L'an deuxième de la 146e olympiade
«Poséidon équestre, qui te plais aux
hennissements des coursiers et au retentissement de leurs
pieds d'airain, toi qui aimes à voir les navires
rapides fendre l'onde de leur proue azurée, ou bien
une troupe ardente déjeunes gens lancer à
l'envi leurs chars dans la carrière, passion qu'il
faut chèrement payer, viens assister à nos
choeurs, Dieu au trident d'or, roi des dauphins, fils de
Saturne !» Ainsi chante Aristophane, et l'hymne n'est
pas moins superbe que chantent les prêtres et les
Amphictyons, lorsque à la veille des jeux Isthmiqucs,
ils traînent aux pieds de Poséidon, les taureaux
noirs qu'ils lui doivent immoler.
A l'isthme de Corinthe, ce pont infatigable jeté sur
l'océan, comme l'appelle Pindare, les jeux reviennent
tous les trois ans. Poséidon les préside. Ils
ne sont pas moins renommés que les jeux Olympiques,
que les jeux Pythiques, que les jeux Néméens ;
et le cadre que leur prête l'immortelle nature associe
toutes les grâces et toutes les splendeurs. L'isthme
réunit et oppose les joies des campagnes fleuries, la
majesté des horizons sublimes, l'horreur grandiose des
écueils que la vague aux jours de tempête
blanchit de son écume, et la magnificence de la mer,
partagée en deux mers qui se renvoient par-dessus la
barrière inébranlable, les sourires de leur
double immensité lumineuse et rayonnante.
L'Acro-Corinthe est là qui veille, dressant son front
de rocher à près de dix-huit cents pieds,
sentinelle avancée, toujours vigilante, qui
précède et protège le
Péloponèse. Les hommes, dans l'éternelle
crainte des assauts inattendus, des batailles incertaines,
ont ajouté à la cuirasse de rocs une cuirasse
de remparts ; et les murs superposant aux blocs
énormes que seules ont pu remuer les mains
géantes des Cyclopes, les assises plus
régulières mais aussi plus débiles qui
accusent un labeur humain, montent, serpentent,
étreignent la montagne, hérissent la cime de
tours et de créneaux. Mais les fleurs ne font que
sourire des menaces de la citadelle, elles l'investissent et
commencent l'attaque. Les asphodèles suspendent leurs
touffes roses aux fentes des rochers ; les orties
géantes, les chardons hérissés
d'épines, les euphorbes gonflées d'un lait
empoisonné, prennent part à l'assaut, tandis
que les campanules plus hardies, déjà
victorieuses, balancent aux dentelures des créneaux,
les grappes de leurs clochettes d'azur.
Sur ce piédestal caressé du zéphyr ou
fouetté de l'aquilon ; la source de Pirène nous
dit les amours de Zeus et de la nymphe Egine ; elle nous dit
aussi le héros Bellérophon arrêtant le
divin Pégase dans sa course et dans son vol, lorsqu'il
allait se désaltérer. Tout n'est-il pas sur
cette heureuse terre de Grèce, temple, sanctuaire,
déesse ou dieu ? La brise est une hymne qui passe, le
murmure d'une fontaine, une chanson qui ne doit jamais finir
! Et quelle vue ! Quel spectacle fait de toutes les
merveilles attend le voyageur qui déserte un instant
les jeux et ne craint pas d'évoquer sur cette montagne
le souvenir des dieux et des héros ! C'est Corinthe
toute prochaine, Corinthie, vestibule de Poséidon,
mère des jeunes héros, Corinthe toujours
joyeuse, la cité chère à Laïs,
Corinthe que rêvent les marchands gorgés d'or,
les pirates chasseurs d'esclaves, Corinthe avec son port
encombré de vaisseaux ; on dirait un nid d'alcyons et
chaque navire qui part, ouvrant ses voiles à la brise,
semble un oiseau qui s'échappe, longtemps suivi du
regard attendri de la mère qui l'a couvé. Les
temples massifs, aux colonnes trapues, rappellent une
époque plus rude et la piété encore
farouche de la première Corinthe : leur masse toujours
austère fait contraste avec les
élégances raffinées des maisonnettes
scintillantes, des nouveaux sanctuaires d'Aphrodite, des
portiques toujours enguirlandés de feuillages et de
fleurs, des autels toujours fumants où les colombes
roucoulent encore au moment d'expirer. Plus loin, c'est le
golfe et son double rivage, et ses montagnes qui
s'étagent tout alentour ; c'est le vallon verdoyant et
silencieux où sommeille Cléones, c'est la baie
riante d'Eleusis ; Salamine qui grandit les récifs de
ses bords capricieusement découpés, de toute la
grandeur d'une illustre victoire, puis des monts encore,
majestueux, sublimes, baignant leurs sommets chauves dans la
lumière et dans l'azur, l'Hymette, le
Pentélique annonçant de loin la ville qu'ils
ont portée dans leurs flancs, Athènes et les
marbres de son Parthénon.
Depuis quelques mois s'est ouverte la seconde année de
la cent quarante-sixième Olympiade, l'an cinq cent
cinquante-huit de la fondation de Rome. De Rome, disons-nous,
et pourquoi donc parlons-nous de Rome ? Nous sommes à
la porte de Corinthe ; Eleusis, Epidaure, Mégare sont
distantes à peine de quelques heures ; en moins de
deux jours nous pourrions gagner Sparte, nous pourrions
retrouver Athènes, et cependant nous parlons de Rome !
Une cité perdue là-bas, au delà des
mers, aux rives d'un fleuve où le cygne de Léda
ne pourrait se mirer, car ses eaux sont fangeuses,
rougeâtres comme s'il charriait du sang et de la boue ;
les nymphes auraient peur d'y salir leurs pieds d'ivoire. Les
temps sont bien changés cependant. Un dieu a
fondé Corinthe, un dieu ordonna le premier les jeux
que l'on y va célébrer, une déesse a
fondé Athènes et lui a donné son nom.
Rome ne connaît ni son père ni sa mère,
elle connaît sa nourrice et le lait d'une louve est
passé dans son sang. La Grèce n'est pas
allée à Rome. Les jours sont bien loin
où Alexandre prenait la vieille Hellade sur la croupe
de Bucéphale et l'emportait victorieusement à
travers l'Orient, les jours où ce monde que le divin
Bacchus avait déjà soumis à ses lois,
s'épouvantait de la vaillance des hoplites et de la
phalange, en même temps qu'il s'éprenait des
sourires et des grâces des muses athéniennes. La
Grèce a désappris la conquête, elle ne
saurait plus attaquer, à peine saurait-elle se
défendre. Les hôtes de proie, hyènes,
chacals et vautours, sentent les premiers symptômes de
la décrépitude, les affres précurseurs
de l'agonie ; aussitôt elles viennent, elles
approchent, elles guettent les spasmes, elles comptent les
soupirs, et leur hideux appétit dévore par
avance la proie qui lui est promise. Ainsi en est-il de Rome.
Elle monte, elle grandit, elle approche, elle rôde. La
louve a mis sa lourde patte sur la Grèce, et la
Grèce a senti sa griffe.
Aux défilés de Cynocéphales, Flamininus
a vaincu Philippe, cinquième du nom, roi de
Macédoine. La légion de Rome a brisé la
phalange d'Alexandre ; Philippe a dû subir les hontes
d'un traité désastreux, tout l'abandonne.
Athènes a renversé ses statues et voué
aux malédictions des divinités infernales la
place même qu'elles avaient souillée. Quel
magnifique réveil de courage et de virilité !
Jamais Démosthène n'en avait tant
demandé contre un autre Philippe, lui aussi roi de
Macédoine.
Ce n'est plus cependant le temps de s'attrister. On va
célébrer et, chacun l'assure, avec une
magnificence inaccoutumée, les jeux Isthmiques. Les
jeux Isthmiques, comme tous les autres jeux solennels qui
sont pour la joyeuse Hellade la plus chère des
traditions, imposent la loi d'une trêve qui doit durer
un mois entier ! Il faut bien que les concurrents puissent en
toute sécurité entreprendre le voyage. Il n'est
pas pour les Grecs de loi plus sainte que la loi
suprême de leur plaisir. Le philosophe le plus morose
ne saurait les en blâmer ; car ce plaisir est noble,
fécond, glorieux d'une gloire plus pure que ne sont
toutes les gloires des princes et des conquérants. La
Grèce tout entière veut se retrouver, se
reconnaître, sans fin diversifiée dans les fils
de toutes les cités et des colonies les plus
lointaines, une cependant, fière d'elle-même,
oubliant de se haïr et de s'entr'égorger pour
s'admirer et s'applaudir, vivante enfin, combattant les beaux
combats de la force et de l'adresse sous les yeux de tous ses
peuples ne formant plus qu'un seul peuple, sous les regards
de toutes ses déesses, de tous ses dieux qui lui
donnent aussi pour un jour l'exemple de la concorde et
semblent ne plus former qu'un seul dieu.
Ainsi durant un mois plus de guerre, plus de bataille, plus
de sang ; c'est la paix. Le vainqueur suspend sa poursuite,
le vaincu respire et peut encore espérer. Des
hérauts, couronnés de fleurs et de feuillages,
messagers toujours désirés et toujours les bien
venus, ont couru de ville en ville, de campagne en campagne,
annonçant l'heureux retour des jeux publics et la
trêve imposée à tous. On raconte qu'une
armée Lacédémonienne osa traverser le
territoire de l'Elide après la proclamation de cette
trêve traditionnelle ; mais Lacédémone,
frappée d'une amende de par l'autorité
suprême des amphictyons, dut payer deux mines par
soldat. Cet exemple à peu près unique d'une
désobéissance sacrilège atteste en quel
respect religieux la Grèce tient la plus sainte et la
plus sage de ses lois.
L'isthme tout entier disparaît sous un immense
campement ; c'est une ville improvisée ; et la
population accourue de tous les horizons, jetée sur
ces bords, semble-t-il, par les flots capricieux de toutes
les tempêtes, s'agite, s'empresse ainsi que des
abeilles autour d'une ruche en émoi. Peu de femmes
cependant ; leur présence est interdite aux
solennités des jeux publics. Partout c'est
l'harmonieuse langue des Hellènes qui chante ou
retentit, mais nuancée de divers dialectes.
Ceux-là qui sont venus des îles et des rivages
de l'Ionie, traînent les mots, cadencent les phrases ;
c'est une musique toujours prête à s'attendrir.
Les fils de Sparte, de Mégalopolis, de presque toutes
les cités du Péloponèse, accentuent plus
fortement les consonnes ; les mots éclatent
impérieux comme des cris de guerre. Les
Athéniens et tous ceux qui viennent de leurs colonies,
car Athènes toujours féconde ne se lasse point
d'essaimer, ont un langage tout à la fois doux et
ferme, sonore et caressant. C'est toujours Athènes
qui, inspirée d'un tact parfait et d'un instinct de la
mesure qui est un art suprême, fait le mieux toutes
choses, alors même qu'il ne s'agit que de parler.
Les guerres interminables, les discordes civiles, la
fondation des colonies, l'épopée
héroïque d'Alexandre, ses funérailles
qu'il prédisait effroyables et sanglantes, les
défaites subies, les victoires mêmes et surtout
les conquêtes, ont épuisé la
Grèce, et la population décroît.
Déjà le voyageur, dans la joie des campagnes
fertiles, trouve la tristesse des villages abandonnés
; quelques villes mêmes, à leur enceinte devenue
trop vaste, mesurent leur décadence. Il est
jusqu'à des temples qui tombent en ruines ; la
pauvreté des croyants n'a pu réparer en tous
lieux la dévastation des sacrilèges. Mais ce
n'est pas aujourd'hui ; ce n'est pas surtout à
l'isthme de Corinthe que se révèle cette
décadence. Corinthe a vu décupler sa
population, tant le concours est grand des athlètes,
des concurrents et des curieux empressés à les
connaître ; les petites cités toutes voisines de
Cenchrée et de Léchée disparaissent en
quelque sorte sous cette subite invasion.
On n'est admis aux jeux de l'isthme, ainsi qu'à tous
les autres jeux publics, qu'après avoir
justifié de sa qualité de Grec. Alexandre
lui-même dut prouver qu'il appartenait à la
grande famille des Hellènes avant que les chars qu'il
envoyait à Olympie fussent admis à concourir.
Donc c'est déjà un honneur et un
privilège de descendre dans le stade ou dans
l'hippodrome. Cet honneur, les plus fiers, les plus grands,
les plus puissants le briguent et l'envient. N'a-t-on pas vu
Hiéron, Gélon de Syracuse, le solliciter et
richement payer les Pindare qui célébraient
leurs victoires ? Denys n'eut pas de cesse qu'il eût
fait, de guerre lasse, couronner l'une de ses
tragédies. Théron d'Agrigente ne manquait
jamais d'envoyer ses chars et ses chevaux aux hippodromes de
Delphes ou d'Olympie. Cette fois encore on annonce entre les
concurrents, des rois et des tyrans. Quelques-uns sont venus
en personne, Amynandre roi des Athananes. Philippe est
resté dans sa Macédoine, à Pydna ; il
aurait honte d'étaler, devant toute l'Hellade, ses
désastres et ses douleurs mal apaisées. Mais
Nabis est venu ; Nabis tyran de Sparte. Maître d'Argos,
que Philippe lui avait livrée, il ne la pilla
qu'à demi, du moins il en jugeait ainsi, et sa femme
qui le vint remplacer, eut mission de piller à son
tour ; on dit qu'elle mit une adresse féline à
dépouiller les Argiennes de leurs derniers bijoux. En
même temps que Nabis, est venue sa victime
première ; l'héritier légitime des rois
de Sparte, Agésipolis. Ainsi des ennemis sont
là rassemblés et confondus. Ils campent, ils
vivent côte à côte ; quelques hellanodices
suffisent à maintenir le bon ordre. Si Nabis, ou
quelque autre de ces rudes pasteurs de peuples, ne voulait
pas oublier ici l'orgueil de sa puissance souveraine et pour
quelques jours du moins, accepter la loi de la stricte
justice et de la complète égalité, il
pourrait bien s'attirer l'humiliation d'une expulsion
immédiate. N'a-t-on pas vu un hellanodice, très
peu soucieux de la dignité royale, mais jaloux de ses
droits et de la bonne renommée de la Grèce
entière, frapper de son bâton un roi de Sparte,
l'insolent Lychas ?
Ces riches, ces puissants ne se reconnaissent guère
dans la foule qu'à l'empressement de quelques
flatteurs. La servilité ferait, jusque dans les
enfers, escorte à la puissance. Les tentes, plus
vastes et plus richement drapées, quelques
baraquements hâtifs et qui accusent des ébauches
de palais, annoncent les logis des plus grands. On pourrait
aussi les distinguer au silence discret qui le plus souvent y
règne. Chez les rois on ne rit jamais bien longtemps,
et ce n'est que du bout des lèvres. Partout ailleurs
la bonne humeur rayonne sur tous les visages ; la
gaîté éclate cordiale, fraternelle, sans
arrière-pensée. Les vaincus, les vainqueurs,
les pillards, les pillés, les maîtres,
ceux-là qui sont durement asservis, Argos et Sparte,
Egine, Athènes, Thèbes, Héraclée,
Messine et Mégalopolis, Syracuse nourrice des soldats
et des chevaux de guerre, Agrigente, Ségeste et
Panonne, l'âpre Délos, Lesbos la voluptueuse,
Rhodes aimée de Phoebus qui s'y dresse en un colosse
sans rival, Alexandrie et la lointaine Byzance, toutes ces
cités rivales, tous ces frères ennemis se
coudoient, se saluent, s'encouragent aux luttes
espérées, applaudissent déjà
leurs prochaines victoires. Les prix sont tout prêts,
on les a cueillis dans la forêt voisine. A Olympie
c'est une couronne d'olivier sauvage, à Delphes une
couronne de laurier, à Némée une
couronne d'ache verte, à l'Isthme une couronne de pin.
Une branche, quelques brins d'herbe tressés, c'est
tout ; voilà ce que les plus braves, les plus beaux,
les plus forts de toute la Grèce ambitionnent,
rêvent et ce qu'ils vont se disputer.
Mais aussi quelle gloire s'attache à ces pauvres
récompenses ! Quel honneur suprême de les
obtenir ! Quelle victoire fut jamais plus ardemment
désirée ? Timanthe qui fut bien des fois
vainqueur, chaque jour entretenait ses forces en bandant un
arc rigide à l'égal de celui d'Ulysse. Au
retour d'un voyage, il reprend son arc, mais moins heureux
que le roi d'Ithaque, il ne peut plus courber le bois
qu'autrefois il ployait sans peine. Olympie, Delphes,
Némée lui sont désormais interdits.
Timanthe, désespéré, refuse de survivre
à sa défaite ; il dresse un bûcher, c'est
son dernier labeur, et se jette dans les flammes que
lui-même vient d'allumer.
On peut mourir de joie aussi bien que de douleur. Diagoras de
Rhodes voit triompher aux jeux publics ses deux fils
bien-aimés. Diagoras est vieux, et ne saurait se
promettre le retour d'un semblable bonheur : «Meurs,
Diagoras !» lui crie la foule, fatiguée
d'acclamer et d'applaudir. Et Diagoras, la joie dans les
yeux, le sourire aux lèvres, meurt entre les bras de
ses enfants.
Qu'ils sont enivrants et doux, ces applaudissements de la
Grèce entière ! Les dieux mêmes les
pourraient envier. Vainqueur à Salamine,
Thémistocle paraît dans le stade, au milieu de
la solennité des jeux Isthmiques ; on le salue, on
l'applaudit, on se le montre, on l'acclame, et lui-même
disait longtemps plus tard, dans les tristesses de l'exil,
qu'il avait ce jour-là vécu le plus beau jour
de sa vie.
Aussi quel deuil, quelle douleur quand une cité,
coupable d'un crime inexpiable, est exclue des jeux publics !
Lorsque Héraclès eut tué près de
Cléones les fils d'Acton qui se rendaient aux jeux
Isthmiques, Tyrinthe qu'habitait le dieu, Argos qui en
était toute voisine, toutes deux accusées de
complicité, se virent refuser l'entrée des
jeux. Mais la défense ne fut pas longtemps maintenue.
Il serait en vérité bien rigoureux de faire
expier aux hommes les crimes des dieux.
Flamininus connaît toutes les traditions de la
Grèce. N'est-ce pas pour lui une seconde patrie ? Il
ne cesse de l'assurer, il le dit, il le prouve. Aussi ne
pouvait-il manquer d'assister à ces fêtes
glorieuses. Il est venu. Il tiendrait à grand honneur
d'y prendre part. Mais hélas ! il est étranger.
Quel dommage ! Peut-être il trouverait des
généalogistes complaisants qui prouveraient son
origine hellénique et mettraient Solon, Alcibiade ou
Lycurgue, voire même Héraclès ou
Aphrodite, parmi ses aïeux ; Flamininus ne saurait se
prêter à cette supercherie. Flamininus mentir !
Flamininus tromper la Grèce ! On sait bien qu'il en
est incapable. On veut lui faire honneur cependant. Que
peut-il désirer ? Le bâton d'or d'un hellanodice
? Ce n'est pas assez, pense-t-on. - C'est trop,
s'empresse-t-il de dire. - Etranger, il ne peut concourir,
mais il n'est pas de loi formelle qui interdise à un
étranger de faire fonction de juge ou de
président. Pourquoi Flamininus ne serait-il pas
agonothète ? - Mais non, sa modestie, sa
réserve toute discrète n'y saurait consentir.
Pourquoi tant s'occuper de lui ? Que l'on veuille bien
seulement tolérer sa présence. La gloire de la
Grèce ne lui fait pas ombrage. Il n'est rien qu'un
voyageur qui passe. Il désire seulement revoir ses
anciens amis et, s'il se peut, en mériter de nouveaux
: Ce n'est pas un vainqueur comme tous les autres. Nul
appareil fastueux autour de lui. Il a laissé son
armée là-bas, bien loin, il se fie à
l'hospitalité loyale de la Grèce. Il n'a
amené avec lui que son jeune frère Lucius,
mauvais soldat, dit-on, et qui a fait battre sa flotte
auprès de Corinthe, mais un bon vivant, et de moeurs
joyeuses. Quelques tribuns, quelques légionnaires
composent toute l'escorte. Flamininus a ordonné que
l'on dressât les tentes à l'écart, tout
au bord de la mer. Il est là presque seul, bien
simple, accessible à tous, écoutant beaucoup,
parlant peu, quoiqu'il parle grec comme Hérodote, mais
il a tant à apprendre des Grecs et de la Grèce
! Quelques éléphants entravés sont
là près de la tente du maître. La
Grèce n'en a pas vu souvent. Comme Flamininus, ils ont
dépouillé leurs armes et leur harnachement de
guerre ; comme lui, ils sont doux. Flamininus accepte de
serrer toutes les mains qui se tendent ; ses
éléphants ne cessent de présenter
à tout venant une trompe gourmande et
quémandeuse. Ce sont de bien vilaines bêtes,
ainsi le pensent les Grecs qui ne laissent pas de s'en
amuser.
La demeure passagère de Flamininus, n'était la
présence de ce monstrueux bétail, pourrait
convenir à quelque citoyen d'une médiocre
fortune. On dit cependant qu'une de ces tentes, toujours
close, renferme des richesses à faire envie à
Plutus. Un esclave - est-ce un indiscret ou un menteur ? -
prétend les avoir dénombrées : trois
mille sept cent treize livres d'or en lingots, quarante-trois
mille deux cent soixante-dix livres d'argent, quatorze mille
cinq cent quatorze pièces d'or à l'effigie du
roi Philippe, car Philippe est bien sûr de voir son
portrait circuler dans les rues de Rome, enfin tout un amas
d'armes choisies entre les plus belles ou les plus curieuses,
des boucliers, des casques, des sarisses de
phalangères. Ce sont les accessoires obligés du
triomphe que Rome déjà promet à
Flamininus. Telle est cependant la réserve de ce
vainqueur qu'il a pris grand soin de soiistraire ces
trophées à la curiosité de la foule. Il
se rencontrerait peut-être quelque vieux brave que ce
spectacle ferait pleurer. La Macédoine n'est pas loin,
c'est presque la Grèce encore, et l'on sait que
Flamininus ne veut pas coûter une larme à la
Grèce.
Un légionnaire en armes constamment fait sentinelle au
seuil de la tente mystérieuse. Défense formelle
d'en approcher, c'est la consigne. Un Grec, un jeune
éphèbe de dix-huit ans, échappé
pour un jour des gymnases où les maîtres durant
deux ans doivent l'exercer et l'instruire, a voulu
transgresser la défense ; à cet âge, on
est curieux, étourdi surtout. Mal lui en a pris ; car
d'un coup du bois de son pilum, le factionnaire a
renvoyé l'indiscret au large. Il ne faut jamais se
jouer aux sentinelles des Romains. Violence regrettable,
inattendue cependant. Si ce bon Flamininus en avait
connaissance, le soldat trop zélé serait
blâmé et puni. Ainsi le pense et le dit le battu
qui s'en va se frottant les épaules. Qui sait ?
Flainininus aurait peut-être fait à l'enfant les
honneurs de la tente interdite ? Il lui est si cruel de
refuser quelque chose à un Grec. Après tout il
peut avouer le butin qu'il vient de conquérir. Ne
saurait-il en toute justice remporter chez lui quelques
petits souvenirs des pays qu'il vient de parcourir ? N'est-ce
pas la coutume de tous les voyageurs ? Il rentrera un peu
plus chargé que les autres, voilà toute la
différence.
Ainsi Flamininus s'est refusé aux honneurs
particuliers que l'on voulait lui prodiguer. Il ira, il
viendra au gré de sa fantaisie, et nul ne doit se
déranger pour lui. Sa présidence, si du moins
on s'obstine à lui reconnaître une sorte de
présidence, sera tout officieuse ; il n'en portera
aucun insigne et n'exercera aucune autorité. Il n'a de
droits que ceux d'un hôte et d'un ami.
Le vaste espace qui est réservé aux jeux
comprend un hippodrome, un stade, un théâtre. Le
théâtre est d'une médiocre étendue
et d'une richesse médiocre. On le fréquente
peu. Les concours littéraires, les concours de
tragédie et de comédie, sans être tout
à fait inconnus à l'isthme de Corinthe, n'y
sont pas très fréquentés. Souvent
même les muses ne sont pas conviées. C'est
à Olympie qu'Hérodote donna lecture de son
histoire et que l'assistance ravie décida que les neuf
livres entre lesquels elle se partage, prendraient les noms
des neuf Muses. C'est à Olympie que le peintre Action,
encore jeune et inconnu, exposa son tableau des Noces
d'Alexandre et de Roxane et que l'un des hellanodices
enthousiasmé s'empressa d'offrir à ce
débutant, en qui se révélait un
maître, sa fille en mariage. Delphes ne manque pas dans
ses jeux Pythiques de réserver large place aux
concours de musique et de poésie. Les poètes,
les musiciens doivent s'y affirmer créateurs aussi
bien qu'exécutants ; Hésiode se vit exclure
parce qu'il dut s'avouer incapable d'accompagner
lui-même ses chants sur la cithare. Mais à
l'isthme de Corinthe, les athlètes à peu
près seuls accourent et sont les très bien
venus.
Il n'est pas dans toute la Grèce une ville, un site
fameux que ne signale et ne protège la présence
vénérée d'un dieu. Le temple presque
toujours a précédé la cité ;
lui-même semble l'avoir enfantée ; il en reste
le centre, l'âme et le refuge suprême. A l'isthme
s'élèvent deux temples : le plus ancien et le
plus vaste, d'ordre dorique, est consacré au divin
Poséidon ; le second, à Palômon fils
d'Athanas et d'Ino qui fut métamorphosé en dieu
marin. Ce temple, moins grand que le premier et d'ordre
ionique, oppose ses élégances, ses grâces
en quelque sorte féminines à la majesté
virile mais un peu rude que toujours respire l'ordre dorique.
Ces temples sont enfermés dans une enceinte
flanquée de tours, percée de trois portes
seulement ; elle se rattache à tout cet ensemble de
murailles et de retranchements qui barre l'isthme et
défend les abords du Péloponèse.
Longtemps Sparte n'a pas voulu d'autres remparts que les
poitrines vaillantes de ses enfants ; mais les autres
peuples, qui se partagent le Péloponèse,
affectent moins de confiance dans leur invincibilité ;
et l'isthme depuis longtemps s'est hérissé de
travaux de défense. Si la solennité des jeux
publics impose une trêve sacrée, la trêve
à peine rompue, la guerre le plus souvent
aussitôt recommence plus furieuse que jamais, car les
combattants ont eu le loisir de reprendre haleine. Lors des
guerres médiques, une armée de
Péloponésiens longtemps occupa l'isthme ; on a
vu, plus récemment encore, le Spartiate
Agésilas et les Athéniens y lutter, dans une
stratégie savante, de prudence, de ruse et
d'adresse.
Par bonheur ces souvenirs sont loin de nous ; et les Grecs
n'ont jamais eu grande peine à oublier. Les jeux vont
durer cinq jours ; et chaque jour est réservé
à un exercice différent. Le premier est
consacré à la course à pied.
Les coureurs sont venus en grand nombre ; les plus jeunes,
presque des enfants, les premiers vont prendre part à
lutte. Ceux-là mêmes qui pour la première
fois vont paraître au grand jour de ces fêtes
solennelles, ne sont pas des débutants
inexpérimentés. On doit, à la
Grèce de lui épargner le spectacle ridicule
d'efforts maladroits et d'une inexpérience trop
naïve. Les concurrents ont dû justifier
d'études préalables et sérieuses. Dix
mois de fréquentation assidue dans les palestres et
les gymnases publics, c'est le moins que l'on puisse exiger.
Les paedotribes ont mis tous leurs soins à
l'éducation, à l'entraînement de cette
jeunesse. Ils sont jaloux de leur bonne renommée, de
la réputation de leurs écoles et se croiraient
déshonorés si leur science pédagogique
ne s'affirmait dignement dans l'adresse et la force de leurs
élèves. Enfin les sophronistes, quelquefois
aussi les hellanodices ont fait une enquête
sévère sur la moralité et les moeurs des
concurrents. Nul qui a subi une condamnation
déshonorante, nul qui traîne après lui
les opprobres d'une vie infâme ne saurait être
admis. Il faut que tous ces hommes puissent estimer leur
vainqueur ou d'une étreinte franchement amicale,
serrer la main du vaincu. Le pied d'un coupable souillerait
le sable de la carrière ; et la honte du vainqueur
déshonorerait la victoire elle-même. La
Grèce entend que ces jeux soient un enseignement non
moins qu'une fête. Platon ne l'a-t-il pas ainsi
compris, lorsqu'il disait, formulant une vérité
éternelle : «Il n'y a qu'un moyen de conserver
la santé : ne pas exercer l'âme sans le corps,
ni le corps sans l'âme... on imitera ainsi l'harmonie
de l'univers».
Primitivement les coureurs, les lutteurs combattaient,
sommairement vêtus d'un étroit caleçon
qui leur ceignait les reins. C'était une entrave
dernière et qui gênait un peu leur élan.
A compter de la quinzième Olympiade le caleçon
a disparu, et les lutteurs ont toujours combattu en une
complète nudité. Depuis déjà
quelques heures, ils se sont réunis, non loin du
stade, dans les apodyteria qui leur sont
réservés. C'est là qu'ils ont
dépouillé leurs vêtements. Ils causent
à haute voix, ils s'impatientent, ils
frémissent ainsi que des coursiers
généreux qui déjà flairent la
poussière ardente d'un champ de bataille.
Les amis, les pères, les aïeux maintenant
inhabiles à ces luttes regrettées, les petits
frères qui envient leurs aînés et se
promettent de les dépasser peut-être, ont
conduit ces apprentis de la victoire jusqu'au seuil des
retraites où se font, loin de la foule des
spectateurs, les derniers préparatifs. Que de regrets
à se quitter ! Que de recommandations ! Que de bonnes
paroles d'encouragement ! Que de souhaits ou l'on sent se
répandre toute la tendresse d'un coeur de père
! Que de regards attendris ! Que d'embrassades
étroites ! Que de poignées de mains
prolongées sans fin ! Ceux-là qui vont lutter
et combattre ne sont pas les plus émus. Vainement les
hellanodices repoussaient cette escorte importune ; elle
serait encore obstinément amassée aux portes
qu'on a fermées devant elle à grand peine, si
la crainte de ne plus trouver dans le stade les places
désirées ne venait tout à coup de
hâter le départ et de précipiter la
déroute.
Il est temps en effet. La foule ne s'est pas ruée
dans le stade, cette foule est courtoise et d'elle-même
elle accepte une sorte d'harmonieuse discipline ; mais elle
s'est répandue ainsi qu'une marée montante. Les
gradins de marbre, étages symétriquement, les
plus bas envahis les premiers, ont bientôt tous
disparu. Les portiques qui les terminent et les couronnent,
sont envahis à leur tour ; et les visages curieux,
souriants, empressés, illuminés d'un regard
avide, par milliers s'amassent à l'ombre des
colonnades. Là se dressent des statues, de bronze pour
la plupart, car les fondeurs de Corinthe sont renommés
et les maîtres en toute sûreté leur
confient le soin de donner à leurs créations
l'immortalité du métal. Ce sont des statues
d'athlètes vainqueurs. On les compte par centaines ;
ou plutôt on ne saurait les compter, tant leur nombre
est considérable. La vanité des vainqueurs
quelquefois en a payé les frais, mais plus souvent le
légitime orgueil de leur ville natale. Ces statues ne
dépassent point la grandeur naturelle ; mais il a
fallu promulguer une loi sévère qui
interdît de leur donner des proportions colossales. Les
athlètes auraient eu bientôt fait de
s'égaler aux dieux. Aucune statue nouvelle n'est
reçue et mise en place que les hellanodices ne l'aient
formellement acceptée.
Bientôt ces statues elles-mêmes sont assaillies,
escaladées, conquises ; on voit des spectateurs
accrochés aux piédestaux, debout sur les
plinthes ou même grimpés et posés
à califourchon sur les nuques de bronze. Les groupes
sont curieux, d'une amusante bizarrerie que font ces vivants
et ces morts, la blancheur éclatante des chlamydes
agitées de la brise et le noir du métal
toujours immobile, les visages graves, impassibles ou
vaguement éclairés d'un sourire presque divin
et les têtes mobiles où se reflètent
toutes les émotions, toutes les joies de la vie
heureuse et frémissante. Il semble toutefois, tant ces
héros déifiés composent une
assemblée solennelle, qu'ils sont les juges
suprêmes, et que l'orgueil d'un grand passé,
sans vainc complaisance, interroge le présent.
Immédiatement au-dessus de l'arène, vers le
milieu des gradins, est ménagée une petite
enceinte réservée aux magistrats, aux juges,
aux dignitaires qui seuls ont droit de porter plus haut la
tête et d'imposer l'obéissance au milieu de ce
monde soumis au nivellement d'une complète
égalité. Privilège glorieux, redoutable
cependant, mais que justifient leur vigilance toujours en
éveil, leur inébranlable
austérité. Ils sont la justice et la loi
vivantes ; ils sont la Grèce elle-même, et la
Grèce, partout présente, n'accepterait pas la
moindre faiblesse qui lui serait un déshonneur.
Un autel, consacré à Déméter, est
dressé au milieu des sièges de marbre où
viennent de se placer l'olytarque, ordonnateur suprême
des cortèges et des cérémonies, les
agonothètes, présidents des jeux, les
hellanodices, tout spécialement chargés de la
police et du bon ordre, les pédotribes, dont
l'expérience prononcera dans les cas douteux et
contestés, les nomophylaques, dépositaires
sévères des traditions devenues des lois et des
usages établis. Ceux-ci, comme les hellanodices, sont
majestueusement drapés de laine blanche et tiennent un
long bâton. Oh les prendrait, si fière est leur
attitude, si grandiose est la placidité dé leur
visage ombragé d'une barbe toute blanche, pour
quelques-uns de ces rois pasteurs que les poètes nous
montrent présidant, à peine revenus de la
bataille, aux travaux de leurs moissonneurs. On avait
réservé deux places à Flamininus et
à son frère Lucius. Le hasard est singulier,
mais tous deux sont assis auprès de l'autel de la
déesse. Est-ce donc que Rome, elle aussi, aspirerait
à la toute-puissance des immortels ?
Les concurrents inscrits et qui tous ont dit leur nom et leur
patrie, viennent d'être partagés en groupes de
quatre. Une urne d'argent qui porte une dédicace
divine, a reçu de petits morceaux de bois de la
grosseur d'une fève et sur lesquels une lettre est
gravée. Il y a quatre A, quatre B, ainsi de suite ;
les lutteurs mettent la main dans l'urne, et s'en vont ainsi
prendre une lettre qui décidera du choix de leurs
adversaires. Cette lettre, ils ne sauraient la lire avant que
tous aient interrogé le hasard. Pour plus de
sûreté, le mastigophore se tient tout
auprès d'eux et son fouet cinglerait les mains qui
s'ouvriraient trop vite.
Le signal est donné. Les quatre jeunes gens se sont
alignés à l'extrémité du stade
qui se termine par un mur droit, dans
l'aphésis. Les voilà qui courent, et le
sable déjà monte et tourbillonne sous leurs pas
; en effet le sol n'est point battu et résistant, mais
bien au contraire poudré d'un sable fin et doux aux
pieds. L'allure des coureurs en est un peu ralentie ; mais du
moins les chutes ne sont jamais dangereuses ; et la
Grèce, humaine et clémente jusque dans ses
plaisirs, évite autant qu'il se peut la cruauté
des blessures inutiles. Les Grecs sont encore de tous les
peuples les moins prodigues du sang des hommes.
Les coureurs vont, fuient, disparaissent à demi,
quelquefois à peine reconnaissables dans le nuage
qu'ils soulèvent. Leurs forces juvéniles
veulent encore être ménagées ; aussi ne
doivent-ils fournir que la moitié de la
carrière. Trois bornes, affectant la forme de colonnes
tronquées, jalonnent, et partagent également le
stade. Toutes trois portent une inscription différente
; il semble que le marbre, ému lui-même et
s'animant dans la fièvre de ces jeux, prenne la parole
et s'adresse aux lutteurs. Courage ! s'écrie la
borne première. - Hâte-toi ! dit la
seconde. - Tourne vite ! s'écrie la
dernière.
Ces premiers coureurs ne doivent parcourir que la
moitié du stade, et la seconde borne est le but qui
leur est assigné. Celui qui a dépassé
les trois autres reste à l'écart auprès
de l'aphésis, tandis que les vaincus, encore
haletants de leurs efforts inutiles, se retirent la
tête basse ; mais le vainqueur n'est pas encore
assuré de la suprême victoire. Une
épreuve plus redoutable lui est
réservée. Quatre groupes de quatre coureurs
sont tour à tour descendus dans le stade, et les
quatre coureurs qui se sont, eux-mêmes classés
les premiers, vont décider dans une course
dernière, laquelle de leurs quatre victoires
égales sera la complète victoire. Ne sont-ils
pas déjà lassés ? Mais non, les efforts
accomplis n'ont fait que les mieux préparer à
dés efforts plus grands. Ces jeunes corps, sveltes,
fins, légers, associent les grâces un peu
grêles de l'enfant qui était hier aux
élégances déjà presque viriles de
l'adulte qui sera demain ; il semble qu'ils éprouvent
une joie profonde à s'étaler dans l'exquise
harmonie de leurs formes, dans le premier
épanouissement de la jeunesse, de la force et de la
vie. Ces pieds, rapides comme ceux du divin Achille, ont-ils
touché le sol ? On en pourrait douter. Ce n'est plus
une course, c'est un vol : on dirait un petit nuage qui passe
; et déjà les applaudissements montent des
gradins, suivant les coureurs dans la carrière, ou
plutôt essayant de les suivre, car la brise même
ne saurait les atteindre. Il faut bien un vainqueur
cependant, et celui qui l'emporte peut être fier de sn
première victoire, car ses rivaux ne sont
dépassés que de bien peu, et leur
agilité pouvait se promettre l'avantage. Les vaincus
n'ont pas à rougir. Mais qu'elle est joyeuse l'ivresse
de cette première victoire ! Qu'est-ce que l'avenir
réserve à ce vainqueur ? Peut-être
d'autres victoires, et de moins innocentes ; peut-être
après ces jeux de la paix les jeux terribles de la
guerre ; peut-être la puissance, la richesse, les
splendeurs d'une pompe royale. Il n'importe, on ne saurait le
dire. Mais toujours cet enfant se souviendra de l'isthme, du
stade, de la première couronne conquise ;
celle-là, comme le souvenir d'une adolescence
radieuse, sera toujours caressante et légère au
front qui l'a reçue. Qu'il est doux d'être
vainqueur à seize ans !
Les lutteurs qui maintenant descendent dans le stade, sont
des hommes jeunes, mais dans la plénitude des forces
longuement exercées. Quelques-uns sont connus de la
foule ; leur réputation partout les
précède et les fait désirer. Il en est
qui déjà ont suspendu, aux murs de leur maison,
des couronnes rapportées d'Olympie, de
Némée et de Delphes. Quelques-uns, plus fameux
encore, peuvent se reconnaître dans les marbres, dans
les bronzes consacrés à la mémoire des
vainqueurs et se regarder ainsi eux-mêmes du haut de
leur immortalité. Quel encouragement plus puissant et
plus direct ! Quelle honte s'il fallait avouer une
défaite au pied même du monument de ses propres
victoires !
Ces coureurs n'ont pas seulement la force et l'élan
qu'exige et développe leur exercice favori, ils ont la
ruse, le sang-froid qui ménage habilement les forces
et quelquefois, au dernier moment, répare un
échec presque certain et fait violence à la
fortune. Comme tout à l'heure les enfants qui les ont
précédés, ces coureurs sont
groupés quatre par quatre. Mais la carrière
qu'ils doivent parcourir est quatre fois plus étendue.
Ils doivent enjamber le stade tout entier, et tournant la
borne dernière qui leur dit : Tourne vite !,
revenir à leur point de départ. Cette course
est dite le diaulos. Les vainqueurs cette fois encore
vont de nouveau lutter entre eux. L'attention est plus
ardente, fiévreuse, et l'impatience de tous
dévore ces instants suprêmes. Le spectacle d'une
lutte, d'un combat attache, retient aisément les yeux
et l'esprit de l'homme : la vie n'est-elle pas un combat
toujours renaissant ? et l'homme aime la vie. Mais cet
intérêt instinctif qui sans peine bientôt
s'éveille autour des rivaux acharnés à
se vaincre, trouve un aliment dans la vanité de toutes
les villes et de tous les peuples. Chacun de ces lutteurs
sent que pour un jour il personnifie, il résume en lui
ses aïeux, sa patrie, toute une tradition de gloire
qu'il se doit de défendre et, s'il se peut, de grandir
encore. On compte sur lui, comme Rome comptait sur le dernier
des Horaces, et bien que l'existence même d'une
cité ne soit pas en jeu, le poids d'une
écrasante responsabilité s'impose à
chacun de ces hommes. Toute la Grèce le voit, mais les
siens surtout le suivent et le regardent. Quelle
désolation si Thèbes l'emportait sur
Héraclée, si quelque pauvre petite ville sans
nom allait vaincre Argos ou Lacédémone ! Cela
se voit, cela se peut faire ; et rien ne pourrait conjurer ou
effacer l'éclat de cette défaite. Le champ de
bataille s'étale au grand soleil, et la
renommée, qui se tient aux écoutes, n'attend
que la victoire pour crier à tous le nom du
vainqueur.
Ceux qui sont arrivés les premiers, les plus agiles,
les plus forts, sont restés dans
l'aphésis et s'apprêtent à
repartir. Enfin nous allons voir quel sera le vainqueur entre
ces victorieux. L'épreuve imposée est plus
difficile encore ; cette course dernière, c'est le
dolichos. Il faudra douze fois, et sans reprendre
haleine, parcourir le stade tout entier. Ceux-là seuls
qui renferment en leur large poitrine des poumons qui jamais
ne s'essoufflent, un coeur qui jamais ne précipite ses
battements, peuvent accepter une tâche semblable et
sans folie espérer de la remplir dignement. C'est
alors que l'expérience des luttes passées peut
servir le plus utilement. Les quatre concurrents savent
à merveille que sous peine d'une défaite
certaine, ils doivent garder quelque sang-froid et
discipliner leurs fureurs héroïques.
Ils partent, mais non pas d'une allure très rapide
cependant. Les poings sont fermés, les bras
ramenés et pressés contre la poitrine. Le pas
est rythmé et s'allonge sans efforts excessifs. Ils
courent les uns auprès des autres, presque côte
à côte. Il leur est impérieusement
défendu de se heurter. C'est une course, rien qu'une
course, non pas un pugilat. Déjà deux fois ils
ont tourné la borne, et l'alignement reste parfait de
ces quatre coureurs ; on ne saurait dire qu'il en est un qui
dépasse les autres de l'épaisseur de la main.
Est-ce donc qu'ils vont tous les quatre ensemble atteindre le
but ? Faudra-t-il leur imposer le supplice d'une
épreuve nouvelle ? Ce serait peut-être condamner
à mort le plus brave et le plus acharné.
N'a-t-on pas vu le Spartiate Lados expirer alors qu'un
dernier bond le faisait vainqueur ? Mais non, ces quatre
corps qui longtemps ont semblé le même corps
quatre fois répété, si parfaite
était la cadence de leurs longues enjambées, si
sagement ordonnés étaient leurs mouvements,
accusent l'inégalité des efforts
suprêmes. L'alignement est rompu ; il est un coureur
qui devance les autres, ses pieds touchent à peine le
sol ; sa vitesse est prodigieuse et le sable qu'il
soulève, tourbillonnant lorsque déjà il
est passé, monte au visage des autres, les trouble et
les aveugle à demi. Ils s'acharnent cependant, leur
fureur impuissante ne leur sera qu'une fatigue de plus, ils
crient ; leurs corps se jettent tout en avant, les bras se
lancent comme pour saisir le but qui leur échappe. Ne
vont-ils pas, ces acharnés, déjà
haletants et tout inondés de sueur, s'abattre et
rouler par terre ? Ce serait ajouter aux tristesses de la
défaite le ridicule d'une maladresse aussitôt
raillée. Hélas ! il faut bien céder.
C'est une loi fatale ; au premier rang il n'est jamais de
place que pour un seul.
Philopoemen a contesté l'utilité de ces jeux
gymnastiques où se complaît la Grèce, n'y
trouvant pas, disait-il, le véritable apprentissage du
soldat. Il est vrai que s'accoutumer, s'endurcir aux
irrégularités, au désordre que toujours
entraîne la guerre, semble un excellent enseignement
pour le soldat ; et l'on sait que les lutteurs qui
rêvent les victoires du stade, se soumettent bien au
contraire à un régime d'une implacable
régularité, mangeant aux mêmes heures
toujours à peu près les mêmes aliments,
les coureurs, du fromage, du laitage surtout, nourriture
fortifiante et cependant légère, les boxeurs,
les pugilistes, des viandes qui leur font des muscles massifs
prêts à toutes les résistances comme
à toutes les attaques ; mais la course en armes, celle
qui se prépare maintenant, est un exercice tout
militaire et lui-même, ce Philopoemen, s'il
n'était d'humeur grondeuse, la devrait recommander
à quiconque aspire aux combats qui ne sont plus des
jeux.
Cette fois les coureurs n'apparaissent plus dans leur
héroïque nudité. Ils sont vêtus et
pesamment armés. Les casques sont surmontés de
ces hautes aigrettes dont s'épouvantait, jusque dans
les bras de son père Hector, le petit Astyanax ; au
bras gauche est fixé le bouclier rond et d'un
diamètre qui excède la longueur du torse. Des
figures, des emblèmes les plus divers y sont
gravés dans le métal et relevés d'une
éclatante enluminure. Ce sont des disques solaires, ou
le croissant de Phoebé, ou des aigles volant à
tire d'ailes, promesse de bravoure et gage de victoire, ou
des monstres marins, des crabes aux pinces menaçantes,
des poulpes tordant leurs tentacules ainsi que la
Chimère les serpents de sa chevelure. Les lourdes
cnémides d'airain emprisonnent les jambes. Le poids
semble écrasant de cet attirail de guerre, et
cependant telle est la force, telle est surtout
l'agilité de ces vaillants exercés dans le
xyste et la palestre, que leurs armes, ne leur sont qu'une
parure ; leurs mouvements n'en sont que bien peu ralentis.
Quelle serait terrible et magnifique l'attaque de semblables
soldats ! Et comment s'étonner que les Hellènes
aient affirmé la présence des dieux et des
héros ressuscités, d'Arès et de
Thésée au champ de bataille de Marathon ? Ils
pouvaient se reconnaître eux-mêmes dans les
héros et dans les dieux.
La nuit vient, mais elle ne va pas interrompre aussitôt
les jeux. Une course est attendue, impatiemment
désirée, qui veut la complicité des
ténèbres profondes ; c'est la course aux
torches, la lampadédromie. Les torches sont
faites de sarments de vigne étroitement
ficelés, ou mieux, car la flamme est plus rapide et
plus éclatante, de branches de pin serrées et
nouées dans les tiges flexibles des joncs ou des
papyrus.
Un feu vient d'être allumé sur l'autel de
Déméter la grande déesse. C'est
là que les concurrents viennent embraser leurs
torches. A peine ont-ils fait quelques pas, on ne saurait
plus les distinguer, ni les reconnaître. Plus de
lutteur déjà renommé et que le souvenir
de ses exploits fait, dès qu'il vient de
paraître, saluer, d'applaudissements et de joyeuses
clameurs. Les favoris de la fortune sont perdus dans l'ombre,
et le regard des amis les plus fidèles ne peut les
suivre ni les encourager. Cependant le spectacle, s'il est
moins beau, est plus étrange ; il ne va pas sans
quelque désordre, les Hellanodices les plus
sévères perdent leur temps à
réprimander ; on ne les voit pas, et dans le tumulte
leur voix n'est plus entendue. La bonne humeur de tous est
une loi qui suffit à maintenir la loyauté de
ces luttes curieuses. On rit, on s'amuse bruyamment ; et
cependant les torches scintillent, passent, filent,
quelquefois prêtes à s'éteindre, tant le
coureur les emporte d'un élan furieux. On dirait une
course d'étoiles, et le ciel lui-même,
maintenant, semé de feux sans nombre, traversé
de la poussière lumineuse de la Voie lactée,
semble sourire à ces jeux. N'est-il pas une
arène sublime où les astres, les soleils, les
mondes poursuivent leur course éternelle et
mènent leur ronde harmonieuse dans les mystères
insondables de cette immensité ?
On a consacré au repos les dernières heures de
la nuit ; mais ce repos entre la fête passée et
la fête du lendemain, il faut bien peu de chose pour le
troubler : la chanson d'un vaincu trop bien consolé,
et qui s'acharne à la recherche vaine du logis qu'il a
perdu, le frémissement d'une lyre encore vibrante dans
les mains d'un poète. Pindare a fait école. Il
n'est pas de victoire qui n'éveille la fanfare de
quelques vers glorieux. On voit accourir, flatteurs
obséquieux, empressés sur les pas des
athlètes, un essaim de poètes maigres et qui
s'en vont offrant à tous les vainqueurs les
compliments enthousiastes d'une muse besogneuse et
famélique. C'est un métier qui fait vivre
à peu près et tout juste assez pour ne pas en
mourir.
A peine la mer a-t-elle reflété le premier
sourire d'une aurore nouvelle que la foule reparaît,
les uns échappés à leur campement,
d'autres, les derniers venus, désertant les parvis des
temples, les portiques du stade, seul abri qu'ils aient pu
obtenir de la complaisance des prêtres ou des
Hellanodices. Quelques-uns, dans l'espoir d'une victoire
prochaine, déjà fatiguent les dieux de leurs
prières et de leurs offrandes. Trois ou quatre blocs
de pierre, énormes, presque frustes, mal
équarris, composent ce qu'on appelle l'autel des
Cyclopes ; divinités étranges, culte
essentiellement local, mais qui recrutent toujours parmi le
monde des athlètes, des fidèles
obstinés. Ces légendaires remueurs de rochers
plaisent à des hommes orgueilleux avant tout de la
force brutale.
Mais ce qui attire, le plus souvent retient la foule et
l'amuse, en attendant que l'heure soit venue des jeux, du
stade, c'est l'assemblée présente partout des
statues qui disent l'interminable lignée des braves
proclamés vainqueurs. On se les montre, et les plus
anciens des athlètes, ceux-là surtout à
qui l'âge ne permet plus que le récit des
combats, racontent à la jeunesse curieuse de les
entendre, tout ce long poème de gloire, les luttes
épiques dignes d'un Homère et ce qu'ils
étaient ces coureurs, ces lutteurs, ces boxeurs, ces
batailleurs d'autrefois. La gloire dans le passé,
comme les montagnes dans l'éloignement, semble grandir
pour quelque temps du moins, et la vieillesse toujours se
console un peu de ses ruines en criant à la
décadence.
Voici Théagène de Samos qui fut douze fois
vainqueur ; Glaucus de Caryste qu'a chanté Pindare
:
Ni le frère bouillant
d'Hélène,
Ni le robuste fils d'Alcmène
N'ont tendu comme lui leurs bras musclés de
fer.
C'était un laboureur avant d'être un athlète ; et l'on raconte qu'il raccommodait l'essieu de sa charrue à coups de poing. Pour enfoncer des clous il n'avait besoin que de sa main toute nue.
Nicostrate, fils d'Isidotus, fait pendant à son ami
Alcée de Milet ; et bien que le statuaire ait
complaisamment trahi une ressemblance qui serait regrettable,
la laideur fameuse de ce Nicostrate est écrite dans le
bronze. Par bonheur Alcée est beau comme un Apollon.
L'harmonie des proportions, leur seule beauté, a valu
aussi à Philippe de Crotone une statue digne de son
modèle. Il fut, dit l'inscription, l'homme le plus
beau de son temps.
La lointaine Crotone n'est pas moins fière d'avoir
enfanté Milon. Dans la guerre entreprise contre
Sybaris il commandait l'armée de Crotone et
fièrement il parut sur le champ de bataille, portant
les attributs d'Héraclès, la massue et la peau
de lion. Ce terrible assommeur prenait une grenade dans sa
main, et les plus forts s'acharnaient en vain à lui
faire lâcher prise ; il rendait la grenade intacte,
sans même que l'écorce gardât quelque
trace de son étreinte. Il se plaçait sur une
dalle de pierre parfaitement plate et ruisselante d'huile ;
personne ne pouvait l'y faire glisser ni le déplacer
d'une ligne. Un jour il tua un taureau d'un coup de poing. Il
tendait sa main ouverte et nul ne pouvait en écarter
un seul doigt. On sait enfin comment il mourut, sa main ou
plutôt sa formidable tenaille prise dans le tronc d'un
arbre qu'il avait voulu éclater. Réduit
à l'impuissance et à l'immobilité, il
fut la proie des bêtes fauves.
Milon, cependant, un jour avait rencontré son
maître dans Léotrophide. C'était un
pâtre ; il se faisait un jeu d'irriter les taureaux et
tout net les arrêtait, leur saisissant une patte de
derrière au milieu même de leurs bonds les plus
furieux. Quelquefois il en tenait ainsi deux, l'un de chaque
main. Il arriva que le sabot lui restait dans les doigts.
Milon lui-même s'écriait : «Zeus, cet
homme est-il donc un autre Héraclès ?»
Polydamas de Scotussa rejoignait sans peine un char
emporté au galop de quatre chevaux et l'arrêtait
si brusquement en l'empoignant par-derrière, que
chevaux et cocher roulaient sur le sable de l'hippodrome. Son
image attire un concours nombreux de dévots et de
suppliants. Il a fallu la placer dans un petit sanctuaire, et
les offrandes entassées, toujours renouvelées,
les ex-voto suspendus tout alentour, affirment que ce bloc
d'airain guérit les fiévreux.
Théagènes de Tharse, à peine
âgé de neuf ans, voit sur une place une statue
qui séduit ses regards d'enfant ; il la descelle et
l'emporte sur ses épaules. La ville est en émoi
; le sacrilège est découvert, mais le coupable
s'excuse et, reprenant le marbre qu'il se montrait si digne
de conquérir, il va le replacer sur son
piédestal. Ce Théagènes dix fois fut
proclamé vainqueur aux jeux Isthmiques, il avait
recueilli de ville en ville, de fêtes en fêtes,
quatorze cents couronnes.
Les vainqueurs aux courses de chevaux, aux courses de char,
ne sont pas moins honorés. Hermogènes de Xanthe
était surnommé le coursier. Léonidas de
Rhodes fut quatorze fois vainqueur. Milésias fut
surtout célèbre pour son enseignement. Porus de
Cyrène était son élève et lui fit
longtemps honneur.
Les cavaliers, les conducteurs de char ont voulu quelquefois,
touchante confraternité, associer à leur gloire
les nobles animaux qu'ils avaient associés à
leurs labeurs, à leurs luttes comme à leurs
espérances. Ainsi on se montre Philotas debout
près de sa jument. Un jour il perdit son
équilibre et tomba sur le sable ; la jument toute
seule poursuivit la course et le prix lui fut
décerné. Elle avait donc tous les droits aux
honneurs du bronze.
En tous lieux où l'homme respire, la brigue ne saurait
être absolument bannie ; elle est si féconde en
ruses et si habile à se frayer partout quelque
secrète issue ! Eupolus de Thessalie, riche d'argent
plus que de vaillance, avait gagné par la promesse
d'une grosse somme les rivaux que le sort lui avait
désignés. Agéton d'Arcadie, Prytanes de
Cyzique, Phormion d'Halicarnasse devaient complaisamment se
laisser distancer par lui. Mais ce marché sordide fut
découvert et dénoncé : Eupolus vit, du
produit de la grosse amende qu'il dut payer, dresser une
statue de Poséidon ; et l'inscription rappelle encore
qu'on ne saurait mériter la victoire à prix
d'argent, mais par la vigueur du corps et la
légèreté des pieds.
Callipus d'Athènes, qui lui aussi voulait tricher la
victoire que ses largesses lui faisaient espérer, dut
payer l'amende ; ce fut une affaire d'importance, car la
cité d'Athènes prit follement parti pour le
coupable et sans l'intervention de Phoebus lui-même
conseillant par la bouche de la Pythie l'oubli et la
conciliation, Athènes allait être exclue des
jeux publics.
La lâcheté est châtiée non moins
sévèrement. Sarapion d'Alexandrie, un
pancatriaste indigne et qui s'enfuit tremblant de peur
à la vue des poings armés du ceste de ses
adversaires, fut condamné à l'amende.
La politesse même est imposée à tous.
Apollonius d'Alexandrie était arrivé
après l'heure prescrite, car il s'était un peu
attardé à faire étalage de sa force dans
quelque cité voisine. On le frappe d'une amende et,
sans combat, on décerne le prix à son
adversaire qui du moins avait fait preuve d'exactitude et de
bon vouloir. C'était un inconnu, un certain
Héraclide. Apollonius, outré de colère,
se jette sur lui et l'aurait assommé dans une lutte
peu courtoise, si les spectateurs indignés ne
l'avaient livré aux hellanodices. Cette violence lui
valut une amende nouvelle et une nouvelle statue au dieu
protecteur de l'Isthme.
Ainsi les exploits des athlètes comme leurs
indignités sont le prétexte et l'occasion de
monuments multipliés à l'infini. Il arrive
encore que des peuples en guerre, des cités ennemies
profitent de la solennité des jeux publics pour
conclure une alliance, sceller une réconciliation. La
Grèce tout entière est ainsi prise à
témoin des résolutions arrêtées
d'un commun accord ; elle devient le dépositaire et la
gardienne de la paix jurée. Le marbre aussitôt
se dresse et le ciseau complaisamment y grave le nouveau
traité. Il en est beaucoup de ces traités que
l'on peut ainsi lire aux murailles des temples et sur les
colonnes érigées tout alentour. Hélas !
ils se contredisent impudemment et proclament trop bien la
vanité de toutes les espérances, le mensonge de
toutes les promesses.
La deuxième journée tout entière est
réservée à des exercices qui veulent
encore plus d'adresse que de force : le saut, le jet du
disque et du javelot.
Dès le temps d'Homère, les Phéaciens
étaient renommés entre tous pour leur
habileté dans l'exercice du saut. Mais Crotone cite,
avec non moins de complaisance, l'un de ses fils, Phayllas,
qui d'un bond franchissait une distance de plus de cinquante
pieds ; c'est le bond d'un tigre.
Sur le sol de l'arène on a pris soin de tracer une
ligne parfaitement droite et qui marque le point de
départ. Quelques paedotribes portant de longues
lanières d'étoffes se tiennent un peu à
l'écart, tout prêts à les étendre
pour mesurer exactement la distance franchie. Les sauteurs
sautent, soit en s'aidant d'une perche, soit en chargeant
leurs mains d'haltères de bronze ; mais c'est
là une manoeuvre assez compliquée et qui
réclame un long apprentissage. Ce poids cependant,
déplaçant tout d'un coup l'équilibre du
corps, lorsque les bras, ramenés en arrière,
brusquement se rejettent en avant, augmente beaucoup la
puissance du premier élan. Un sauteur maladroit,
gêné par cela même qui devrait lui venir
en aide, aurait bientôt fait de s'abattre sur le dos ;
mais les autres, ceux qui sont dignes des applaudissements
publics, semblent des chèvres légères ou
des cerfs que viennent de mettre en fuite les aboiements des
chiens et les cris des chasseurs. Les aulètes, la
double flûte aux lèvres, accompagnent les
sauteurs ; d'un cri perçant et subit ils leur donnent
le signal et marquent le rythme de ces beaux corps toujours
obéissants. On ne se sert au jet du javelot que
d'armes émoussées. Une vigilance jalouse
s'efforce d'écarter, de la joie de ces jeux, les
tristesses de quelque blessure.
Le jet du disque, sans doute parce que c'est là un
exercice essentiellement grec, mérite une faveur plus
grande, etl'empressement de concurrents plus nombreux.
Homère, qui fait loi, n'a-t-il pas dit que le jet du
disque est le jeu favori des hommes ? On faisait usage
autrefois de disques de pierre et de fer ; maintenant les
recherches du luxe et les raffinements d'un art
délicat pénètrent et embellissent toutes
choses. Les disques sont de bronze et souvent
ornementés de figurines ciselées.
Bien des fois les statuaires sont venus chercher des
modèles parmi les athlètes rompus aux nobles
exercices du stade ; ces jeux leur sont le plus
précieux enseignement, car le corps humain, sans aucun
voile importun, y révèle toutes ses souplesses,
le rythme harmonieux de ses mouvements, l'heureux
équilibre de toutes ses proportions. Mais les lanceurs
de disque, les discoboles, ont la préférence
attendrie des tailleurs de marbre et des fondeurs de bronze.
L'un des plus célèbres chefs-d'oeuvre de la
statuaire grecque n'est-il pas le Discobole de Myron ? A
peine sortie du moule embrasé des fondeurs, cette
statue fut acclamée presque à l'égal
d'un Zeus de Phidias ou d'une Aphrodite de Praxitèle.
On ne se lasse point de la reproduire ; elle est à
Delphes, à Olympie, elle reparait à
Némée, à l'isthme de Corinthe, et ce
bronze étudié sur la nature même, accuse
si bien l'attitude vraie, la savante concentration des forces
d'un corps tout entier, qu'il reste un exemple éternel
et que l'on apprendrait le jet du disque rien qu'à le
regarder.
Le torse vigoureusement musclé se courbe et penche en
avant ; les jambes sont repliées et rapprochées
; la main gauche s'appuie fortement sur le genou droit. La
tête abaissée fait relever la nuque et
disparaître le cou. Le bras droit est ramené en
arrière, élevé plus haut que la
tête. Les muscles se dessinent, raidis comme la corde
d'un arc dans les doigts d'un archer. Le large disque est
dans la main, posé bien à plat contre la paume
qu'il dépasse. Encore un instant, moins que l'espace
d'un éclair, il va s'échapper et partir,
lancé plus sûrement qu'il ne serait par un
ressort d'acier tout à coup détendu, puis,
décrivant dans les airs une longue courbe, il ira
tomber là-bas, peut-être plus loin même
que ne saurait porter le regard.
Bien des fois, dans le stade, les discoboles
répètent ce même jeu. Ils prennent place
à l'extrémité du stade, sur la
balbis, petite butte de terre que l'on a
dressée à leur intention. Les disques souvent
roulent jusqu'au pied de la tribune où sont
groupés les juges. Une machine de guerre ne les
lancerait pas beaucoup plus loin, et dans les sièges
de ville, quelques-uns de ces discoboles tiendraient lieu
sans peine d'onagre ou de baliste.
L'heure avance et les exercices de ce jour touchent à
leur fin. Mais voilà qu'une rumeur subite monte des
gradins les plus voisins de l'aphésis. Bien des yeux
désertent le stade et s'en vont chercher la cause de
cet émoi inattendu. Ce n'est pas cependant un bruyant
désordre, rien qu'un mouvement de surprise. Un long
cortège d'hommes a franchi les portes et s'avance dans
le stade ; sur leur tête rasée ils portent le
bonnet d'affranchissement. En effet, hier encore ces hommes
étaient des esclaves, et l'esclavage leur devait
être plus pénible, plus humiliant qu'il n'est
à personne. Ces hommes étaient nés
libres en effet, ils avaient connu toutes les joies, senti
toutes les fiertés du citoyen et du soldat ; ces
hommes avaient vécu au bord du Tibre, ils avaient
combattu pour Rome, versé des flots de sang à
Trasimène, à Cannes, et la défaite seule
les avait réduits en servitude. Prisonniers d'Annibal,
on les avait vendus, échangés, revendus,
jetés dans les marchés publics, disputés
quelquefois dans l'ardeur des enchères, car il y avait
pour bien des maîtres un plaisir d'orgueil à
compter parmi leurs esclaves quelques-uns de ces braves que
seul avait pu vaincre le grand Annibal. Cette servitude a
duré vingt ans, et combien sont morts, ceux-là
désespérant de la vengeance et de la
liberté, ceux-ci, non moins malheureux
peut-être, voyant passer à travers la
Grèce et sur la Macédoine conquise leurs jeunes
frères, leurs fils, leurs vieux compagnons d'armes
toujours libres et maintenant vainqueurs et triomphants !
Flamininus aurait pu exiger leur délivrance ; le
héros de Cynoscéphales pouvait tout exiger.
Mais léser les intérêts,
méconnaître les droits d'un Grec, Flamininus n'y
saurait penser. Au reste Rome n'aime pas beaucoup racheter
ses prisonniers. Un soldat vaincu qui ne meurt pas sur le
champ de bataille est, pour elle, presque un
déserteur. Mais la Grèce se refuse à
maintenir l'esclavage d'un seul Romain. Les captifs viennent
d'être rachetés. Les voilà qui arrivent ;
on en compte douze cents. Ils vont retrouver leurs amis et la
patrie perdue. Ces fronts, longtemps courbés sous les
hontes de la défaite et de la servitude, se sont
redressés tout à coup ; ces corps que de
vieilles blessures hier encore engourdissaient à demi,
se réveillent rajeunis et fortifiés ; ces
vétérans se rappellent qu'ils furent de braves
légionnaires ; ils ont repris l'allure fière
qui donnait à l'imprudent Varron l'espérance de
la victoire, et si les rides, phus encore que les cicatrices,
ne balafraient leur visage, si leurs cheveux blanchis ne
trahissaient les outrages des ans, on les prendrait pour des
recrues vaillantes et qui rêvent déjà des
batailles prochaines. Flamininus se proclame l'ami des Grecs,
et la Grèce a voulu, mieux que par des honneurs, payer
cette toute-puissante amitié. La Grèce a toutes
les délicatesses, celles du coeur comme celles de
l'esprit ; et quand viendra le jour promis où
Flamininus mènera au Capitole la pompe de son
triomphe, il devra, et Rome devra avec lui, à la
Grèce la plus grande joie de celte fête et sa
plus grande splendeur : les vaincus de Cannes et de
Trasimène retrouvés, embrassés par les
vainqueurs de Zama.
Ainsi le second jour des jeux finit dans
l'épanouissement d'un bonheur sans aucun nuage. Qu'il
fait bon vivre et que l'air de la Grèce est doux
à respirer !
La lutte à main plate, la lutte au ceste occuperont le
troisième jour. Les lutteurs à main plate sont
les premiers appelés ; ils vont lutter par couple et
le sort décidera, comme pour les autres exercices, de
la manière dont ils seront accouplés. Ils sont
réunis dans les apodyteria. Promptement
dépouillés de leurs vêtements, ils
s'enduisent, s'aidant les uns les autres, d'une
légère couche d'huile, puis saupoudrent le
corps tout entier d'un sable fin et blanc qui fait à
peine tache sur la peau. L'aleiptys les assiste et
conseille les lutteurs encore inexpérimentés.
On voit, suspendus aux murailles, des flacons remplis de
sable, puis les strigiles de bronze qui serviront au retour,
la lutte terminée, à débarrasser les
membres de leur épiderme factice, toute glissante et
toute poudreuse. L'huile assouplit le corps, gène
l'étreinte de l'adversaire ; le sable arrête une
transpiration surabondante et qui bientôt ajouterait
à l'épuisement inévitable d'un corps qui
se dépense en un labeur furieux, une cause nouvelle de
fatigue et de faiblesse.
Les lutteurs sont dans le stade, et les premiers qui vont se
mesurer ont depuis longtemps la faveur de la foule, car une
salve d'applaudissements discrets mais déjà
sympathiques vient d'annoncer leur entrée. L'un est
Nicoclès d'Egine, l'autre Chilon de Patras.
Les deux adversaires, sans hâte, désireux de se
bien observer du regard, de se connaître et d'estimer
autant qu'il se peut leurs forces et leur plus ou moins
grande habileté, avancent l'un vers l'autre, puis
s'arrêtent, et répétant des mouvements
semblables, tous deux lèvent les bras en l'air. C'est
aussi bien une prière aux dieux qu'un salut à
l'adversaire. Les voici penchés en avant, ils se
touchent, ils sont aux prises ; et d'abord sur l'huile qui
partout ruisselle, les mains glissent, impuissantes à
maintenir leur étreinte. Il faut changer de tactique.
Les coups de poing sont interdits, mais non le choc de la
tête et du front. Les lutteurs vont combattre ainsi que
font les béliers. Ils ont reculé de quelques
pas. Les brebis qui pâturent ne leur sont pas la
récompense espérée, mais seulement une
couronne verte ; il suffit pour que la lutte en arrive au
plus furieux acharnement.
Les torses sont courbés plus bas encore contre terre ;
les épaules montueuses, bosselées de muscles,
se bombent et approfondissent la dépression des reins.
Tout à coup les fronts se relèvent, se
rabattent, se heurtent, et bien que les mains se soient
aussitôt nouées à faire craquer les
phalanges, on a entendu un coup sec ; il semble que d'un choc
pareil les crânes devraient éclater
aussitôt. Seraient-ils de bronze ces braves, comme les
statues qui les doivent un jour immortaliser ? Maintenant les
corps sont enlacés, confondus ; il serait impossible
de reconnaître où l'un finit, où l'autre
commence. Pas un cri, pas un souffle. Quelquefois la lutte
reste suspendue et le groupe de ces membres, serrés
presque jusqu'à l'écrasement, reste immobile.
On médite quelque ruse, la surprise d'un subit
soubresaut, une feinte savante. Tout à coup Chilon
perd pied ; il est enlevé de terre. Son adversaire l'a
saisi par les reins et tout d'un élan l'envoie
à cinq pas de lui. C'est la victoire sans doute ? Mais
non, le vaincu n'est pas vaincu, à peine a-t-il
trébuché sur le sable ; le voilà debout
sur ses jambes comme le tronc d'un chêne sur ses
racines noueuses et toujours inébranlées.
L'assaut est repoussé. Les deux corps une seconde fois
s'étreignent, enragés de leurs efforts
inutiles. Nicoclès, qui tout à l'heure a su
parer une chute désastreuse, empoigne son adversaire
par une jambe ; il échappe brusquement aux prises des
bras de Chilon violemment dénoués, et le
brandissant comme un frondeur ferait d'une pierre, il le
jette tout de son long sur le sable. C'est un succès,
et qui ne peut être contesté. Mais la lutte
n'est pas terminée : il faut, pour qu'elle
s'achève, avoir renversé trois fois son
adversaire. Cependant des cris éclatent de toutes
parts ; on réclame le répit d'une courte
trêve ; c'est un usage toujours accepté : et les
lutteurs docilement obéissent.
Bientôt ils ont repris leurs forces et renouvellent
leurs attaques. On dirait que l'un l'autre ils s'investissent
ainsi qu'ils feraient d'une citadelle et qu'ils tâtent
le formidable rempart de leurs corps, comme pour y chercher
le point faible, la place mal gardée que doit viser le
prochain assaut. Il ne semble pas que le premier combat les
ait beaucoup fatigués ; cependant les poitrines
s'élèvent et s'abaissent, haletantes comme des
soufflets de forge, et quelquefois les bouches
crispées, qui ne veulent pas crier, laissent
échapper de rauques gémissements. Une brusque
détente sépare les deux corps ; Nicoclès
ne tient plus Chilon que par la main et seulement du bout des
doigts ; mais comme Sostrate qui en fut surnommé
Acrochersites, il peut serrer ses doigts d'une telle force
que ce n'est plus une étreinte, mais un
écrasement. Nicoclès fléchit sur les
genoux et tombe à la renverse. Chilon pour la seconde
fois vient de remporter. La troisième réprise
se terminera-t-elle encore à son avantage ?
Nicoclès adroitement évite quelque autre de ces
effroyables poignées de main et la lutte paraît
incertaine. Mais tout à coup voilà
Nicoclès qui chancelle. La lutte n'a pas de secret
pour Chilon ; il sait user même du croc-en-jambe. C'est
une manoeuvre permise ; ainsi Ulysse, d'un coup de talon sur
le genou, jeta à terre son rival Ajax ; et la
Grèce ne tient pas en moindre estime Ulysse
fécond en stratagèmes que le bouillant et loyal
Achille.
Nicoclès cependant entraîne Chilon ; le combat
se poursuit dans le sable qui se creuse et parfois enveloppe
les lutteurs. Mais Nicoclès ne saurait plus qu'honorer
son inévitable défaite par une
résistance héroïque. Chilon a l'avantage,
car il tient son adversaire à demi renversé, et
sa jambe gauche passée entre les jambes de
Nicoclès les immobilise. Nicoclès voudrait se
relever, il plie ses pieds injectés de sang et cherche
vainement un point d'appui qui lui échappe. Son bras
gauche s'arc-boute d'un effort
désespéré. Chilon a saisi le bras droit
de Nicoclès, il le tord en arrière ; la douleur
est devenue atroce, le vaincu défaille et cède
la victoire. Quelques autres couples méritent, dans la
lutte à main plate, de longs applaudissements ; mais
la rencontre suprême, celle qui met en présence
les deux plus forts et les deux plus braves, reste favorable
à Chilon ; la couronne lui est décernée
d'une voix unanime.
Les lutteurs qui maintenant paraissent, sont armés du
ceste. Dans les gymnases où l'on fait le dur
apprentissage de cette lutte, la plus terrible et la plus
dangereuse qui soit, le maître permet de porter de
larges oreillères de laine et de cuir. Les
élèves peuvent ainsi s'exercer et s'instruire,
sans se voir étourdis ou même à demi
assommés dès la première leçon.
Mais aujourd'hui, au grand jour de l'arène, plus rien
n'est toléré qui protège le corps que sa
force et sa masse. Aussi ces boxeurs ou pugilistes, dits
communément pancratiastes, sont-ils
comptés entre les plus robustes. Si leur beauté
d'athlète peut séduire et tenter le ciseau d'un
sculpteur, on ne saurait dire que leur visage garde le
sourire d'un peu de grâce et d'agrément ; les
coups de poing modèlent brutalement les chairs, et il
n'est pas de bon pancratiaste qui n'ait reçu
d'innombrables volées de coups de poing. Et quels
poings ! On devrait dire plutôt des massues vivantes.
Le ceste est fait de cuir durci, de fer et de plomb. C'est
une arme terrible. Le bras jusqu'au coude est enserré
dans un réseau de courroies entre-croisées et
armées de clous ; les doigts passent
enchâssés dans un large anneau de plomb.
Les deux rivaux que le sort metaux prises les premiers, sont
des hommes en pleine maturité ; leur forte corpulence
accuse et le régime nourrissant des viandes
rôties, et les approches de la quarantaine. Leurs
visages soigneusement rasés de près, bouffis,
couperosés, ne sont éclairés que de
petits yeux tout renfoncés en leur orbite, enfouis
sous la broussaille des sourcils. C'est prudence, un mauvais
coup aurait bientôt fait de les crever.
Agathon d'Epidaure, Chrysias de Chéronée se
connaissent depuis longtemps ; Agathon doit à Chrysias
son oreille droite déchirée, Chrysias doit au
fier Agathon sa mâchoire mal raccommodée et qui
lui fait une bouche toujours grimaçante. Ce sont
là des gages, des liens de bonne confraternité.
Comment après cela douter que Chrysias et Agathon
soient les plus tendres amis ? De quel coeur joyeux ils ont
appris qu'un sort propice leur réservait une fois
encore le plaisir d'échanger quelques beaux coups de
poing !
Mais entre lutteurs, quand on professe l'un pour l'autre
estime et amitié, ce n'est pas une raison pour se
ménager, bien au contraire. Agathon, Chrysias le
comprennent ainsi. Les bras en l'air, les poings
déjà levés et tendus, mais la tête
prudemment rejetée en arrière, ils s'abordent,
et le combat aussitôt commence. Ils savent ce qu'ils
valent tous les deux et ne vont point s'attarder à des
feintes inutiles. Leur force est grande, grande aussi leur
adresse. Les coups portés sont parés le plus
souvent ou du moins ne frappent pas toujours d'aplomb ; d'un
brusque mouvement, d'une simple inclinaison de tête,
quelquefois le choc le plus terrible est évité
ou du moins amorti. Le ceste est une arme offensive, et
défensive, et ce n'est pas impunément que l'on
se heurte à ce dur bouclier.
Cependant les deux rivaux, échauffés par la
bataille, en arrivent à dédaigner les ruses et
l'ingénieuse tactique de la défense ; ils
veulent se vaincre à force de coups. Ce ne sont plus
que deux enclumes en présence et les poings, comme des
marteaux, ne cessent de s'abattre. Les cyclopes,
fidèles compagnons d'Ephaistios, ne s'escriment pas
d'une ardeur plus farouche, lorsque aux profondeurs de l'Etna
ils battent le fer sorti de la fournaise. Les poitrines
sonnent ; les épaules tuméfiées sont
bientôt rouges, elles aussi, comme du métal qui
s'embrase. Un coup plus violent atteint Chrysias tout au
milieu du corps : il fléchit, il recule ; en vain il
serre la bouche à se briser les dents, un petit jet
d'écume sanguinolente s'en est échappé.
La foule crie, le blessé se tait. Mais Chrysias, un
instant troublé plutôt qu'ébranlé,
reprend l'avantage ; etles coups qu'il assène tombent
rapides, précipités, furieux ; c'est une
grêle effroyable. Agathon vaillamment riposte ; on ne
voit plus que deux corps, immobiles sur leurs jambes
également écartées, tandis que les bras
s'acharnent au rythme de ces coups terribles et qui ne
finissent plus. On dirait des carriers armés de masses
de fer et qui vainement assaillent un roc que la foudre
même ne pourrait renverser.
La foule se lasse la première ; d'autres rivaux
attendent, curieux de suivre cette lutte admirable, mais
impatients plus encore de se mesurer à leur tour. Le
soir viendrait que ce même Chrysias frapperait encore
ce même Agathon, que ce même Agathon frapperait
encore ce même Chrysias. Il faut en finir ; et les
hellanodices, approuvés de tous, décident le
partage d'une récompense que mérite si bien le
partage d'une victoire incertaine. On veut aussi
éviter quelque catastrophe suprême. Le lutteur
qui se sent défaillir, peut toujours s'avouer vaincu
et suspendre le combat ; il lui suffit d'élever la
main. Mais l'orgueil soutenant le courage, Agathon ou
Chrysias se laisserait peut-être tuer plutôt que
d'avouer une défaite. La Grèce veut les sauver
en dépit d'eux-mêmes et se conserver des braves
qui l'honorent. On a vu quelquefois, et malgré toute
la vigilance des hellanodices, le combat du ceste
entraîner mort d'homme. C'est ainsi que
Cléomède d'Astypelée tua Iccus
d'Epidaure ; on ne put que déplorer le meurtre, car il
n'y avait ni préméditation, ni
méchanceté.
Les jeux célébrés jusqu'alors ont
compris cinq exercices principaux : la course, le jet du
disque, le jet du javelot, la lutte à main plate et le
pugilat. L'ensemble de ces exercices est dit le pentathle. On
a vu quelquefois le même athlète l'emporter
successivement dans tous ; mais c'est là un prodige
que peut-être ont ambitionné bien des
athlètes, que bien peu ont
réalisé.
Une lutte qui confond le pugilat et la lutte à main
plate, remplit les dernières heures du
troisième jour.
Le quatrième jour qui se lève sur ces
fêtes dignes des héros, est salué non
plus seulement des cris joyeux échappés aux
lèvres humaines, mais aussi de longs hennissements. Le
stade est déserté ; la foule envahit les talus
de gazon où s'enferme l'hippodrome.
La Grèce le pense, Xénophon le dit : «Il
n'est pas d'occupation plus glorieuse et plus noble que de
nourrir des chevaux pour les courses de
l'hippodrome».
C'est là une occupation que ne sauraient se permettre
les petites gens. La dépense est lourde.
Cependant les chevaux amenés à l'isthme de
Corinthe sont nombreux et des races les plus fameuses. On a
aussi amené des mules et leur braiement parodie mal
les hennissements des chevaux. Il fallait autrefois que le
maître de la bête fût aussi son cavalier ;
la prescription n'est plus rigoureusement maintenue. Une
complaisance tacite et discrète souffre que le
maître cède la place à quelque autre
cavalier plus adroit et plus expert. Il en est de ces
cavaliers, connus de tous, d'autant plus recherchés,
et qui mettent leur intervention à prix très
haut. Cela devient un métier, et des plus
lucratifs.
Le tumulte est grand mais joyeux ; car les bêtes,
d'instinct ou d'habitude, associent leurs ardeurs
impatientes, leurs fiévreuses rivalités, leurs
espérances mêmes à celles de leurs
maîtres. On les caresse, on les flatte, on leur parle.
Comment ne pas aimer ces nobles animaux ? Phidias ne leur
a-t-il pas fait une large place aux frises du
Parthénon ? Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont
braves, ils ont eux aussi une céleste origine.
Prométhée, d'un peu de fange pétrie en
ses mains immortelles, a fait l'homme à l'image des
dieux. Poséidon lui-même, heurtant le rivage
d'un coup de son trident, a jeté sur la terre le
premier ancêtre de tous les coursiers.
Le cheval peut connaître et sentir presque toutes les
passions des mortels. Il a ses haines et ses amours, tous les
dévouements de la reconnaissance, toutes les
colères d'une implacable rancune. Diomède
n'avait-il pas enseigné la plus atroce cruauté
à ses chevaux qu'il nourrissait de chair humaine ?
Taraxippus du Péloponèse, un cavalier qui
survit encore dans le marbre, périt
dévoré par ses chevaux. Mais cette
férocité même n'est-elle pas une
ressemblance de plus entre le cheval et l'homme ?
Depuis les temps où régnait Diomède,
où courait Taraxippus, les moeurs sont devenues plus
douces et plus clémentes ; les chevaux comme les
maîtres se sont humanisés. Rien n'est à
redouter que des culbutes sur le sable ; et ces culbutes
mêmes ne feront qu'amuser la foule ; l'habileté
des cavaliers qui affrontent l'hippodrome se fait un jeu de
ces petits dangers.
Une des courses et non des moins goûtées, la
calpè, ordonne et réglemente ces chutes.
Avant de toucher le but, il faut que le cavalier se laisse
tomber de cheval, que tous deux, l'homme et la bête,
poursuivant la course côte à côte, et
réglant, ce qui est d'une suprême
difficulté, leur allure d'une commune entente,
arrivent ainsi au terme qui leur est prescrit.
Les Grecs, jaloux de contempler librement et sans voile
importun l'admirable spectacle d'un corps d'homme et d'un
corps de cheval, n'ont voulu ni de vêtement pour le
cavalier, ni de selle, ni de harnachement compliqué
pour le cheval. Celui-là ne porte rien que le
mastix, fouet au manche court et qui se partage en
lanières de cuir flottant tout
échevelées ; celui-ci n'a rien que son mors ;
et les rênes, tendues de la bouche de l'un à la
main de l'autre, leur sont un lien plutôt qu'une
entrave. C'est par là que passent et volent les ordres
aussitôt obéis et que les pensées, en
quelque sorte harmonisées et confondues, circulent,
frémissent et palpitent dans l'unisson d'une intime
confraternité.
Le fouet restera presque toujours inutile. Ces chevaux ne
savent-ils pas combien sont glorieuses les victoires de
l'hippodrome ? N'ont-ils pas vu devant le vainqueur rentrant
dans sa patrie, une cité tout entière accourir
et s'empresser, quelquefois même les murailles
s'abattre, ouvrir une large brèche et livrer passage
au triomphateur ? Ces coursiers qui tout à l'heure
seront des centaures, abandonnés de leurs
maîtres, tout seuls commenceraient la lutte. Le vide,
l'immensité de l'espace qui les sollicite, leur
donnerait le vertige ; on les y verrait tomber expirants
plutôt que de déserter la carrière.
Voici qu'un incident tout à fait inattendu interrompt
quelques instants les courses de chevaux. On annonce
l'arrivée d'un corps nombreux de troupes romaines.
Flamininus aurait-il quelque crainte ? Voudrait-il faire
étalage de sa force et de la puissance de Rome ? Non,
vraiment, de semblables soupçons lui seraient une
mortelle injure, et jamais ils ne seraient moins
justifiés. La guerre a de cruelles
nécessités. Il avait bien fallu prendre
quelques précautions, non pas assurément contre
les Grecs, mais contre Philippe qui ne rêvait, c'est de
toute évidence, que la tyrannie de la Grèce.
Pacifiquement et de complicité avec les habitants, les
Romains avaient occupé trois villes de la
Grèce, rien que trois, des mieux choisies et des plus
fortes, celles-là même que Philippe insolemment
appelait les entraves de la Grèce : Corinthe, Chalcis
et Démétriade. Les garnisons étaient
nombreuses, mais si bien disciplinées, si exactes
à payer sur l'heure tout ce dont elles avaient besoin
; les officiers jusqu'au dernier centurion affectaient tant
de réserve, que ces braves Romains s'étaient
fait des amis de tous. Un peu grossiers quelquefois et de
conversation un peu lourde, mais tout le monde n'a pas
l'honneur d'être Grec.
Le sénat, cet aréopage de Rome aussi sage et
plus puissant que ne fut jamais l'aréopage
d'Athènes, le sénat où les ambassadeurs
de Pyrrhus croyaient voir une assemblée de dieux,
voulait maintenir, dans les trois villes occupées par
elles, les garnisons romaines. Ce n'était pas beaucoup
exiger. Mais Flamininus a protesté, vivement
insisté. Flamininus ne saurait souffrir que la
fidélité de la Grèce à ses
nouvelles amitiés soit effleurée du plus
léger soupçon. Il sait combien les Grecs sont
fidèles à leurs amitiés. Il se porte
garant de tout et de tous. Enfin son avis a prévalu.
Chalcis, Démétriade, Corinthe même, ce
port d'importance première, cette riche et grande
cité, viennent d'être évacuées. Ce
sont ces garnisons réunies et formant tout un corps
d'armée qui traversent l'isthme et défilent au
milieu de la pompe des jeux quelques moments
interrompus.
Le contraste est grand et plein de révélations
curieuses. D'un côté, non pas le tumulte
indiscret ou le désordre, mais un laisser-aller
charmant, un aimable abandon, l'expansion joyeuse et quelque
peu bruyante de tout un peuple en liesse ; de l'autre,
l'ordre absolu, la symétrie implacable et froide,
l'immobilité des visages sans autre pensée que
celle de l'obéissance ; d'un côté la loi
; de l'autre, la discipline ; d'un côté une
fête, de l'autre un défilé, une parade
militaire ; d'un côté la paix souriante jusqu'en
ces luttes toujours innocentes, de l'autre la guerre toute
prête, menaçante même jusque dans ce repos
de commande, la guerre qu'un signe ferait éclater ;
d'un côté, s'il est des soldats, et l'on n'en
trouve guère, des armes légères, de
longues piques, des épées fines, des arcs, des
flèches que le doux Eros lui-même se plairait
à manier ; de l'autre le pilum au manche court,
mais au fer énorme, le glaive large et fort : aussi
les armes des Romains coupent, taillent, tranchent, abattent,
tandis que les armes des Grecs, moins barbares et presque
clémentes, égratignent et piquent le plus
souvent ; c'est affreux, mais si l'on revient vivant d'une
bataille contre les Romains, on en revient tout
défiguré ; d'un côté enfin la
Grèce confiante, insouciante, heureuse jusqu'en ses
malheurs, contente des dieux et surtout, contente de la
Grèce ; de l'autre Rome qui, dit-on, ne sait pas rire,
mais qui sait vaincre et commander.
Les légionnaires défilent, flanqués de
leurs centurions, le cep de vigne à la main. Les Grecs
ont fait du cep de vigne le thyrse que brandissent les
Ménades, les Romains en ont fait le bâton,
maître et conservateur de la discipline. Un coup
aussitôt assené ferait rentrer dans l'ordre bras
ou jambe, visage même qui dérangerait
l'alignement. Quelques-uns de ces hommes portent sur la
poitrine de petites couronnes d'or suspendues au fer de la
cuirasse ou des phalères d'ivoire. Rome sait
récompenser comme elle sait punir. Mais, seuls
exceptés ces témoignages d'estime et de haute
gratitude que méritent les plus braves,
l'uniformité complète des mêmes armes, du
même équipement jusqu'en ses moindres
détails, impose à tous les soldats de Rome une
sorte de grandeur implacable et morose.
Le signifer est dans le rang. Une peau de
panthère recouvre son casque et la gueule de la
bête s'ouvre vide et béante sur le front. Le
signum de bronze dépasse de très haut
les aigrettes des casques, l'ondoyante moisson des
pilum de fer. Une main ouverte dans une couronne de
laurier surmonte les larges disques dorés où
s'inscrit le numéro de la légion.
Tous les soldats ont l'aigrette bleue, le glaive suspendu au
côté drott, et fixé au bras gauche le
bouclier oblong que traversent les foudres d'or. La poitrine
est défendue de lames de fer ; les jambes portent des
cnémides. Un épais manteau de laine brune
s'attache aux épaules et tombe sur le dos.
Pas un cri, pas une acclamation ne monte des rangs de cette
petite armée, lorsqu'elle est en présence du
maître. Les soldats voient le chef ou plutôt ils
le sentent près d'eux, le chef voit les soldats, il
suffit. Celui-ci pour commander, ceux-là pour
obéir, n'auraient pas besoin d'une parole, ce serait
assez d'un regard.
Ce silence implacable commande le silence. Flamininus un
instant s'est levé et son frère Lucius a fait
comme lui. C'est tout. La foule étonnée s'est
écartée, les chevaux blanchissent
d'écume le fer de leurs mors, mais restent
immobilisés, moins encore de la main qui les retient
que d'une peur instinctive qui tout à coup les a
cloués sur la place.
Loin du stade et de l'hippodrome regorgeant d'une foule en
émoi, les Romains sont allés chercher
près du rivage, en vue de la tente que Flamininus
s'est réservée, un large espace vide et dont
pas un seul arbre n'égayé le sol aride et
calciné. Ils arrivent là ; aussitôt, ils
s'arrêtent. C'est une étrange manie et qui
prête aux joyeuses railleries des Athéniens : en
tout lieu où les Romains s'arrêtent, ils
établissent un camp, serait-ce au milieu des
populations amies et alliées. Ici même, à
quelques pas de l'hippodrome tout en fête, voilà
que la terre se creuse sous le pic ; les rocailles sont
défoncées, les cystes, les lentisques
arrachés, les branches les plus fortes deviennent sous
la serpe des pieux symétriquement coupés et
bientôt alignés. Les talus se dressent,
bordés de leurs fossés, surmontés de
leurs palissades. Un grand parallélogramme se dessine
et coupe la campagne. Les quatre portes traditionnelles y
sont ménagées. C'est un camp bien complet,
presque une ville, dans tous les cas une vraie citadelle et
qui pourrait défier l'assaut. En face de la porte
prétorienne et formant l'extrémité de la
voie qui partage le camp, le prétoire a reçu
les enseignes ; un autel le précède, offrant
à la commune, à l'égale adoration des
soldats, le souvenir sacré des dieux et le grand
souvenir de la patrie romaine.
Les jeux ont repris ; l'incident qui les a troublés
quelques instants est bien vite oublié.
Qu'est-il advenu ? Ces soldats déjà disparus,
qu'est-ce donc ? Peu de chose en vérité ; rien
que l'avenir entrevu, rien que le lendemain se
révélant au jour qui nous éclaire
encore, rien que Rome qui passe.
Le dernier jour, le cinquième, est
réservé aux luttes les plus brillantes,
à celles que seuls peuvent affronter les rois, les
tyrans enrichis des dépouilles de toute une
cité, ou du moins les favoris de Plutus, aux courses
des chars. Le luxe des chars, la magnificence des attelages
ajoutent à l'héroïsme des lutteurs les
splendeurs d'un spectacle tout nouveau. Les vainqueurs aux
courses de chars sont fêtés, chantés plus
encore peut-être que ne sont tous les autres. La
victoire est le prix de la force, de l'adresse, de
l'agilité, du sang-froid, de la vaillance, mais aussi
de la richesse et du faste. Cette fois du moins l'or n'est
pus condamné, pour faire sentir sa puissance, à
l'humiliante tactique des intrigues secrètes. Depuis
Philippe, père d'Alexandre, il n'est pas d'acropole
imprenable que peut escalader un mulet chargé d'or.
Nous savons cependant que la corruption qui met la
déloyauté dans les luttes des jeux publics, est
jalousement surveillée et durement
châtiée. Mais quand viennent les courses de
chars, l'or s'étale librement et mène grand
tapage, car il rayonne sur la caisse des chars, aux
vêtements que revêtent les conducteurs ; il
règne encore, il se révèle dans ces
coursiers fringants et magnifiques qu'il a fallu payer de
lourdes sommes, nourrir, soigner, dresser comme de beaux fils
de famille. Les chevaux portent la tête haute, ils
hennissent bruyamment ; eux-mêmes savent ce qu'ils
valent et ce qu'ils coûtent ; cesont des aristocrates
et des plus fiers ; leur orgueil insolent ne croit pas
payés trop cher de la ruine d'une famille, de la
dissipation de tout un patrimoine, du pillage d'un peuple, la
gloire et l'enivrement d'une suprême victoire. Les
poètes haussent le ton, les lyres frémissent en
de plus magnifiques accords, lorsque le vainqueur est un
conducteur de chars, car lui mène debout et,
réunissant dans ses mains les rênes qui
maîtrisent et guident ses quatre chevaux, semble mener
la pompe et devancer le cortège du triomphe qu'il
s'est promis.
«Pour le vainqueur dont les fatigues ont conquis la
victoire, les hymnes mélodieux préludent aux
discours de l'avenir et sont des grands succès le
fidèle témoignage. Ces éloges dont
l'envie n'ose pas murmurer sont un juste salaire. Je veux
exhaler de ma bouche ces chants de gloire...» Ainsi
parle Pindare, ainsi parleront demain bien d'autres
après lui ; car les victoires, renouvelées
d'âge en âge, renouvellent d'âge en
âge les mêmes fanfares et réveillent les
mêmes échos.
Les derniers préparatifs des courses de chars sont
à peine terminés, qu'un héraut public se
lève. Il vient de quitter Flamininus, et Fiumininus
lui a parlé. Qu'est-ce donc qui va se passer ? On se
regarde, on s'étonne. Les prix ne sont
distribués qu'après la dernière course,
et cette conclusion suprême, cette apothéose de
toutes les victoires finit et conclut dignement ces
fêtes. Voudrait-on dès à présent
remettre aux vainqueurs les couronnes conquises ? Le
héraut, debout près de la tribune où
trônent les juges et les magistrats, d'un geste
réclame le silence. Il parle. Que dit-il ? On l'entend
mal. On le comprend plus mal encore. Il a longuement
énuméré les cités, les peuples
les plus divers. N'a-t-il pas prononcé le grand mot de
liberté ? Qu'il répète ! qu'il parle
plus haut ! Flamininus le presse et l'encourage. Enfin le
silence s'est fait, profond, respectueux ; et jamais oracle
du divin Phoebus ne fut plus religieusement
écouté. La Grèce entière est
suspendue aux lèvres de cet homme. Rome parle, la
Grèce écoute :
«Le sénat et le peuple romain et Titus Quinctius
Flamininus, proconsul, ayant vaincu Philippe et les
Macédoniens, délivrent de toutes garnisons,
exemptent de tous impôts les Corinthiens, les Locriens,
les Phocéens, les Eubéens, les Achéens,
les Phthiotes, les Magnésiens, les Thessaliens, les
Perrhèbes ; les déclarent libres et veulent
qu'ils se gouvernent par leurs lois et par leurs
usages».
Jamais semblable tumulte tout d'un coup n'éclata sur
la terre. C'est une clameur effroyable et folle, le concert
assourdissant de voix qui ne sauraient se compter,
l'explosion d'une surprise et d'une joie exhalées
d'âmes humaines comme il n'en fut jamais de plus
joyeuses et de plus étonnées. Ce ne sont plus
des cris, des applaudissements ou des acclamations, c'est un
fracas qui n'eut jamais de nom. Cela monte, grandit, roule,
vole et tonne. Les Titans, ligués contre Zeus, ne
menaient pas si grand tapage au moment d'escalader l'Olympe.
Le ciel même a dû s'étonner de cette joie
immense de la terre, s'en épouvanter peut-être,
si par hasard il n'en a pas souri. Des oiseaux passaient
là-haut, bien loin, perdus dans l'azur qui rayonne.
Etourdis, effrayés, morts de peur, ils sont
tombés dans l'arène. Ce sont des corbeaux,
vilains oiseaux, vilain présage.
Flamininus cependant est entouré, presse comme ne le
fut jamais un héros, un grand vainqueur. On lui saisit
les mains, on se suspend à son péplum, on
embrasse ses genoux. Sa modestie, sa réserve ne se
démentent pas un seul instant. Et vraiment il a bon
air. On sait qu'il a été élevé
avec un soin, une sollicitude dont les rudes Romains ne sont
pas coutumiers. Que Rome a bien fait de confier ses
destinées et les faisceaux consulaires à ce
fils chéri avant même qu'il eût
l'âge imposé par la loi ! A peine si maintenant
il compte trente-trois ans. Sa virilité rayonne encore
souriante du sourire de la jeunesse. Il est beau. Rome sait
que la Grèce aime la beauté ; elle ne lui
aurait pas envoyé un proconsul qui pût
déparer ses fêtes et ses pompes joyeuses. Les
cheveux sont courts, mais ondoyants et bouclés, la
barbe est soyeuse et fine, blonde comme une chevelure de
femme. Le nez est droit ; un peu fort ; les lèvres
sont délicates et respirent la douceur. Le front,
traversé d'une dépression légère,
a de la fermeté ; cela sied bien au visage d'un homme
et d'un soldat. Aussi Flamininus sait plaire à tous et
sans affecter le désir de plaire. Flamininus est un
heureux et ne veut que du bonheur autour de lui. La
Grèce l'aimait bien, aujourd'hui elle l'adore. Un jour
viendra, il est prochain, les plus impatients
déjà l'appellent et le devancent, où la
Grèce fera un dieu de son cher Flamininus. On va lui
dresser des statues, lui élever des temples ; il aura
ses croyants, ses fidèles, ses prêtres, et l'on
chantera au pied de ses autels :
«Célébrez, jeunes vierges, filles de la
Grèce, le grand Zeus, et Rome, et Flamininus notre
sauveur !»
Le drame, - ne vaudrait-il pas mieux dire la comédie ?
- a trouvé son dénouement. Rome a vaincu la
Grèce, non point par la force et l'écrasante
toute-puissance de ses armées, la tâche lui
aurait semblé trop facile. Les vainqueurs d'Annibal
peuvent défier le monde. Rome a vaincu la Grèce
sur le champ de bataille que la Grèce elle-même
aurait voulu choisir ; Rome a vaincu par la patience, la ruse
et l'esprit. Les fils grossiers des pâtres de la Sabine
se jouent des derniers disciples de Socrate et de Platon. Le
légionnaire a battu et raillé le rhéteur
; et sans qu'il ait tiré son glaive du fourreau, le
voilà qui l'emporte ; sa victoire est de celles dont
Cannes, Zama n'ont pu lui imposer l'apprentissage. Rome avait
la charrue et le glaive qui font les citoyens et les soldats,
voilà qu'elle apprend l'art du beau langage et des
sophismes ingénieux. C'est une escrime, une tactique
où la Grèce excelle, dit-on, et Rome,
dès la première passe, s'y révèle
d'une suprême habileté. Rome a compris que la
parole est une force, et Rome veut avoir, au service de sa
grandeur, tout ce qui est une force. C'est un miracle qui
l'enorgueillit à bon droit ; voilà qu'elle
apprend à sourire. Les temps sont proches, et le monde
lui appartient. Un homme n'a pas souri, un homme n'a pas
crié, un homme n'a pas applaudi ; un homme s'est
écarté de cette foule en délire, il
s'est éloigné triste, silencieux, sombre comme
un vaincu, dernier survivant de quelque désastre
suprême : Cet homme, tout à l'heure encore, on
lui faisait escorte, on l'écoutait ; l'empressement de
ses amis et même de quelques flatteurs affirmait son
crédit et son autorité. Il n'est pas beau. Un
soir qu'il s'était blotti au coin du feu dans une
pauvre cabane, on le prit pour une vieille mendiante. Il
n'est pas jeune, il passe la soixantaine. Il a joué
cependant un rôle considérable ; reprenant
l'oeuvre d'Aratus, et resserrant les liens distendus de la
ligue Achéenne, il l'a reformée,
commandée, hier il l'inspirait encore, il voulait que
la Grèce fût et restât la Grèce, se
défendant, se protégeant, se sauvant
elle-même. Cet homme, revenant d'un autre âge,
c'est Philopoemen. Il a souri peut-être autrefois, il
ne sait plus sourire, pas même à
l'espérance.
On l'abandonne, on l'oublie maintenant, sa tristesse n'a pas
éveillé une voix amie qui le console, son
départ reste inaperçu. La Grèce n'a plus
de regard, n'a plus de pensée, n'a plus d'amour que
pour Rome et pour Flamininus. La Grèce est mûre
pour la servitude. On ne reçoit pas la liberté,
on la prend.
Eh bien, que les destins s'accomplissent ! Il n'est pas de
force humaine qui pourrait conjuier ni même retarder
cette fatale échéance. Le grand rôle
politique de la Grèce est terminé. Elle n'est
pas au bout de ses épreuves cependant. Les fêtes
qui la grisent et lui laissent encore, avec l'illusion de la
vie, l'espérance menteuse d'un heureux avenir, lui
préparent les plus tristes lendemains. Flamininus
songe déjà au départ ; il laissera
à d'autres le soin de recueillir ce qu'il a
semé, les fruits empoisonnés des jalousies
bientôt renaissantes et de la discorde. Rome est
patiente, elle se dit et se croit éternelle ; elle
attendra, elle reviendra. Mais après Flamininus, c'est
Mummius le voleur, c'est Sylla le bourreau qui passeront sur
la Grèce. Il faut payer la défaite comme il
faut payer la victoire ; les hontes dernières se
doivent acheter. Et cependant quelle lumière encore en
cette nuit qui descend sur la Grèce ! Quel
déclin radieux ! Ce crépuscule a des splendeurs
d'aurore. La Grèce enseignera ses vainqueurs ; car il
n'est rien, il n'est personne de par le monde qui n'ait
besoin des enseignements de la Grèce. Rome lui devra
de ne plus être un camp, une citadelle. Elle lui devra
la gloire, la consécration suprême de la
beauté. La Grèce, en mettant au front de cette
Rome qui l'a domptée, un diadème de
magnificences et de splendeurs jusqu'alors inconnues,
excusera sa défaillance, grandira sa défaite et
pourra se croire victorieuse encore, au jour où elle
se donne des maîtres. C'est la pensée qui
gouverne le monde, du plus humble au plus grand, tout ce qui
souffre, tout ce qui combat, tout ce qui respire.
Les vainqueurs disparaissent, les peuples meurent, les
empires croulent, et si jamais de cette froide cendre, de ces
splendeurs abolies, de ce néant sans nom monte un
dernier frémissement ; si le souvenir s'envole et
plane ainsi qu'un aigle dans l'azur, c'est que l'art fait
germer sur ce champ de dévastation et de mort
quelques-unes de ses fleurs, c'est qu'un marbre brisé
arrête le pied dédaigneux du voyageur qui passe,
c'est que dans l'air apaisé, oublieux des plus
illustres tempêtes, dans le silence et dans la
solitude, quelques vers ont chanté que les ruines,
à défaut des hommes, aiment encore à
murmurer.
La Grèce peut être vaincue, conquise, asservie,
insolemment bafouée ; elle ne saurait périr.
Rome, si puissante soit-elle, ne mènera jamais que le
triomphe de Rome ; la Grèce plus heureuse a
mené et mène, pour toujours peut-être, le
triomphe de l'humanité.