon. M. de Barante a noté ce manège royal dans son Histoire de Bourgogne. La famille se releva sous Louis XI et se subdivisa en plusieurs branches. La branche aînée est éteinte. Je suis le chef très obscur de la première des branches cadettes établie à Passa depuis un siècle». François précise ailleurs que «le nom de Jaubert de Passa n'est point une dénomination improvisée par un des membres de la famille. Il appartenait à Jacques Jaubert dès 1750 qui le devait à son oncle Jacques Parahy, frère de sa mère, seigneur de la Casanova et propriétaire du fief de Passa auquel il succéda dans les biens de Passa, Villemolaque, Tresserre». François devint Baron de Passa par Ordonnance du roi Charles X en date du 3 Février 1828.

La tradition «Jaubert» procédait de l'épée et de la robe, le fondateur de la branche Jaubert de Passa l'élargit puissamment à la terre et François, qui avait un véritable culte pour son aïeul, revient souvent là-dessus, en particulier dans ses souvenirs et les dédicaces de ses manuscrits d'ouvrages sur les irrigations rédigées, avec beaucoup d'émotion, pour son petit-fils Henri : «Mon grand-père, officier des gardes et membre de l'Assemblée Provinciale a laissé un souvenir très honorable surtout par ses grandes améliorations agricoles. Il fut surtout agriculteur parce que c'était une tradition de famille d'éviter le contact des rois, et que de son domaine de Passa il voyait la Tour de Mas Deù où avaient péri misérablement par ordre du Roi Don Martin le chef de la famille Jaubert et deux de ses enfants en bas âge... En 1775 après 25 ans de travaux assidus le terroir de Passa avait subi une métamorphose complète. Les landes avaient disparu et on n'en entrevoyait plus les dernières lisières que sur les collines éloignées de Llauro et de Tresserre. Plus de 80 cultivateurs s'étaient enrichis en modifiant les pratiques routinières de leurs pères et en exploitant avec plus d'intelligence et d'application. Mais il convient d'observer que presque tous ces cultivateurs étaient venus dans leur jeunesse recevoir près du colon de Passa une éducation agricole qui était certainement la plus appropriée à leur destinée».

Le père de François consolida de son côté la tradition robine, sans se désintéresser pour autant de l'agrandissement du domaine (Prieuré du Monestir del Camp) et de sa gestion, au point qu'il pesa sur la destinée de son seul fils d'une manière digne des vieux Romains, qu'on a du mal à comprendre aujourd'hui. Quand il parle de lui dans ses Souvenirs, François, quelques quarante ans après, reste partagé entre la piété filiale et la révolte. Certaines pages sont dignes des célèbres «soirées de Combourg» du Vicomte René de Chateaubriand, ainsi quand son père décide de le marier : «Mon père se promenait quelquefois en sifflant et sur un mot en apparence insignifiant dit par ma mère, je voyais ses narines se dilater tout en sifflant de plus belle. Chez lui c'était l'indice d'un contentement secret, prêt à faire explosion, mais dont j'ignorais la cause. Hélas ! Il s'agissait encore de moi ; depuis longtemps mon mariage était projeté, le choix était fait sans trop se préoccuper de mon assentiment. Je l'appris enfin par une longue confidence de mon père et tout fut dit pour me rassurer et pour me convaincre». Pierre Jaubert de Passa n'était pourtant pas un rustre, c'était «Misser Pèra» (Maître Pierre) comme on appelait alors les avocats, Docteurs en Droit. François admirait son intelligence, sa vaste culture et tout un chapitre important des Souvenirs, intitulé «Un rêve qui pouvait se réaliser», repose sur l'imitation de la vie de son père plus «Misser» que «Pagès». François songe un instant qu'on allait le former comme son père et qu'on dirait «Misser François» (sic) comme on disait «Misser Péra». Il se voit de l'Université de Perpignan à la vie active d'un homme de loi et d'un notable respecté, marié, 4 enfants, atteignant enfin dans la vénération générale 65 ans avec peu d'infirmités... Ce n'était qu'un beau rêve pour lui, mais son père avait bien été «successivement avocat, procureur syndic, député démissionnaire des assemblées révolutionnaires, membre du Conseil Général. Il mourut en 1808, me laissant un nom honorable, une fortune modeste et une famille qui réclamait un chef».

En effet c'est là que réside le drame ! Tout aurait été différent si n'était mort en bas âge en 1801, alors qu'il était lui-même étudiant à Paris, un frère qu'il n'avait jamais connu, sur lequel son aïeul fondait des espoirs pour la succession terrienne. Ce frère bienvenu aurait poursuivi la tradition agricole et François serait devenu avocat, «misser», en Roussillon peut-être, ou - qui sait - un grand Monsieur dans le service public français.

Pour ce faire, après la tourmente révolutionnaire qui l'avait tout jeune, ballotté entre les armées espagnoles surtout et les armées françaises, réduit quelque temps à la condition de berger réfugié à los Masos, après un passage de deux ans - mais quel mauvais souvenir ! - au triste Collège de Py à Perpignan chez l'abbé Jaubert qui avait encore tant de pédagogie à apprendre, après quelques mois de première fraternisation avec François Arago aussi malheureux que lui là-bas, son père l'avait judicieusement confié aux anciens Oratoriens de Tournon. Près de ces maîtres dont il garda toujours un souvenir ému, François Jaubert de Passa découvrit enfin les beautés de l'Etude. Il ne devait plus jamais l'oublier. Très curieusement aussi, ce furent ces Oratoriens qui le placèrent sur la route de Bonaparte ; du Collège de Tournon, le bon Père Rivet lui montra sur l'autre rive du Rhône l'homme du Destin qui remontait vers Paris après avoir quitté l'armée d'Egypte - le comte Guidi, exilé italien et merveilleux pédagogue des sciences exactes, fit de lui l'excellent géomètre qui devait capter l'attention du Premier Consul en visite plus tard au Prytanée français de Paris (l'actuel Lycée Louis le Grand) - Enfin à Tournon, grâce au Père Rivet toujours, il approfondit la philosophie et la religion. Marques indélébiles chez l'homme profond qu'il devait devenir. Au printemps 1803 il se rendit à Paris, toujours poussé par son père, pour poursuivre de solides études. Grâce à Chaptal, ami du père, le voici au Prytanée français, au milieu de «jeunes gens riches et proches du pouvoir». Une vraie pépinière de futurs maréchaux ou de très hauts fonctionnaires. Là, avec beaucoup de sérieux et de flair, il choisit ses amis parmi les plus studieux et ceux qui pourront le mieux l'aider à entrer dans le grand monde. Adolphe de Boubers, futur Secrétaire Général du Ministère des Finances, une amitié fidèle aussi longue que la vie les unira, surtout Fortuné de Brack, futur général, ami jusqu'à sa mort en 1850, dont l'excellente mère tient l'un des salons les plus intéressants de Paris et de Fontainebleau en été : là, grâce à l'obligeance de Madame de Brack, il approchera Talleyrand, Cambacérès, Regnault de St-Jean d'Angely et tant d'autres noms illustres dont l'appui sera précieux au bon moment. Là surtout - mais il ne s'en doute pas encore - il sera remarqué par un illustre savant, Cuvier, l'oncle de Fortuné de Brack, dont la sollicitude l'accompagnera désormais jusqu'à la mort du grand paléontologiste. Et tout en continuant de solides études, bientôt pousuivies à l'Académie de Législation (Droit) à l'Ecole de Médecine, avec un passage éclair chez le célèbre peintre David dont il goûte peu les rapins, il veille à se faire remarquer de ceux qui peuvent lui être utiles. Rastignac ? On pourrait le croire, mais en réalité le but est plus noble : sa vue et ses goûts l'écartent de la prestigieuse carrière militaire. Il reçoit, par son bon travail, le brevet envié de sous-lieutenant mais, même s'il est affecté pour ordre au 12e Dragons chez Sébastiani le frère d'un de ses amis, il est entendu qu'il vaut mieux qu'il serve dans les grands corps civils. On vient de créer le Conseil d'Etat qui s'annonce déjà si riche de promesses. Pourquoi pas Auditeur au Conseil d'Etat ? Mais il faut de l'entregent autant que des connaissances techniques. Madame de Brack intervient, Talleyrand laisse entrevoir de grandes espérances si l'intéressé ajoute à sa grande connaissance du Droit - il est devenu avocat - de l'Anglais et de l'Espagnol, une bonne connaissance de l'Allemand - On va bientôt en découdre en Europe Centrale - Jaubert promet aussitôt et apprend l'Allemand. Pour que la réussite soit certaine, ne manque plus que le Oui du «Tout Puissant» en personne. Mais il est à Austerlitz : à son retour, encore nimbé de la gloire de la victoire inimitable, il préside une grande revue au Carroussel. Tout d'un coup il avise deux maladroits, un civil et un militaire qui risquent de gêner la manoeuvre si bien réglée. Il pique lui-même jusqu'à ces importuns. Il reconnaît le soldat, le capitaine Rouxel, déjà légendaire, mais le civil ? C'est un ami de Rouxel, lui aussi connu mais pour sa myopie et ses talents d'élève du Prytanée. Napoléon se souvient de l'individu mais confond son nom avec un homonyme fils d'un sénateur, «En moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, j'étais reconnu». Il suffisait dès lors à l'Archichancelier Cambacérès de présenter le dossier : Début Février 1806 le voici nommé Auditeur au Conseil d'Etat. «Le Rêve passe !...»

«A peine nommé, je me hâtai de faire les visites de rigueur : un double motif me conduisit au Ministère des Affaires Etrangères : il m'importait de compter M. de Talleyrand au nombre de mes protecteurs, tout en obéissant à un devoir imposé par la hiérarchie et par la reconnaissance. Je savais qu'il avait écrit en ma faveur malgré son éloignement momentané de Paris. Ce ministre m'accueillit assez bien et en me congédiant il me laissa entrevoir que dans un avenir très prochain je pourrais recevoir une destination très ambitionnée. La campagne de 1806 qui s'ouvrit quelques mois plus tard me révéla ce que les dernières paroles de Talleyrand avaient eu d'énigmatique pour moi. Probablement, si durant les défaites réitérées des armées prussiennes j'eusse fait partie du Conseil d'Etat, j'aurais suivi le Ministre dans sa mission diplomatique, ou tout au moins je serais allé au quartier impérial, porteur du Porte-feuille ministériel. Là, livré à mes propres forces, le chef m'eût jugé et eût décidé de ma destinée. Hélas ! au mois d'octobre 1806, j'étais au milieu des vendangeurs à Passa. Quelle chute !».

Que s'était-il passé ? Tout simplement ceci : son père qui se sentait très fatigué - il devait mourir en mars 1808 - particulièrement alarmé d'une nouvelle guerre avec l'Espagne - et qui, au fond de lui-même, n'avait jamais trop cru au succès de François, rappelait sur ses terres le futur «chef de famille» ! Tradition de vieux romaniste ? Exaspération d'une prudence souvent décrite par son fils et qui l'avait empêché jadis de poursuivre lui-même un destin national ? «Cet ordre tombait à l'improviste sur moi avec le caractère fatal des arrêts du Destin». Le jeune Auditeur au Conseil d'Etat aurait dû avoir l'Europe et peut-être le Monde comme terrain d'activité et on lui donnait... Passa ! Il en fut blessé pour la vie et commença d'ailleurs par tomber malade. Son grand corps (1 m 80 et maigre constitution d'après le passeport du voyage en Espagne) était assez faible et depuis les rudes hivers aux bords du Rhône, à Tournon, il souffrait de la poitrine, un mal qui le rongea longtemps - Il aurait pu se révolter et refuser d'obtempérer. Il s'inclina devant la volonté paternelle «par piété filiale» et non par manque de conviction. Mieux que Cambacérès qui se contenta de le mettre en congé provisoire, Talleyrand avait senti le caractère volontaire, forcé et définitif de son départ : «Vous voulez donc partir ? Je croyais le moment mal choisi pour s'en aller. C'est très bien d'obéir au précepte «Tes père et mère honoreras». Bon voyage, Monsieur !». Tel avait été l'adieu sans recours, intelligent et cynique de l'ancien évêque d'Autun devenu le «diable boiteux».

Voilà déjà l'Homme de Devoir qui perce ; François Jaubert de Passa le deviendra de plus en plus, car désormais quelque chose est mort en lui dans sa vie sociale, la passion !

Un chapitre presque entier, le cinquante et unième des Souvenirs, est consacré aux «Dangers d'une instruction mal dirigée», Jaubert qui écrit pour son petit-fils Henri voudrait éviter à ses descendants ce qu'il a souffert lui-même. Plus de quarante ans après cette tragédie, la blessure saigne toujours et les soubresauts de l'âme restent encore très durs. Pour faire ce qui vient de lui être assigné et qu'il vient d'accepter par piété filiale, «de simples études auraient suffi. Après avoir été retenu au collège, pendant quatre ou cinq ans selon l'usage du pays, j'en serais sorti vers l'âge de dix-sept ans ni plus ni moins habile que tant d'autres et prêt à reprendre les travaux qui avaient distrait mon enfance... J'aurais vécu comme tant d'autres d'une vie matérielle laborieuse et économique. Certainement j'aurais thésaurisé, rempli mon grenier et ma cave, soigné mes écuries, amélioré mes troupeaux, continué les belles plantations d'oliviers de mon aïeul et chemin faisant j'eusse atteint la vieillesse, pauvre en souvenirs mais riche en écus et en terres, libre de gros soucis, insouciant des luttes politiques et me complaisant dans une douce ignorance et dans mon obscurité».

Il soupire, non, il crie et même bientôt le voici, un moment, qui accuse :

«Savez-vous ce que vous faites ? Je vais vous le dire. Vous imitez le cultivateur qui, sans motif urgent, attèlerait à la charrue un cheval de course ou bien ferait traîner une belle voiture par des chevaux de charette. Avec un peu plus de discernement, n'est-ce pas? Le cultivateur utiliserait les jarrets nerveux, l'allure brillante et toutes les nobles qualités du cheval de selle, comme aussi la grosse encolure et les forces musculaires du cheval de trait... C'est cruel, n'est-ce pas ? de condamner aux ennuis et aux dégoûts d'une vie matérielle celui qui a déjà entrevu le Monde et voudrait prendre une part active et continue à ses agitations. Comprenez-vous les embarras, les douleurs, les déceptions de ce pauvre jeune homme si, lorsque les regards sont captivés par le charme d'une belle perspective, vous abaissez subitement devant lui un rideau qui le place dans l'obscurité ? Privé d'un spectacle qui le captivait, le voilà réduit à rêver, à regretter, à gémir peut-être. Il ne marchera plus qu'en tâtonnant. VOUS EN AVEZ FAIT UN AVEUGLE».

C'est bien d'une mutilation qu'il s'agit : l'immolation d'un rêve !

II - La vie sociale de François Jaubert de Passa et la destinée inassouvie.

Ainsi, par la décision de son père, durement acceptée par piété filiale mais non sans une meurtrissure définitive, François de Passa rentrait dans le rang. Pages, notable local, puisqu'il le fallait par tradition familiale, il le serait par devoir, c'est-à-dire honnêtement mais sans conviction. C'était la destinée pour laquelle on était formé de père en fils dans sa famille. Mais on avait commis l'erreur, pour lui, de le diriger d'abord vers d'autres horizons. Pour lui, donc, cette destinée ne pouvait être qu'imparfaite, sa destinée sociale devait être inassouvie. Nous allons observer cette situation dans ses activités d'agriculteur et dans ses activités de notable pendant les cinquante années qu'il va vivre ainsi.

«Vers le 15 mars 1806 nous revînmes à Passa où sans transition aucune je débutais dans le pénible métier de cultivateur, mon embarras fut extrême. Les travaux des champs ne m'étaient guère connus que par les Géorgiques et j'en ignorais les plus simples notions». La désillusion fut très rapide et notre lettré en devient presque ingrat, lui qui emportait au début dans sa poche, pour l'heure du repos, «un livre... que je feuilletais à la dérobée». Les accents ne trompent pas : «Oh ! Vous qui nous vantez la vie des champs dans des vers immortels, vous l'un des plus riches commensaux de Mécène, dites, est-ce dans les guérêts de la Campanie ou tout au moins dans la vallée de l'Anio, à l'ombre d'un platane ou près de la cascade de Tibur, que vous écriviez avec tant de grâce et de philosophie ? n'est-ce pas plutôt dans le palais de Mécène, ou bien dans une de ces délicieuses habitations situées sur le Mont Aventin, au milieu de Rome que vous ne saviez pas abandonner, où vous reveniez sans cesse, attiré par le charme d'une douce causerie ou par les plaisirs si variés du Triclinium ?»

Oui, la chute dut être particulièrement rude dans la mesure où François avait bien oublié la terre à Paris : «Avec le costume de cultivateur, je repris la vie fractionnée et pourtant si monotone qu'impose une grande exploitation. Presque toute la journée était consacrée à visiter successivement les fermes de Passa, de Monestir, de Villemolaque et de Tresserre. Parfois j'allai aux Llonguaïnes, ferme isolée sur la rive droite du Tech, ou bien au mas Albi, autre ferme à demi cachée dans la plaine arrosée de Corbère. Le soir je rentrais toujours fatigué par de longues marches et la mémoire surchargée de détails». Certes, c'est l'effort physique d'abord qui l'éprouve dans son corps qui ne s'habituera jamais à ces contraintes. Et pourtant en homme volontaire il fait effort pour l'y plier : «Je savais m'y résigner de telle sorte que mon père en paraissait satisfait. Dans l'espace de quelques mois, je passai en revue plusieurs récoltes, à commencer par la tonte, le battage des grains et les vendanges puis encore les semences de fourrage et de céréales, la cueillette des glands et des olives, la fabrication de l'huile et la vente des porcs d'engrais. Voilà bien, s'il m'en souvient, le cercle annuel des travaux commis à ma surveillance journalière. Combien de fois en hiver, longtemps avant le jour, n'ai-je pas été réveiller les laboureurs de Monestir et de Villemolaque, surveiller les écuries et dès l'apparition de l'aube m'acheminer avec les attelages vers le champ qu'ils devaient labourer et semer ? Combien de fois, la nuit m'a surpris avec ces mêmes laboureurs auxquels je donnais enfin le signal de la retraite». Les éléments aussi l'éprouvent et il n'a pas que des accents lyriques pour évoquer la tramontane froide de l'hiver quand il parle de sa vie paysanne. Par contre, dans sa correspondance savante, il ne tarit pas d'éloges sur ce vent qu'il appelle le «médecin de notre terre», le «Broussais du Roussillon». Mais ce qui, peut-être, lui a pesé le plus dans cette profession pour laquelle il n'était pas fait, concerne l'esprit plus que le corps. Un «Pages» doit savoir calculer et donner des ordres. Lui, reconnait très humblement qu'il n'a jamais su, même s'il a essayé et si, par exemple, il s'est vite remis à apprendre le Catalan qui avait été sa langue maternelle mais dont il avait oublié bien des richesses à Paris. «Croyez-moi, c'est un rude métier que celui de cultivateur lorsqu'on a été élevé sans rien savoir de ce qu'il faut aimer ou pratiquer le reste de la vie. Chaque état a sa langue, dont il faut étudier le mécanisme et les ressources pour éviter les méprises et les déceptions. Il a ses calculs, ses profits, ses charges qu'il ne faut pas perdre de vue. L'agriculteur praticien est en réalité le chef d'une industrie plus ou moins puissante et il doit savoir qu'il fabrique non pour lui mais pour des consommateurs éloignés de son atelier. Il doit étudier les besoins du commerce sous peine d'encombrement. Il doit vendre à propos ses denrées et pour cela se livrer à des investigations qui exigent une tête froide et rarement distraite. Lorsqu'il sait tout cela, et plus encore car je ne fais pas une nomenclature, il est toujours, quoiqu'il fasse, à la merci des vents, des orages de la grêle, de la gelée, des longues sécheresses et malheureusement aussi des Révolutions».

Voilà le Pagès. Et, malgré ses efforts, François Jaubert de Passa, si nous devons le croire, ne fut jamais ce Pagés. Il aime le dire et le redire. Il n'hésite pas à la fin de ses souvenirs à faire un constat d'échec : «Sans nul doute, il y eut de ma faute dans les échecs financiers de ma gestion, et je sais aussi bien que ceux qui l'ont corné à mes oreilles, que le succès est toujours possible avec beaucoup d'économie et autre chose encore. Ce sera, si l'on veut, avec un commandement absolu chez soi, ou bien avec une ladrerie obstinée en toute chose. Mais je conviendrai sans répugnance qu'il y a quelque chose d'incomplet dans ma tête. Mon aptitude à apprendre a toujours échoué lorsqu'il s'agit de thésauriser. On a voulu faire de moi un caissier sans me laisser la libre disposition des fonds. On ne calcule pas uniquement avec des zéros. Le peu d'argent dont je pouvais disposer s'en allait de ma bourse comme l'eau s'échappe d'un vase sous l'action des rayons solaires et né pauvre je suis resté pauvre sans jamais avoir connu les douceurs de l'aisance...».

Avec quel soulagement vers 1844 s'est-il enfin reposé sur des fermiers dont pourtant il ne dresse pas un portrait idyllique. C'est un «être amphibie plein d'activité et d'exigence qui gronde sans cesse avec une voix infatigable, qui a une grosse tête remplie de calculs et un très petit coeur, qui vend assez bien et paye mal».

Echec comme agriculteur ! Que dire du notable ? Lorsqu'on parcourt rapidement sa biographie, et nous avons dressé à cet effet, en annexe, une chronologie quelque peu détaillée, l'échec ne semble pas évident dans la carrière publique de François Jaubert de Passa. On lui rendit son titre d'Auditeur au Conseil d'Etat. Il fut Sous-Préfet, fit même fonction de Préfet ; il fut, à coup certain, l'éminence grise des grands préfets de la Restauration, Villiers du Terrage et Villeneuve-Bargemont. Il laissa le souvenir d'un remarquable magistrat au Conseil de Préfecture, siégea pratiquement vingt ans au Conseil Général car son repli ne fut que tactique de 1845 à 1848 et absent, il «pesait» autant qu'en place. Il fut Président de l'assemblée départementale pendant sept sessions. Enfin il ne se contenta pas de siéger ou de présider - les rapports du Conseil Général en témoignent - il fut un des artisans les plus actifs de l'essor économique du Roussillon de 1836 à 1856, à l'époque d'une grande mutation technique. Par-delà les rapports évoqués plus haut, sa correspondance contient des lettres magnifiques qu'il faudrait pouvoir reproduire in extenso tant elles sont riches d'idées qui devaient se projeter en réalisations : sur l'aménagement et l'avenir de Port-Vendres pour lequel Jaubert s'accordait pour une fois avec le vaniteux Général Comte de Castellane, sur le désenclavement de la Côte, du Vallespir et de la Cerdagne trop livrés aux aventuriers de la frontière, sur le nécessaire chemin de fer, sur l'indispensable maîtrise des eaux dont il était spécialiste incontesté. Il faut le voir harceler le célèbre économiste Michel Chevalier pour le gagner à ses projets de barrage près de sources de la Têt, l'actuel barrage des Bouillouses, et sur la nécessité de prévoir largement des «barrages souterrains» aisés à réaliser. Il ira tout exprès rencontrer le Prince-Président à Narbonne, en 1852, peu après le Coup d'Etat, pour remettre directement dans les mains de cet ami des Saint-Simoniens ses projets de technocrate et il se retirera très vite pour ne pas paraître rechercher une promotion d'Officier de la Légion d'Honneur que le neveu de Napoléon 1er réservait au fidèle de 1814 et qu'il n'eut pas besoin de refuser. Il y a enfin ces lettres à son cher Villiers du Terrage qui fut, avant l'heure, un préfet Saint-Simonien et au Conseiller d'Etat Herman qui travailla si bien le projet de loi sur les irrigations où, quelques mois avant sa mort, il brosse une vision prophétique de l'avenir maraîcher et arboricole de l'agriculture roussillonnaise que le chemin de fer «prévu pour décembre prochain» - il ne le verra pas - va métamorphoser. Que nous sommes loin de certaines monumentales bévues d'hommes géniaux par ailleurs et célèbres !

Inassouvie, la destinée de ce notable ? Eh bien oui, d'un certain point de vue ! Il est clair - il l'a écrit lui-même - qu'il fut sous-préfet en 1813 quand personne ne voulait l'être, de même qu'il n'occupa la présidence du Conseil Général que tant que personne ne la voulut. Il fut toujours homme de devoir. Ses amis parisiens l'appelaient déjà «le Castillan» à cause de sa gravité. Par ailleurs, ce n'est pas le notable qui est technocrate, c'est l'intellectuel libre qui a réussi à faire passer son rêve, à dépasser son rêve, et les projets et les réalisations du conseiller général Jaubert de Passa sont nés du cerveau du savant Jaubert de Passa. Ces réalisations sont liées à sa vie studieuse, pas à une carrière politique. Il le sait d'ailleurs tellement bien qu'il ne manque jamais une occasion dans ses Souvenirs ou dans sa Correspondance de dénoncer «les hommes de parti» - Même son grand ami Arago ne trouve pas grâce à ses yeux de ce point de vue. Et il l'écrit à ses familiers qui les connaissent bien tous deux : «Que va-t-il faire en politique avec ses nobles instincts, son esprit pénétrant et mobile et toute son inexpérience ?...» Et lui-même Jaubert a-t-il été libre en Politique ? A-t-il été serein toujours et maître de sa destinée ? Certains souvenirs de 1822 et de 1845 prouvent bien que non ! En janvier 1806 le jeune Auditeur au Conseil d'Etat avait fait un rêve beaucoup plus ample : avec un peu de chance il serait un brillant Diplomate, un Jurisconsulte distingué ou un Préfet bâtisseur dont «dépendrait le bonheur ou le malheur de ses administrés, sans partage» comme l'avait dit le maître organisateur Napoléon. Les Sous-Préfectures étaient réservées aux Auditeurs du Conseil d'Etat maladroits ! Mais ne fut-ce pas précisément son sort quand il osa refuser la nouvelle chance offerte par l'Empereur en 1810 ? Diplomate, jurisconsulte, organisateur... il ne les fut pleinement - parce qu'il était libre, jusqu'aux frais de son voyage - que pendant les cinquante jours de sa mission en Espagne. D'où l'importance de ce raccourci extraordinaire d'une vie rêvée au printemps 1819 ! La réussite de François Jaubert de Passa, sa vraie vie, celle où il dépassa même son rêve, ce fut sa vie studieuse. Dans sa vie sociale, il ne fut qu'un homme de devoir, un homme à la destinée inassouvie.

III - La vie studieuse de François Jaubert de Passa et le songe dépassé.

«J'ai voulu compenser les ennuis de la vie agricole par les distractions bienfaisantes de l'Etude et cette fois du moins j'ai réussi. L'Etude, avec ses allures, sérieuses, je l'aime par elle-même et aussi parce qu'elle ne m'a jamais abandonné. Sans elle, des parents avides m'eussent altéré complètement ou bien j'eusse fléchi ou succombé sous l'esprit de parti. Oui, j'aime l'Etude parce qu'elle m'a été secourable, parce que je lui dois de nobles amitiés, un peu de bienveillance au-delà de la frontière du Roussillon et le peu de bien qu'il m'a été permis de faire...»

Voilà qui est clair et net ! Un vieil homme se penche sur son passé, et près de clore ses Souvenirs, il donne la clef du vrai et rare bonheur qu'il a vécu, des heures où il s'était réalisé pleinement, les seules où ce fou de liberté s'est réellement senti libre... Cela aurait pu aller très loin, à la limite de la névrose : «Je pris l'habitude de consacrer mes nuits à l'Etude. Le jour, tandis que mon esprit nourri par de bonnes lectures voyageait je ne sais où, mon corps fidèle à la consigne était de planton auprès des ouvriers. C'était là une lutte terrible qui pouvait me perdre en quelques mois mais à laquelle je résistai parce que les livres sont de puissants consolateurs».

Nous avons vu comment d'instinct, dès ses premières épreuves d'agriculteur, à l'heure du repos il saisit un petit livre qu'il a emporté avec lui. Toute lecture est bonne. Sa bibliothèque et sa curiosité d'esprit sont immenses. On pense à Goethe, à Humboldt, à ces géants avec qui il correspondit un peu. Pour réapprendre à fond le Catalan afin de mieux s'intégrer aux hommes avec qui il travaille, il ne trouvera pas meilleure méthode que les textes de la littérature et de l'Histoire catalanes - il écrira là-dessus - puis, mode des ruines oblige et bientôt goût profond, ce sera - pour toujours - la découverte de l'Archéologie, et la découverte de sa petite patrie, pour laquelle désormais - sa femme y est tellement attachée et il est attaché à sa femme - il refusera les plus belle propositions ; pour laquelle il usera de ses relations, le montrent ses lettres d'interventions nombreuses, belles et dignes. Et puis, tout naturellement, parce qu'il est agriculteur, et parce qu'il veut comprendre l'agriculture et l'approfondir, parce qu'il est amoureux de la Nature depuis que le Père Rivet à Tournon l'a mis sur la voie, parce qu'il aime sa petite patrie et veut l'aimer jusque dans ses arbustes, ses minéraux et ses eaux, il devient agronome et hydrologue - Il a réellement une curiosité d'esprit encyclopédique, sa bibliothèque, ses questions, sa correspondance en témoignent. Aucun livre nouveau, aucune technique nouvelle de celles qui élargissent l'oeil ne lui sont indifférents (il a dû parler avec Arago des débuts de la photographie, lui qui expliquait à ses amis valenciens l'intérêt de l'humble Camera Obscura, avec croquis à l'appui). Et aucune discipline ne lui est étrangère, de celles qui élargissent l'esprit : ses souvenirs sont bourrés de considérations diverses. On ne s'ennuie pas avec un tel Homme ! Tout naturellement viennent sous la plume de ce cartésien - on ne peut pas dire ce rationnaliste - curieux de tout, les histoires les plus extraordinaires. Nous avouons même avoir cru un moment qu'il était mythomane, mais une patiente fréquentation de l'homme et de ses écrits nous ont prouvé qu'il n'écrivait que ce qu'il pouvait authentiquement soutenir.

Ses Souvenirs - il insiste beaucoup sur leur caractère très personnel et leur vérité - sont très riches des heures exceptionnelles, des scènes colorées, plaisantes, étranges ou même tragiques qu'il eut l'occasion de vivre. Nombreuses sont les scènes extraordinaires qu'il mentionne. Extraordinaires et non pas fantastiques. C'est là une grande différence, une de plus, avec son ami Mérimée si dissemblable. L'aubaine des rencontres chez Jaubert va de pair avec l'intelligence et le coeur ; or les occasions ont été nombreuses chez cet esprit ouvert, avant tout homme de devoir. Et c'est la féerie des soirées de Fontainebleau, chez Brack ou chez Regnault, qui fait irrésistiblement penser au Shakespeare du Songe d'une nuit d'été, c'est l'étrange et authentique rencontre de l'indienne Youmah enlevée à sa tribu dans les solitudes de l'extrême Ouest canadien, qui partagea la vie d'un noble marin écossais jusqu'à sa précoce retraite parisienne où Jaubert l'approcha sous le nom de Madame de Stuart - c'est l'inquiétant et sympathique Abbé Faria qui ne mourut au château d'If que sous la plume de ce «rustre» d'Alexandre Dumas (c'est à Villiers qu'il le dépeint ainsi) mais que Jaubert rencontra souvent à la Bibliothèque de Prytanée (Ste Geneviève), où l'Abbé Faria venait «lire les douze volumes de Jean Duns d'Ecosse - Duns Scott - Edition de Lyon 1639» - : «C'est tout à fait ma faute si, endoctriné par lui avec une bienveillance toute personnelle, je ne suis pas devenu en temps utile l'un des organes de la nouvelle secte d'adeptes du somnambulisme». C'est la mort du Duc d'Enghien dont il fut l'un des premiers témoins involontaires et dont le décor et les rares personnages mis en scène évoquent l'extraordinaire histoire du Comte Almodovar, à notre avis l'un des sommets de ses souvenirs d'Espagne. Là ce n'est plus la féerie de Shakespeare, c'est l'angoissante sobriété de l'auteur des Chroniques italiennes dont Jaubert, ami de Mérimée lequel était ami de Stendhal, ne parle jamais !

Un coup d'oeil sur la bibliographie chronologique que nous avons dressée donne une idée de la vie studieuse de François Jaubert de Passa et de son universalité. Si l'étude a été un refuge, un espoir, - un rêve, disait modestement l'auteur - quel songe dépassé !

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François Jaubert de Passa, dans une lettre du 3 août 1854, écrivait à son correspondant qu'il ne lui restait plus qu'à quitter cette terre d'où venaient de partir certains de ceux qu'il chérissait le plus et il ajoutait qu'il espérait mourir en travaillant. Dans une autre lettre, celle du 5 septembre 1839, il avait indiqué qu'il souhaitait qu'on grave sur sa tombe et qu'on dise le jour de ses obsèques : «Il fit un peu de bien, c'est son meilleur ouvrage». Il mourut le 16 septembre 1856, quelques mois après un dernier et pénible voyage à Paris où, malgré une santé très déficiente, il avait tenu à accompagner à la grande exposition universelle de 1855 les meilleurs produits agricoles du Roussillon. Toute l'assistance nombreuse qui l'accompagnait à son dernier repos fut frappée à la vue d'un homme du peuple qui lentement et d'un pas assuré s'avança vers le cercueil pour se pencher vers lui et fondre en larmes. On avait noté une manifestation identique de ferveur populaire spontanée quelques années plus tôt, bien loin de là à St-Petersbourg, lors des obsèques du grand poète russe Pouchkine pour lequel il partageait l'admiration de Mérimée. Même au chapitre de ses Souvenirs, lorsqu'il évoquait dans «Un Rêve qui pouvait se réaliser» ce qu'aurait pu être sa vie de l'enfance à son départ de ce monde, François Jaubert de Passa n'avait pas osé imaginer pareil hommage. Là aussi, jusque dans la mort, tout naturellement, son rêve avait été dépassé.

© Jacques Saquer, © SASL

Article publié dans le 93e volume de la Société Agricole, Scientifique et Littéraire des Pyrénées-Orientales, Perpignan (1985)