Jean-Léon Gérôme - Ave Caesar, morituri te salutant - 1859 - Yale University Art Gallery
Rome
L'an 80 de Jésus-Christ
Faustus habite au Vélabre, et sa maison domine le
Tibre. C'est la sixième heure, Faustus va sortir. Il
est accompagné de Nicias, le plus cher de ses amis.
Longtemps Nicias a vécu loin de Rome, dans
Athènes, la patrie de sa mère ; son
éducation toute grecque a fait de lui un
raffiné de bonne grâce et de bon goût.
Faustus et Nicias ont quitté la table, de joyeuse
humeur, heureux de se revoir, heureux de vivre.
Titus, fils de Vespasien, inaugure le Colisée. On
annonce que les fêtes dureront cent jours, que plus de
dix mille captifs, toute une armée, plus de cinq-mille
bêtes fauves, y combattront, y périront ;
Faustus ne saurait manquer d'y paraître. Si le luxe de
ses vêtements, ses élégances toujours
docilement soumises à la mode dernière, les
recherches savantes de sa table, sa
générosité et ses origines illustres le
font compter entre les delicatuli les mieux
accrédités de Rome, il est bien romain de
coeur, d'instinct et d'habitude. Les combats de gladiateurs
ne sont pas pour lui déplaire. Cependant un attrait
plus doux appelle Faustus à
l'amphithéâtre. Faustus aime Laelia, la
nièce de la grande Vestale ; il rêve la joie de
cet hyménée. Si Laelia assiste, comme il le
croit, aux fêtes de l'amphithéâtre,
peut-être d'un mot, d'un signe, d'un regard surpris,
lui donnera-t-elle mieux qu'une espérance ; car la
famille a été pressentie, la réponse ne
saurait tarder.
Nicias suit Faustus, mais sans hâte et sans
enthousiasme. Il se résigne à ses devoirs d'ami
et de confident ; un dévot de Sophocle et d'Euripide,
comme il s'honore de l'être, répugne aux jeux
sanglants. Sénèque a dit : «Quelle honte
! Tuer par jeu l'homme qui est chose sacrée, et cela
pour l'amusement de ses semblables !» Nicias pense
comme Sénèque.
La litière est là qui les attend. Faustus n'a
pas fait venir quelque litière de louage prise au
castra lecticariorum. Cette litière est sienne
et les lecticarii, les quatre esclaves cappadociens
qui se tiennent debout, tout prêts à l'enlever,
lui appartiennent. Le pedisequus, que tout riche
Romain emmène avec lui, guette les ordres de Faustus.
Sur un signe, il écarte les rideaux de pourpre qui
ombragent plutôt qu'ils n'enferment la litière.
Les matelas, moelleux et de fin duvet de cygne, sont
supportés par des sangles. Côte à
côte les deux amis y prennent place. Les Cappadociens,
rompus à ce labeur qui leur est habituel,
enlèvent la litière et la placent sur leurs
épaules. Puis ils se mettent en marche d'un pas
régulièrement rythmé. Bronzés, le
cou inondé de sueur sous l'effort et le soleil ardent,
les bras nus, les jambes nues, ne portant qu'une tunique
légère, ils semblent quatre statues de bronze
qui s'animent, mais qui restent sans parole et sans
pensée. Le pedisequus précède la
litière ; il crie aux passants de se ranger. La
précaution n'est pas inutile, jamais il ne fallut tant
crier, car la foule est immense.
On franchit l'arc de Fabius, puis la voûte encore
encombrée d'échafaudages de l'arc de Titus.
Voici les deux amis devant l'amphithéâtre. Il
occupe tout entier le vallon qui sépare l'Esquilin du
Coelius. Quatre étages. Trois étages de
quatre-vingts arcades chacun, puis une attique
sillonnée de pilastres et plus haute que n'est un
étage ; dans l'ouverture des arcades autant de statues
encadrées et détachant leurs nobles draperies
ou leur nudité triomphale sur l'ombre des galeries,
c'est grand, c'est magnifique, fastueux comme un temple,
fermé comme une prison ; car cette enceinte ne
révèle pas ce qu'elle cache, et ce
mystère lui donne une formidable majesté.
Les porteurs s'arrêtent, la litière est
posée à terre.
«Que l'on vienne nous reprendre à la sortie
!» dit Faustus, et, suivi de Nicias, il
pénètre au premier ambulacre.
Les grilles de bronze ne sont ouvertes qu'à demi.
Les designatores s'y tiennent, vérifiant les
tessères, renvoyant les petites gens aux portes
qui leur sont assignées, accueillant les
privilégiés qui ont droit à des places
particulières. Faustus est de ceux qui en toute
assurance se présentent partout ; il le doit à
son nom, à la gloire de sa famille, à sa bonne
mine, à sa fortune. Il sait ce qu'il vaut ; il sait se
faire valoir et le faire sentir. Il se nomme, et laisse
tomber une pièce de monnaie dans la main du
designator, qui aussitôt recule et
profondément s'incline.
Cependant depuis plusieurs heures déjà la foule
s'épand, roule, se précipite. Il semble que
Rome tout entière se vide. Les boutiques, les temples
sont fermés : on a laissé les esclaves garder
la maison, les dieux se garderont tout seuls. C'est un
affolement, c'est un délire !
Bien souvent, aux temps héroïques des rois et des
premiers consuls, le Tibre indompté débordait
de son lit, il ne laissait émerger au-dessus de ses
flots jaunes que les sept collines ; et le fleuve,
étonné de ces îles nouvelles, grondait,
tourbillonnait tout alentour. C'est maintenant une inondation
d'hommes. Les sept collines déversent leurs habitants.
On est venu du Coelius, de l'Esquilin tout voisins de
l'amphithéâtre, on est venu du Quirinal et du
Viminal, de l'Aventin, on est accouru des nouveaux quartiers
bâtis dans le Champ de Mars, puis des lointains
faubourgs, du Janicule et du mont Vatican. Autant de ruelles,
autant de ruisseaux ; autant de rues, autant de torrents ;
autant de grandes voies, autant de fleuves ; autant de
carrefours, autant de lacs où les flots
s'arrêtent quelques instants. Incertains, ils refluent
; furieux, ils se heurtent, ils montent, ils cherchent, ils
trouvent une nouvelle issue, ils s'y jettent, ils
s'engouffrent ; ils fuient. Le forum est une mer grondante,
hurlante. Nulle part on ne découvre les dalles tant la
foule est compacte. Et quel bariolage de costumes, de
coiffures ! Ce ne sont pas les seuls habitants de la ville.
La toge blanche des citadins se froisse à de plus
grossiers vêtements. Les campagnes voisines se sont
ruées dans la ville. L'annonce d'un triomphe et de ses
pompes glorieuses n'aurait pas attiré un semblable
concours. Les montagnards à la casaque faite d'une
peau de mouton coudoient les bergers enveloppés
majestueusement aux plis d'un lourd manteau de laine. Les
bouviers n'ont pas voulu se dessaisir du long bateau
ferré qui hâte la lenteur solennelle de leurs
attelages. Ils sont graves et, malgré la foule qui les
presse, marchent comme des pontifes menant leurs bêtes
au sacrifice. Les autres sont venus la veille ; ils ont
remisé leurs charrettes et leurs chevaux en quelque
hôtellerie populacière. Ils ont vendu le vin de
leurs vignes, et l'argent touché est là qui
sonne au fond d'un sac soigneusement caché dans leur
ceinture. Ils sont riches. Quand il rentreront au village, la
femme, ne trouvant plus toute la somme promise, les accablera
d'injures.
Mais bah ! l'amphithéâtre Flavien n'est pas
inauguré tous les jours ; on peut bien faire quelques
folies, et sans être Socrate braver pour un si grand
plaisir les clameurs de la ménagère. Xantippe
fera mieux de se taire si elle craint d'être battue. On
est venu d'Arpinum qui vit naître Marius et
Cicéron, des montagnes lointaines où les
Volsques et les Herniques ont longtemps défié
les armes romaines, des monts Albains et des lacs bleus qui
s'y cachent dans la sombre verdure des forêts ; on est
venu de Praeneste, toujours frais au milieu des chaleurs
ardentes de l'été, de l'aimable Tibur d'Horace
où les cascatelles gazouillantes scandent les strophes
du poète qui les a si bien chantées. Le Tibre
lui-même, par on ne sait quel prodige, rebroussant
chemin vers sa source, a charrié jusqu'à Rome
les bateliers, les marins, cette écume, cette tourbe
humaine que la mer jette aux rivages d'Ostie. Et tous ces
gens d'origine si diverse, les uns hâlés du
soleil, les autres pâlis dans l'ombre des ateliers
ténébreux, parlent, crient, s'appellent, se
raillent, rient, jurent les dieux. C'est un concert
discordant, un tumulte sans nom. Les montagnards ont la voix
rauque ; on croit les entendre héler leurs
chèvres et leur latin grossier est semé de
vieux mots étrusques désappris des citadins.
Quelques mots grecs, harmonieux et sonores, éclatent
aux lèvres des pécheurs, et d'un accent dur et
guttural les matelots se lancent en plein visage de vieux
jurons phéniciens. Tous cependant n'ont qu'un seul but
; âmes viles, esprits déliés, coeurs
ardents, vibrent et se confondent dans l'unisson d'une
commune espérance et d'une commune
pensée.
Voilà qu'un lourd chariot débouche d'une rue
qui serpente en arrière du Palatin. Deux buffles aux
jambes courtes, tête basse, bouche écumante,
grands yeux stupides et leur front plat armé de cornes
rugueuses, péniblement le traînent. La foule
s'écarte ; c'est de la complaisance, presque du
respect. Qu'est-ce donc qui vient là ? Un maître
? un roi ? un dieu ? En effet, ou du moins il ne s'en faut
pas de beaucoup. Le chariot porte une cage aux barreaux de
fer, et deux lions y sont couchés. Qu'on leur pardonne
! ils ne sont arrivés que de la veille ; mais il est
temps encore ; ces fiers acteurs ne sauraient manquer leur
entrée. On les regarde, on les approche, on les
appelle ; ils ne bougent pas, ils se taisent. C'est de
l'orgueil, peut-être du mépris. On les insulte,
on les raille. Un enfant se faufile auprès du chariot
; il se hisse sur le timon, il est armé d'une
baguette. C'est un bel enfant blond, aux yeux noirs pleins de
sourires. Il veut s'amuser ce petit. Qui sait ? on ne voudra
peut-être pas le laisser entrer dans
l'amphithéâtre. L'un des lions s'étend au
bord de la cage, toujours silencieux ; l'enfant
s'apprête, il vise bien et d'un seul coup de baguette
il lui crève un oeil. Un cri éclate effroyable,
quelque chose de jaune a dépassé les barreaux.
L'enfant retombe sur la chaussée, de son bras
déchiré plus rien ne reste qu'une guenille
sanguinolente. Suffoqué, pâle, il crache dans la
cage et crie : «Méchante bête !» Il
paraît que c'est la bête qui est
méchante.
Mais les belluaires ne veulent pas que l'on mutile leurs
animaux ; ce sont leurs amis, c'est presque leur famille. Ils
rejettent dans la foule le blessé qui
s'évanouit, et bientôt chariot, hommes et
hôtes disparaissent aux ténèbres des
arcades béantes.
Dans son vaste bassin circulaire tout revêtu de marbre,
la meta sudans épanche une eau limpide. Les
baladins, c'est une vieille habitude, tiennent là
boutique et font parade ; mais ils ont tous battu en
retraite. Ils ne sauraient soutenir la concurrence avec les
gladiateurs.
Des marchands ont remplacé les baladins, marchands
d'eau glacée, de gâteaux, de fruits surtout ; et
sur la margelle de marbre les grenades entr'ouvertes, les
cédrats, les citrons dorés se dressent en
pyramides, les pastèques découpées par
tranches montrent leur belle chair rosée où les
pépins noirs font tache ainsi que des grains de
beauté sur un trais visage de vingt ans. Mais les
marchands, les marchandes, ont bientôt grande peine
à défendre leur étalage ; on les presse,
on les pousse ; un remous plus brutal les emporte ; au milieu
des rires et des quolibets, c'est une déroute, c'est
un pillage. Les fruits roulent sous les pieds ou tombent dans
la fontaine, et les enfants clapotant,
éclaboussés des pieds à la tête,
se disputent les épaves du naufrage.
Cependant des soldats, des prétoriens sont venus
renforcer les designatores. La précaution est
prudente, mais inutile bientôt. En vain les premiers
arrivants voudraient reculer, ils sont emportés d'un
courant irrésistible. Une dernière
poussée, celle-ci plus terrible ; et les grilles
descellées s'abattent. Pourquoi non ?
L'amphithéâtre, assure-t-on, peut contenir plus
de cent mille spectateurs ; il en viendra plus encore, c'est
une ville dans la ville. On se pressera s'il le faut. Les
dieux ont leurs temples, les riches ont leurs villas, les
sénateurs ont leur curie, les avocats ont leur forum,
César a son Palatin ; il faut maintenant songer au
peuple, César le veut, César l'a
commandé, César a jeté des milliers de
prisonniers juifs sur les chantiers, car il voulait au plus
vite terminer son oeuvre. César est bon, César
sera les délices du genre humain ; le peuple a son
palais, sa villa, sa curie, son forum, son temple. Jour de
gloire, triomphe sans égal ! le peuple romain est
entré dans son amphithéâtre !
Faustus et Nicias ont trouvé place sur les premiers
gradins et tout près de la tribune
réservée aux vestales. Elles sont là
toutes les six, drapées de laine, graves et
tranquilles comme de blanches statues échappées
au fronton d'un temple grec. Un large bandeau, abaissé
sur le front, dissimule la triste indigence de leurs cheveux
rasés. Une boucle d'or rattache sous le menton le
suffibulum qui voile le visage presque tout entier.
Cependant on reconnaît la grande vestale à son
air plus imposant, à son encombrante majesté.
Elle touche la quarantaine et doit bientôt
déserter le culte de la déesse par elle
fidèlement servie durant trente longues années.
Quelle est donc cette jeune fille, presque une enfant, qui se
tient auprès d'elle ? Serait-ce une novice
déjà vouée à d'austères
devoirs et que la grande vestale assiste de sa protection et
de son expérience ? Mais non, par bonheur ce n'est pas
une prêtresse ; les humbles mortels peuvent l'aimer
sans risque de la mort. Le fer n'a pas outragé sa
belle chevelure d'un blond un peu roux et qui semble
poudrée de bronze et d'or. A Rome cette nuance est
rare ; les élégantes qui fièrement
ceignent un blond diadème, l'empruntent le plus
souvent aux épaisses toisons des femmes de Germanie ou
bien elles ont recours aux artifices d'une teinture savante.
Dès le temps de Gaton, les Grecs enseignaient aux
Romaines l'art de faire mentir même les cheveux.
Mais là, chez cette jeune fille, pas d'artifice, pas
de mensonge. Faustus est jeune, mais il est fort expert et ne
pourrait s'y tromper. Celle que ses yeux cherchent et
bientôt découvrent, n'a pas une de ces coiffures
extravagantes, échafaudage compliqué,
dispendieux, qui révoltait le bon goût de
Juvénal. Les cheveux partagés par une raie bien
droite, ondulent sur le front, ondulent sur les tempes comme
des flots caressés d'une brise légère.
Un cercle d'or mince, très simple, les surmonte et les
retient. Pas d'épingles aux formes bizarres,
décorées de figurines ou de têtes
d'animaux. Un petit morceau d'étoffe claire est
fixé au chignon ; quelques boucles s'en
échappent, folâtres, fines, aériennes,
elles voltigent sur les blancheurs d'un cou souple et
gracieux. Le visage dessine un ovale allongé d'une
pureté singulière ; la bouche est toute petite
; les lèvres sont rouges et fraîches comme une
grenade qui s'entr'ouvre. Le nez est fin, un peu
courbé, mais à peine, l'oreille toute mignonne,
rose et transparente. Les yeux sont grands, noirs, ardents,
couvant des flammes, et le regard a des profondeurs où
va se perdre la pensée. Est-ce une âme douce et
bonne qui s'y vient refléter ? on n'oserait
l'affirmer, mais le visage tout entier brille de jeunesse et
s'environne d'un sourire.
Elle est mise avec recherche, avec élégance,
mais sans richesse tapageuse. La stola munie d'une
gorgerette est blanche, mais d'une étoffe si fine que
les épaules, devinées plutôt
qu'aperçues, lui prêtent leurs contours
harmonieux et animent, égayent la blancheur de la
laine un peu triste et morte, de la blancheur de la chair
vivante et doucement rosée. La palla est d'un
bleu clair, un pan d'azur dérobé à un
ciel d'été ; la bande qui la termine est
festonnée d'entrelacs et de feuillages d'un ton plus
foncé. Les manches descendent à peine jusqu'au
coude, ouvertes jusqu'à l'épaule ; trois fois
sur toute leur longueur, elles se rattachent et se ferment,
laissant ainsi le bras à demi nu. Un serpent
d'électron coquettement s'enroule et mord le poignet
droit.
Cette jeune fille si charmante qui, par un privilège
envié de toutes, a pris place au milieu des vestales,
on le devinerait si Faustus ne l'avait pas déjà
dit à Nicias de ses yeux aussi bien que de ses
lèvres, c'est Laelia.
L'amphithéâtre est comble, du podium qui
enferme l'arène, jusqu'aux galeries de bois qui le
terminent. Les architectes n'ont pas eu encore le temps de
construire de pierre et de marbre la partie supérieure
de leur monument. En attendant le bois peut suffire ; et les
échafaudages, incomplètement enlevés,
disparaissent sous des grappes, des guirlandes humaines. On a
vu un moment des enfants, même des hommes,
grimpés aux mâts de cèdre qui portent le
velarium ; et les matelots, préposés
à la manoeuvre de cette voile gigantesque, ont
dû, pour les faire partir et lâcher prise, les
menacer de les jeter du haut en bas de
l'amphithéâtre.
Qu'est-ce donc que l'on aperçoit cependant de ce
monument qui a occupé toute une armée de
manoeuvres et de travailleurs, épuisé des
carrières ? Rien maintenant, et comme les dalles de la
rue, galeries, gradins, même les scalae marquant
les praecinctiones qui partagent les gradins,
même les ouvertures béantes des vomitoria
sont invisibles. Tout à l'heure encore ces ouvertures
vomissaient la foule ; on aurait dit ces trous de
fourmilière d'où s'échappe à la
première alerte le peuple grouillant d'innombrables
fourmis. Mais les vomitoria eux-mêmes sont
envahis. Leurs profondeurs noires sont pleines de gens qui ne
sauraient rien voir, mais qui voient le dos des gens qui
voient. Cela est mieux que rien, du moins il leur semble
ainsi.
Cependant trois divisions s'accusent. Le nivellement que la
tyrannie impose à tout ce qui rampe au-dessous d'elle,
n'a pu effacer la jalouse hiérarchie que la vieille
Rome avait établie, que la Rome nouvelle accepte et
s'obstine à toujours maintenir.
L'amphithéâtre lui-même ne saurait
tolérer la promiscuité de rapprochements
scandaleux. Une fraternelle égalité n'a jamais
eu de sens pour les maîtres du monde.
L'immense périmètre du podium met au premier
rang tout ce qui est la loi, le culte, la puissance : les
graves sénateurs, les édiles, les
prêtres, les augures, les représentants
officiels de quelques corporations importantes, les
consulaires, les chevaliers. La tribune des vestales, celle
de l'empereur qui lui fait face, sont fermées de
dalles dressées, mais non pas assez hautes pour
arrêter le regard. Tous ces grands de la terre, leurs
protégés et sans doute quelques intrus qui
n'ont d'autre noblesse et d'autre magistrature que des
coffres bien garnis, occupent vingt gradins. Des mortels
aussi favorisés du maître ou des dieux ne
peuvent se résigner à la dureté peu
hospitalière des blocs de pierre ou de marbre. On a
disposé pour eux des subsellia mobiles et
rembourrés de crin.
Le second étage réserve seize gradins aux
simples citoyens de Rome. Il n'est séparé du
premier étage que par un large passage bordé
d'une balustrade. Le troisième étage au
contraire, le dernier des maeniana, celui que la
plèbe librement envahit, reste sans communication
possible avec les étages inférieurs. Il
s'élève au-dessus d'une véritable
muraille ; des niches y sont creusées où
veillent des statues, des vases y sont alignés dont la
magnificence peut amuser les yeux, c'est un rempart cependant
et que l'on ne saurait franchir. Petites gens, c'est assez
que l'on vous aperçoive, là-bas, bien loin
ainsi qu'une poussière incertaine qui tourbillonne sur
le chemin.
La foule murmure impatiente. Sur le podium on est calme, on
attend. Un certain air de dignité est un mot d'ordre
obéi de tous. On cause, on salue discrètement
de la main, du regard, d'une lente inclinaison de tête.
Chacun fait à son voisin la biographie de ceux qu'il
reconnaît. Plus on est rapproché et plus les
compliments sont empressés, plus on est
éloigné, plus la médisance se donne
libre carrière, plus la calomnie distille ses noirs
venins ; c'est question de perspective. Heureusement que
César ne veut plus de délateurs, ils auraient
beau jeu à imaginer des complots, à recueillir
des paroles imprudentes.
Au second étage déjà l'agitation est
plus vive. On s'interpelle, on se lève pour se
rasseoir, on s'assoit pour se relever. L'attente est
fébrile et déjà se fait tumultueuse.
Mais là-haut quel tapage assourdissant ! Ces
gens-là ignorent les belles manières ; ils
n'ont pas fréquenté les gymnases et
lassé la patience de quelque pédagogue venu de
la Grèce. Ils ne sont rien que des hommes, des femmes,
c'est-à-dire des êtres naïfs, violents,
tout instinct, appétit, passion, des êtres
voisins de la primitive animalité. Pressés plus
que des amphores dans un cellier, écrasés,
à demi étouffés, ils ruissellent de
sueur. Les uns ont déjà retiré le bonnet
de laine, coiffure traditionnelle des matelots, les autres
écartent leurs vêtements de bure
grossière, ou s'en dépouillent à demi et
montrent leur poitrine velue où pendent les amulettes
qui lesr doivent sauver du mauvais oeil. Ils crient : De
l'air ! de l'air ! Quelques-uns même, dans
l'espérance de quelque brise plus douce, commandent
que l'on replie le velarium. Inutiles clameurs
aussitôt contredites de protestations furieuses. Le
velarium, qui se maintient tendu par un
ingénieux mécanisme de cordages et de poulies,
reste en place. Il est semé d'étoiles d'or
comme le ciel d'une belle nuit. Un aigle immense en occupe le
centre, et les serres ouvertes, les ailes étendues,
plane au-dessus de l'arène. L'oiseau de proie
voudrait-il disputer à ces hommes de proie la
curée qui leur est promise ?
Le tumulte grandit, s'exaspère ; et si cette toile
immense n'était là pour les arrêter dans
leur chute, peut-être les hirondelles qui passent
là-haut dans l'azur éternel, tomberaient-elles
dans l'amphithéâtre, mortes d'épouvante.
Eh quoi, les jeux ne commencent pas, et c'est
déjà la septième heure ! César
fait attendre le peuple romain ; c'est un crime de
lèse-majesté. Néron, ce cher
Néron était toujours le premier aux spectacles.
C'était le bon temps, et quel aimable compagnon ! pas
fier ; il s'en allait le soir courir les rues mal
famées ; il rossait les passants quand lui-même,
ainsi qu'il lui arriva plus d'une fois, n'était pas
étrillé d'importance. Ces Flaviens, tous
bourgeois ! et d'une âme bourgeoise ! Vespasien
était ladre comme un vieil usurier. Vous savez jusque
sur quoi il a mis des impôts ! Il s'endormait dans le
cirque, c'était désobligeant pour les cochers.
Est-ce que par hasard son fils voudrait continuer cette
lésine impériale ? Mais non ! vous dis-je,
Titus a les mains ouvertes à tous... C'est lui !...
Enfin !... Il vient.... Le voilà !
Ces cris sont partis des hauteurs extrêmes de
l'amphithéâtre, car de ce
belvédère, élevé au-dessus du sol
de près de cent cinquante pieds, on découvre
aisément la voie Sacrée et les abords du
Palatin. La bonne nouvelle a bientôt couru de gradins
en gradins. Les clameurs apaisées se fondent dans un
long murmure. Ce n'est plus qu'un frémissement
attendri et reconnaissant.
La loge impériale, le cubiculum, tout à
l'heure était vide au milieu de cette enceinte vivante
et débordante.
Seules deux Victoires de bronze doré, debout sur les
chapiteaux de marbre de deux élégantes
colonnes, s'y dressaient, ailes déployées,
draperies flottantes et cherchant, semblait-il, pour le
couronner de palmes et de lauriers, le front de l'empereur
absent.
Les acclamations retentissent : Ave, César ! salve,
imperator ! Rome a salué son maître.
«Mais, dit Nicias se penchant à l'oreille de
Faustus, il me paraît que les cris sont mieux
réglés, mieux disciplinés, plus nourris,
en face de nous et au-dessus du cubiculum.
- Sans doute, réplique Faustus ; les augustiani
se sont donné là rendez-vous. Néron, qui
leur avait attribué un salaire fixe, les
traînait partout avec lui. L'enthousiasme et les
applaudissements lui faisaient une fidèle escorte.
Pauvres gens, ils sont réduits à la portion
congrue. Vespasien déjà ne voulait plus les
payer ; il eût mieux aimé être
sifflé que de solder les claqueurs.
- Pourquoi donc s'égosiller maintenant de la sorte
?
- Vieille habitude, et, qui sait ? l'espérance d'une
dernière aumône».
Sortant du vomitorium que seul le cortège
impérial a le privilège de franchir, les
licteurs sont entrés les premiers,
symétriquement drapés non dans le
paludamentum que veut la vie des camps, mais dans la
toge civile ; ils ont les faisceaux sur l'épaule
gauche, dans la main droite la baguette dont ils fouaillent
les importuns trop lents à se ranger ; ils ont le
front ceint de lauriers. Mais c'est là tout le
déploiement de force que Titus veut auprès de
lui. Titus qui cependant a vécu en Orient, Titus qui a
traîné sur ses pas victorieux une cour de
princes et de rois, Titus qui a vu la pieuse Egypte
l'encenser comme un Apis, Titus affecte la simplicité,
et maintenant qu'il n'est rien dans le monde qui soit son
égal, il s'habille à peu près comme un
simple citoyen. Sa toge est de pourpre, elle n'est
bordée que d'un simple liséré d'or. Pas
une seule feuille de laurier sur sa tête. Titus est
assez couronné du souvenir de ses victoires.
C'est un homme de forte corpulence. Le cou est massif,
presque aussi large que le visage ; le nez est droit et fort,
le menton relevé accuse l'entêtement et
l'énergie. La puissante saillie des arcades
sourcilières, les rides que la pensée
plutôt que l'âge a creusées sur le front
bas, confirment cette impression et révèlent
une nature concentrée, l'instinct et l'habitude du
commandement. Cependant la bouche a de la bonté,
même quelque indolence. Un certain air d'abandon et de
placidité tempère cette force sommeillante, et
doucement apaisée.
L'empereur a pris place sur un solium taillé
dans un bloc de Paros. Deux griffons accroupis offrent leurs
ailes demi-closes à la paresse de ses bras. Deux
pommes de pin terminent le dossier que festonnent des
pampres, des raisins délicatement
sculptés.
Auprès du solium, plus bas et, sans dossier, un
bisellium de bronze, mais garni d'un moelleux coussin,
attendait un auguste personnage, le premier mortel qui soit
sous le ciel après Titus. Son jeune frère, son
successeur probable, est venu s'y asseoir. Aussitôt un
esclave s'empresse à mettre sous ses pieds un tabouret
de bois incrusté de nacre.
Domilien, selon l'usage constant de tous les héritiers
présomptifs, contredit dans sa mise, dans son air,
dans ses paroles, dans son attitude, le prince
régnant. Il faut bien donner des espérances de
changement aux mécontents, car les meilleurs
maîtres font des mécontents, et non pas beaucoup
moins que les autres. Titus, Domitien se ressemblent un peu
et tous deux ressemblent à leur père maintenant
passé dieu : même visage épais et
même lourde encolure, même menton vigoureux. Mais
Titus est de bonne humeur, son regard complaisant sourit
à l'univers ; Domitien fronce le sourcil comme un
apprenti Jupiter ; l'un rêve de se faire aimer, l'autre
veut se faire craindre. Le contraste n'est pas moins
saisissant dans leurs costumes.
Titus a fait la guerre, il revêt le costume civil :
Domitien n'a jamais commandé une cohorte, mais il veut
jouer au grand vainqueur. Les légionnaires, les
vétérans des armées d'Asie en
plaisantent tout bas ; mais il est venu, comme pour une
revue, armé de pied en cap. Il porte une belle
cuirasse de bronze où la tête menaçante
de Méduse secoue sa chevelure de vipères. Il
n'a pas chaussé de simples calcei, mais des
caligae comme s'il devait cheminer dans la glorieuse
poussière d'un champ de bataille. Il a ceint une
couronne de laurier d'or ; et d'une main fébrile, mais
inexpérimentée, il remue, il agite un glaive
à la poignée d'ivoire, glaive innocent et que
remplacerait avec avantage un poinçon pour tuer les
mouches, car Domitien les déteste et s'occupe de
longues heures à leur faire la guerre. Domitien
cependant rayonne : les yeux le cherchent, éblouis,
étonnés, mais les coeurs ne vont pas
jusqu'à lui.
Les agents chargés de la police de
l'amphithéâtre et du bon ordre, les
cunearii et les locarii, tout à l'heure
débordés et impuissants, empruntent à la
présence du maître une autorité enfin
reconquise. Ils se tiennent debout et commandent le
silence.
L'une des grandes entrées qui marquent
l'extrémité de l'arène, s'ouvre. Les
cornicines, groupés au-dessus de cette
entrée, font éclater leurs cors qu'ils portent
enroulés autour d'eux et le pavillon ouvert au-dessus
de leur tête. Le bronze jette une fanfare furieuse,
comme s'il donnait le signal d'un assaut. Les jeux ont
commencé.
Qu'est-ce donc cependant que cette troupe bariolée et
grotesque qui vient de déboucher dans l'arène ?
Un sannio ouvre la marche ; il est gros, poussif, le
visage caché sous un masque où s'immobilise le
rictus d'une affreuse grimace. Condamné à la
gaieté quand même, à la gaieté
toujours, il gambade, il roule par terre son corps bouffi,
agile cependant. Il se gratte comme un singe, crie, hurle et
comme un chien rejette au loin le sable du pied, on pourrait
dire de la patte. Le planipes qui le suit à
demi aveuglé, car il en a reçu tout un paquet
aux orbites béantes de son masque, se fâche,
tempête et derrière le carton qui fait
porte-voix, jette un long grognement. Le planipes est
maigre, le sannio est gras, si lourd que son
adversaire ne peut le soulever : culbutes
répétées, bousculades burlesques,
athlètes hideux que la Grèce aurait
sifflés. Le public s'en amuse, mais à peine
quelques instants.
Les pilarii ont plus de succès. Ils jonglent
avec des boules dorées ; et les boules, retombant d'un
rythme harmonieux sur le pied qui les renvoie, sur le mollet
qui les retient un moment, sur la main qui les rejette, sur
le bras qui les fait onduler, sur le front qui s'en couronne,
les enveloppent d'une auréole scintillante qui voltige
et s'agite sans fin.
Mais ce sont là trop petites choses et trop petites
gens. Rome, la Grèce, l'Orient vainement ont
envoyé à l'amphithéâtre Flavien
leurs mimes les plus habiles, leurs baladins les plus
experts. Au triclinium d'une maison, au carrefour
d'une ville, ils feraient merveille ; ils sont perdus dans
cette immensité ; leurs lazzi, leurs grâces
apprises, leur art à peu près méconnu,
comme une flèche qui vise un but trop lointain,
retombent sans provoquer le rire ou n'obtiennent que de
maigres applaudissements. Aussi ce prologue prend
bientôt fin et ces piteux acteurs disparaissent sans
laisser de regret.
Voici des desultores. A peine vêtus d'une
tunique légère, coiffés d'un long bonnet
de feutre, le pileus, qui leur est une sorte
d'uniforme consacré, ils se tiennent debout un pied
sur un cheval, un pied sur un autre cheval et devant eux,
deux autres chevaux obéissent aux rênes
qu'adroitement ils manient, au long fouet qui s'en va
fustiger leurs crinières flottantes. Douze paires de
ces quadriges tourbillonnent dans l'arène, se
poursuivent, se rejoignent ; et l'assistance, qui se croit un
moment transportée dans le cirque, sourit à
cette terrible chevauchée.
Quelques mansuetarii leur succèdent. Ils ont
dompté des ours, des panthères, des
loups-cerviers. Ils les font danser sur deux pattes,
gauchement saluer, grogner au commandement, ramper sous le
pied qu'ils voudraient dévorer et qu'ils
lèchent. Les panthères d'un bond passent dans
les cerceaux ainsi qu'un écuyer agile, les loups se
laissent arracher de la gueule les os qui leur sont
jetés. Il en est un qui un moment se fâche, et
lance un coup de dent un peu plus hardi au bras du
maître. Mais le bras est garni d'un épais
brassard de cuir, et c'est à peine si quelques
gouttelettes de sang glissent au long du poignet :
«Par bonheur, dit Nicias ! - Par malheur», pense
Faustus. Car Faustus, ainsi que le public tout entier,
s'ennuie, et déjà s'irrite de ces jeux
d'enfants. Les mansuetarii le comprennent. Qu'ils
poursuivent encore quelques instants des exercices devenus
fastidieux, et l'on pourrait bien les faire dévorer
par des bêtes moins indulgentes.
«Cela, des bêtes ? crie un mauvais plaisant ; du
bétail, tout au plus !»
Et le bétail, sur ce mot, précipite sa
retraite.
«Enfin, c'est le tour des gladiateurs», dit
Faustus à Nicias.
Et Nicias tout d'abord ne l'entend qu'à demi. Est-ce
la chaleur intense et lourde, en dépit de l'ombre que
ménage le velarium, est-ce le peu
d'intérêt qui s'attache pour lui à cette
acrobatie puérile, mais Nicias s'abandonne aux
douceurs d'une vague sommolence.
«Tu dors, Brutus ! lui crie son ami, et voici les
gladiateurs !
- Ce n'est pas l'instant de me réveiller,
réplique Nicias d'une humeur un peu chagrine. Tes
gladiateurs ne sont après tout que des saltimbanques
assassins.
- Quelle injustice ! des héros qui font profession de
bravoure. Sais-tu quel serment on leur impose au moment de
déserter les ludi gladiatorii où, bien
nourris de fortes viandes, initiés à tous les
mystères de l'escrime, ils ont passé des
années de labeur, d'exercices et d'entraînement,
enfin lorsqu'ils sont aussi versés dans leur art que
toi dans la vaine science de la philosophie et de la
rhétorique ?
- Grand merci de ta comparaison.
- Je jure de souffrir la mort dans le feu, dans les
chaînes, sous le fouet ou par
l'épéé, quelle que soit la
volonté du maître, d'obéir en vrai
gladiateur. N'est-ce pas admirable ?
- J'aime mieux Léonidas jurant de mourir aux
Thermopyles pour la gloire et les lois de sa
patrie».
Une nouvelle sonnerie de cors, plus éclatante que la
première, interrompt ce dialogue. Vingt-quatre paires
de gladiateurs entrent dans l'arène, deux
familles, car on appelle de ce nom
vénéré ces compagnies qui n'ont le plus
souvent de par le monde ni patrie, ni parents, ni vrais amis,
ni véritables amours.
Leurs maîtres les ont achetés au rebut des
marchés d'esclaves, aux geôliers des prisons,
puis il les ont élevés, ils s'en font un revenu
et une gloire, aujourd'hui ils les accompagnent, ce sont deux
lanistae de renom. Ils ont combattu eux-mêmes,
au temps de Claude et de Néron. Echappés
à tant de massacres et couverts de cicatrices connue
de braves légionnaires, ils n'ont pas
déserté un métier qui leur est devenu le
seul but, la seule occupation de la vie. Ils veulent
présenter leurs élèves. L'âge, les
cheveux blanchis, le front ridé les excluent
maintenant du combat. Ils vont y assister, non pas
indifférents cependant, car leur vanité de
maître, et les souvenirs de tout leur passé
réveilleront dans leur âme grossière les
ardeurs et la flamme de leurs vingt ans.
Les lanistae portent la tunique : ils sont
nu-tête et tiennent, seule arme qui leur soit permise,
une baguette ainsi qu'en ont les centurions pour stimuler les
soldats indociles.
Les gladiateurs au contraire sont armés de pied en
cap.
Vingt-cinq sont des gladiateurs thraces, vingt-cinq, des
gladiateurs samnites ; car Rome se plaît à
donner aux acteurs des jeux qui lui sont chers, les noms des
peuples fameux qu'elle a vaincus et asservis. Sa
vanité évoque le passé et recommence la
conquête du monde.
Les Thraces sont armés à la
légère. Leur casque sans visière,
très relevé, laisse le visage à
découvert ; deux longues plumes y sont
plantées. C'est là une coiffure pittoresque
plutôt qu'une arme défensive. Le bouclier est
petit, arrondi, c'est la parma. Les jambes portent
l'ocrea de bronze attachée au mollet qu'elle
dessine et protège. La poitrine est nue. A la ceinture
un court caleçon s'attache sans gêner le libre
jeu des cuisses, c'est le campestre. Les Thraces n'ont
d'armes offensives que la sica ; maniée avec
adresse, c'est une arme terrible et toujours mortelle que
cette courte lame recourbée et pointue ainsi qu'une
défense de sanglier.
Les gladiateurs samnites semblent mieux défendus. Leur
casque est hermétiquement clos. Un trou
ménagé à la hauteur de l'oeil gauche, un
étroit grillage ménagé à la
hauteur de l'oeil droit, permettent le libre vol du regard.
Le cimier est garni de plumes. La jambe gauche porte une
large cnémide et le bras droit est enveloppé
d'une épaisse cotte de mailles, la manica.
Quelques-uns de ces Samnites cependant ont dû se
contenter d'un brassard de cuir. Le bouclier, c'est le
scutum oblong et plus vaste que la parma.
Ainsi les armes ne sont que de deux types, mais
l'ornementation varie. Les lanistae, pour un si grand
jour, ont été chercher les plus belles
pièces de leur arsenal. Quel-ques-unes sont des
chefs-d'oeuvre de richesse et d'élégance. Les
plus habiles ouvriers y ont promené leur ciseau ; un
sourire de la Grèce a caressé et vivifié
ce dur métal. Les jambières portent des aigles,
des masques, des branches de chêne ou de laurier ; les
casques énormes, à la visière saillante,
sont surmontés d'ailes, comme si le lourd gladiateur
singeait Mercure, l'agile messager des dieux. Quelquefois le
cimier se termine par une tête, et des groupes de
captifs, de vainqueurs reposés couvrent ce que l'on
pourrait appeler la boîte arrondie du casque. Tous les
gladiateurs ne font pas étalage de semblables joyaux ;
et cependant, si tamisée que soit la lumière
épandue dans l'arène, le métal brille et
chaque mouve-ment en fait jaillir des étincelles. Ces
hommes sanglés, cuirassés de bronze,
enfermés comme des crabes dans leurs massives
carapaces, ne sont plus qu'à demi des hommes.
Cependant Samnites et Thraces défilent deux par
deux, au rythme brutal des cors ; ils marquent le pas,
balancent leur corps énorme, fiers, imposants,
farouches plus que ne seraient des prétoriens à
la parade. Ils arrivent devant l'empereur et brusquement
s'arrêtent : Ave, César, empereur, ceux qui
vont mourir te saluent ! Cette acclamation est sortie,
retentissante, des lèvres librement ouvertes des
Thraces, confusément et semblable à un
grognement de fauve, des casques fermés où
disparaît le visage des Samnites.
Les lanistae, ainsi que feraient les maîtres des
champions emplumés dans un combat de coqs, ont
disposé avec ordre, avec harmonie, les couples qui
vont se heurter ; sur le sable ils ont tracé, de la
pointe de leur baguette, comme faisait Popilius autour d'un
roi sommé de répondre, l'espace étroit
dans lequel les braves doivent vaincre ou mourir.
Il ne s'agit pas encore de mourir, les armes dont se servent
les combattants sont émoussées, inoffensives,
arma lusoria. C'est une joute courtoise. Ces hommes,
qui longtemps dans leurs écoles ont appris le
maniement des armes en se servant d'armes plus lourdes que
celles qui devaient leur être confiées au grand
jour des jeux publics, indiquent les coups, ménagent
les feintes, simulent ce que tout à l'heure ils ne
simuleront plus, et si bien, d'une si noble allure, d'une
majesté si tranquille, d'une ardeur si heureusement
disciplinée et pondérée, que Nicias
lui-même se réveille, regarde, s'étonne,
admire et applaudit.
«A la bonne heure, s'écrie Faustus, tu y prends
goût.
- Je n'ai pas en vain respiré l'air subtil de la
Grèce, partout et toujours j'aime et je salue la
beauté. Le spectacle devrait finir ainsi».
Mais les Grecs seuls ne demanderaient rien de plus qu'une
belle apparence. Les Romains ne sont pas des poètes ;
il leur faut de brutales réalités. On crie, on
réclame le combat sine remissione. Les
esclaves, attachés au service de l'arène,
accourent, apportant des épées, des poignards
aiguisés, bien tranchants ; le jeu ne sera plus un
jeu. C'est une politesse que l'on fait toujours au
maître ; l'un des lanistae, péniblement
hissé au marbre du podium, présente à
Titus quelques épées. Le maître doit
s'assurer lui-même que ces armes sont affilées,
qu'elles tueront en conscience et que les lanistae ne
seront pas avares du sang qu'ils ont promis.
Titus prend les épées ; il se lève et
les présente à deux personnages, depuis peu
d'instants entrés dans la tribune impériale.
Ces hommes pâlissent, se troublent. Qu'est-ce donc qui
se passe ? Et Nicias, penché à l'oreille de
Faustus, lui dit : «Est-ce que l'empereur voudrait
faire des gladiateurs de ses invités, et galamment les
sommerait de descendre dans l'arène ?
- Non ! non ! Caligula eut de ces fantaisies, Titus est
d'humeur plus clémente. Mais je reconnais ces deux
hommes.
- Qui est-ce donc ?
- Curion, Niger, de grands amis de Vitellius, gourmands
presque à l'égal de leur maître et qui
avaient dû un immense crédit à
l'infatigable complaisance de leur estomac. Depuis quinze ans
ils ne mangent plus à leur appétit ; ils auront
tramé quelque conjuration.
- La faim est mauvaise conseillère, comme chante
Virgile, ajoute sentencieusement Nicias.
- Titus aura été prévenu et voilà
que lui-même arme ces mains qui devaient l'assassiner.
C'est d'une singulière audace. Auguste voulut bien
épargner et confondre Cinna, mais il ne lui avait pas
mis par avance un poignard dans la main».
Ce drame inattendu inquiète la foule. Que se
passe-t-il ? va-t-elle changer de maître ? Et quel nom
faudra-t-il acclamer ? Les conjurés d'un seul coup
peuvent changer le mot d'ordre que Rome a donné au
monde. César les tient sous l'interrogation tranquille
de son regard. Mais qui l'emportera ? Le temps semble avoir
suspendu sa course vertigineuse, et cet instant dure un
siècle. Ave, César, gloire à toi !
Longs jours ! Ces cris partis de la tribune, se
répercutent et roulent de gradins en gradins comme un
tonnerre emporté de vallées en vallées,
de montagnes en montagnes.
Curion, Niger, vaincus sans combat par celui-là qu'ils
voulaient assassiner, se prosternent et pleurent. Ils
embrassent les genoux du dieu qui sait tout, et qui veut
oublier. L'empereur les relève et les fait placer
près de lui. «Il est digne de régner,
conclut Nicias ; il sait pardonner».
Brandissant leurs armes nouvelles, Samnites et Thraces vont
engager la bataille. Il en est parmi eux qui sont rompus
à ce métier, d'autres qui débutent et
que le regard des lanistae encourage et couve d'une
tendresse presque paternelle. Les premiers ce sont les
spectati ; ils gardent, suspendus aux murs des
étroites cellules qu'ils habitent, leur tessera
gladiatoria où sont écrits leur nom, le nom
de leur maître, la date de leurs premiers exploits. On
les connaît, on les recherche, quelquefois on les fait
venir, c'est une mode coûteuse mais galante qui
s'introduit dans la ville. A la fin d'un joyeux repas,
quelquefois on amuse les invités d'un petit combat
dans le triclinium ; rien ne complète mieux
l'ivresse du vin, sinon l'ivresse du sang. Les Grecs
appelaient dans leur festin des flûteurs, des
chanteurs, des joueurs de cithare, de belles danseuses, voire
même des philosophes qui les régalaient de
discussions savantes ou subtiles ; les Romains du bel air
longtemps ont fait comme les Grecs. On va changer tout cela ;
les vainqueurs ne sauraient toujours s'abaisser jusqu'aux
amusements des vaincus.
Les autres, les débutants, ce sont les tirones,
mais il en est parmi eux qui sont déjà
redoutables. Quelques beaux coups adroitement parés,
adroitement portés, et ils seront ce soir les favoris
du peuple ; leur gloire naissante éclipsera la gloire
abolie de leurs aînés et de leurs
maîtres.
Ces hommes n'ont les uns contre les autres aucune raison de
haine. Ils sont tous des errants, des
déclassés, ou du moins presque tous ; car on a
vu des hommes libres, soit détresse sans espoir, soit
entraînement et vertige, se vendre, aliéner pour
quelque maigre somme ce qui leur restait d'humain et
s'improviser gladiateurs. Ce sont les auctorati ; on
les désigne, et, c'est justice, d'un nom particulier.
On cite un chevalier qui mourut glorieusement sous l'armure
d'un Samnite.
Mais quelle que soit leur origine, le plus souvent basse ou
inconnue, ces hommes, semblables à des chiens
hargneux, et que les cris excitent, s'abordent, se frappent ;
les épées cherchent, quelque place nue
où elles puissent s'enfoncer. La vanité,
l'habitude, l'insouciance de la douleur et même de la
vie, le bruit des armes qui se heurtent, tous ces yeux par
milliers tendus, fixés sur l'arène, cette
atmosphère de cruauté, de mort qui partout
flotte et que partout l'on respire, agitent, enveloppent,
grisent les combattants. Tout à l'heure ils
hésitaient peut-être, ils avaient
échangé, au moment de paraître dans
l'arène, d'amicales poignées de main, qui sait
? une promesse de ménagement, de clémence,
peut-être un adieu ; les brutes elles-mêmes ont
un pauvre coeur qui bat et qui peut aimer. Mais maintenant
ils sont plus acharnés que n'étaient les
légionnaires de César aux murs d'Alésia,
plus féroces que les derniers défenseurs de
Numance, que les femmes de Carthage jetant leurs enfants dans
le brasier plutôt que d'accepter pour eux l'injurieux
pardon du vainqueur. L'homme est de sa nature si prêt
à se haïr, à se tuer, qu'il suffit de lui
mettre une épée à la main de le conduire
devant son frère et de lui crier : Tue ! pour
qu'il frappe ou pour qu'il meure. Douze gladiateurs sont
tombés, et le combat ne dure que depuis quelques
instants. On n'a pas eu à demander grâce pour
eux, car les poignards des Thraces ont d'un seul coup
éventré huit Samnites et les
épées des Samnites ont d'un seul coup
traversé la poitrine de quatre gladiateurs Thraces.
Les autres sont blessés pour la plupart, quelques-uns
désarmés. Les casques faussés,
arrachés, sont tombés sur le sol et, par
l'ouverture de leur visière béante, se
remplissent de sable.
Cependant la partie n'est plus égale entre les Thraces
et les Samnites. On réclame, on proteste. Mais les
lanistae ont de l'expérience ; ils ont
prévu un semblable incident. Les Samnites
reçoivent un renfort de quatre combattants ; ce sont
des supposititii, toujours gardés en
réserve ; ils viennent combler les vides et rendre au
combat une ardeur nouvelle.
Le second choc est encore plus terrible. Ces hommes restent
silencieux jusque dans leur fureur. Ce sont des acteurs
pénétrés de leur rôle et
préoccupés du public qui les regarde, plus
encore que des combattants. Leur colère a des
règles apprises et que pas un seul ne voudrait
transgresser. Si quelque blessure plus grave les
épuise et les jette sur le sol, d'un mouvement bien
compris ils s'accoudent et fléchissent sans que jamais
quelque spasme dérange l'harmonieux équilibre
des gestes et du corps. Jamais de cri, jamais de râle,
les dents déchireraient plutôt la lèvre
que de laisser échapper une plainte importune ; et
l'on pourrait croire que le dernier soupir même est
noté comme une douce mélodie.
Cependant si ingénieusement disposés que soient
leurs armes défensives, si habile que soit le bras
gauche à manoeuvrer le bouclier et à
ménager à la poitrine cette protection mobile,
plusieurs gladiateurs sont encore tombés, quelques-uns
pour ne plus se relever. C'en est assez pour ceux-ci. Les
lanistae et leurs élèves ont bien fait
les choses. César est satisfait, le peuple est
content. Les portes sont rouvertes, et les survivants se
retirent.
Les plus braves, les plus forts, les plus heureux recevront
des récompenses : des couronnes, des palmes, des
guirlandes de laurier enrubannées, et, ce qui vaut
mieux, des gratifications en belles espèces sonnantes
; argent bien gagné et qui profitera aux taverniers de
Rome.
Mais ceux-là qui sont restés gisants sur le
sable, que vont-ils devenir ? C'est prévu. A peine
leurs vainqueurs ont-ils quitté l'arène, sans
qu'un seul ait détourné la tête, car la
défaite c'est l'oubli, qu'une porte basse,
ménagée dans le podium, écarte
les dalles qui lui servent de battants. Fermée, elle
est presque invisible. On en voit sortir des hommes rapides,
muets ; ils traînent des cordes armées de crocs
de fer. Les cadavres sont saisis, enlevés, et la porte
se referme, implacable et sinistre comme la porte d'un
tombeau. La porte libitinensis pourrait donner sur
l'Achéron, elle ne rend jamais sa proie.
Qu'est-ce donc cependant qui se passe là
derrière ? Les morts et ceux-là qui ne
sauraient survivre sont amenés et jetés sur les
dalles. La lumière incertaine d'un étroit
soupirail seule glisse en ces profondeurs ; le soleil refuse
d'en pénétrer le mystère. C'est le
spoliarium. Les morts sont dépouillés de
leurs armes, il faut bien que les lanistae retrouvent
un matériel coûteux et qui peut encore servir.
Les mourants sont achevés ; s'ils guérissaient,
ils ne pourraient plus reparaître dans l'arène.
Pourquoi s'embarrasser de vétérans inutiles ?
Le gladiateur qui n'aurait plus la force de tuer, n'est plus
bon qu'à mourir. Au reste, c'est pitié
peut-être ; et sans le coup de grâce qui
dénoue la tragédie, le spoliarium
verrait des agonies hideuses, car le mourant n'a plus
là autour de lui de regards qui le guettent, de
bouches qui le sifflent, de mains qui l'applaudissent ; et,
la nature maîtrisée, reprenant enfin tous ses
droits, pleurerait toutes ses larmes, hurlerait toutes ses
malédictions, crierait toutes ses angoisses et toutes
ses douleurs.
Pauvres gens, qui expirent ainsi sans un ami, sans un parent,
sans même un chien qui les prenne en pitié et
qui lèche leurs blessures ! Ils n'auront pas de
bûcher magnifique, pas même une prière,
pas même un souvenir. Il dansa deux jours, et il
plut ! dit une inscription antique parlant d'un danseur
mort à douze ans. Ceux-ci ont combattu, ont plu
peut-être, puis ils sont morts, puis c'est tout, la
louve romaine les a dévorés.
Hélas ! voilà ce que montre ou plutôt, ce
que dérobe dans son ombre ce que l'on pourrait appeler
les coulisses de l'amphithéâtre.
Cependant de jeunes esclaves ont parcouru l'arène,
tenant des corbeilles pleines de sable, et partout, d'une
main légère, ils ont poudré les flaques
de sang ; il serait trop long d'attendre que l'arène
l'ait bu jusqu'à la dernière goutte.
Les deux gladiateurs qui font maintenant leur entrée
sont salués d'applaudissements. Bien qu'ils soient
casqués et la visière close, on les
connaît, et leur apparition était impatiemment
attendue.
«Pourquoi donc, dit Nicias à Faustus, ces
applaudissements ?
- Il faut bien arriver d'Athènes et des parages les
plus lointains pour ignorer ainsi les gloires de
l'arène. Bebrix et Nobilior que tu vois, ne combattent
jamais qu'à cheval, tu m'avoueras qu'ils montent comme
les meilleurs cavaliers des
Panathénées».
En effet, Bébrix et Nobilior s'en vont chevauchant
dans l'arèneavec une aisance si
élégante, déchaînant,
modérant l'ardeur de leur monture, que les
applaudissements reprennent plus nourris.
«Hélas, Romains ! Romains ! murmure encore
Nicias, ne sauriez-vous borner vos plaisirs à la
beauté ! Qu'est-il de plus beau que la beauté ?
Et, ajoutant une réflexion qui révèle un
disciple d'Epicure et de Lucrèce : la beauté
est divine et de tous les dieux c'est encore le plus
probable.
- Bébrix, poursuit Faustus, a remporté douze
victoires, Nobilior onze. On dit que ce sont deux grands
amis, des inséparables.
. - Comme nous, et cependant ils vont
s'entr'égorger.
- Cela n'empêche pas les sentiments du coeur.
- Je dois donc me féliciter, mon cher Faustus, que tu
ne sois pas gladiateur, ton amitié me serait
redoutable».
Bébrix et Nobilior portent les armes défensives
des gladiateurs samnites. Mais ils y ont ajouté un
petit manteau de pourpre qui librement flotte ; c'est une
parure qui plaît à leur coquetterie vaniteuse. A
cheval il est malaisé de s'aborder de près ;
aussi ces deux champions ont-ils remplacé
l'épée par la lance.
Les voilà qui se défient, les voilà qui
se poursuivent. Bébrix a l'avance, Nobilior le rejoint
et le presse. Les coups portés sont aussitôt
parés ; c'est une voltige d'une adresse merveilleuse ;
et longtemps le combat reste incertain. Les chevaux
eux-mêmes sont grisés de dépit et
bientôt de fureur. Ils se mordent. Chevaux et cavaliers
passent tourbillonnant, et le sable soulevé aveugle
à demi les spectateurs anxieusement penchés sur
la balustrade qui termine le podium. La lutte est si
violente, les coups, les ripostes, les parades si rapidement
échangés, que l'oeil le plus attentif ne voit
qu'une mêlée confuse, les éclairs du
métal, le flamboiement des casques de bronze. Mais
tout à coup, un cheval s'abat. C'est celui de
Bébrix. La lance de Nobilior lui est entrée
dans le flanc jusqu'à la hampe. La bête se
débat, se roule pantelante, elle ne fait
qu'élargir sa large blessure, et les entrailles
s'échappent, hideuses et saignantes.
Bébrix est tombé auprès de son cheval,
il veut se relever, trop tard. Nobilior a mis pied à
terre, il a repris sa lance et le voilà debout un pied
sur le cou de Bebrix, la tête haute et demandant du
regard à la foule ce qu'il doit faire :
épargner le vaincu ou le tuer. Bebrix,
désarmé, tend la main et son geste supplie. Les
vestales, la foule, César sont d'humeur
débonnaire. Toutes les mains se lèvent. C'est
la grâce. Ce pauvre Bébrix ! la chute de son
cheval seule a failli le perdre. Il faut bien avoir
égard à cette malchance. Allons ! qu'il se
retire sans plus de dommage ! Les esclaves servants de
l'arène n'auront pour cette fois qu'un cheval à
traîner au spoliarium. La bête,
étendue sur le côté, lance des ruades
affreuses ; elle n'a pas appris les belles manières ;
et les crocs de fer l'ont saisie et l'emportent qu'on la voit
se débattre encore dans d'horribles soubresauts. Les
entrailles traînent à sa suite et marquent le
sable d'une longue souillure.
Deux troupeaux succèdent aux equites ; ce sont
des bêtes étranges et que les Romains ne
connaissaient pas : des girafes, des autruches. Elles sont
venues de bien loin, du fond de l'Afrique, assure-t-on, du
pays des Pygmées, peut-être de la
mystérieuse Atlantide. Hébétées
d'une longue traversée, d'un voyage sans fin, plus
encore de leur captivité, elles se reprennent à
la vie. Les voilà, non plus sous les voûtes
ombreuses et humides des carceres, non plus dans les cages
étroites des belluaires, mais au grand jour, en pleine
lumière. L'espace est vaste ; partout un sable fin ;
c'est la vie ; c'est le salut, c'est presque la
liberté. Déjà les girafes gauchement,
trottent et se groupent en famille ; leur long cou se penche
; les plus grandes lèchent les plus petites : on se
retrouve, on se reconnaît, il semble que l'on se
félicite. Sans doute dans ce désert on trouvera
quelques oasis et l'on pourra brouter les hauts panaches des
palmiers. Les autruches courent, joyeuses, cheminent,
piétinent, repartent. Elles ouvrent leurs petites
ailes ainsi que des voiles, ou bien se couchent sur le sol et
enfoncent leur cou chauve dans ce cher sable qui les poudre
et les caresse. Dans le sable elles sont nées, et dans
le sable elles rêvent déjà d'enfouir
l'espérance et la promesse d'une nouvelle
famille.
C'est là une sorte de gibier de basse-cour, mais de
proportions inusitées. La foule en rit.
L'amphithéâtre enseigne aux Romains un peu
d'histoire naturelle ; c'est la seule école où
ils peuvent consentir à l'étudier. S'il n'avait
péri sous les cendres du Vésuve, Pline serait
venu curieusement recueillir des notes.
Autruches et girafes ne prennent pas longtemps leurs libres
ébats. Ce n'est point payer trop cher de la vie
l'honneur d'une présentation au peuple-roi. Toute une
bande d'archers, les venatores, à leur tour,
débouchent dans l'arène, et la chasse commence.
Déroule lamentable. Victoire sans combat. Les oiseaux
affolés cherchent vainement quelque issue ; il en est
qui s'enlèvent jusqu'au-dessus du podium ; et
c'est une panique burlesque qui vide les premiers gradins ;
mais l'essor d'une autruche n'est pas celui d'un aigle. Les
fugitives retombent dans l'arène, percées de
flèches, pauvre volaille sans défense, une
à une elles s'abattent, et leurs vainqueurs
dédaigneux les repoussent du pied. Les girafes n'ont
pas opposé plus de résistance. Leur fuite n'a
servi qu'à précipiter leurs gambades
grotesques. Le cou traversé de javelots et de
flèches, elles tombent ; leurs yeux grands et doux
pleurent longtemps avant de se fermer.
Les animaux qui maintenant pénètrent dans
l'arène sont plus redoutables ; la nature les a
puissamment armés ; ils ont déjà fait le
rude apprentissage de la guerre. Ce sont deux
éléphants ; l'un vient d'Afrique et sur sa
croupe il a porté quelque dernier descendant des
princes numides. L'autre vient des lointains royaumes de
l'Asie. Il a bataillé aux rives de l'Indus et
majestueusement promené sur son dos des rois, des
prêtres et des dieux. Ils n'ont personne maintenant qui
leur commande. Mais tous les deux sont forts, tous les deux
sont fiers ; ils s'égalent, c'en est assez pour qu'ils
se haïssent et se délient. Ne sont-ils pas les
élèves des hommes et leurs serviteurs ?
A peine se sont-ils aperçus, que rejetant la trompe en
l'air, ils lancent un cri strident comme un appel de
bataille. Ils fondent l'un sur l'autre et la rencontre de ces
deux masses énormes fait songer au choc de deux
rochers écroulés d'une montagne. Les hommes,
plus méchants que la nature, ont armé de
pointes de fer les défenses d'ivoire, les voulant plus
redoutables et plus sûrement meurtrières. Pas de
tactique, pas de feinte ; une rage aveugle précipite
les deux bêtes l'une sur l'autre. Les trompes sont aux
prises, enlacées, nouées comme des serpents. Le
premier qui frappe est vainqueur aussitôt et d'un seul
coup ; car ses défenses ont
pénétré toutes grandes au ventre du
vaincu. Il triomphe ; une fois encore sa trompe sonne une
éclatante fanfare ; fièrement, bruyamment il se
fait lui-même le héraut de sa victoire.
Mais n'est-il plus rien dans cette vaste arène qu'il
puisse encore tuer ? Si vraiment, on vient d'y pousser un
homme, un pauvre hère sans armes, chancelant,
pâlissant, stupide.
«Qui donc vient là ? demande Nicias.
- Un condamné, répond Faustus, et que certes
personne ne voudra plaindre. Il fut longtemps la terreur de
Rome et des plus honorables familles. C'est Rufus le
délateur. Il s'était scandaleusement enrichi
des dépouilles de ses victimes. Némésis
n'a que trop tardé à le frapper. Tu ne vas pas
défendre celui-là, j'imagine. Son supplice
n'est que la juste expiation d'une existence de crimes et de
lâchetés.
- Encore ne faudrait-il pas en faire un spectacle ou un
amusement».
Rufus cependant se sent perdu. Il est bien vivant, sans
aucune blessure, et c'est déjà l'agonie. Une
ville, un peuple tout entier est là qui le regarde :
il en est entouré, oppressé, suffoqué.
Nul refuge. Pas de pitié. Les meilleurs mêmes ne
feront que détourner la tête. Et Rufus est seul
dans l'immensité de l'arène, seul avec le
souvenir de ses infamies ; seul avec sa conscience
bourrelée, seul avec une bête hideuse qui le
guette et va l'assaillir, seul avec la peur, seul avec le
remords. Mourir dans les rangs d'une armée, au milieu
des clameurs guerrières, mourir dans l'arène
mais au milieu de ses compagnons, de ses rivaux, de ses amis,
un tel supplice peut encore se concevoir. Les enfers
réunissent et confondent les criminels ; les
souffrances s'atténuent, les douleurs adoucies se
consolent en s'écoutant gémir. Rufus n'entend
rien, ne voit rien, ne sent rien qui ne soit sa condamnation,
sa torture, sa mort.
Le bourreau avance, formidable. Rufus veut fuir ; les forces
le trahissent ; il crie : Pitié !
L'amphithéâtre est-il sans écho ? Non
vraiment, on a ri. L'éléphant approche, il est
là ! Rufus s'agenouille, se prosterne. Les hommes sont
implacables, la bête sera plus clémente. Il ne
lui a rien fait à elle. Elle peut l'épargner.
Rufus se traîne sur le sable ; ses dents claquent, il
tremble de tout son corps, puis il reste immobile,
déjà mort d'épouvante.
L'éléphant lève un de ses gros pieds et
lourdement le lui pose sur la tête. Il appuie, et comme
ferait une noisette sous un caillou dont s'arme la main d'un
enfant, la tête de Rufus éclate et
s'écrase.
«Sang vil ! dit Faustus.
- Hélas ! dit Nicias, citant un vers de Térence
: Je suis homme et rien de ce qui est l'homme ne m'est
étranger.
L'exécuteur à son tour sera
exécuté. Les archers reviennent et le criblent
de leurs traits. Le but n'est pas difficile à toucher
; mais dans le cuir épais, mouvante armure qui
enveloppe le corps tout entier, c'est à peine si le
fer pénètre et parvient à se fixer. Ces
blessures ne sont que des piqûres ; autant faudrait-il
enfoncer des épingles aux puissantes épaules
d'un gladiateur. La bête furieuse s'exaspère
jusqu'à la folie ; mais elle est de taille à
braver des assauts plus terribles. La bête se
défend par sa masse ; ainsi que ferait une citadelle.
Elle voudrait faire mieux : courir sus à ses ennemis,
les étreindre, les broyer. Mais ils sont des
habitués de l'arène ; la peur, le danger ne les
ont point paralysés, bien au contraire. Leur
agilité, mieux encore que leur vitesse, défie
la maladroite lourdeur de la victime. S'ils fuient, c'est
comme le Parthe, en décochant une flèche qui
jamais ne manque son but.
Il faut en finir cependant. Un archer mieux avisé a
pris le pilum d'un légionnaire ; il le lance
comme on ferait d'un javelot ; et le fer tout entier
pénètre dans la tempe. C'est le coup mortel.
L'éléphant jette une dernière fois un
hurlement à faire trembler les jungles de l'Inde ; il
tourne sur lui-même : ses pieds massifs comme des
colonnes se dérobent ; il croule.
Cette fois les esclaves, porteurs de cordes et de crocs, ont
fort à faire. Leur attelage épuisé
déserte une tâche qui dépasse les forces
humaines.
La foule raille, bientôt siffle. Les patiences
accumulées des hommes font toujours de l'impatience.
Enfin on s'avise d'un expédient. Hier encore on
travaillait à l'amphithéâtre. On
amène deux chariots, provisoirement remisés de
la veille sous quelque galerie. Ils ont porté les
lourds blocs de travertin, peut-être suffiront-ils
à porter des éléphants. Seize hommes
munis de cordes, armés de crics, tirent, poussent,
suant et geignant : Les deux bêtes sont hissées
sur les chariots. Ainsi couchées, gisantes,
piquées de dards et de flèches comme
d'invraisemblables hérissons, elles n'ont plus de
forme qui soit recorinaissable. C'est gros, c'est lourd,
c'est laid, cela saigne. Voilà tout.
«Les gladiateurs ! Les gladiateurs ! crie la
foule.
- Calendius ! Calendius ! appellent quelques voix plus
aiguës.
- Quel est donc ce Calendius que l'on réclame ?
demande Nicias.
- Un célèbre retiaire et qui n'en est plus
à compter ses victoires.
- Pourquoi donc ne pas lui décerner, comme aux
Scipions, les honneurs du triomphe avec sacrifice solennel,
hécatombe et défilé magnifique sur la
voie Sacrée ?
- Ce serait justice.
- En effet Rome ne connaîtra plus bientôt
d'autres victoires et l'arène d'un
amphithéâtre est tout ce qu'elle rêve de
conquérir. C'est un Romain, ce Calendius ?
- Nul ne le sait, pas même lui, j'imagine. Mais que
nous importe ! Il a fait ses classes à Capoue.
- Capoue excelle, paraît-il, dans l'élevage des
gladiateurs.
- De là nous est venu le premier
velarium.
- J'apprécie l'invention».
Trompettes sonnantes, rétiaires et mirmillons font
leur entrée. Ils sont douze ; un seul lanista
les accompagne. Les rétiaires, au nombre de six, n'ont
pas d'armes défensives. Ils ne sont vêtus que
d'un caleçon de bure ; et leur corps souple et robuste
apparaît presque nu. Sur l'épaule gauche ils ont
jeté un filet aux mailles étroites et solides ;
ils portent de la main droite un trident de fer. Est-ce donc
qu'ils partent pour la pêche ? En effet, mais le sable
de l'arène remplace le sable de la plage, et la proie
qu'ils espèrent, qu'ils promettent à la morsure
de leur trident, c'est le mirmillon. Le mirmillon n'a du
poisson dont il porte le nom que la figurine ciselée
au bronze de son casque. Comme un gladiateur thrace, il est
armé d'une jambière, d'un brassard fait de
lames de fer emboîtées et mobiles, d'un gantelet
de fer qui protège la main, d'une épée
courte et large, enfin d'un bouclier oblong.
Le dernier des rétiaires qui paraît, c'est
Calendius. Calendius le beau, le grand, l'agile, Calendius
l'éternel vainqueur ! Il entre, il marche, il avance.
Ce ne sont plus des applaudissements, mais des cris de
délire, des acclamations à rendre César
jaloux. Saluer, applaudir le maître, c'est un devoir
plus encore qu'un plaisir, et dans cette joie il se
mêle un peu de crainte, quelque
arrière-pensée, la tiédeur
aisément monotone des démonstrations
officielles. Mais un gladiateur ! c'est un fils chéri,
un ami, un amant, une maîtresse ! Il en est dans la
foule qui pleurent de joie et d'attendrissement. Le
lanista, très fier de son pensionnaire, serre
la main que Calendius daigne lui abandonner. Une
poignée de main de Calendius, quel honneur à
faire envie au peuple romain tout entier !
Calendius étale un torse bosselé,
vallonné de muscles d'hercule. Les épaules sont
larges à porter le globe du monde, les bras gros comme
des cuisses, les cuisses rugueuses, puissamment
charpentées comme des membres
d'éléphant. Les poings d'un seul coup
assommeraient un taureau. Les attaches de la cheville et du
poignet sont fines cependant. La tête est petite et
hors de proportion avec la force du cou. La chevelure,
ramenée en arrière, forme un chignon rude et
crépu. Le visage est imberbe ; il a dû recevoir
quelquefois les témoignages d'une camaraderie un peu
brutale, car les orbites sont couturées, les joues
défoncées, le nez rejeté hors de son
axe. Un sourire sot est immobilisé sur les
lèvres. S'il peut germer une idée
derrière ce front étroit et bas, c'est une
idée de profonde béatitude. Calendius est un
heureux ; il est content des hommes, des dieux ; il est
surtout content de Calendius.
Rétiaires et mirmillons défilent devant la
tribune impériale et saluent. Puis le lanista
reste à l'écart, et le combat est bientôt
engagé.
La même tactique répète les mêmes
épisodes, les mêmes incidents. Le
rétiaire cherche à envelopper aux plis de son
filet son adversaire, qui cherche à l'éviter.
Le coup est-il manqué, aussitôt le
rétiaire prend la fuite, et sans trop de peine le plus
souvent, il échappe ; car il n'a plus d'autre arme que
son trident, et les jambes nues dévorent l'espace
mieux que ne sauraient le faire les jambes cuirassées
de bronze du mirmillon. Mais il faut que le rétiaire
ramasse le filet qu'il a laissé tomber, et pour cela
il faut s'arrêter, ne fût-ce que l'espace d'un
éclair. Le danger est là ; car le mirmillon
n'est pas vainement appelé quelquefois secutor,
et armé comme il l'est, il l'emporterait sans peine.
Qu'il rejoigne seulement son ennemi, et c'est le salut, c'est
la victoire.
Toutefois, au bout de quelques instants, mirmillons pris au
filet et frappés à coups de trident comme l'on
ferait d'un espadon ou d'un requin, rétiaires surpris
dans leur fuite et jetés sur l'arène, plus de
la moitié sont mis hors de combat. Calendius fait
merveille ; il a une manière de lancer le filet, de le
refermer, de le serrer qui paralyse aussitôt les
mouvements du mirmillon. Les connaisseurs ne se lassent pas
d'admirer cette adresse infaillible. A chaque victoire
nouvelle, ce sont des cris d'extase, des acclamations sans
fin, des trépignements insensés. On n'applaudit
plus seulement des mains, mais des pieds, de tout le corps ;
ceux-là qui ont quelque bâton, quelque baguette,
frappent les pierres des gradins. Ce n'est pas un public
humain qu'il faudrait pour fêter dignement le
héros, mais la mer, l'océan, grondant,
déchaîné, battant le rivage. Quelques-uns
n'y tiennent plus ; ils se lèvent ; ils montent sur
leur siège, ils piétinent les genoux des
voisins et s'ils n'étaient repoussés de
quelques rebuffades un peu rudes, ils leur monteraient sur
les épaules : Les femmes, groupées aux galeries
du dernier étage, éclatent, pleurent, poussent
des cris aigus qui percent le tumulte effroyable, comme les
éclairs percent un ciel chargé de nuées
et d'orages. Quand il fallut sauver le Capitole, les oies ne
menaient pas si furieux tapage.
Cependant de tous les gladiateurs, morts, blessés ou
bien épuisés de fatigue, la plupart ont
déserté la lutte. Calendius l'a toujours
emporté. Il grandit, il triomphe, c'est le roi de
l'arène, c'est le dieu de l'amphithéâtre.
Il pourrait se retirer. N'est-ce pas assez de gloire pour un
jour ? Mais la gloire est un vin capiteux et qui trouble les
plus pauvres cervelles.
Un mirmillon est encore là, debout, immobile. Il a
combattu sans ardeur et comme à regret, se
défendant assez pour sauver sa vie, mais rien de plus,
et toujours négligeant la riposte, dédaignant
la poursuite et le soin d'une misérable vengeance.
C'est un débutant ; personne, pas même le
lanista, ne semble le connaître.
Qui donc est encore vivant, sans blessure, sans lassitude
apparente, lorsque Calendius n'a trouvé personne qui
lui puisse résister ? N'est-ce pas diminuer sa
victoire ? Calendius le pense. Il approche. Le mirmillon se
dérobe et fuit. Il est d'une agilité
singulière, bien que pesamment armé, et tout ce
métal n'alourdit pas plus son corps qiie ne ferait une
écharpe flottante. Calendius s'acharne, mais vainement
pour la première fois. Cependant le mirmillon refuse
le combat, c'est de toute évidence. Quelle
indignité ! C'est manquer au premier devoir d'un
gladiateur. C'est faire injure au peuple ! Un acteur lui doit
de toujours et quand même jouer et débiter son
rôle. Le lanista a senti sa
responsabilité engagée ; il court au fuyard et
le frappe honteusement de sa badine, comme l'on ferait d'un
chien indocile. Le mirmillon s'arrête. N'aurait-il donc
pas l'habitude des coups ? La réplique est soudaine.
Un coup de poing brise les dents et à demi la
mâchoire du lanista. Il est bon de savoir
causer. On rit : c'est très plaisant en effet de voir
ce vieil homme qui s'en va, piteux et la main sur la joue,
comme affligé d'une fluxion.
Cependant cette petite conversation a interrompu la fuite du
mirmillon. Calendius accourt, il crie : «Lâche
!» Cela suffit ; le mirmillon ne cherche plus à
fuir. Bien au contraire, il fait face à son ennemi ;
ce seul mot dé lâche a cloué ses pieds au
sable de l'arène. Va-t-il donc, lui aussi,
périr connue tant d'autres ? Ce n'est qu'un instant
rapide, mais l'attente est anxieuse, le silence haletant
s'est fait effrayant, implacable.
Le filet mortel part, s'ouvre, s'abat. Un bond léger,
subit, capricieux ainsi que le bond d'une chèvre,
rejette sur le côté le mirmillon ; le filet vide
est tombé sur le sable. Calendius en rugit de rage. A
son tour il veut fuir ; mais d'un seul coup de pointe qui lui
déchire la poitrine, il est jeté bas. Cette
fois encore le mirmillon est prompt à la
réplique.
Cela se passe au-dessous de la tribune des vestales ; les
blanches vierges, gardiennes du feu sacré, ne perdent
pas un seul détail de la lutte, et sur leurs mains
enfiévrées qui se cramponnent au marbre du
podium, elles sentent, l'haleine de flamme
échappée aux lèvres des gladiateurs.
C'est à elles maintenant de décider du sort de
Calendius ; car c'en est fait : il est vaincu. Hoc habet :
il en tient ! Ce cri, répété
d'écho en écho, a traversé tout
l'amphithéâtre. La blessure cependant n'est pas
mortelle, et si le pied du mirmillon ne l'immobilisait sous
une étreinte écrasante, Calendius se
relèverait peut-être et recommencerait la lutte.
Mais pourquoi se laisser ainsi vaincre ? Et par un
débutant, un écolier ! Le maladroit ! Les
succès l'ont gâté. Il devient
insupportable avec ses airs de taureau cherchant Europe. Il
se néglige, il engraisse ; et puis pas de
variété dans son jeu. Toujours les mêmes
feintes, toujours la même attaque ! Toujours les
mêmes effets ! C'est ennuyeux à la fin ! Trop
vanté ce Calendius ! très surfait ! on en
trouvera cent pour un de ces Calendius !
Le favori de tout à l'heure a perdu son
crédit. Il vit cependant ; il tend vers les
vestales sa grosse main noueuse comme la racine d'un
chêne séculaire. Il demande grâce. Les
avis sont partagés : des six vestales trois
lèvent la main et commandent la clémence,
trois ferment la main et renversent le pouce, police
reverso. Que faire ? Que décider ? Patiemment
le vainqueur attend ; et maintenant tous les regards sont
fixés sur la tribune des vestales ; le drame y
doit trouver son dénouement. Une belle jeune fille
est là ; elle n'a pas fait un mouvement. Honneur
suprême, caprice de la fortune ! il lui appartient
de départager les votes et de fixer la
majorité. Ses gentils petits doigts peuvent sauver
ou tuer un homme ; le destin va leur obéir : jeu
terrible et qui cependant ne les agite d'aucun
frémissement. Il faut prononcer. La main se
lève un peu, s'abaisse, et le pouce, tout mignon,
se montre renversé. |
Mais quel est-il ce mirmillon sans pareil ?
D'où vient-il ? Son nom ? Les plus vieux connaisseurs,
vainement interrogés, restent bouche close.
«Gloire au vainqueur de Calendius ! Mais que du moins
il montre son visage !»
Le mirmillon entend cette prière ; il veut bien y
condescendre. Il détache son casque. Un visage
apparaît jeune, fier, beau d'une héroïque
beauté. Ce n'est pas là un gladiateur, mais
plutôt un soldat. Les éclairs de son regard le
disent. La bouche s'ombrage d'une longue moustache tombante ;
les cheveux blonds, presque roux, échappés
à la prison du métal, roulent et
s'épandent jusque sur les épaules. Plus d'une
dame romaine en serait jalouse.
«C'est un Gaulois ! C'est un Gaulois !
s'écrie-t-on aussitôt dans la foule.
- Quelque vaincu de la dernière rébellion,
ajoute Faustus ; peut-être un ami de Sabinus, un cousin
d'Eponine.
- Le bel homme ! dit Nicias ; qu'il aille donc, c'est plus
digne de lui, briguer la victoire aux jeux Olympiques ! On
l'applaudira rien que sur sa bonne mine».
Laelia a tué, mais par caprice, distraction,
fantaisie. Sa pensée n'est plus dans l'arène.
Elle a échangé quelques mots avec la grande
vestale, et la voilà qui cherche Faustus d'un regard
enhardi. Elle a détaché des guirlandes qui
festonnent la tribune une brindille fleurie ; elle la jette,
mais la fleur manque son but et tombe dans
l'arène.
«Victoire ! murmure Faustus à Nicias,
étouffant à grand'peine un cri de triomphe et
de joie. La tante a prononcé ; c'est la
réponse».
Et disant cela, avant que Nicias ait pu le retenir, il
enjambe le podium et tout d'un élan saute dans
l'arène. Il ramasse la fleur. Remonter n'est pas aussi
facile. Par bonheur le Gaulois obligeamment lui prête
son épaule.
«Merci, Gaulois, dit Faustus. Tu mérites le
Capitole».
Il a regagné sa place.
«Regarde les jolies fleurs, reprend Faustus,
s'adressant à Nicias. C'est un petit rameau de jasmin
blanc, immaculé, frais, doucement parfumé,
toute grâce et toute beauté comme celle qui me
l'envoie !
- Une fleur est tachée de rouge.
- C'est du sang de Calendius.
- Pour un bouquet de fiançailles je n'aime pas
cela.
- Heureux présage, au contraire ; elle est à
moi jusqu'à la mort !» Et Faustus embrasse les
chères fleurs sans prendre garde à la
souillure.
Rome a bruyamment fêté le Gaulois ; le Gaulois
quitte l'arène.
Qu'est-ce donc que ce troupeau d'hommes qu'on y pousse
maintenant ? Ils sont sans armes, ils refusent d'avancer. Les
fouets les cinglent, ce n'est pas assez, les lances, les
glaives des prétoriens les blessent, les
déchirent. Cette foule resterait immobile si les
derniers, inconsciemment, ne pressaient les premiers. Enfin
une grille de fer retombe derrière eux ; la retraite
leur est fermée, tout espoir de fuite désormais
interdit. Ils sont bien là deux ou trois cents ; les
traits tirés, le visage hâve, la tête
basse. Quelques-uns chancellent et boitent, comme
gênéss d'anciennes blessures. Il en est qui sont
vieux, et leur barbe taillée en pointe est
déjà toute blanche ; d'autres bien jeunes,
presque des enfants. Ils sont vêtus de haillons
poudreux et sordides, débris lamentables de costumes
militaires, vieilles toges effritées, manteaux tout
à jour que jette aux prisonniers la pitié
dédaigneuse de leurs geôliers.
«Les Juifs ! les Juifs ! s'est exclamée la
foule.
- Ce sont là les vaincus de Titus ? interroge
Nicias.
- Sans doute ; et voilà leur dernière
bataille.
- Ainsi finit la guerre !
- Leurs bras ont servi à construire
l'amphithéâtre : n'est-il pas juste qu'il soient
de la fête ?
- A mort ! à mort ! Les Juifs !»
La grande entrée qui débouche dans
l'arène et répond à celle que les
condamnés viennent de franchir, tout à coup
résonne de grognements, de cris horribles, de longs
rugissements. Est-ce donc une porte des enfers ? On pourrait
le croire et le dire. Derrière les barreaux d'une
herse encore baissée, lions, tigres, ours pesants,
panthères agiles, hyènes chercheuses de
cadavres, confusément s'agitent, hurlant,
bâillant, ébranlant sous leurs griffes le fer
qui les emprisonne. L'ombre les enveloppe, à l'horreur
de ce que l'on voit s'ajoute l'horreur des perspectives
incertaines, l'épouvante de l'inconnu. Quelquefois les
bêtes reculent, s'accroupissent toutes prêtes
à bondir d'un élan plus terrible, et l'on
n'aperçoit dans les ténèbres que les
lueurs mouvantes de leurs prunelles jaunes.
«A mort ! Les Juifs ! à mort !»
Une accalmie se fait, un silence menaçant.
«Grâce ! crie une voix ; grâce ! si vous
êtes des hommes».
On se retourne, on s'étonne. Qui donc a jeté ce
cri inattendu ? Un homme est debout, monté sur les
gradins. «Grâce !» Il ne sait que
répéter ce mot.
«C'est un Juif ! dit-on. - Non ! Non ! - Qu'est-ce donc
?
- Les Juifs ne sont pas coutumiers de la clémence et
du pardon. - Un massacre n'est pas pour les surprendre. - Et
quel Juif aurait voulu assister au supplice de ses
frères ?
- Ce n'est pas un Juif, c'est un chrétien !
- Un chrétien ? dit Nicias surpris.
- Oui, dit Faustus, un de ces vils sectaires qui font
profession de haïr le genre humain. Ils viennent de
l'Orient, de Palestine, je crois, comme ces Juifs. Tourbe de
petites gens qui grouillent confusément aux
dernières sentines de Rome. Aucune idée, aucune
doctrine ; que des rêves d'enfant ! aucun avenir
!
- Les enfants deviennent des hommes».
Mais l'importun trouble-fête ne cesse pas ses
protestations, ses appels insensés. On le sait
maintenant, on le dit, on le répète. C'est un
chrétien !
Quelle est cette insolence de vouloir faire la leçon
au peuple, à César, à Rome ? On oublie
l'arène et les malheureux qui l'encombrent.
Ces colères, ces haines, ces fureurs qui tout à
l'heure s'éparpillaient sur une foule, réunies,
maintenant rapprochées, confondues, centuplées,
ne visent, n'accablent, n'écrasent qu'un seul homme.
Il reste calme, pâle mais résigné,
insoucieux des clameurs qui l'assaillent.
«A mort ! le chrétien ! A mort ! à mort !
Le chrétien aux bêtes ! Aux lions ! à
mort !»
Ce n'est plus assez des injures et des cris. Les mains par
centaines, par milliers ont saisi ce fou qui a demandé
grâce. On l'enlève. Quelques instants il
disparaît terrassé, piétiné ; puis
rejeté de gradins en gradins, comme une pierre qu'un
torrent déchaîné emporte, le voilà
qui roule des hauteurs dernières de
l'amphithéâtre, et tombe sur le podium.
Ses vêtements sont en lambeaux ; il est sans force et
sans mouvement ; au reste il n'a pas fait un geste ni dit un
seul mot pour se défendre. Ce n'est pas sa grâce
qu'il a demandée. Encore une poussée, il est
dans l'arène, et le massacre comptera une victime de
plus.
César a tout vu ; César est debout,
César a fait signe à ses licteurs. Ils partent,
ils accourent, enjambant escaliers et gradins. Devant les
faisceaux, emblèmes de la toute-puissance, la foule
s'écarte, les plus furieux ont lâché
prise. Le chrétien est sauvé ; on l'emporte
loin de cette arène qui déjà s'ouvrait
béante devant lui ainsi qu'une tombe.
«Allons ; reprend Faustus, si la vie est un bien comme
Laelia me permet de le croire, Titus a fait un heureux. Il ne
dira pas ce soir qu'il a perdu sa journée.
- Vois donc comme il est ému ! On dirait qu'il
pleure.
- Un César qui pleure ! Rome n'a jamais vu cela. Il
est trop bon, continue Faustus levant les épaules de
mépris, il ne vivra pas».
Cependant on doit de la déférence à
toutes les majestés ; c'est trop faire attendre les
fauves. Le festin est servi. Place au festin ! La herse est
levée. Les bêtes bondissent dans
l'arène.
«On les compterait par centaines, dit Nicias ; de ce
train-là le monde sera bientôt
dépeuplé de ses fauves.
- Les Césars nous resteront. Les Titus n'ont pas de
lignée».
Mais Nicias, qui jusqu'alors a surmonté non sans peine
son horreur et ses dégoûts, sent les
nausées lui soulever le coeur et lui monter aux
lèvres. Passe encore pour la bataille ! mais le
massacre, l'égorgement lâche, c'en est assez,
c'en est trop.
«Je pars, dit-il à Faustus.
- Soit, partons ! César a déjà
quitté l'amphithéâtre. Les vestales se
lèvent, Laelia nous quitte, et mon âme s'en
irait avec elle».
Les deux amis ont déserté l'arène. Les
voilà étendus dans la litière qui
docilement les attendait. Nicias est troublé, inquiet.
Lui si causeur, il ne sait plus que dire ; lui si joyeux, il
semble accablé de tristesse. Ce cri de grâce
subitement jeté dans l'amphithéâtre, il
croit toujours l'entendre, non pas de ses oreilles, mais de
son âme et de son coeur. Ce cri, la haine, la mort lui
ont seules répondu. Il venait du ciel, du moins un
instant Nicias l'a pensé ; n'aura-t-il jamais
d'écho sur la terre ?
L'heure avance, la nuit est prochaine. Lentement la
litière suit la voie Sacrée, cette voie fameuse
sillonnée des ornières que tant de
siècles de gloire et de triomphe ont creusées,
cette voie qui mène du Forum à
l'amphithéâtre, de la Rome des consuls à
la Rome des empereurs. Hyménée !
Hyménée ! chante gaiement Faustus.
Cependant des clameurs confuses leur parviennent encore.
Est-ce la foule qui hurle, est-ce la bête qui rugit
?
L'amphithéâtre immense trône et barre
l'horizon. Derrière sa masse, le soleil a disparu,
l'azur s'embrase, le ciel est en fête, le ciel est tout
rouge.