Le temple de Diane

D'Halicarnasse à Ephèse par Mélassa, Alinda et Aïdin

Dans la matinée du 4 mai, nous quittons Boudroum. Plus de caïque maintenant ; nous tournons le dos à la mer, au moins pour quelques jours ; il faut changer d'élément, notre voyage se poursuivra sur terre. Nous avons six chevaux ; deux portent nos bagages, un troisième porte notre guide, le Rhodien Zaïri ; les trois autres portent le trio ami des voyageurs. Trois hommes, propriétaires des chevaux, nous accompagnent ou, pour mieux dire, accompagnent leurs bêtes ; ce sont ce que les Arabes appellent des moukres et ce que les Grecs appellent des agoyales. Ils marchent à pied, parfois cependant ils se hissent sur la pyramide des bagages ; combinaison ingénieuse qui délasse un peu les hommes si elle ne délasse pas les chevaux.

Nous nous acheminons vers le nord, dans la direction de Mélassa.

A peine sortis de Boudroum, nous entrons dans les montagnes.

Les champs de blé alternent avec les champs de broussailles ; mais ceux-ci couvrent un plus vaste espace. Il n'est pas de chemin, et la piste que nous suivons mérite à peine le nom de sentier. Les lauriers épanouissent leurs bouquets roses au fond des ravines ; aux pentes rocailleuses, les cystes, les lentisques, les myrthes entrelacent leur rude feuillage. Les oliviers sauvages, très nombreux, élèvent un peu plus haut la tête.

Une dernière fois nous découvrons le château de Boudroum, puis un pli de terrain nous le dérobe à tout jamais ; la mer disparaît avec lui ! Ce ne sont pas des bois qui s'étendent autour de nous, mais tout au plus des taillis : le nom de maquis conviendrait fort bien. Les animaux broutant, les hommes incendiant, soit malveillance, soit incurie, arrêtent toute végétation un peu vigoureuse, les arbres tondus sont comme des nains difformes, il semble qu'un mauvais génie leur défende de croître. Quelques pins cependant se sont réfugiés aux cimes les plus hautes et cherchent dans l'escarpement des rochers, une sauvegarde contre ces continuelles mutilations.

Nous avons longtemps monté, nous descendons maintenant. La mer reparaît, c'est le golfe dit de Mendeliah. Les pirates qui infestaient ces parages, il y a peu d'années encore, lui firent longtemps une réputation fâcheuse. Les côtes d'Anatolie, très découpées et partout bordées d'îles nombreuses, offraient des facilités merveilleuses pour tendre des embuscades ou dérober une fuite ; aussi la piraterie y a-t-elle fleuri depuis la plus lointaine antiquité jusqu'à nos jours.

N'en déplaise au grand Pompée qui lui fit rude guerre, les plus éclatantes victoires, les exécutions les plus terribles n'amenèrent jamais qu'une sécurité momentanée et précaire. Il était réservé à la vapeur d'anéantir le dernier pirate. C'est aujourd'hui, au moins en ces régions, un métier perdu, non pas seulement parce qu'il serait plus dangereux que jamais, mais parce qu'il ne serait plus que très peu profitable, le trafic ayant été accaparé presque complètement par les paquebots. Il arrive cependant encore que l'on signale aux voyageurs, dans l'équipage des pacifiques caïques, voire même, dans l'équipage des vapeurs du Levant, de vieux matelots qui, dans leur jeunesse, furent quelque peu écumeurs de mer. Ils sont très considérés, et leurs histoires triomphanles font les délices de leurs compagnons.

Le golfe de Mendeliah présente une étendue médiocre ; aussi le mot golfe paraît-il un peu ambitieux. La mer s'est insinuée dans une sorte de vallon ; enfermée presque de toutes parts, elle échappe aux étreintes du vent, à peine accuse-t-elle un léger frémissement. Les buissons descendent jusqu'au rivage ; les joncs, les roseaux s'y mêlent, le flot vient les caresser et cette végétation annonce la rive d'un lac plutôt que la côte de la mer.

Plusieurs vallons se succèdent ; quelques-uns enchâssent des champs où s'alignent de grands oliviers et des prés où les chameaux paissent de hautes herbes splendidement fleuries. Le printemps met tout en fête, la terre est parfois revêtue comme d'un tapis éblouissant.

De petites îles émergent : ce ne sont souvent que des rochers arides, mais la lumière joyeusement les dore, et leurs contours ondulent avec une grâce charmante. Rien ne ressemble moins aux rivages farouches de l'Océan que ces rivages tout aimables ; la mer ne se déploie jamais dans son écrasante immensité, le champ du regard est partout étroitement limité, mais par des barrières si radieuses que l'on ne voudrait pas les reculer.

Après cinq heures et demie de marche, nous arrivons à Goversguilik, petit et misérable hameau qui croupit dans un bas-fond. Un ruisseau limpide s'y épanche à la grande joie de quelques canards : les roseaux, les lauriers-roses l'enveloppent d'un rideau constellé de fleurs. Un semblant de môle s'avance dans la mer ; là, sur quelques entablements de marbre noyés dans la bâtisse, on vient entasser les bois coupés dans les forêts voisines, on les chargera sur des caïques ; voilà la belle proie que pourraient conquérir les pirates !

Les trois ou quatre masures qui composent Goversguilik, ont si piteuse apparence que nous refusons d'y pénétrer, au désespoir d'un pauvre cafetier qui vit là des voyageurs qui passent ou plutôt qui ne passent pas. Nous faisons servir notre déjeuner à l'ombre d'un vieux mûrier. Un essaim de poules faméliques, de coqs maigres comme des anachorètes de la Thébaïde, s'empressent autour de nous ; oies et canards accourent aussi à la curée. Les Turcs ont la passion des animaux domestiques ; les poules surtout sont, dans l'Anatolie, l'accompagnement obligé du moindre village. A Goversguilik, la volaille est beaucoup plus nombreuse que la population humaine.

Après cette première étape, bêtes et gens un peu rémis, nous repartons, et c'est encore à travers monts et vallées, dans les broussailles et dans les pierres, que nous chevauchons péniblement. La mer disparaît de nouveau ; nous ne la verrons plus.

Depuis Boudroum, nous n'avons jamais cessé de rencontrer, échelonnées de distance en distance, sur le bord du chemin, des constructions singulières, mais faites sur un plan uniforme. C'est une coupole plate, blanchie à la chaux, que porte un soubassement rond et très peu élevé. Une porte donne accès à l'intérieur. Ces coupoles recouvrent des citernes. Ces constructions partout multipliées pour recueillir l'eau des sources et de la pluie, sont une particularité très remarquable dans un pays où presque tout ce qui intéresse l'utilité publique, est complètement négligé. Mahomet promet je ne sais quelles splendides récompenses à qui établit une fontaine, et sans doute la citerne jouit du même privilège. Peut-être est-ce là l'origine et l'explication d'une sollicitude aussi exceptionnelle. On peut mourir de faim dans les campagnes d'Anatolie, on ne saurait y mourir de soif.

Les montagnes sont maintenant ombragées de pins plus nombreux ; mais nous les quittons bientôt pour descendre dans une vallée plate et humide. L'herbe y pousse haute et épaisse, accusant la fertilité du sol ; les touffes de lauriers-roses alternent avec les touffes de joncs.

Les ruisseaux sont souvent entourés de bas-fonds que les bestiaux piétinent et changent en bourbiers. De loin en loin, de beaux blés montrent leurs épis déjà chargés de grains ; mais les cultures ne couvrent qu'un petit espace et l'homme néglige de demander à cette terre les magnifiques récoltes qu'elle serait prête à prodiguer. Nous ne voyons aucun village, et, chose étrange, nous voyons des cimetières. Qu'un saint personnage, retiré dans la campagne, vienne à mourir, on l'enterre où il a vécu ; un renom de sainteté s'attache bientôt à sa tombe, et les dévots des régions environnantes se font inhumer sous cette protection vénérable ; c'est ainsi que se forment des cimetières complètement isolés. Personne n'entretient les tombes, pour la plupart à demi effacées sous les hautes herbes, mais personne non plus ne les dégrade. Le Turc est plus insouciant que destructeur ; au reste, il donne partout à ses sépultures la parure noble et poétique de quelques arbres centenaires. Ces arbres deviennent sacrés comme les pierres qu'ils ombragent ; la cognée les respectera toujours, alors même qu'elle saccagerait toutes les forêts des alentours. Les Turcs ont deux amours : leurs bêtes et leurs morts.

Nous saluons ainsi au passage plusieurs chênes vraiment formidables que la mort protège ; un seul suffirait souvent à abriter toute une caravane. Nous dépassons une fontaine, puis nous entrons dans une plaine dont la fertilité reste à peu près inutile comme celle de la vallée où nous chevauchions tout à l'heure. De nombreux bestiaux y vivent cependant ; chameaux, ânes, chevaux, moutons broutent de compagnie. Ces beaux pâturages sont émaillés de fleurs. De nombreux ruisseaux y entretiennent la fraîcheur ; un iris d'un jaune pâle pousse sur leurs rives formant comme une digue vacillante.

Une caravane est venue camper au bord du chemin ; on a déchargé les bêtes, les ballots sont confusément jetés à terre, déjà se dressent les tentes brunes où les voyageurs passeront la nuit, les enfants attisent le feu et les femmes reviennent fléchissant au poids de leurs cruches ruisselantes. De grandes montagnes se déploient tout alentour ; la plaine semble l'arène d'un immense amphithéâtre. Mais ces montagnes qui nous ont paru si lointaines, nous les atteignons enfin. Nous voici tout à coup enfermés dans une gorge. Les chèvres, à notre approche, s'enfuient et en quelques bonds, escaladent les pentes abruptes. Nous suivons un ruisseau qu'un canal grossier a détourné de son cours ; son murmure nous accompagne sans cesse. Maintenant le ravin où sans doute il s'épandait bruyamment, n'a plus que des cailloux desséchés.

On nous arrête, chemin faisant, pour nous montrer une sépulture antique complètement souterraine. Elle n'est pas taillée dans le rocher, mais faite de gros blocs soigneusement appareillés. Deux chambres, sans aucune trace de décoration et de proportions médiocres, se font suite.

Les terres éboulées qui encombrent le sol, les ténèbres partout régnantes et que la lueur de nos allumettes dissipe mal, entravent notre exploration et peut-être nous ne pénétrons pas tous les mystères de ces retraites de la mort.

Le jour baisse rapidement, et lorsque nous sortons des montagnes pour gagner la vallée où se trouve Mélassa, la nuit est complète.

Nous marchons au milieu d'une ombre toujours plus épaisse, et les heures qui, ce matin, nous semblaient s'enfuir si rapidement, se traînent maintenant avec une fastidieuse lenteur. Nous et nos montures nous sommes rompus de fatigue. Enfin quelques lueurs scintillantes nous annoncent la ville ; il nous a fallu quinze heures pour l'atteindre. Il n'est pas plus d'hôtel dans les villes d'Anatolie qu'il n'est de route dans la campagne ; aussi errons-nous, sollicitant de porte en porte une hospitalité incertaine, et ce n'est pas sans peine que nous obtenons la permission de nous installer dans une maison actuellement inoccupée, propriété d'un Grec de Smyrne.

Nous n'avons garde d'examiner le gîte si péniblement découvert, et ce n'est que le lendemain que nous nous rendons compte de l'état des lieux. C'est une vaste salle qui garde quelques vestiges d'une décoration élégante. Les portes combinent, non sans grâce, sur leurs battants, des rosaces formées de losanges, le plafond présente un appareil de bois découpés et rassemblés avec adresse ; mais les fenêtres n'ont plus que des fragments de vitres, et les volets disloqués craquent dans leurs charnières. Dès que passent un souffle de vent, un long gémissement s'échappe des murs, des solives, des planchers chancelants : il semble que cette masure pleure elle-même sa décrépitude et sa misère, Des divans sont alignés tout alentour de la salle ; ils disparaissent sous un indescriptible amoncellement de guenilles. Tapis déchirés, couvertures râpées y superposent leurs ruines. Nous trouvons un rat mort entre deux coussins.

Mélassa était une cité carienne, la patrie du fameux Mausole. Les Cariens venaient des îles, mais d'autres émigrés vinrent après eux et les refoulèrent dans l'intérieur. Hérodote nous dit que, de son temps, on montrait à Mélassa un temple de Jupiter fort ancien. Rien d'apparent ne subsiste qui remonte à une aussi haute antiquité. Mélassa conserve cependant des ruines nombreuses, mais toutes de l'époque romaine ; la ville fut sans doute agrandie, repeuplée peut-être à l'époque des Césars ; elle dut reprendre alors une certaine importance. Mélassa aujourd'hui compte sept à huit mille habitants ; la population fut certainement plus considérable aux premiers siècles de l'ère chrétienne.

La population de Méiassa est généralement turque et musulmane ; on n'y signale qu'un petit nombre de familles grecques ou juives. Mais, à notre grande surprise, nous y trouvons un Français et qui porte un nom fameux ; c'est un Sardou, le propre cousin germain de l'auteur dramatique.

Les maisons de Mélassa sont construites presque complètement en bois ; les murs du rez-de-chaussée présentent seuls une maçonnerie grossière. Les tremblements de terre secouent tout cela de temps en temps, aussi les bâtisses les plus nouvelles ont-elles un aspect vermoulu et décrépit. Pas d'enceinte qui étreigne la ville ; des jardins, des champs séparent souvent les habitations, et les toits apparaissent encadrés de verdure. Les rues que l'on pourrait appeler parfois des chemins, des sentiers, forment un inextricable labyrinthe. Bien que la ville soit assez petite, rien de plus difficile que de s'y orienter, et nous ne pouvions jamais sans une laborieuse recherche rentrer au logis. Au reste il ne faut pas se plaindre des promenades faites à l'aventure ; elles sont toujours fécondes en surprises charmantes, en révélations curieuses : ce que l'on trouve sans le chercher vaut bien ce que l'on cherche sans le trouver.

Le bazar abrite ses galeries sous des toiles ou des planchettes légères ; il ne présente aucun intérêt spécial et l'industrie locale ne produit rien qui mérite une mention. Ce sont les mêmes boutiques basses, les mêmes entassements de marchandises, les mêmes marchands indolents, les mêmes petits cafés, les mêmes chiens fauves étendus au milieu de la chaussée, que nous avons vus dans toutes les villes de l'Orient.

La grande mosquée de Mélassa est remarquable. Les dômes qui la surmontent, les minarets qui la flanquent, composent une sorte de décor d'une harmonieuse originalité.

L'édifice est en marbre, luxe que les monuments antiques présentent presque seuls en cette région. Les blocs ne se superposent pas en assises d'une parfaite régularité. Les claveaux des fenêtres, alternativement de marbre blanc et de marbre rouge, s'emboîtent les uns dans les autres par des échancrures très compliquées. Les constructeurs semblent s'être créé des difficultés à plaisir, désireux de prouver à tout propos et même hors de propos, l'habileté de leur ciseau. Quelques stalactites délicatement fouillées se suspendent aux corniches du couronnement. L'ornementation est généralement discrète ; mais la façade mène plus grand tapage.

Un vaste porche l'occupe tout entière ; cinq arcs y déploient leur ogive. Celui du centre, ouvert dans l'axe de la porte, est plus vaste que les autres et s'enrichit de dentelures. Une ligne de balustrades ferme à hauteur d'appui les autres baies. Le marbre s'y découpe tout à jour, en rosaces d'une somptueuse élégance, en étoiles rayonnantes. Les piliers qui soutiennent les arcs sont massifs, et l'ensemble, bien que riche et imposant, a de la lourdeur. C'est là une imitation quelque peu maladroite des belles mosquées dont Brousse s'enorgueillit. La conception générale reste la même, et les détails ne diffèrent que par moins de grâce. Le souffle du génie n'est pas venu jusqu'à Mélassa, la copie rappelle le modèle, mais pour le faire regretter. Les battants de la porte entremêlent, non sans bonheur, des combinaisons de lignes d'une régularité géométrique.

L'examen attentif et un peu prolongé dont nous honorons la mosquée, éveille les susceptibilités des dévots Musulmans ; on s'attroupe autour de nous, c'est bientôt une escorte que nous traînons à notre suite, escorte du reste plus importune qu'hostile.

Nous demandons, par une pantomime expressive, que la mosquée nous soit ouverte ; aussitôt un vieux Turc s'éloigne et revient bientôt porteur de la clef. Nous entrons sans même que l'on exige que nous nous déchaussions ; nous explorons l'intérieur en toute liberté, tandis que notre escorte demeure respectueusement alignée sur le seuil, comme devant une barrière infranchissable bien qu'invisible. Cet intérieur fort misérable ne répond pas aux prétentions luxueuses de l'extérieur.

Cette mosquée, complètement isolée, marque l'extrémité de la ville et la domine majestueusement ; elle s'élève à mi-côte d'une longue colline. Nous continuons notre escalade au delà, par un sentier rocailleux, et nous ne tardons pas à découvrir des tombes. Nous pénétrons dans ce qui fut la nécropole de l'antique Mélassa. Chargée de guirlandes et montrant un cartouche où se lit une inscription grecque, une grande cuve de pierre trône au milieu d'un champ. Le couvercle a des palmettes à ses angles ; très massif, très pesant, il était malaisé de le déplacer, aussi a-t-on fait une ouverture au flanc du sarcophage. Cette brèche béante permet d'explorer du regard ses profondeurs ; les profanateurs pillards n'y ont rien laissé.

Quelques pas plus loin, nous atteignons un chêne vert au tronc noueux, à la ramure puissante ; un troupeau de moutons fait la sieste à son ombre. De là nous découvrons, seul et fièrement posé sur une sorte d'esplanade aride, un monument funéraire d'une importance capitale et le plus beau, sinon le plus curieux que nous ayons rencontré en Anatolie. A la bonne heure, voilà qui n'est pas une ruine informe, un monceau de poussière que notre curiosité crédule glorifie peut-être sans raison ; ici le temps et les hommes ont modéré leurs ravages, et l'oeuvre des siècles passés apparaît dans une conservation presque parfaite.

Un ordre de colonnes règne sur un soubassement carré que décorent des corniches d'une saillie puissante. On compte quatre colonnes sur chacune des faces avec les colonnes d'angle ; celles-ci toutefois seraient plus justement appelées des antes : elles sont carrées et affectent l'apparence de piliers robustes. Les autres colonnes présentent une disposition fort bizarre ; elles semblent rondes lorsqu'on les voit de l'extérieur ou de la salle intérieure ; leur fût cependant s'aplatit à droite, à gauche, dans la direction du massif qui les porte. Les cannelures ne montent que jusqu'au tiers environ de la hauteur totale. Peut-être les entre-colonnements étaient-ils primitivement fermés ou du moins à demi fermés par des dalles ; mais rien ne subsiste de cette clôture supposée. Les chapiteaux, sans reproduire fidèlement le type corinthien, groupent quelqnes feuilles d'acanthe.

L'entablement qui se déploie sur les colonnes, devait porter un couronnement probablement de forme pyramidale ; mais cette partie du monument est dégradée et il n'est pas aisé d'y réparer, par la pensée, les outrages subis.

L'enceinte carrée que limite la colonnade et que l'on pourrait appeler le premier étage du tombeau, n'a jamais été d'un accès plus facile qu'aujourd'hui. On ne peut y atteindre qu'avec l'aide d'une échelle ou par des exercices de gymnastique quelque peu audacieux. Il faut cependant monter là pour bien connaître le morceau le plus remarquable de tout le monument ; c'est le plafond qui n'est autre que le dessous du couronnement. Les blocs, faisant l'office de poutres, s'étagent, et l'appareil qu'ils composent, présente comme des gradins renversés où s'épanouissent rosaces et riches caissons. Rien de plus original, de plus hardi et de mieux compris ; mais là comme partout, un examen un peu attentif révèle des erreurs de construction : telle partie qui devrait reproduire exactement telle autre partie, n'est pas dans les mêmes proportions ; telles lignes qui sont indiquées pour un développement parallèle, s'égarent et dévient en obliques disgracieuses. Toute cette ornementation ne manque ni d'élégance ni de richesse ; mais l'exécution trahit une certaine lourdeur de ciseau, une certaine négligence.

L'artiste, évidemment romain ou du moins au service des Romains, satisfait d'avoir conçu un édifice d'un effet imposant et fastueux, n'a pas pris souci de perfectionner son oeuvre et d'en ciseler avec soin les détails. Ce tombeau est comme une page rédigée dans le plus beau style, mais émaillée de fautes d'orthographe. Il est intéressant d'y remarquer les trois divisions, soubassement, colonnade et pyramide que présentait, en de plus vastes proportions et avec un art plus parfait, le tombeau de Mausole.

Le soubassement contient la chambre funéraire ; on y accède par une petite porte ménagée sur la face qui regarde le nord. Mais par une bizarrerie inexpliquée, cette porte ne se trouve pas au milieu, on l'a reportée sensiblement sur la gauche. La salle intérieure a quatre piliers carrés, très simples, très massifs qui supportent le plafond.

Partout rien que des marbres nus (tout le monument est de marbre), pas un rinceau, pas une moulure, pas une inscription : ce tombeau reste pour nous anonyme et ses magnificences n'évoquent aucun souvenir.

Les urnes, les sarcophages ont disparu ; les chèvres usurpent le sanctuaire. Notre visite importune les scandalise fort, et ce n'est qu'à grands coups de canne que nous leur persuadons amicalement de nous céder la place. Le troupeau cependant reste obstinément groupé sur le seuil, muette protestation. Deux boucs que l'expulsion subie a sans doute irrités, se prennent aussitôt de querelle. Ils se dressent, ils s'abattent et se heurtent le front à se le mettre en pièces. Quelquefois les cornes s'entre-mêlent dans le choc et les jouteurs ont peine à se dégager. Délivrés, ils reprennent du champ et l'assaut recommence. Les béliers que manoeuvraient les légionnaires de Rome, ne battaient pas plus furieusement les remparts des cités ennemies. Nos héros luttent longtemps, non sans courage, non sans une fierté chevaleresque digne des preux que le Tasse a chantés. Les chèvres, comme nous, gardent la plus stricte neutralité ; elles savent qu'elles seront le prix de la victoire, mais cette éventualité n'a rien qui les effraie. C'est au plus fort à commander. Enfin la fortune se prononce. Un des champions renonce à un duel devenu trop inégal ; il s'éloigne et va se consoler de sa défaite en broutant. Magnanime autant que brave, le vainqueur respecte le vaincu, il ne l'inquiète pas dans sa retraite ; la gloire du triomphe suffit à son orgueil.

Flânant au hasard dans les ruelles de Mélassa, nous découvrons un chapiteau corinthien qui domine, de ses acanthes de marbre, quelques masures à demi croulantes. Ce n'est pas sans peine que nous atteignons jusque-là. Ce vénérable débris devait faire partie de quelque édifice considérable, probablement d'un temple. Un grand perron étage encore, dans une impasse infecte, quelques larges degrés. Puis nous trouvons un stylobate fait de blocs qui mesurent environ un mètre de hauteur et deux mètres et demi de longueur. C'est sur cette base magnifique que se dresse l'unique colonne échappée à la destruction ; elle ne porte plus qu'un nid où les cigognes font sentinelle.

On voit encore à Mélassa une porte de construction romaine, comme toutes les autres ruines. Il n'est, du reste, pas un mur où n'apparaisse quelque beau bloc évidemment arraché à quelque monument antique, ou quelque inscription, toujours rédigée en grec.

Peu de temps avant notre arrivée, en creusant les fondations d'une maison, on avait découvert trois têtes de marbre parfaitement conservées, un pied et une main. Les têtes, une de femme, deux d'hommes, étaient évidemment d'un travail romain, belles du reste, surtout une des deux têtes d'hommes. J'ai cru reconnaître quelqu'un des premiers Césars, dans cette face imberbe, énergique, aux traits fortement accusés.

Le 6 mai, de grand matin, nous disons adieu à Mélassa. Nous avons encore six chevaux et trois agoyates ; mais ce ne sont plus nos hommes et nos bêtes de Boudroum, maintenant en route pour retourner au logis. Nous ne tarderons pas, par malheur, à nous apercevoir que le changement ne nous a pas été avantageux.

Nous chevauchons dans une fort belle plaine. Il est assez de cultures pour que nous emportions une excellente opinion de la terre, pas assez pour que nous emportions une opinion favorable des hommes qui la cultivent ou plutôt qui pourraient la cultiver. Les blés font dans la campagne de grandes taches vertes symétriquement découpées. Les oliviers sont nombreux. Les ruisseaux abondent, parfois ils se dissimulent discrètement sous les touffes de lauriers-roses.

Bientôt nous retrouvons les montagnes. Cette belle province d'Anatolie ne répète pas longtemps les mêmes aspects ; elle ne se lasse pas de varier ses splendeurs. Les pentes, d'abord assez douces, puis beaucoup plus rapides, sont plantées d'oliviers centenaires. Ils puisent une vigueur singulière dans le sol rocailleux que leurs racines étreignent. Les ruisseaux prennent maintenant les allures désordonnées des torrents ; ils gardent cependant leur parure de lauriers-roses.

Nous rencontrons quelques hameaux accrochés au rocher comme des aires de vautours. Rien de plus misérable, et le premier orage, dirait-on, jetterait dans les ravins ces masures faites de poussière. La demeure des morts est plus séduisante que celle des vivants ; un petit cimetière apparaît dans une gorge, et les pins l'enveloppent comme d'un voile de deuil.

Plus de cultures, plus d'arbres que l'homme ait asservis. La nature règne sans maître et les forêts couvrent les montagnes. Nous avons vu des rochers faits d'un marbre grossier ; ils sont maintenant formés d'un schiste grisâtre. Les pins s'y cramponnent et les enlacent.

Tantôt nous découvrons des cimes vertes et tantôt des vallons dont les broussailles nous dérobent les profondeurs. Les aspects sont parfois d'une majesté farouche. Les cystes, effeuillant leurs bouquets blancs et roses, sourient au milieu de ces sublimes horreurs. Nous retrouvons, plus limpides encore, les ruisseaux qui s'épandaient dans la plaine et bientôt même les sources qui les enfantent. Souvent on a pris soin de recueillir l'eau et de la mettre, en parfaite commodité, à la portée du voyageur. Une branche de bois forme un petit aqueduc, et l'eau s'épanche régulièrement dans une auge taillée au tronc d'un arbre. Rien de plus primitif et de plus fragile, mais une heureuse complicité de tous assure le respect et l'entretien de ces modestes ouvrages ; les mousses, les herbes humides leur prêtent une décoration charmante.

Quant au chemin, la sollicitude publique ne s'étend pas jusque-là ; le passage habituel des voyageurs l'a créé, c'est une piste parfois confuse, toute hérissée de rocs, et seuls des chèvres ou des chevaux d'Anatolie peuvent en affronter les casse-cous invraisemblables.

Les surprises abondent et les subits coups de théâtre : l'horizon tout à l'heure rétréci aux limites d'une gorge, s'élargit tout à coup et semble sans bornes. Les rochers maintenant sont faits de grès ; ils s'élèvent en masses régulièrement arrondies et forment des entassements formidables, comme en certaines parties de notre forêt de Fontainebleau. Les mousses, les lichens les tapissent, les grands pins les enjambent et superposent leurs colonnades rougeâtres.

Nous traversons un petit village, puis nous cessons de monter, car nous passons sur l'autre versant. La descente commence. Après cinq heures de marche environ, nous arrivons au lieu dit Turbi-Kaïvessi ; c'est une station de zaptiés. La force publique a là sa petite citadelle, c'est-à-dire une bicoque où les poules refusent d'établir leur poulailler.

Le sol, un peu plus uni, forme une sorte d'esplanade où l'herbe pousse courte mais épaisse ; aussi nos montures déchargées, s'empressent à brouter. Des pins énormes, largement espacés, arrondissent leurs cimes avec une symétrie architecturale.

Après deux heures de repos, nous repartons. Nous ne cessons plus de descendre, et le sentier est si mauvais que souvent nous jugeons prudent de cheminer à pied. Chaque ravin a son torrent qui coule ou du moins quelque source mystérieuse qui suinte dans les pierres. Dès que les pins ont disparu, les oliviers reparaissent. L'olivier vient à l'état sauvage dans toute cette partie de l'Anatolie. Au milieu des buissons épineux, des taillis qu'il compose, on choisit les pieds les plus vigoureux, on les dégage un peu, on les émonde, puis on les greffe ; l'arbre tel que l'a fait la nature, touche ainsi l'arbre que l'homme dompte et civilise.

La nuit est proche, lorsque nous quittons les montagnes pour descendre dans la vallée. Par malheur, la piste que nous suivions devient confuse, incertaine ; elle serpente et se subdivise. Nos hommes paraissent n'avoir qu'une connaissance très sommaire des lieux, aussi nous errons à travers champs avant de trouver le village où nous devons passer la nuit. C'est un peu à tâtons que nous découvrons Démir-Dérési.

Nous prenons gîte dans une salle basse qui forme l'arrière-boutiquc d'un café. Quelques nattes aussi redoutables que la tunique de Déjanire, quelques tapis décolorés recouvrent incomplètement le sol. Les coqs nous réveillent de grand matin ; la bâtisse où nous logeons est plutôt un poulailler qu'une maison.

Nous sommes encore sur l'emplacement d'une cité antique, et Démir-Dérési est un nom moderne qui remplace le nom ancien d'Alinda. A notre seuil même nous voyons des débris. Partout les constructions nouvelles prennent pour point d'appui quelques blocs d'un bel appareil, car la ruine est robuste encore et le passé étaye le présent. Ici, plus de marbre, tout est de granit.

La ville occupait et le village occupe encore une pente rocheuse ; d'un côté elle est dominée par des montagnes, de l'autre elle domine elle-même, et non sans majesté, une vaste et riante campagne. On reconnaît de nombreux vestiges de murailles bien construites.

Voici un tombeau fort simple et de forme carrée. Puis, au milieu de baraques étrangement déjetées, de taudis noirs, de cours poudreuses, apparaît un piédestal de proportions grandioses. Les corniches, les moulures sont du plus noble dessin ; elles accusent leurs saillies nettement el non sans grâce. Cette construction est carrée ; on a ouvert violemment une brèche sur l'une de ses faces ; les pillards supposaient là quelque cachette et quelque trésor ; ils n'ont rien trouvé qu'une salle dont un pilier très massif occupe le centre. Ce n'étaif, selon toute vraisemblance, qu'un vide ménage pour alléger la construction, et primitivement inaccessible. Groupe triomphal, trophée, statue colossale, que portait cette base ? On ne saurait le dire ; mais certainement quelque chose manque et sans doute ce qui était le plus précieux.

Alinda a son acropole qui occupe, du côté du nord, un contrefort abrupt. Là, formant un fastueux diadème, plusieurs édifices s'élevaient. Du village, on ne découvre qu'une longue muraille bien construite et percée de quelques fenêtres carrées, de quelques portes cintrées. Pour atteindre jusque-là, l'escalade est rude.

Une porte béante étale un linteau monolithe qui mesure près de quatre mètres de longueur. Plusieurs colonnes jaillissent, mais mutilées ; quelque génie malfaisant semble s'être plu à les décapiter une à une : elles devaient former de grands alignements. Trébuchant dans les décombres que l'herbe dissimule perfidement, enjambant les blés qui parfois dépassent la taille d'un homme, nous parvenons jusqu'à un monument moins dévasté et plus considérable. La muraille que nous admirions tout à l'heure en fait partie. Il y avait évidemment deux vastes salles superposées, de mêmes proportions, et séparées, non par des voûtes, mais par des plafonds de bois.

Ces salles étaient partagées en deux nefs par quinze ou vingt piliers ; quelques-uns ont été renversés et il est difficile d'en préciser le nombre exactement. Dans la salle basse, deux demi-colonnes adossées composent les piliers ; elles appartiennent à un ordre dorique romain assez peu élégant. Cette salle qui se trouvait en contre-bas du côté de l'acropole, prenait jour sur la campagne, par les ouvertures cintrées que nous avons déjà signalées. La salle supérieure au contraire, d'un côté se présente de plain-pied et de l'autre forme un premier étage. A l'aplomb des piliers inférieurs, des colonnes se dressent, plus légères et qui paraissent avoir porté des chapiteaux ioniques. Des escaliers devaient mettre en communication les deux salles. Enfin quelque terrasse couronnait le monument. En effet, sur la crête de la muraille, aux angles et sur les faces qui font retour, sont des socles qui servaient sans doute de base à des pilastres ou à des colonnes. Les orties géantes, les euphorbes, les ombellifères envahissent les ruines, mais sans en dérober le plan général.

La destination cependant reste incertaine ; peut-être faut-il voir là une sorte de prétoire, car ces salles semblent avoir été disposées pour recevoir un public nombreux. Dans tous les cas, la présence de la voûte et la lourdeur de certains détails révèlent un travail romain.

Le site est admirablement choisi et les Grecs, à cet égard, n'auraient pu faire mieux. Un tableau immense et splendide se déploie tout alentour. C'est un amphithéâtre de montagnes énormes dont les oliviers escaladent les pentes, dont les pins couronnent les cimes ; c'est Alinda confondant ses ruines aux rochers d'où elles sont sorties ; c'est Démir-Dérési et sa mosquée misérable que la piété des fidèles ne déserte pas cependant ; c'est une plaine verdoyante où les arbres alignés indiquent les ruisseaux ; c'est un sentier où les troupeaux qui passent soulèvent un nuage de poussière ; c'est la nécropole dispersant ses sarcophages vides ; c'est enfin l'azur qui rayonne tout en feu.

Les ruines continuent en arrière de ce qui fut, à proprement parler, l'acropole. Quelques tambours de colonnes ont roulé dans les herbes et le sol garde partout la trace des constructions antiques.

Nous atteignons le théâtre, comme toujours adossé au flanc d'une montagne. Il est très vaste, et la population de tous les villages environnants ne suffirait pas à le remplir. Démir-Dérési est peu de chose auprès de ce que fut Alinda. A droite et à gauche de la scène, s'élèvent deux grands massifs construits d'un appareil régulier et symétriquement percés de deux portes à plein cintre. Les gradins qu'ils portent et ceux qui reposent directement sur le rocher sont presque tous restés en place ; mais les oliviers qui s'y sont installés sans respect, comme curieux de voir jouer une tragédie, ont quelque peu disjoint les blocs et compromis la régularité de leur alignement. La scène ne garde rien de sa décoration primitive.

Alinda avait une enceinte fortifiée ; on peut en suivre presque partout l'imposant développement. Le rempart grimpe sur la montagne et va rejoindre une tour qui espionne l'horizon, du haut d'une crête plus élevée que l'acropole elle-même. Cette tour est carrée, et présente de larges fenêtres. Près de là, des trous noirs, béants au milieu des broussailles, révèlent des retraites souterraines, peut-être des citernes. Le rempart est partout flanqué de tours, mais fort petites. Plus il se rapproche du village de Démir-Derési, moins il est complet ; les habitants lui ont emprunté des pierres, et dans la plaine, la destruction a été presque complète.

Là se trouve la nécropole. Les sarcophages massifs, gisent sur le sol ; ce sont de grandes cuves de granit sans ornements, sans inscriptions aujourd'hui lisibles. On a jeté bas les couvercles ; tout a été profané et brisé, le vent a emporté et la cendre des morts et leur souvenir.

Rentrés au logis, nous trouvons un colporteur installé sur le seuil ; il a ouvert ses ballots et s'empresse à déployer devant nous des étoffes que l'on pourrait découper en vêtements, en serviettes, en robes, en turbans. Ces étoffes sont de fabrication indigène ; elles ne présentent cependant aucun intérêt spécial ; au reste, ce pauvre négociant ambulant ne porte avec lui que des produits vulgaires, car ce n'est pas au milieu de la population misérable des villages d'Anatolie, qu'il pourrait espérer vendre quelque chose de précieux.

Cette population s'occupe d'agriculture. A Démir-Dérési elle est exclusivement musulmane. Aujourd'hui, comme dans l'antiquité, les Grecs sont cantonnés sur les côtes.

On pourrait aisément faire le dénombrement des voyageurs européens qui ont traversé Alinda et notre apparition est certainement un événement extraordinaire. Elle cause cependant beaucoup moins d'émoi que dans certains villages d'Egypte et de Syrie où le touriste est chose fort commune ; c'est qu'en effet la curiosité est pour peu de chose dans les importunités odieuses dont l'Européen est si souvent victime en Orient. Il ne faut pas, à cet égard, se bercer de quelque illusion vaniteuse ; on prétend nous voir, mais surtout nous exploiter, nous sommes une proie plus qu'un spectacle.

Les braves gens de l'Anatolie intérieure n'ont pu faire encore, par bonheur, leur éducation de parasites. Un étranger vient, on le regarde un peu, de loin, mais sans empressement, on l'accueille aisément, mais pas de cris, pas d'offres obséquieuses, de demandes étourdissantes, de sommations insolentes, d'escortes tumultueuses. Dessine-t-on, mesure-t-on quelques débris antiques, prend-on quelques notes, liberté absolue, jamais personne ne vient imposer sa compagnie et ses services. Quelquefois, mais discrètement, on nous apporte des médailles antiques, et certes bien authentiques. Jamais je ne trouverai plus naïfs antiquaires. Une rondelle de métal rongée de rouille, quelques boutons, un vieux clou sont par eux estimés à l'égal d'un Alexandre. Parmi plusieurs empereurs romains, nous découvrons un sceau de plomb avec cette inscription : Vinaigre de toilette, Bully. Je ne connais pas de César qui ait porté ce nom.

Le 8 mai, nous laissons derrière nous Alinda et nous descendons dans la plaine. Les ormes noueux bordent souvent le chemin et l'enveloppe d'ombre. Nous sommes tentés de ralentir un peu notre marche, en passant sous ces voûtes pleines de fraîcheur ; car là où le soleil ne rencontre aucun obstacle, il fait rage et la chaleur est d'une violence terrible. Nous ne nous attendions certes pas à trouver en Anatolie, au printemps et dans le voisinage des montagnes, une température aussi élevée.

La plaine ne s'étale pas avec une monotone uniformité ; elle est souvent entrecoupée de vallons où de limpides ruisseaux promènent leur murmure. Pauvres campagnes ! si belles et qui sourient si joyeusement, un fléau, redoutable entre tous, les menace d'une prochaine dévastation.

Les sauterelles, soit qu'elles aient émigré de régions plus lointaines, soit qu'elles soient nées du sol, ont tout à coup surgi en légions innombrables. Grises, longues à peine comme la moitié du doigt, elles forment des couches ininterrompues, ou des taches brunes ; souvent la terre disparaît complètement sous les parasites qui la dépouillent.

De loin on hésite à reconnaître là des animaux ; mais approche-t-on, ce qui semblait immobile et sans vie, s'agite, grouille, se soulève et s'essaie à un vol lourd ; les ailes qui s'ouvrent par milliers, mènent un bruit confus. A chaque pas nous consommons plusieurs douzaines de meurtres, mais les vides sont aussitôt comblés.

La guerre est déclarée cependant ; le gouverneur de Mélassa a fait appel à la population tout entière de plusieurs villages. Les femmes, les enfants même ont dû marcher à l'ennemi ; on organise des colonnes qui battent la campagne, car il faut exterminer les exterminateurs. Mais, à défaut de la force, les sauterelles ont le nombre ; elles marqueront certainement leur passage par bien des ruines, car elles aussi sont des conquérants.

Les montagnes qui s'alignent aux limites extrêmes de l'horizon prennent souvent des teintes bleuâtres. Nous atteignons le Karthoï, affluent du Méandre. C'est une rivière d'humeur un peu turbulente ; elle serpente à l'aventure sur le sable d'un lit trop large. Nous entreprenons de la passer au gué. Mon cheval bronche, hésite, n'avance qu'à regret, puis s'affaisse et tombe, là ou l'eau est assez profonde et le courant violent ; bon gré, mal gré, je prends un bain jusqu'à mi-corps.

Au delà du Karthoï, nous trouvons un hangar fait de roseaux que soutiennent quelques poutrelles de bois. Là vit un homme qni offre au voyageur du café boueux sans sucre et une natte poudreuse où l'on peut changer de puces. Au moment où nous arrivons, quatre ou cinq chalands sont arrêtés devant la porte ; parmi eux est un fou. Selon le privilège que les Musulmans reconnaissent à quiconque n'a plus les idées bien nettes, il erre en toute liberté. Notre vue le jette dans un accès de fureur immédiat ; il nous accable d'injures et de malédictions. Personne, bien entendu, ne s'interpose : nous restons, du reste, fort calmes. Mais le sang-froid et l'indifférence des insultés exaspèrent l'insulleur ; nous sommes déjà bien loin que ses clameurs féroces nous poursuivent encore.

Le chemin que nous suivons conduit directement à Aïdin, la ville principale de cette région ; quelques heures de marche seulement nous en séparent ; toutefois, avant de gagner Aïdin, c'est-à-dire la civilisation, les chemins de fer (une voie ferrée, en effet, relie Aïdin à Smyrne), nous projetons d'explorer les emplacements de quelques villes illustres, Héraclée, Milet, Pryène. Mais nous comptons sans l'ignorance de notre brave Zaïri et sans le mauvais vouloir systématique de nos agoyates ; nous allons faire un détour, le voyage sera aventureux, il est douteux qu'il nous mène au but proposé.

Déjà nous apercevions la vallée du Méandre avec ses gras pâturages et son cadre de montagnes azurées. Nous nous éloignons cependant de cette terre souriante, hospitalière, où Aïdin nous attend ; obliquant sur la gauche, nous allons chercher le hameau de Hallil-Béhélik où nous décidons de passer la nuit. A Alinda, nous avions pour gîte l'arrière-boutique d'un café, ici nous avons le café lui-même. Les consommateurs sont expulsés sans protestation aucune ; puis, sur notre ordre, on procède à un lavage général : les murs, le sol, le plancher sont inondés à plusieurs reprises. On apporte des nattes, des tapis, nous les repoussons avec horreur. «Tout est propre, nous disent les naïfs, cela vient de chez nous.- De chez vous ! mais, malheureux, nous le savons trop bien !»

Hallil-Béhélik est habité par beaucoup de cigognes et quelques êtres humains. Les grands becs répètent toute la nuit d'interminables craquements ; c'est ainsi que les cigognes dialoguent leur tendresse.

Le 9 mai, nous nous mettons en route à destination d'Héraclée ; nous savons où nous prétendons aller, mais nous ne savons pas où nous irons.

Nous quittons la vallée du Méandre, et laissant derrière nous une tortue qui flâne nonchalamment au soleil, nous rentrons dans les montagnes. Le sentier est mal tracé, la montée est rude. Tzintzin ne tarde pas à paraître, Tzintzin ! cela résonne comme une cymbale, le nom est pittoresque et non moins pittoresque le village qu'il désigne. Tzintzin s'est greffé sur une vieille citadelle que le moyen âge avait élevée au débouché d'une gorge étroite. Les murailles, flanquées de puissants contre-forts, portent des masures, et les masures à leur tour portent des nids. L'homme et la bête vivent en parfaite fraternité et superposent leurs demeures. Les cigognes, armées de leur long bec et immobiles sur les créneaux, rappellent vaguement les girouettes fantastiques dont se hérissaient les donjons féodaux.

De Hallil-Béhélik à Tzintzin l'étape est fort courte et cependant arrivés là, nos agoyates refusent de poursuivre, prétextant la fatigue des chevaux. Nous triomphons, non sans peine, de cette première tentative de rébellion, mais l'hostilité persiste, d'autant plus violente qu'elle est contrainte à se taire. Notre ignorance de la langue est pour nous une cause de faiblesse. Pour transmettre un ordre, pour faire la plus simple des observations, il nous faut courir à l'intermédiaire de Zaïri, et Zaïri n'a plus l'énergie de la jeunesse, il manque d'autorité et il hésite souvent, nous le voyons bien, à remplir en toute fidélité son rôle de traducteur ; nos réprimandes, nos menaces ne parviennent jamais à leur adresse que censurées et adoucies. Zaïri met une sourdine à nos plus justes colères.

Enfin, pour le moment du moins, l'obéissance est imposée. Nous avançons. La côte rocailleuse où nous nous hissons péniblement, revêt des buissons faits de petits chênes aux feuilles caduques et de chênes aux feuilles persistantes. Plus nous nous élevons, plus les arbres grandissent. Un torrent limpide nous sert de guide, nous le suivons docilement, même en ses lacets les plus capricieux ; il va sautillant, gazouillant dans les pierres, parfois il précipite ses eaux en une petite cascade, il déchausse les racines des platanes noueux qui se penchent sur ses bords, parfois il se glisse mystérieusement sous les touffes de lauriers-roses. Le lieu que nous traversons a nom Kovatzi. Nous montons encore. Partout des bois de chênes, mais les arbres sont chétifs. Enfin nous passons sur l'autre versant, et la descente commence, très longue, souvent pénible. Monts et vallons se succèdent sans fin.

Nous atteignons ainsi une maison qui s'élève au point de rencontre de trois ou quatre sentiers. Là, plusieurs hommes sont réunis à l'abri d'un hangar grossier ; ce sont les notables du lieu, tous graves, tous vénérables. Accroupis côte à côte sur une natte, ils forment un cercle majestueux d'amples vêtements, de turbans, de barbes patriarcales. Les Orientaux ont, dans leurs attitudes, une noblesse instinctive ; ils gesticulent peu, ils savent rester immobiles durant plusieurs heures et s'ennuyer avec une sérénité grandiose. Toutefois dans l'homme comme dans les cités, il ne faut pas porter un examen indiscret jusque sur les détails ; cette majesté n'exclut pas certaines misères ; les bournous, les manteaux dessinent de magnifiques plis, mais ils sont en guenilles, les jambes sont croisées avec aisance, mais les babouches ont des semelles en ruines. Que faire avec ces dignes fils du prophète ? Solliciter leur bénédiction, telle a été la première pensée, ou leur offrir un sou, car telle est la seconde pensée et peut-être la meilleure ?

On nous accueille, du reste, fort bien, le cercle s'ouvre et nous y prenons place. La conversation s'engage, mais avec une solennelle lenteur, car l'intervention constante de l'interprète est nécessaire.

Le fusil à deux coups, dont l'un de nous est porteur, excite la curiosité de l'assistance ; il faut en expliquer le mécanisme par une pantomime ingénieuse. Mais ce merveilleux fusil doit fonctionner, on nous demande cette épreuve décisive. Les cartouches y sont placées, les chiens s'abattent et les deux coups ratent piteusement. Quel beau résultat ! Personne ne bronche cependant. Si semblable mésaventure nous fût arrivée dans un village de France ou d'Italie, quelle explosion de rires et que de railleries ! Ici pas un mot, pas un sourire. Toutefois, désireux de relever le prestige de nos armes quelque peu compromis, nous jouons du revolver ; six coups roulant de suite, six balles envoyées en un instant font oublier ce fusil si perfectionné qu'il ne part plus.

Le gouverneur de la contrée est au nombre de nos spectateurs. C'est un pauvre homme, quelque caporal des zaptiés ; il commande à trois ou quatre villages plus pauvres encore que lui, s'il est possible. Il nous emmène à Mahzy, sa résidence actuelle et là prend soin lui-même de nous trouver un gîte. Quel gîte ! Jusqu'à présent nous avions couché dans des maisons plus ou moins dignes de ce nom, ici nous devons nous contenter d'une sorte de galerie qui forme l'antichambre d'une magnanerie. Nous sommes les hôtes des vers à soie. Quant au gouverneur, aux hommes qui l'accompagnent, à nos ogoyates, ils passeront la nuit sur une terrasse, à la belle étoile, en compagnie des vaches et des chiens.

Le confortable très primitif auquel nous sommes réduits, ne serait encore qu'une misère sans importance ; mais lorsque nous avons pris laborieuse ment nos renseignements sur le pays, nous nous apercevons avec stupéfaction que nous avons fait fausse route. Le fameux Héraclée que nous cherchons, est complètement inconnu, nous pensions nous en être rapprochés, il semble au contraire que nous nous en sommes éloignés.

La nuit, dit-on, enfante les bons conseils, il n'en est pas ainsi pour nous ; une révélation plus fâcheuse encore nous attend à notre réveil. Il ne s'agit plus, comme hier, d'un mauvais vouloir ou d'une vague rébellion, mais d'un complot tramé par nos agoyates. Ils avaient résolu de mettre à profit notre sommeil pour nous abandonner, en emportant leurs chevaux et surtout nos bagages. Par bonheur, les conjurés ont été un peu trop bavards, et une conversation surprise par notre fidèle Zaïri a tout dévoilé.

C'est donc une guerre intestine qui se déclare dans notre caravane. Nous nous informons s'il est possible de trouver à Mahzy d'autres agoyates et d'autres chevaux ; la réponse est unanimement négative ; il nous faut donc renoncer au plan projeté et nous rendre directement à Aïdin dont une journée de marche seulement nous sépare.

Nous pouvons espérer garder jusque-là hommes et bêtes ; au reste, pour assurer le maintien de la discipline, nous réclamons et nous obtenons sans peine l'escorte d'un bachibouzouk. Le bachibouzouk est turc et musulman, nos agoyates sont grecs et chrétiens ; il n'y a nul danger qu'ils s'entendent même pour nous piller.

Nous nous engageons dans les montagnes, mais sur une autre direction que celle suivie par nous la veille. L'aspect général est le même ; ce sont toujours des ravins rocheux, de maigres bois de chênes ; mais les sites sont moins grandioses et moins pittoresques.

La vallée du Méandre, par nous si malheureusement quittée, reparaît, et nous la saluons joyeusement. Cependant nous tardons beaucoup à l'atteindre : dans les régions montagneuses, l'oeil se trompe aisément sur le calcul des distances. Une sollicitude attentive a ménagé, de distance en distance, sur le chemin que nous suivons, comme de petits lieux de repos où le voyageur trouve un banc, un peu d'ombre et de l'eau. Cette eau, ce n'est pas la nature qui l'a mise là ; elle ne suinte pas entre quelques rochers, elle ne suit pas docilement quelque canal taillé dans une branche. La montagne est aride et désolée ; il a fallu aller remplir des jarres à quelque fontaine sans doute fort éloignée, puis hisser péniblement ces jarres jusqu'ici. Elles sont placées sous un abri fait de pierres et de branchages qui les soustrait à l'action dévorante du soleil ; nous les trouvons toutes fraîches, ruisselantes, car l'eau est renouvelée très souvent. Nul gardien ne veille, et rien n'est jamais ni déplacé ni sali. Ce soin, partout vigilant, pour épargner au voyageur la souffrance de la soif, montre bien que l'Islam a pris naissance dans l'aride Arabie, sur une terre où l'eau compte au nombre des trésors les plus précieux.

Après avoir longtemps aperçu la vallée du Méandre, enfin nous y entrons. Elle forme, tant elle est large, une véritable plaine, et sans aucun doute elle se couvrirait des plus opulentes moissons, si l'homme lui confiait quelques grains ; mais les champs cultivés, ici comme partout, sont rares, et la terre, abandonnée à elle-même, se contente d'enfanter les plus riches pâturages que l'on puisse rêver.

Le Méandre est un fleuve sérieux, chargé, ainsi que le Nil, d'un limon jaunâtre, bien que les ruisseaux que nous voyons courant à sa rencontre, soient parfaitement limpides. Nous passons en bac car l'eau est profonde et le courant d'une violence extrême.

Transportés sur la rive droite, nous découvrons, avec quelque précision, les montagnes qui, de ce côté, limitent la vallée. Aïdin est là, nous ne le voyons pas encore, mais déjà nous le devinons vaguement. Le sol est plat, et cependant le chemin, je ne sais par quel caprice, semble fuir le but et multiplie follement les détours. Nous chevauchons ainsi durant plusieurs heures, sans que nous paraissions avancer beaucoup. Enfin les cultures deviennent plus nombreuses, les ruisseaux courent de ci, de là, à l'aventure, et la ville peu à peu se dégage des incertitudes de l'horizon. Nous distinguons maintenant les maisons, les vergers qui s'étagent, les mosquées qui dressent au ciel leurs minarets, comme pour montrer aux fidèles où doit s'adresser la prière.

A peine avons-nous fait notre entrée dans Aïdin, que nous voyons une gare, des locomotives, des wagons. On nous conduit dans un hôtel très vaste, presque propre ! Nous avons des chambres, des lits, quelle magnificence ! Et ce confortable, depuis longtemps oublié, n'exclut pas tout caractère pittoresque. Nos chambres ouvrent sur une galerie qui domine une cour que des mûriers et des platanes ombragent ; mules et muletiers, chevaux et agoyates la remplissent d'un tumulte joyeux.

Aïdin compte de vingt-cinq à trente mille habitants, Turcs en immense majorité ; les principales puissances européennes y entretiennent des consuls ou des vice-consuls. Aïdin n'a pas d'enceinte, aussi ses maisons ne présentent pas l'aspect désagréable de la gêne et de l'entassement. Elles s'entourent de vergers, de jardins, et souvent les orangers, dépassant la crête de la muraille qui les tient emprisonnés, tendent au passant leurs beaux fruits d'or. Jamais de symétrie monotone, point d'alignement sévère ; chacun a construit son logis au gré de son caprice. Il est des habitations qui se dispersent dans les champs, comme des enfants joueurs que tentent les charmes de l'école buissonnière.

De tous les matériaux, le plus employé est le bois ; mais comme la pierre, quand par hasard on en fait usage, il disparaît sous un bariolage de couleurs éclatantes et quelquefois même criardes. Selon l'usage ordinaire, les rues du bazar sont couvertes d'un toit léger ; mais d'autres rues, d'un aspect plus inattendu, semblent des canaux improvisés, et l'on dirait que les eaux d'un aqueduc subitement rompu s'y déversent.

Ce sont les ruisseaux descendus de la montagne ; ils traversent la ville en toute liberté, faisant un lac de chaque carrefour, une rivière de chaque rue. Ils roulent, ils clapotent en battant les murs, ils lavent les pavés, ils grondent quelquefois, comme impatients de gagner la vallée où le Méandre les attend.

Il y a peu d'années encore, Aïdin renfermait un théâtre antique ; on en a fait une carrière. Ce n'est plus qu'un souvenir. Cependant de nombreux débris attestent les lointaines origines de la ville ; ce sont des chapiteaux aux riches volutes, des tambours de colonnes, des fragments d'architraves, des corniches rompues. On ferait un petit musée en recueillant les marbres qui traînent dans les rues.

Aïdin s'adosse à une montagne ; les quartiers hauts présentent des aspects charmants. Là les maisons sont peu nombreuses, mais les arbres abondent. Ce sont des platanes légers, de noirs cyprès, des mûriers, des oliviers. Sous cette ombre protectrice, de petits cafés, bien simples, tout champêtres, dressent leurs tables. Et les ruisseaux partout s'épandent, parfois sans bruit, en grand mystère, parfois avec le tapage et les violences farouches d'un torrent. Les mousses humides tapissent les rochers, les fougères s'y suspendent, et souvent dans une subite échappée, la ville apparaît toute scintillante.

Nous quittons Aïdin le 11 mai, mais c'est en wagon que nous voyageons maintenant. La voie ferrée suit longtemps la vallée du Méandre ; puis elle s'engage dans des montagnes d'une médiocre élévation, elle en contourne beaucoup, elle se fraye passage à travers quelques-unes par de courts tunnels. Puis, franchissant de riches campagnes que des figuiers ombragent, elle atteint Ephèse, car Ephèse a sa station.

Ephèse est fort abandonnée ; on y trouve cependant un petit hôtel très propre et relativement confortable. On voit que les touristes anglais passent souvent ici ; Ephèse est en effet une des étapes où les entrepreneurs de voyages, Cook et autres, mènent les voyageurs embrigadés par eux.

Un comptoir, surmonté d'innombrables bouteilles aux reflets multicolores, occupe le fond de la grande salle ; une vaste table s'étale, prête à recevoir les opulents rosbifs. Voici des brosses, des miroirs, des lavabos, car le touriste anglais se plait à une mise correcte. Des affiches recommandent porter et pale ale renommés ; enfin quelques photographies déploient sur les murs les principaux sites des ruines d'Ephèse. Tout est anglais, le prix même de toutes choses, c'est-à-dire exorbitant.

A peine sortis de wagon, nous rencontrons des amazones, mais non pas quelques-unes de ces guerrières farouches qui se tranchaient un sein pour manier l'arc avec plus d'aisance, qui défiaient Thésée, et que seul Hercule devait vaincre, premières fondatrices d'Ephèse, nous dit la légende. Les nôtres n'ont rien fondé que je sache ; elles viennent des Iles Britanniques et non de Cappadoce ; elles portent, non une cotte de maille étincelante, mais une robe noire, non un casque mais un hideux chapeau qu'ombrage un voile vert, non un bouclier, mais un guide Murray. Escortées de gamins en guenilles, elles vont chevauchant dans la plaine, et leurs coursiers étiques préféreraient certainement l'herbe grasse des prés à la mêlée ardente des batailles.

Pline l'ancien proclame Ephèse la seconde lumière de l'Asie, car il réserve à Smyrne l'honneur du premier rang. Ce nom d'Ephèse n'est pas, paraît-il, le nom primitif ; la ville, au temps du siège de Troie, s'appelait Alopes, et tout fait supposer qu'elle avait déjà une grande importance. Plusieurs cités d'Asie se sont enorguillies d'une aussi lointaine origine, mais il en est bien peu qui aient acquis une renommée aussi retentissante et réuni, dans leur enceinte, d'aussi fastueuses magnificences. La célébrité des Ephésiens fut souvent digne de la célébrité d'Ephèse.

Là était né Hermodore, qui collabora avec les décemvirs lorsque la jeune république romaine voulut codifier ses lois. Hermodore obtint les honneurs d'une statue qui fut érigée au forum. Ephèse était encore la patrie du ciseleur Posidonius, qui vivait au temps de Pompée et du peintre Parrhasius. «Parrhasius, nous dit Pline, observa le premier de justes proportions, mit quelque finesse dans la physionomie des visages, de l'élégance dans les cheveux, de la grâce dans le dessin de la bouche et, de l'aveu de tous les artistes anciens, remporta la palme par son habileté à préciser les contours».

La peinture paraît avoir été longtemps florissante à Ephèse. On recueillait aux environs le minium, d'où l'on tirait une couleur rouge fort employée.

Ruines de l'aqueduc d'Ephèse

La voie ferrée a coupé la ligne d'un grand aqueduc. C'est là une construction qui ne remonte pas à une haute antiquité, peut-être à l'époque de la conquête turque, tout au plus à l'époque de la domination byzantine. Les arches sont de brique, les piles sont de marbre ou de pierre ; mais les blocs mal appareillés, rassemblés au hasard, accusent un travail hâtif et des mains malhabiles. Les mines de monuments précédemment détruits ont fourni les matériaux.

Il n'est qu'un rang d'arcades, et un grand nombre de voûtes se sont écroulées, des nids de cigognes les remplacent ; c'est toute une cité qui est là suspendue en l'air. Les oiseaux graves, parfois descendent de leur haut perchoir, ils vont se prélasser dans les champs, ils enjambent les grandes herbes, toujours avec une majestueuse lenteur ; parfois aussi ils interrompent leur promenade et s'arrêtent, curieux du voyageur qui passe. L'aqueduc n'est pas beau, mais il s'allonge jusqu'aux montagnes qui limitent l'horizon du côté de l'orient ; on dirait une interminable chaîne de pierre tendue dans la campagne, et c'est chose bizarre de voir rouler les locomotives fumantes entre les piles que les siècles ont rouillées.

Vue générale d'Ephèse

J'ai pris un cheval, car la ville d'Ephèse est extrêmement vaste et quelquefois semée de bas-fonds marécageux qu'il ne serait pas toujours aisé de franchir sans le secours d'une monture.

La végétation est prodigieusement vigoureuse. Peu de cultures comme partout ; un économiste ne manquerait pas de flétrir cette incurie, un artiste serait sans doute plus indulgent. Cette terre où tant d'âges, tant de civilisations ont confondu leurs débris, trouve une si belle parure dans les herbes folles ! Quels légumes vaudraient les ombellifères géantes, les grands chardons violets qui auraient pu défier la baguette de Tarquin, tant ils portent haut la tête ? Parfois c'est un fouillis inextricable de feuilles rudes, d'épines cruelles ; et le cheval et le cavalier y disparaissent complètement. Par bonheur, on trouve quelques éclaircies ; mais nul doute que l'on passe devant bien des ruines sans en rien apercevoir.

Les premiers débris visibles appartiennent à des tombes ; elles s'alignaient, formant quelque avenue solennelle, comme les monuments funéraires de la voie Appiennc. Les chercheurs de trésors leur avaient fait rude guerre ; puis les archéologues sont venus, non moins rapaces.

Tout récemment encore, il y a six ans à peine, ils ont à leur tour fouillé, bouleversé ces poussières ; les sarcophages vides gisent dans les tranchées, on a exproprié la mort et mis en pièces les marbres qui s'obstinaient à défendre leurs reliques.

Une ruine plus considérable surgit à notre droite, ce sont de robustes murailles et qui accusent, sur leurs assises rougeâtres, l'amorce des voûtes aujourd'hui renversées. Des ouvertures étaient ménagées, mais le temps a déformé leur cintre, et l'on hésite s'il y faut reconnaître des portes ou des brèches. C'était là un gymnase, prétend-on, et certainement de construction romaine. Le mont Prion, qui occupe le centre du vaste emplacement qu'Ephése couvrait, déploie sa masse sombre en arrière de ces ruines.

Encore un tombeau, mais plus considérable que tous les autres ; celui-ci était circulaire et décoré avec luxe, sinon avec goût. Les pillards ont aussi passé là, ils ne pouvaient épargner une proie qui, par son importance même, semblait leur promettre des trouvailles précieuses. Le marbre blanc s'entasse encore en blocs magnifiques, on comprend vaguement les dispositions générales dju plan, mais il serait malaisé de reconstituer par la pensée le monument tout entier.

Je marche environné de ruines ; maintenant, sur la droite, apparaît un théâtre qui s'adosse aux pentes du mont Prion. C'est l'Odéon. Il présente un amas de fragments éboulés, de gradins renversés, de marbres, de briques, de pierres, d'herbes, d'arbustes où l'on reconnaît à peu près une enceinte semi-circulaire, mais d'une médiocre grandeur.

Le mont Prion prête encore obligeamment l'appui de ses flancs de rocher à un autre théâtre ; celui-ci, moins informe et beaucoup plus vaste, regarde l'occident : on l'appelle, et justement, le grand théâtre.

Les Romains relevèrent comme presque tous les édifices qui ont laissé à Ephèse un peu plus que de la poussière ; une inscription, gravée sur un beau bloc de marbre blanc, précise la date et nomme l'empereur Hadrien. Ephèse, comme Smyrne, comme Rhodes et bien d'autres villes d'Asie Mineure, fut cruellement ravagée par les tremblements de terre ; on dut entreprendre à plusieurs reprises une reconstruction totale. En effet, nous savons, et par les récits de Tacite et par les harangues d'Aelius Aristide, que les tremblements de terre survenus au temps de Tibère et de Marc-Aurèle furent assez violents, non pas seulement pour ruiner quelques monuments, mais pour renverser des villes entières de fond en comble. Il n'y a donc pas lieu d'être surpris si, sur l'emplacement des cités d'une origine très lointaine, on ne trouve que des restes relativement modernes.

Le grand théâtre d'Ephèse déploie une enceinte immense ; il peut être compté au nombre des plus vastes qui subsistent et, j'ajouterai, au nombre des plus fastueux. C'était un édifice splendide, je ne dis pas beau, car le luxe n'est pas toujours la beauté, et ici surtout, il ne semble pas qu'un goût très délicat ait présidé aux travaux d'ornementation. Granits, marbres de couleurs les plus diverses, porphyres, brèches rares, on avait prodigué les matériaux les plus précieux. La scène est encombrée de blocs, de frises, d'architraves, de grecques, de chapiteaux où s'enroulent la volute ionique et l'acanthe corinthienne. Puis ce sont des rinceaux, des ceps de vigne où les enfants se jouent, des statues renversées et qui montrent piteusement dans l'herbe leur visage balafré et leur nez mutilé. C'est comme une effroyable déroute. Piliers et colonnes, voûtes et plafonds semblent s'être livré une furieuse bataille qui n'a fait que des vaincus.

Quelques fûts restés en place indiquent vaguement des colonnades disparues. Les deux massifs jumeaux qui s'avancent à droite et à gauche sont percés de hautes arcades. La construction est partout puissante et bien faite, si les détails d'ornementation trahissent de la lourdeur et je ne sais quelle emphase banale. Les gradins s'étagent majestueusement, il faut les escalader ; là le spectacle que le regard embrasse est d'une sublime grandeur. Les Romains, suivant l'heureuse tradition des Grecs, avaient su choisir l'emplacement de leur théâtre et associer aux magnificences de l'art les magnificences des horizons lointains.

L'orchestre disparaît sous les débris et les broussailles ; quelques fleurs s'y sont épanouies : ce sont des gueules de loup pourprées et des acanthes blanches. A la crête des murs qui encadraient la scène, de petites herbes frémissent comme un duvet léger. Puis c'est une vaste plaine qui se déploie, accusant, par de vagues ondulations, les édifices détruits, les ports comblés, les forums où les roseaux remplacent la foule absente ; c'est sur la gauche le mont Corésus qui s'allonge, portant les restes de l'enceinte qu'éleva Lysimaque ; c'est la tour béante où saint Paul, dit-on, fut emprisonné. Enfin des collines vertes fuient et doucement s'abaissent, comme pour faire place à l'azur rayonnant. Dans les ruines qui s'étendent au-dessous du théâtre, les fouilles ont permis de reconnaître un gymnase, l'agora, puis le port. Ce port n'est qu'un souvenir, car trois lieues environ séparent maintenant la mer de la ville. Déjà, au temps de Pline, la mer avait sensiblement reculé ; les alluvions du Caystre, petit fleuve qui traverse la plaine d'Ephèse, l'ont peu à peu refoulée.

Le stade que nous rencontrons un peu plus loin est moins dévasté, et bien que les gradins aient disparu, il dessine assez nettement sa longue arène. Deux arcs subsistent d'une ornementation grossière, mais d'une apparence triomphale ; ils étaient reliés par une colonnade dont quelques bases marquent la direction. C'était la façade principale, évidemment de travail romain.

Puis vient un autre gymnase, c'est le troisième. Très défiguré à l'extérieur, il présente, à l'intérieur, de vastes salles où le bétail remplace les philosophes ; les rhéteurs y discouraient, les moutons y bêlent.

Que de gymnases ! que de théâtres ! que d'édifices consacrés aux plaisirs du peuple ! Que de flâneurs, que d'oisifs il fallait pour remplir toutes ces enceintes immenses ! Rien ne donne mieux l'idée de la richesse et de la prospérité d'Ephèse.

J'escalade enfin le mont Prion ; ses rochers gardent quelques excavations qui, sans doute, furent des tombes ; ce sont les seuls restes qui doivent remonter au delà de la domination romaine. Des trous noirs sont béants tout alentour ; des décombres en obstruent à demi l'entrée, il y a là des salles voûtées qui formaient les substructions de quelque édifice considérable.

Non loin de la station s'élève une colline ; elle porte le village d'Ayassoulouk, c'est le seul point que l'homme n'ait pas complètement déserté dans cette plaine funèbre qui fut une ville florissante. Près de là, à mi-côte de la colline, un monument apparaît, presque intact, semble-t-il, au moins quand on l'aperçoit de loin. Ce n'est ni un temple grec ni un temple romain, mais un ouvrage de la conquête turque, une mosquée et la plus importante qui soit aux environs de Smyrne.

Lorsque l'on approche, les blessures se découvrent ; la mosquée est en ruine, et cette ruine, considérable encore, ne durera certainement pas autant que durèrent les temples des dieux aujourd'hui proscrits. Les monuments musulmans, même les plus admirables, sont presque toujours d'une extrême fragilité. Arabes ou Turcs n'ont qu'un médiocre souci de la solidité, ils se souviennent peut-être qu'ils ont été des peuplades nomades, une ville pour eux est une sorte de campement. Que leur importe le lendemain ?

La mosquée d'Ayassoulouk présente une façade toute de marbre. La porte, ouverte sur un perron double, est surmontée d'une niche ogivale qui imite les découpures symétriques d'un gâteau d'abeilles. Les fenêtres, disposées sur deux rangs, ont des claveaux bicolores et des rinceaux d'une délicatesse charmante ; cette ornementation reste sobre, tout en accusant une certaine richesse. Le marbre a pris une patine jaunâtre, et les herbes, germées dans les joints, y font de petites taches vertes. Le minaret, tout de briques, aujourd'hui sans toit, sans logette où chante le muezzin, ressemble, hélas ! à la cheminée éteinte de quelque usine abandonnée.

L'intérieur a plus souffert encore. Il y avait une cour carrée entourée de portiques ; mais ces portiques ont croulé, semant leurs fûts dans l'herbe et faisant au loin rouler leurs chapiteaux. Ce qui était le sanctuaire de la mosquée présente deux coupoles de brique que des carreaux de faïence recouvraient d'une mosaïque luisante. Presque tous ont été arrachés ; les invocations pieuses s'arrêtent, brusquement interrompues, et les oiseaux de proie nichent entre deux versets du Coran. Les coupoles portent sur des arcs ogivaux ; de beaux monolithes de granit en reçoivent la retombée. Que de fois ces colonnes ont changé de culte et de Dieu ! - Païennes au premier jour qui les vit majestueusement s'aligner, elles ont dû être chrétiennes plus tard et encadrer l'autel de quelque basilique ; puis, la loi de Mahomet triomphant, elles ont pris place dans une mosquée ; cette mosquée tombe à son tour, une nouvelle apostasie leur est-elle réservée ?

Tout est à l'abandon maintenant, et je pénètre à cheval jusque dans le sanctuaire. Les dallages ont disparu sous un épais gazon, le mihrab reste sans prière.

Cette mosquée, par son importance et sa richesse, atteste qu'après l'arrivée des Turcs, il y eut à Ephèse une ville ou tout au moins une bourgade que peuplèrent les conquérants. Près de la mosquée, une enceinte subsiste encore, flanquée de tours, c'est Ayassoulouk. Quelques rares habitants y vivent, parqués dans des masures misérables. Les murailles, qui n'ont plus rien à défendre, se lézardent et pierre à pierre roulent dans la plaine. Ayassoulouk s'étendait jusque-là. Quel-ques coupoles étoilées y marquent l'emplacement des bains ; quelques minarets décapités y annoncent des mosquées, et l'une d'elles est précédée d'un portique dont les colonnes coiffent des chapiteaux ramassés dans les ruines. Tout cela est ébréché, débile et ne tient que par grâce. Les cigognes cependant y posent leurs nids, confiance téméraire ; quelque jour, le poids de leurs oeufs suffira à tout faire crouler.

Mais nous sommes à Ephèse, et nous parlons de toutes ces misères ! Les bâtisses des Turcs, cela importe bien ! Des constructions byzantines, des théâtres romains, est-ce donc là ce que nous sommes venus chercher ? Ce grand nom d'Ephèse n'appelle-t-il pas de plus dignes souvenirs ? N'est-il rien qui puisse noblement l'encadrer ! Le temple! le temple de Diane où est-il ? Ce temple dont les anciens nous parlent tant, et Pline et Lucien, et Philon de Byzance et Vitruve, et les apôtres qui l'avaient vu regorgeant de richesses et assiégé par un concours immense de fidèles.

Le temple, nous dit Vitruve, était octostyle et diptère, c'est-à-dire qu'il avait huit colonnes sur ses faces et que, sur ses flancs, les colonnes formaient deux rangs parallèles. Pausanias le proclame le plus magnifique édifice du monde, Ampelius le vante avec enthousiasme, Pline enfin nous en donne une description assez détaillée :

«Ce temple, nous dit-il, qui nécessita deux cent vingt ans de travaux, avait été élevé aux frais des rois et des principales cités de l'Asie. On le plaça sur un sol humide pour le mettre à l'abri des tremblements de terre ; et pour que cependant les fondements d'une masse aussi considérable ne portassent pas sur un terrain glissant, on établit d'abord un lit de charbon broyé et de la laine par dessus. Le temple entier a quatre cent vingt-cinq pieds de long et deux cent vingt de large. Cent vingt-sept colonnes, présents d'autant de rois, s'y alignent ; elles sont hautes de soixante pieds. De ces colonnes trente-six sont sculptées ; une l'a été par Scopas. L'architecte fut Chersiphron. On eut une grande difficulté pour placer le linteau de la porte. C'était une masse énorme, et tout d'abord elle ne portait pas d'aplomb. L'artiste désespéré songeait à se tuer ; mais Diane lui apparut en songe, l'exhortant à vivre et lui promettant qu'elle-même allait mettre la main à l'ouvrage. En effet, le lendemain, le linteau était en place et parfaitement d'aplomb».

Le temple d'Ephèse que Pline décrit était le septième temple. Six autres temples antérieurement construits avaient été successivement détruits ; un d'eux, le jour même où naissait Alexandre, avait péri dans l'incendie allumé par Erostrate. Ce pauvre Erostrate, on le traite de fou ; il raisonnait cependant fort bien. Il voulait immortaliser son nom, n'y a-t-il pas réussi ? Dira-t-on que cette immortalité, achetée au prix d'un temple dévasté, coûta bien cher ? Mais la Grèce, l'Asie devaient payer plus cher encore l'immortalité d'Alexandre, Erostrate fut immortel à meilleur marché.

Temple de Diane

On citait le temple d'Ephèse comme un modèle ; c'est là que, pour la première fois, les colonnes (elles étaient d'ordre ionique) reçurent des tores, et que, réglant leurs proportions, on leur donna un diamètre égal à la huitième partie de la hauteur. La charpente était en bois de cèdre, on en pouvait atteindre le faite par un escalier taillé, disait-on, dans un seul cep de vigne provenant de Chypre.

Et quelles richesses prodigieuses on gardait dans cette enceinte entre toutes sacrée ! C'était après la Diane fameuse, faite de bois de cèdre, une statue d'Hécate par Ménestrate ; les gardiens prétendaient qu'il y avait péril à la regarder en face, tant était vif l'éclat de ses yeux de marbre. C'était un Apollon de Myron qu'Antoine enleva, mais qu'Auguste fit restituer, désireux sans doute de se montrer, une fois dans sa vie, moins rapace que son rival. C'étaient les statues des Amazones fondatrices légendaires de la cité ; Polyclèle, Phidias, Crésilas les avaient sculptées, et celle de Polyclète, proclamée la pius belle, était au premier rang.

On voyait des colonnes des marbres les plus précieux ; quelques-unes enlevées par Justinien, se dressent maintenant dans la basilique de Sainte-Sophie. D'autres colonnes, mais celles-ci de marbre blanc, portaient sur la partie inférieure de leur fût des sculptures en ronde bosse, ornementation singulière que Pline semble indiquer, et que l'on ne rencontrait peut-être dans aucun autre temple antique.

Les peintres, non moins que les sculpteurs, avaient pris part à la décoration du temple d'Ephèse. Apelle y avait représenté Alexandre le Grand, la foudre à la main, comme Jupiter que la légende lui donnait pour père ; et cette main menaçante, posée dans un raccourci audacieux, semblait, nous dit-on, sortir du cadre. Cette peinture avait été payée vingt talents d'or, environ un million de francs de notre monnaie. Quelle toile aujourd'hui, fût-elle signée d'un nom aimé entre tous, atteindrait une pareille somme ? On voyait encore un Ulysse attelant, dans sa folie simulée, un boeuf avec un cheval, des hommes en manteau qui réfléchissent, un capitaine remettant son épée au fourreau, et combien d'autres trésors, dont le souvenir même a disparu !

Le temple de Diane était renommé par ses richesses, mais plus encore par sa sainteté ; les flâneurs curieux y étaient nombreux sans doute, mais plus nombreux encore les pèlerins dévots, cela jusqu'aux derniers jours du paganisme. Jupiter, plaisamment mis en scène par le grand railleur Lucien, se plaint de cette concurrence redoutable :

«Il fut un temps, dit-il dans l'Icaroménippe, où je leur semblais être prophète, médecin, où j'étais tout en un mot : Rue, agora, partout on voyait Jupiter. Alors Dodone et Pise étaient brillantes et célèbres ; la fumée des sacrifices m'obstruait la vue. Mais depuis qu'Apollon a établi à Delphes une agence de prophéties, qu'Esculape tient à Pergame une boutique de médecin, que la Thrace a élevé un Bendidéon, l'Egypte un Anubidéon et Ephèse un Artémiséon (Artémise est un des noms de Diane), tout le monde court à ces dieux nouveaux ; on convoque des assemblées solennelles ; on décrète des hécatombes ; quant à moi, dieu décrépit, on s'imagine m'avoir suffisamment honoré en m'offrant, tous les cinq ans, un sacrifice à Olympie, et mes autels sont devenus plus froids que les lois de Platon ou les syllogismes de Crysippe».

On imagine aisément quelle réception trouvèrent les premiers apôtres chrétiens au milieu de cette ville toute pleine du culte de Diane et qui vivait luxueusement de sa déesse, de son temple et des dévots pèlerins. Les actes des apôtres nous disent quelle hostilité souleva saint Paul. Vive la grande Diane des Ephésiens ! s'écrièrent les païens fidèles et plus bruyamment encore, cette population de marchands d'amulettes, d'orfèvres qui vendaient par milliers de petits temples d'argent ou des statuettes de la déesse, Vive la grande Diane des Ephésiens ! Et cette clameur retentit avec un tel fracas au théâtre, au gymnase, au forum, qu'il nous semble encore en entendre dans le texte sacré un écho furieux.

Ce n'est pas cependant par des cris ni des supplices que l'on sauve un culte suranné ; la coalition même des intérêts privés, si puissante, ne saurait prévaloir contre la loi d'une irrémédiable décadence. On chassa saint Paul, mais non pas avec lui la foi qu'il prêchait. Les jours de la grande Diane étaient désormais comptés. Le christianisme triompha, Ephèse eut un évêque et compta entre les Eglises les plus célèbres d'Asie Mineure.

Mais le temple d'Ephèse avait joui d'une trop grande réputation, d'une vogue trop longtemps persistante, pour qu'il pût échapper à la proscription et à la ruine.

Le zèle des iconoclastes fit pieusement rage sur ces marbres tout frémissants de souvenirs païens, sur ces autels tièdes encore de l'encens des sacrifices. L'Artémiséon avait été une des plus illustres citadelles des dieux déchus, et une citadelle qui tombe dans un assaut suprême ne saurait espérer de quartier.

Des fouilles, avons-nous dit, ont été entreprises à Ephèse en ces dernières années. Un architecte anglais, M. Wood, les dirigeait. Il rechercha l'emplacement du temple et paraît avoir été assez heureux pour le retrouver. Il recueillit aussi divers fragments, maintenant déposés au British Muséum et qui, en toute évidence, ont appartenu au monument disparu. Ce sont : un chapiteau ionique très beau, très riche, de proportions colossales, car il mesure deux mètres quatre-vingts de longueur et la volute seule quatre-vingts centimètres ; un morceau d'architrave avec des figures drapées ; la partie inférieure d'une colonne décorée de figures en bas-relief, de grandeur naturelle, d'un très noble style et formant sur le marbre comme une ronde solennelle, c'est là sans doute une de ces colonnes sculptées que vante Pline. Les autres débris retrouvés ont moins d'importance.

Relief d'un tambour de colonne du temple d'Artémis

Nous avons longuement parlé du passé, que dire du présent ? Nous savons à peu près, par le témoignage des anciens, ce qu'était le temple d'Ephèse, qu'est-il aujourd'hui ? Un si prodigieux entassement de marbre, de bronze, d'or, n'a pu disparaître sans laisser quelques fastueux vestiges. Il est temps de les chercher.

Montons sur les pentes rocailleuses de la colline où végète Ayassoulouk. Au-dessous de nous, dans un bas-fond humide, se dessine une sorte d'enceinte carrée ; quelques blocs sont là épars, et les grenouilles sautent sur les cannelures qui les sillonnent. Une eau jaunâtre s'est répandue tout alentour, par des infiltrations souterraines ; quand approche la nuit, les sangliers immondes viennent s'y vautrer ; les joncs, les chardons géants s'écartent, comme s'ils craignaient de souiller leur feuillage dans la fange. Cette mare infecte, c'est le temple de Diane.

Ruines du temple de Diane


Chapitre 4 - Le Jupiter d'Olympie


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