Constantinople
Janvier l'an 552 de Jésus-Christ
«Vert ou bleu ?»
Cette question aussitôt menace, arrête quiconque,
soit barbare, soit provincial, franchit l'enceinte ou
débarque dans l'un des ports de Constantinople. Ce
voyageur vient d'Italie, de Rome où Théodoric
usurpe non sans gloire l'héritage des Césars ;
de Rome où le pape, non sans de cruelles vicissitudes,
maintient péniblemcnt l'unité d'une orthodoxie
vacillante. Va-t-on demander à ce voyageur, instruit
des derniers événements, ce qu'il advient des
Goths et si quelques décisions nouvelles frappent de
nouvelles hérésies ? - Non vraiment. Vert ou
bleu ? c'est là ce qu'il importe de
connaître.
Ce marchand arrive d'Illyrie. A-t-il entendu parler des
barbares toujours acharnés à rompre la
barrière fléchissante, les frontières
ébréchées où s'enferme l'empire ?
L'empereur Justinien est originaire de l'Illyrie. Avant de se
faire appeler Justinien, on ne le connaissait dans son
village de Taurésium que sous le nom d'Uprauda ; son
père s'appelait Istok, sa mère
Bigléniza, noms sauvages et qui accusent la plus basse
origine. Justinien cependant fait, dit-on, élever
là-bas une ville qu'il veut fastueuse et splendide,
car elle portera son nom impérial, le seul dont
l'histoire se souviendra. Ce marchand nous pourrait dire ce
qu'il faut en croire. Peut-être a-t-il vu le vieux
Justin, l'oncle de Justinien, pousser la charrue, car ce
n'était en sa jeunesse qu'un pauvre paysan ;
peut-être a-t-il vu le petit Justinien, ignorant de sa
future destinée, le bâton à la main,
faire l'apprentissage du gouvernement et de sa
toute-puissance sur l'échine de ses chèvres et
de ses moutons. Quelques philosophes, s'il en est encore, le
sénateur Procope, seraient curieux de recueillir les
anecdotes et de remonter jusqu'à la mare fangeuse
où prend sa source ce fleuve de gloires, de grandeurs
qui traverse et submerge le monde romain. Mais qu'importe
à cette tourbe humaine qui s'épand et fermente
aux rues de Constantinople ? «Vert ou bleu ?»
C'est la seule question qui mérite une
réponse.
Ce soldat, ce vétéran, le visage balafré
de larges cicatrices, le teint hâlé et
brûlé du soleil, a traversé les lointains
déserts de la Syrie ; il a servi sous
Bélisaire, hier il débarquait avec lui. Il a vu
l'Euphrate, les Perses de Chosroès. Il pourrait dire
si les villes d'Asie sont menacées, si l'empereur se
vante de succès imaginaires, s'il est vainqueur au
moins par procuration, car jamais, on le sait bien, Justinien
n'a paru sur un champ de bataille. Mais qu'importe que la
frontière soit forcée ? C'est si loin ! Une
province de plus ou de moins sur les soixante-quatre
éparchies entre lesquelles se partage l'empire ?
quelques cités ravagées sur les neuf cent
trente-cinq qui reconnaissent la loi suprême de
l'autocrator ? Quelles misères qui ne méritent
pas de retenir un instant la pensée ! «Vert ou
bleu ?» Répondez enfin ! et que l'empire
s'écroule en un cataclysme suprême ! Nous aurons
bien encore le répit de quelques jours et le temps de
nous amuser. Demain, premier jour des ides de l'année
nouvelle, l'an cinq cent trente-deux de Jésus-Christ
sauveur, la cinquième année du principat du
très glorieux Justinien, l'égal des
apôtres, grandes courses dans l'hippodrome de
Constantinople. «Vert ou bleu ?» Il n'est pas un
homme, pas une femme, pas un enfant, pas un cheval qui soit
dispensé de répondre. On peut disputer de la
présence réelle, on peut affirmer la commune
essence du Père, du Fils et de l'Esprit, on peut
contester la double nature de Jésus-Christ fait homme,
affirmer que son apparence humaine ne fut qu'une apparence ;
on peut, selon l'orientation que prend la théologie du
maître et quelquefois aux risques de vexations, de
persécutions et d'anathèmes, se dire
monophysite ou orthodoxe, se recommander du pontife romain ou
bien d'Arius, de Nestorius, d'Eutychès ; on a le droit
d'ignorer ce que les Pères de l'Eglise ont
décidé aux conciles de Nicée ou de
Chalcédoine, mais il faut être vert ou bleu,
sous peine de ne pas être.
Les cochers du cirque n'ont plus que deux livrées, la
livrée verte, la livrée bleue. Autrefois on
comptait quatre livrées répondant à
quatre factions rivales. Il y avait les cochers rouges,
blancs, verts et bleus. Les deux premiers ont abdiqué
devant les deux autres. Les blancs ont absorbé les
rouges. Il y a bien longtemps de cela, à peine si
quelques vieux scribes de bibliothèque en ont
gardé le souvenir, Athènes avait ses partisans
de la démocratie et les fidèles de
l'aristocratie ; Rome avait ses plébéiens et
ses patriciens ; elle eut plus tard les césariens et
les pompéiens. Constantinople, héritière
d'Athènes et de Rome, a ses cochers verts et ses
cochers bleus. Comment douter qu'elle maintienne dans le
monde la tradition de ses illustres ancêtres ?
Justinien connaît trop bien son peuple et son temps
pour ne pas prendre position et parti. Il est bleu de coeur
et d'âme. On sait qu'il se pique de théologie ;
et la faconde fleurie dont le moine Théophile, son
précepteur, lui a transmis le secret, plus d'une fois
a fermé la bouche des prélats, des
évoques, des patriarches complaisamment
émerveillés et confondus. L'empereur Justin ne
savait ni lire, ni écrire ; son neveu est un
lettré, de plus un jurisconsulte savant. Son questeur
Tribonien rédige des lois que l'empereur se fait une
gloire de promulguer. Mais que servirait à l'empereur
tant de mérites et de vertus s'il n'était lui
aussi un habitué du cirque, un bleu résolu,
zélé et convaincu ? Les verts sont jaloux et le
dépit, la rage les dévore. Les voilà
jetés dans l'opposition. On dit que la divine Augusta,
l'impératrice Théodora, la bien-aimée,
la confidente de l'autocrator, favorise discrètement
les verts. Elle est aussi un peu hérétique,
assure-t-on ; et les monophysites se vantent d'une
secrète sympathie. Le couple impérial ne
jouerait-il pas un double jeu, l'empereur affirmant son
orthodoxie, sa foi dans la suprématie du pontife
romain et dans l'excellence des cochers bleus, deux choses
d'une égale importance, l'impératrice flattant
tout bas les hétérodoxes et laissant tomber sur
les verts, avec la clémence de quelques sourires,
l'espérance de jours meilleurs ? Ce serait de la
stratégie et d'une adroite politique. Quoi qu'il en
soit, Justinien est bleu ; les bleus se chargent bruyamment
et brutalement de l'apprendre à tous, surtout de
l'apprendre à leurs rivaux, les verts
détestés et maudits.
Les bleus sont maîtres de Constantiriople, on pourrait
dire : de l'empire. Ils ont le verbe haut, et, jaloux de se
donner un air martial et terrible qui puisse en imposer, ils
parodient le costume et le harnachement des barbares les plus
grossiers. Un Romain de Constantinople, sans cette mascarade,
ne serait d'apparence ni bien martiale ni bien terrible. On
se laisse croître les moustaches, qui descendent fauves
et rudes jusque sur la poitrine ; les cheveux deviennent des
crinières. Les plus zélés se drapent au
long manteau fait de peaux de rats, cher à la
lignée du féroce Attila. Ils en viendront
peut-être à se taillader le visage, à se
trancher le nez pour compléter cette glorieuse
ressemblance et se proclamer bleu à la face du monde.
Les bleus sont assurés de trouver, auprès du
trône impérial, bonnes grâces, faveurs,
complaisances que rien ne peut lasser. Ce sont des enfants
terribles, mais si aimés que Justinien ne saurait les
châtier, tout au plus consentirait-il à des
réprimandes attendries. Le courroux d'un père
sous-entend le pardon et l'oubli. Aussi les bleus ne vont
jamais par la ville que munis de quelque poignard. Le jour
l'arme reste dissimulée aux plis des vêtements,
mais dès que s'épand la nuit propice, cette
dernière condescendance à la majesté des
lois devient inutile, la main librement brandit le poignard
ou le glaive. Quelques-uns se vantent de tuer d'un seul coup
et sans que la victime ait la peine de jeter un cri ; c'est
un talent qui fait bien des envieux. On assasine, on vole, on
pille tout à son aise, sous la seule condition
d'appartenir à la faction impériale des bleus.
Et l'on dit quelquefois, propos d'esprit chagrin, qu'il n'y a
plus de liberté dans l'empire ! Bien au contraire, on
ne saurait imaginer un état de plus complète
liberté. Il ne s'agit que de se mettre du
côté des plus forts ! Quelques magistrats ont
voulu sévir et revendiquer la protection des faibles
et des persécutés. C'était une grave
imprudence, presque un crime de lèse-majesté.
L'empereur graciait toujours, et même,
impatienté, il finit par envoyer au fond de provinces
lointaines, jusqu'à Jérusalem, quelques-uns de
ces justiciers attardés et moroses. Mais comment une
faction hostile aux bleus peut-elle subsister encore et
même garder quelque crédit et quelque puissance
? Cela se conçoit cependant.
Il faut bien qu'il reste des gens à proscrire pour
occuper les proscripteurs. Qui voudrait se faire voleur s'il
n'était des gens que l'on puisse voler ? Le chasseur
habile et prévoyant n'a garde d'anéantir le
gibier. Il en est ménager et songe aux plaisirs du
lendemain.
Les jeux promettent d'être magnifiques. Une
administration ingénieusement, savamment
machinée, régente et pressure l'empire. Il
n'est pas de coffre si bien clos, de cachette
mystérieuse, de comptoir de pauvre marchand, de cabane
croulante, de cellier presque vide, de meule, de gerbe
à demi stérile où le vampire ne glisse
ses doigts crochus. Le fisc impérial aurait mis un
impôt sur le tonneau de Diogène ; il ferait suer
de l'or aux guenilles d'un mendiant. Mais du moins
l'empereur, s'il sait compter quand il reçoit, ne sait
plus compter quand il dépense. Il prend à ses
sujets leur pain ; il prendrait, s'il le pouvait revendre, le
lait des nourrissons ; mais il rend l'inutile et le superflu
à ceux qui n'ont plus le nécessaire ; il les
affame et les grise, il les tue et les amuse, n'est-ce pas
admirable ? et cette administration impériale qui
aspire et dévore ce qui reste encore dans l'empire de
sang et de vie, n'est-elle pas justement dite : la divine
hiérarchie ?
L'empereur Justin régnait encore que Justinien,
élevé aux honneurs du consulat, donnait
à cette occasion des jeux que la reconnaissance
populaire n'a pas encore oubliés. Vingt lions, trente
panthères furent jetés dans l'arène et
complaisamment s'entr'égorgèrent pour le
plaisir de l'homme, le seul être, au dire des
théologiens, que Dieu ait fait à son image. Il
en coûta à Justinien deux cent quatre-vingt-huit
mille pièces d'or. Néron n'aurait pas fait
mieux.
Nous avons parlé de consulat. Il est donc toujours des
consuls ? Sans doute, et Constantinople qui a voulu
étendre son enceinte sur sept collines, comme sa
grande rivale et devancière, Constantinople
résidence des empereurs, Constantinople qui enferme
quatorze quartiers, quatre cents rues, plusieurs voies
triomphales aussi fastueuses sinon aussi illustres que la
voie Sacrée, cinquante portiques, huit thermes
publics, cent cinquante bains réservés aux
particuliers, vingt palais, quatre mille cinq cents maisons
de quelque importance, huit aqueducs, plusieurs
amphithéâtres et des bibliothèques
où s'entassent cent vingt mille manuscrits,
Constantinople a voulu se donner le luxe non seulement d'un
empereur, mais d'un sénat et des consuls.
Constantinople n'est-elle pas une Rome nouvelle ? Ces
consuls, quelle est leur mission, quelles sont leurs
prérogatives ? Il serait malaisé de le dire ;
eux-mêmes ne le savent guère. Et les
sénateurs, lorsqu'ils s'assemblent par hasard
auprès de l'Augustéon, dans le palais qu'ils
appellent la curie, que viennent-ils faire ? sur quelle
question ces têtes vides auront-elles l'audace de
délibérer ? Ces pères conscrits ne
pourraient se regarder sans rire, si le maître toujours
aux écoutes, toujours en éveil, n'imposait
à ses marionnettes, à ses comparses, une
solennelle gravité. Mensonge, parodie pitoyable, vaine
apparence, mascarade mais d'un carnaval sans gaieté,
voilà ce qu'il est cet empire byzantin ! Voilà
ce qu'elle est cette cité de Constantinople qui le
domine et le résume si bien ! Certes le site qu'elle a
choisi est sans rival dans le monde. Si jamais l'homme
éblouit ses yeux aux surprises, aux splendeurs de
terres inconnues, ce nid merveilleux qui finit l'Europe et
commence l'Asie, restera la plus sublime vision que l'on
puisse évoquer sous le soleil. Le Bosphore d'azur vaut
bien le Tibre de fange. Mais, dans les oeuvres humaines, rien
ne se fait de vraiment beau et grand sans la
complicité du temps. Constantinople a
été une capitale improvisée, agrandie
prodigieusement, sinon fondée, par décret
impérial. Sur un ordre parti de la chancellerie de
l'empereur Constantin, on a bâti, bâti encore,
bâti toujours. A peine terminés, les monuments
se lézardaient et menaçaient ruine, on
recommençait fiévreusement, furieusement.
C'était moins une construction de ville qu'un
déménagement hâtif. On aurait dit que
l'empire des Césars, se sentant insolvable et tout
près de la banqueroute, fuyait ses créanciers
et qu'il cherchait là-bas, aux rivages du Bosphore, un
refuge contre les barbares acharnés à lui
demander des comptes. Les affaires des Césars sont
bien embrouillées : la liquidation de l'empire du
monde est déjà commencée. Enée,
fuyant Ilion incendiée, emportait avec lui ses
pénates ; les Césars eux aussi ont
emporté tout ce qui se pouvait, emporter sans trop de
peine. Il a fallu des hottes entières à
l'encombrement de leurs bagages. Rome elle-même a
été mise à contribution ; Rome avait
pillé : on la vole, car le pillard, diminué et
déchu, n'est plus qu'un misérable voleur. Mais
c'est la Grèce surtout, la pauvre Grèce sans
défense, depuis longtemps épuisée,
maintenant presque déserte, la Grèce voisine de
la cité nouvelle, la Grèce librement ouverte
à tous les ravageurs, qui a l'ait tristement les frais
des magnificences décrétées et voulues.
Les artistes, les architectes qu'elle envoie à
Constantinople, retrouvent un art fécond dans la ruine
immense de l'art gréco-romain ; ils rêvent,
imaginent, enfantent des merveilles inspirées d'un
esprit nouveau et qui, dans l'entassement confus du butin
ramassé, mettront une splendeur vraie, le rayonnement
de la vie reconquise, un dernier reflet de la suprême
beauté. La Grèce n'a pas de rancune ; on la
dépouille et elle se console, on la ruine et elle
sourit ; on l'outrage, on la viole en son glorieux
passé. Delphes, Olympie, Némée ont
livré aux pourvoyeurs impériaux leurs statues
d'athlètes ; les temples que les décrets de
Théodose interdisent aux derniers croyants, ont vu
partir leurs dieux proscrits et désormais sans
prières ; le Zeus de Phidias a quitté Olympie
et s'en va en exil, là-bas, sur les rives du Bosphore
: Athènes, obstinée dans la religion de ses
grands souvenirs, gardait quelques écoles : on les
abolit, on les ferme ; la dernière étincelle
vient de s'éteindre de ce feu qui éclairait le
monde, et cependant la Grèce, docile et complaisante,
donne à Constantinople ses basiliques, ses palais,
Sainte-Sophie rayonnante, ce joyau fait d'or et de pierreries
qui suffirait à la gloire d'un empire.
Mais si l'architecture survit ou plutôt revit, car elle
subit une transformation profonde, c'en est fait de la
statuaire. Le christianisme oriental la redoute et lui
interdit l'accès de ses sanctuaires. On
élève encore quelques statues. Au sommet d'une
colonne de porphyre qui se dresse entre la basilique de
Sainte-Sophie et le palais impérial, sur le forum
Augustéon, Justinien a fait hisser sa statue
équestre. Elle remplace une statue de Théodose
en bronze doré que Justinien a fait jeter bas.
Quelques statues d'empereurs, quelques statues de cochers ou
de mimes fameux, c'est tout ce que les sculpteurs de
Constantinople ont pu faire. On cite et l'on montre à
l'hippodrome une statue de la danseuse Helladia qui mimait
les rôles d'homme avec un talent suprême et
excellait dans le personnage d'Hector ; mais ces statues
parodient, calomnient honteusement la nature humaine ; elles
trahissent trop bien la décadence d'un art perdu et la
nuit d'une barbarie grandissante.
Le palais impérial avoisine Sainte-Sophie ; il n'en
est séparé que par le forum Augusteon, vaste
esplanade carrée bordée de portiques à
colonnes où le milliaire marque le point de
départ de toutes les voies qui sillonnent l'empire.
Mais l'hippodrome est plus près encore ; c'est une
dépendance du palais, à moins que le palais ne
soit une dépendance de l'hippodrome. Le palais, ou
pour mieux dire la réunion des palais
impériaux, couvre un espace énorme ; et pour
faire le tour des murailles crénelées et
flanquées de tours qui les enferment, il faut
près d'une heure. C'est une forteresse, un camp aussi
bien qu'une résidence souveraine. La mer la termine et
la borde, lui prêtant tout à la fois les
magnificences radieuses d'un horizon immense, le sourire de
ses flots d'azur et la protection d'un fossé que rien
ne saurait combler ; la mer en effet, refuge suprême,
laisse au maître qui tremble derrière les
murailles de marbre et d'or, la facilite et
l'espérance d'une fuite soudaine. Le maître qui
n'est jamais le maître du lendemain ni de l'heure
prochaine, a réuni autour de lui, à
portée de sa main, tout ce qu'exigent sa puissance, sa
gloire, ses caprices, sa sécurité : vastes
jardins, portiques, mystérieuses retraites où
l'enchevêtrement des corridors et des escaliers
déroute la poursuite, chapelles privées,
oratoires où sont enfermées et gardées
les plus précieuses reliques jusqu'aux sandales de
Jésus, jusqu'à la baguette dont Moïse a
frappé le rocher, salles d'audience, salle de
réception où la majesté impériale
daigne tolérer la présence des humbles mortels
et la souillure de leurs regards, casernes, écuries,
arsenal, enfin un petit port, le Doucoléon ; où
des embarcations, rapides comme les mouettes, attendent,
toujours prêtes à recevoir la fortune fugitive
d'un César découronné.
Les appartements impériaux qui sont attenants à
l'hippodrome, sont dits le palais du Cathisma. C'est
là que se trouve l'empereur. L'heure est venue de
partir et de se montrer, à la foule qui
déjà envahit les quarante gradins de marbre
où s'encadre l'hippodrome.
Le préposé appelle les valets, qui
aussitôt apportent une chlamyde bleue et
respectueusement, sans un mot, retenant leur souffle, ils la
jettent et la drapent sur le sagion brodé d'or que
déjà portait l'empereur. Les grands
Césars allaient tête nue ; ce n'était
qu'aux jours de triomphe ou de fête solennelle qu'ils
ceignaient une simple couronne de laurier. Justinien porte un
lourd diadème surmonté d'une croix ; c'est tout
un monument. Des chaînettes d'or, constellées de
perles et de pierres précieuses, s'en détachent
et descendent jusque sur les épaules. L'or et les
pierreries scintillent même au tissu des
vêtements. L'empereur est une idole
éblouissante, un joyau vivant.
Vivant, disons-nous ; il ne le semble guère. Est-ce
l'embarras de cet attirail pesant et magnifique, est-ce
leçon bien apprise, obéissance aux lois d'un
formalisme religieux ? L'empereur est impassible, presque
immobile ; il avance, il ne marche pas, il voit sans
regarder, il ordonne sans parler, il vit sans respirer. Il
est lui-même son croyant et son prêtre, il est un
dogme, il est une foi, il est l'image vivante de Dieu sur la
terre, n'est-ce pas dire qu'il est presque un dieu ? Les
Césars de Rome étaient des soldats, des
magistrats, des citoyens, quelquefois des bourreaux, toujours
des hommes ; on attendait du moins leur mort pour les
élever au suprême honneur de l'apothéose.
L'empereur de Constantinople est chrétien cependant et
l'on connaît son zèle contre les derniers
païens hellénisants ; mais l'abaissement des
esprits et des âmes commande l'idolâtrie. On
court risque de la vie à sacrifier encore au marbre
des autels renversés de Zeus ou d'Aphrodite ; mais les
évoques, les patriarches font collège à
l'autocrator, ils quémandent les faveurs de la divine
Augusta, cette femme qui n'aurait pu, de par les lois et la
coutume, devenir l'épouse légitime d'un
citoyen, tant ses moeurs l'avaient décriée, et
qui s'est fait sacrer dans Sainte-Sophie, acclamer dans
l'hippodrome, cette femme qui, maintenant associée
à l'empire, s'égale au divin Justinien. Le ciel
même n'aurait-il plus de pudeur ni de honte ?
Justinien paraît, et l'on se prosterne la face contre
terre ; les dignitaires, les plus haut placés en la
hiérarchie, rivalisent de platitude et de
servilité. Ils ont leurs prérogatives
particulières, leur rôle spécial en cette
comédie, ou pour mieux dire, en cette pantomime
impériale, car les génuflexions et les
révérences, l'unanime et plus ou moins
sincère stupéfaction des visages interdits sont
les premiers devoirs de quiconque approche du maître.
Rien ne flatte mieux le soleil que l'éblouissement du
monde. Ces honneurs, ces prérogatives qui graduent la
bassesse et la servitude, on les envie, on les brigue, on
languit de les obtenir, on meurt de les perdre, on se les
dispute comme des chiens hargneux et faméliques se
disputent les os jetés aux tas d'ordures. Les mains se
tendent à toutes ces entraves, les fronts se courbent
sous cette puérile majesté ; quelle gloire de
se draper dans cette pourpre qui tombe en guenille ! Ces
dignitaires ont des noms pompeux, des épithètes
sonnantes : le maître de la milice, les deux
préfets du prétoire, le grand chambellan, le
maître des offices, le questeur rédacteur des
lois, le stratélate chef militaire, le comte du
domaine, le comte des largesses sacrées, sont dits
illustres, clarissimes, perfectissimes ; tous les
superlatifs s'épuisent à les désigner.
Il ne faudrait pas qu'un solliciteur ignorant fît
quelque confusion et gratifiât du titre de
clarissime un dignitaire en droit d'être
appelé perfectissime, sa requête serait
mal venue et l'outrage même inconscient pourrait
encourir un châtiment exemplaire. C'est cependant toute
une science de se reconnaître et se conduire en ce
labyrinthe de privilèges et de vanités jalouses
; ceux-là seuls qui vivent dans le palais
impérial possèdent le fil d'Ariane et savent
cheminer, sans trop de dommage, de vestibules en vestibules,
de dignitaires en dignitaires, d'esclaves en esclaves,
jusqu'aux pieds de l'empereur.
Justinien a cinquante ans. Son visage glabre, épais,
arrondi, rappelle assez fidèlement la lourde face de
Domitien, ainsi du moins le disent tout bas les
téméraires qui n'ont pas craint de le regarder
au moins à la dérobée, car
dévisager franchement l'empereur serait une
impertinence sacrilège qui pourrait coûter
cher.
Trois mille cinq cents hommes, casernés dans
l'enceinte des palais impériaux, composent la garde
particulière de l'empereur.
Les protospathaires, vêtus d'une tunique
blanche, armés d'une longue pique et d'un bouclier
rouge à bordure d'or, ont le privilège
envié d'escorter et de précéder
l'empereur.
Les cataphractaires, plus nombreux, portent une cotte
de mailles qui les enveloppe tout entiers, dessine les
membres, assez souple, assez légère pour ne pas
gêner leur libre jeu. Les monstres marins ne sont pas
mieux protégés de leurs écailles. Les
scholaires de la garde portent la cuirasse d'or.
Où sont-ils recrutés ces soldats, valets et
bourreaux, condamnés à la seule protection du
maître, tous ces hommes qui répondent de la vie
d'un seul homme ? Bien loin de Constantinople, au delà
des frontières. Ils n'ont rien de commun, ni la
patrie, ni la foi religieuse, ni les moeurs, ni la langue,
rien que la solde qu'ils partagent, rien que la servitude qui
les rassemble et la discipline qui les écrase. Ce sont
des Hérules, des Huns, des Goths, des Gépides ;
et quelques-uns atteignent les plus hauts grades : Mundus,
gouverneur d'Illyrie, est un petit-fils d'Attila.
Les cubiculaires, les silentiaires ne sont pas
des personnages moins considérables dans cette
domesticité impériale. Les premiers n'ont
d'autre mission que de veiller au bon ordre en tout lieu
qu'illumine la présence du maître ; les seconds,
presque toujours muets, comme si leur langue était
paralysée dans leur bouche, soulèvent les
draperies sur le passage de l'empereur, d'un signe, d'un
regard, commandent le silence, et cela seul leur permet de se
croire illustres et grands entre les plus grands et les plus
illustres. Leur protection est coûteuse et peut
décider du commandement d'une armée,
quelquefois même de l'orthodoxie d'un dogme
contesté.
Le cortège impérial, ce firmament descendu sur
la terre, traverse le Chrysotriclinium. Les saints, les
patriarches, les apôtres, immobilisés dans l'or
des mosaïques partout scintillantes, semblent
refléter l'empereur et sa cour. C'est une même
famille de fantômes rigides, solennels, ennuyés,
et qui ne conservent presque plus rien d'humain.
Cependant, sur un signal discrètement donné, le
silence est rompu. Un orgue, ou, pour mieux dire, un hydrone,
caché sous l'ombre d'un portique, exhale un murmure
attendri et mystérieux. L'espace même a
salué l'empereur Justinien. Néron raffolait de
l'hydrone, il voulut en jouer en public, et l'on sait que
Néron était, au moins pour un empereur, un
excellent musicien. Puis les acclamations montent,
cadencées, rythmées dans une savante
progression ; si ce n'était la platitude honteuse des
pensées, cela ferait songer à la strophe,
à l'antistrophe des choeurs antiques.
«Longs jours, autocrator ! Conduis
ton peuple dans le Saint-Esprit ! |
Comment douter de la
sincérité de ces voeux et de ces louanges ?
Voici le serment que tous prêtent à l'empereur :
«Je jure par le Dieu tout-puissant, son fils unique,
Notre-Seigneur Jésus-Christ et le Saint-Esprit, par la
glorieuse Marie toujours vierge, par les quatre Evangiles que
je tiens en mes mains, et par les saints archanges Michel et
Gabriel, d'être fidèle à nos
maîtres très sacrés, Justinien et sa
femme Théodora».
Mais où donc est-elle cette Théodora ainsi
associée aux honneurs souverains, cette Egérie
que le Numa Justinien se fait un droit de consulter sur
toutes choses ? Comment ne la voyons-nous pas aux
côtés de l'empereur ? Auguste peut-il être
sans Augusta ? Les jeux du cirque ne sauraient
déplaire à la fille d'un montreur d'ours
savants. Théodora est née dans l'île de
Cypre, l'île chère à la belle Aphrodite ;
elle a longtemps honoré l'antique déesse, sinon
de ses prières, au moins de ses folles
équipées. Ses soeurs, Comite et Anastasie, sont
restées fidèles à ce culte, et l'on dit
qu'Augusta discrètement les excuse. Cet hippodrome de
Constantinople a vu les trois soeurs, toutes petites,
implorer la pitié de l'assistance, car la mort de leur
père Acacius les laissait orphelines et sans ressource
; la mignonne Théodora pleurait si bien et de si
gentille manière, que ce fut une joie, un
délire, un magnifique succès. Depuis lors, bien
des fois, elle répéta cette jolie scène
de larmes. Devenue danseuse, et très experte dans la
pantomime, son partenaire, avec une colère sans doute
quelque peu simulée, la frappait et Théodora
avait toujours des désespoirs qui faisaient
pâmer d'enthousiasme les vieux connaisseurs. Acrobate,
pantomime, dompteuse, comédienne et
tragédienne, Théodora était
prédestinée à toutes les grandeurs ; et
le ciel, sur ce joli front, avait marqué la place d'un
diadème.
L'empereur va paraître en public, l'impératrice
reste invisible ; elle est présente cependant. Il
n'est pas admis qu'une femme de bien s'offre librement au
regard de la foule assemblée dans l'hippodrome. Un
mari pourrait, sans autre motif, répudier sa femme. Il
y a temps pour tout, Théodora est maintenant une femme
de bien. Elle est présente cependant, disons-nous. En
effet une basilique enchâssée dans le palais
impérial, Saint-Stéphane, attient à
l'hippodrome. Les saints, les apôtres, Dieu
lui-même peuvent assister aux fêtes du cirque ;
ils ont leurs places réservées. Dieu est bleu
sans doute, car c'est la livrée que porte le ciel. Aux
catéchumènes de Saint-Stéphane, une loge
est ménagée qui attendait l'Augusta et
déjà vient de la recevoir. Augusta voit sans
être vue. Elle aussi a sa suite et sa cour, ses gardes,
ses femmes, ses eunuques. Elle est non moins parée,
non moins brillamment constellée que le maître.
Un jour viendra où l'impératrice et l'empereur,
dans cette fastueuse Constantinople, ne garderont plus de
l'empire que le diadème et le manteau
impérial.
La loge de l'empereur, le Kathisma, occupe
l'extrémité de l'hippodrome, celle-là
qui est droite et répond à
l'extrémité qui se courbe en demi-cercle. La
loge est vaste et s'élève à plus de
trente pieds au-dessus de l'arène. Portée sur
de hautes colonnes, elle est inaccessible à tout
profane. Il n'est pas de châsse pleine de reliques qui
soit si jalousement mise à l'abri de tout contact
irrespectueux. L'empereur, cette relique faite homme, craint
le sacrilège et la profanation.
Les tribunes, réservées aux magistrats,
encadrent la loge du maître. Quatre chevaux de bronze,
ouvrages, ce dit-on, du fameux Lysippe, surmontent et
couronnent ce grand ensemble architectural. Ils viennent de
l'ile de Chio. Qui pourrait dire s'ils ne sont pas encore
destinés à quelque autre voyage plus lointain ?
Les carceres, écuries et remises de chars,
forment le soubassement de la loge impériale et des
tribunes annexes.
En tout leur immense développement, les gradins de
l'hippodrome sont couronnés d'un large portique
peuplé de statues. La spina enfin réunit
quelques-unes des épaves les plus précieuses
ramassées sur tous les rivages. L'Egypte a
donné l'obélisque de granit dressé au
milieu de la spina, la Grèce a donné
l'un de ses plus glorieux trophées de victoire, le
trépied de bronze que les vainqueurs de Platée
consacrèrent à Phoebus Apollon, puis des
figures de héros, d'athlètes, de dieux,
celles-ci hissées au chapiteau de colonnes
triomphales, et partout sur leur front encore
éclairé d'une majesté toute
païenne, des auréoles inattendues. On a voulu
christianiser jusqu'aux exilés de l'Olympe. Ainsi la
spina met, sous les yeux de Constantinople, un
résumé, une vision réduite, merveilleuse
cependant, de toutes les gloires et de toutes les
magnificences du passé.
La spina porte aussi quelques édicules, puis
deux bassins où quatorze dauphins de bronze vomissent
de leur gueule béante une eau abondante et limpide :
puis, alignés sur un petit entablement que deux
colonnettes supportent, sept oeufs de bronze qui vont tout
à l'heure, obéissant à un
mécanisme ingénieusement dissimulé,
disparaître un à un. Les chars doivent sept fois
faire le tour de l'hippodrome ; les oeufs, en disparaissant,
indiquent et rappellent le nombre de tours déjà
faits et de ceux qui restent encore à faire. Enfin les
extrémités de la spina,
décorés de bas-reliefs que souvent les chars
frôlent de bien près, alignent trois hautes
bornes arrondies et qui semblent des colonnes
décapitées.
Les dauphins ne seraient-ils pas un souvenir lointain et
désormais incompris de Neptune, le dieu
équestre qui se plaît aux courses de chars ? Les
oeufs, emblème tout païen, ont peut-être
symbolisé l'origine à demi céleste de
Castor et Pollux, fils de Jupiter et de Léda ; les
deux frères étaient de célèbres
dompteurs de chevaux.
Les chevaux réservés à l'honneur de
courir dans l'hippodrome de Constantinople viennent des pays
les plus lointains, quelques-uns d'Afrique, de la
Cyrénaïque ; d'autres de plus loin encore, du
pays des Cantabres et des Asturos. Les Romains
désignaient souvent leurs chevaux les plus rares et
les plus recherchés sous le nom
d'Asturiones.
Rome avait déjà des cochers favoris et qui
parfois amassaient une grosse fortune. Crescens, d'origine
moresque, qui débuta au temps de l'empereur Nerva,
n'eut besoin que de deux années pour remporter
quarante-sept premiers prix, cent trente seconds, cent onze
troisièmes, et amasser un million cinq cent
cinquante-huit mille trois-cent quarante-six sesterces.
Lui-même en fait le compte dans son inscription
funéraire et transmet, comme il est de toute justice,
à la postérité les noms de Cirius,
Acceptor, Delicatus, Cotynus, les nobles animaux qui
composaient son attelage accoutumé.
Les cochers les plus en renom aujourd'hui à
Constantinople sont Barbatus, obstinément
inféodé à la faction des verts, Calchas,
l'enfant chéri des bleus, Faustin surtout, qui lui
aussi porte la livrée d'azur et se vante, non sans
raison, d'un crédit tout-puissant à la
cour.
Les cochers ont la tête nue, les jambes, les bras nus.
Les pieds chaussent de fortes sandales qui laissent les
doigts à découvert et sont maintenues par des
courroies entre-croisées sur la cheville. Une tunique
légère drape les épaules et descend
jusqu'au-dessus des genoux. Le torse est sanglé de
lanières de cuir étroitement serrées ;
la sveltesse de ces corps, rompus aux exercices les plus
violents, en est mieux iudiquée et mieux
accentuée. Les tuniques sont vertes ou bleues, selon
la faction dont le cocher se recommande.
Justinien s'est avancé jusqu'à
l'extrémité de sa loge impériale. C'est
un usage consacré ; il lève sa main droite,
enveloppée dans un pan de sa chlamyde, et, faisant le
signe de la croix, il bénit l'arène et la foule
assemblée.
Quelques acclamations le remercient et lui répondent,
mais incertaines, timides, hésitantes et qui tombent
comme des voix étonnées de ne plus trouver
d'écho. Les verts sont restés silencieux; les
bleus manquent de zèle. Il semble qu'une froide bise
ait passé sur ces lèvres aussitôt lasses
de crier, sur ces mains oublieuses d'applaudir. Quand les
aquilons chargés d'orages descendent de la lointaine
Tauride, traversent les brumes du Pont-Euxin et viennent
rider le miroir d'azur du Bosphore, les vaisseaux replient
leurs voiles, les barques précipitent la cadence de
leurs avirons, et tous regagnent l'abri de quelque rade
hospitalière. Ces acclamations sans chaleur, ce
silence bientôt grandissant, accusent une sourde
colère, peut-être une tempête prochaine ;
l'empereur cependant ne songe pas encore à fuir ;
peut-être ne sait-il pas pressentir le danger. Sa
vaillance est douteuse ; son ignorance, son aveuglement, son
infatuation expliquent sa constance et sa
témérité.
Le sort a décidé de l'ordre dans lequel les
cochers vont courir et du groupement, quatre par quatre, des
concurrents prêts à descendre dans
l'arène.
Les chars sont attelés de quatre chevaux. Ce n'est
qu'antérieurement à la vingt-cinquième
olympiade que l'on se contentait de deux. Les cochers,
que l'on dit auriga ou agitator, portent tous,
caché dans leur tunique, un petit couteau qui leur
permettra de couper les traits, si les chevaux
emportés menacent de tout mettre en pièces, et
le char et le cocher. Ils sont de plus armés du
kentron, longue baguette flexible, effilée, qui
cingle, quand il est besoin, les échines des chevaux
paresseux ou chatouille leur crinière flottante.
Les courses de chars ne sont pas sans danger ; l'enivrement
de la lutte, la rivalité furieuse des cochers et des
factions ne sont qu'un danger de plus. Il ne se passe
guère de course sans que l'on voie quelque char
renversé, et parfois même le malheureux cocher,
embarrassé dans ses rênes, emporté au
galop d'un attelage qui ne saurait plus lui obéir,
roule, culbute dans la poussière qu'il rougit de sou
sang, et renouvelle autour de l'arène l'horrible
spectacle du cadavre d'Hector traîné sous les
murs d'Ilion.
«Un conducteur de chars, dit Xénophon, doit
tourner adroitement quand il est près de la borne ; il
doit se pencher un peu à gauche, exciter de la voix,
aiguillonner le coursier qui est à droite et lui
lâcher un peu les guides».
Ces prescriptions restent les plus sages, et les cochers
habiles ne les oublient jamais. Tourner la spina est
toujours la manoeuvre la plus délicate et la plus
périlleuse. Prendre du champ et tourner trop au large,
c'est perdre du terrain et peut-être l'avance, toujours
difficile à ressaisir ; tourner plus court, c'est
risquer de heurter l'extrémité de la
spina et le choc d'un char contre le marbre presque
toujours brise la roue et jette bas le cocher.
Mais les dangers courus, l'exemple fréquent des
catastrophes meurtrières, ne sont pour les cochers
qu'une excitation nouvelle, pour les spectateurs qu'un
attrait de plus. Les Pères de l'Eglise les plus
autorisés ont bien des fois formellement interdit aux
fidèles la fréquentation de
l'amphithéâtre ou du cirque. En voyant les
milliers de têtes humaines alignées sur les
gradins, on ne se douterait guère que Constantinople
est une ville chrétienne.
Souvent les chars sont incrustés de nacre, d'ivoire ou
d'or ; et l'on dirait, tant le tourbillon qui les emporte est
rapide et vertigineux, des éclairs qui se poursuivent
et qui passent. On applaudit, on agile soit un pan du
vêtement, soit une bande d'étoffe verte ou bleue
dont les plus zélés n'ont pas manqué de
se munir. Lorsque l'empereur Aurélien voulut
célébrer ses victoires et fêler
l'unité du monde romain une fois encore reconquise et
rétablie, il fit des distributions publiques de
vivres, mais aussi, l'attention était charmante, de
bandes d'étoffes multicolores qui permettaient aux
plus pauvres de manifester dans le cirque les
préférences de chacun. Mais au terme d'une des
premières courses voilà que
s'élève une bruyante contestation. Le cocher
vert est arrivé le premier, cela du moins semble
évident à la faction verte. Le cocher bleu
toutefois serrait son adversaire de bien près, et les
naseaux enflammés de ses chevaux soufflaient aux
naseaux du quadrige vainqueur. La plupart des bleus affirment
leur victoire, quelques-uns tout au plus veulent bien
admettre qu'il y a doute et que la course doit recommencer.
Cela ne saurait convenir aux verts. On discute, on crie, on
se querelle, on s'insulte, on se menace, les poings sont
levés, le tumulte grandit. L'autorité des
gardes préposés au bon ordre est bientôt
méconnue. Justinien interviendra peut-être. Mais
comment espérer de lui quelque impartialité et
quelque justice ? Il est bleu et ne jure que par les bleus.
Cela devient intolérable. Morus, un jeune homme bien
connu à Constantinople, aimé de tous ceux qui
l'approchaient, la nuit dernière a été
assassiné ; c'était un vert entre tous
fidèle et convaincu. Voilà son crime. On a
aussi tué en lâche trahison un fils d'Epagathos,
car dans cette famille on se fait une gloire d'être
vert de père en fils. Ainsi on ne peut plus être
vert sans risque de la vie. Quelque jour l'autocrator fera
peindre en bleu jusqu'aux arbres de ses jardins, et le
printemps sera poursuivi pour crime de
lèse-majesté.
Quelques-uns des plus hardis ont franchi l'Euripe, large
fossé plein d'eau qui borde le podium et
entoure l'arène, protégeant tout à la
fois les spectateurs contre les assauts
désespérés des fauves qui souvent encore
sont jetés dans le cirque, et les cochers contre
l'hostilité brutale ou les sympathies
indiscrètes des spectateurs. Quelques banquettes,
quelques sièges, quelques chars arrachés des
carceres ont servi de fascines et forment des
passerelles, des ponts bientôt envahis et
dépassés. La foule est dans l'arène,
elle descend, elle tombe, elle roule de gradins en gradins,
ainsi qu'une immense cataracte, et rien ne ressemble plus au
bruit de la tempête, des averses battantes, des
torrents furieusement déchaînés que les
mille voix de cette foule grondante, sans digue, sans loi,
sans maître, sans raison. Le maître en effet
commence à comprendre qu'il n'est plus le
maître. Il veut cependant s'adresser à
ceux-là qu'il appelle encore ses sujets. Le
mandator est l'interprète ordinaire et
désigné de l'empereur, lorsque l'empereur
daigne avoir une pensée pour cette multitude qui
grouille sous ses pieds.
Mais ce n'est plus déjà le temps de prendre ces
détours. Le mandator, impuissant à se
faire entendre, déserte une lutte inégale. A
l'empereur lui-même de parler. Il faut bien qu'il s'y
résigne. Tête-à-tête inattendu,
redoutable, effrayant de Justinien et de Constantinople, du
maître et de l'esclave, de l'empereur et de l'empire ;
dialogue tragique du cirque et du palais, de l'arène
immense et de la tribune princière, de la
tempête et de l'écueil, de la mer et du rivage,
d'un homme et d'un monstre hideux, inconscient, hydre dont la
massue d'Héraclès lui-même ne poourrait
écraser toutes les têtes. Pour une fois
Constantinople va regarder en face et d'aussi près
qu'il est possible celui qui lui dicte des lois, elle
connaîtra le regard de ses yeux, le geste de ses mains
déjà toutes tremblantes, le visage qui
pâlit hideusement sous le mensonge du fard, le son de
sa voix, elle verra s'il est une pensée
derrière ce front écrasé d'or, s'il est
un homme dans ce spectre, s'il est une âme en cette
idole.
Le prestige de la majesté impériale, quelques
instants encore, impose un demi-silence, une trêve
passagère ; et les questions veulent bien attendre les
réponses.
«Il n'y a plus de justice pour nous, divin
empereur.
- De qui vous plaignez-vous ?
- Les magistrats nous écrasent et les juges sont sans
pitié.
- Ils agissent ainsi qu'il convient, selon ma volonté
et selon les lois.
- Le préfet de la ville, Eudémon, est un
voleur.
- Ce n'est pas vrai !
- Jean de Gappadoce, préfet du prétoire, vend
sa protection au plus offrant. Ce gros homme, cette outre
obèse et roulante ne s'engraisse et ne se gonfle que
de notre sang.
- Vous mentez !
- Le chambellan Calepodius fait bâtonner tous les
plaignants. Justice, autocrator, pitié et justice
!»
Cependant chaque nouvelle accusation qui monte de la foule
épandue dans le cirque, précipite la retraite
et la fuite du magistrat ainsi publiquement
désigné. Cette tragédie a des incidents
d'une grotesque bouffonnerie. Mais l'empereur n'est pas
accoutumé à la réplique ni à la
résistance. Sa colère mal contenue lui monte
à la gorge et le suffoque.
«Chiens maudits, vous tairez-vous ?» Et les
injures éclatent maintenant. On n'aurait jamais cru
que l'autocrator, le théologien subtil, le
rhéteur disert et fleuri connaissait si bien le
langage de la rue, des carrefours et de l'égout. On
prendrait ce César qui harangue son peuple pour un
portefaix en querelle avec des mariniers.
«Menteurs, s'écrie-t-il, Juifs !
Manichéens ! Samaritains !»
Ce sont là les plus grosses injures, car elles vont
droit au coeur croyant et fidèle de ces excellents
chrétiens. Justinien est seul à les jeter dans
le tumulte immense qui ne cesse de grandir, et cependant sa
rage est telle qu'il trouve des accents, des cris qui se
détachent, percent et se font comprendre. Jules
César parlait souvent au peuple, Auguste,
Tibère ne dédaignèrent pas d'affronter
la tribune, les Antonins faisaient dans leurs camps, en face
de leurs armées victorieuses, de publiques et
solennelles allocutions. Ces glorieuses traditions trouvent
le renouveau d'une faveur inattendue. Justinien laisse tomber
sur la foule sa parole impériale.
Toutefois on ne saurait la reconnaître bien longtemps.
La foule est aussi un maître et qui bientôt ne
saurait plus entendre que le tonnerre de sa voix. On a
commencé par adresser des prières, des plaintes
à l'empereur, puis on lui a lancé des outrages,
s'il était des cailloux au sable de l'arène, on
les lui jetterait maintenant à la figure. Quelques-uns
prennent des poignées de ce sable et les lance ; mais
la tribune est trop élevée au-dessus du cirque
pour que cette poussière puisse atteindre
jusque-là. Ce ne sont que de petits nuages
aussitôt dissipés et qui retombent aux yeux des
blasphémateurs.
Il ne faut pas jouer, même avec de la poussière,
lorsque c'est une multitude en délire qui la
soulève et la fait tourbillonner. L'empereur quitte la
place. La tribune est vide. Le fugitif, car c'est bien une
fuite, presque une déroute, le vaincu, car c'est une
défaite piteuse, est rentré aux profondeurs
ténébreuses de son palais. Osera-t-il en sortir
? Les clameurs l'y poursuivent encore ; elles lui disent la
bataille perdue, et les regards mornes de la valetaille, le
désordre d'une étiquette déjà
méconnue, l'affolement des courtisans qui ne parlent
plus et des silentiaites qui parlent, la raideur
inaccoutumée des écnines qui se courbent mal,
tout raconte le désastre subi, tout présage
l'éclipse du soleil impérial.
La foule reste maîtresse du champ de bataille. Elle
exalte, elle triomphe. Si quelque apparence d'ordre pouvait
se mettre en ce désordre, un défilé
splendide serait organisé, réglé, la
pompe solennelle où se plaisent les victorieux se
déroulerait dans l'hippodrome, et le dernier des
derniers, en cette cohue joyeuse, pourrait s'acclamer
lui-même et se croire un empereur. On est heureux, on
rit. Les mains se tendent, les mains s'étreignent. Les
inconnus se reconnaissent, se félicitent,
s'embrassent. On a fait une très grande chose et dont
l'histoire se souviendra, on a mis en fuite un empereur
!
Il faut en répandre la nouvelle en tous lieux. Il faut
que tout Constantinople l'apprenne ! Il faut que le monde le
sache ! Et voilà que d'un instinct inconscient, sur un
mot d'ordre que personne n'a formulé, les vainqueurs
se dispersent ; le cirque en quelques instants se vide et
reste abandonné. Cette solitude, succédant
brusquement au fourmillement d'une innombrable populace,
étonne et fait peur. Ce silence, après un
tumulte sans nom, est effrayant, plein de menaces.
L'immensité des grandes choses vides dissimule quelque
mystère et prépare on ne sait quel retour, quel
réveil, quelle revanche terrible. Le Vésuve
était calme et silencieux, lorsque déjà
il distillait en ses entrailles les laves et les cendres qui
devaient ensevelir Herculanum et Pompéi. Le sable est
partout piétiné, et soulevé comme si les
aquilons y avaient promené leurs fureurs ; des
lambeaux de vêtements déchirés font
tache, aux blancheurs des gradins de marbre, mais sans le
témoignage de ces témoins et de ces indices, on
pourrait croire que l'hippodrome est désert depuis
longtemps. Quelle vengeance est-ce donc qu'il prépare
en ce profond silence et de quelles funérailles dignes
de son immensité sera-t-il le théâtre et
le complice ?
Il faut bien à toute rébellion, sinon une
pensée commune, du moins un cri de ralliement.
«Nika ! - Nika ! sois vainqueur !» Ce cri, cet
appel est sorti des lèvres les plus hardies ; on le
répète, on le jette, on le lance, on le hurle,
et voilà que les révoltés deviennent un
parti. Ils ont un mot que chacun a fait sien ; cela tient
lieu de tout, de foi, de programme, de but,
d'espérance ; cela suffit bien souvent à
décider une victoire. La révolte des nikates
prend place dans l'histoire ; elle peut déjà
ambitionner la gloire d'inaugurer une ère
nouvelle.
Le jour a pris fin sans que le tumulte un seul instant se
soit apaisé. Constantinople presque tout
entière appartient à la rébellion. Une
rébellion qui triomphe, c'est une
légitimité nouvelle qui s'affirme. Cependant
les ordres de Justinien ne sont pas encore partout
méconnus et désobéis. Le lendemain, sept
hommes sont pris au hasard dans cette foule, ainsi que l'on
prendrait quelques pauvres petits poissons aux profondeurs de
l'océan ; ils attesteront par leur supplice qu'il est
encore un empereur. Verts et bleus, ils appartiennent aux
deux factions rivales. Le bourreau du moins revendique
l'honneur d'une jalouse impartialité. Les potences
sont dressées, et la foule mal contenues se presse,
s'écrase tout alentour. Une exécution à
mort est toujours un spectacle dont la foule aime à se
repaître. Déjà les corps de quatre
suppliciés restent dans l'immobilité hideuse de
la mort. Est-ce donc que ces rigueurs intimident la
révolte ? Est-ce donc qu'elle va désarmer ?
Justinien l'emporte ? - Pas encore ! Une impartialité
qui tue n'est pas faite pour gagner tous les coeurs. Les
verts sont frappés, mais aussi les bleus, et les uns
comme les autres ont des amis dans l'assistance. Ce n'est pas
la pitié qui les émeut beaucoup, encore moins
l'indignation. Constantinople a tant vu de supplices, de
proscriptions, de massacres, qu'elle a perdu jusqu'à
la faculté de s'en étonner. Mais enfin on se
lasse de tout, même de voir étrangler ses amis.
Une foule, qu'hier encore grisait la victoire, ne saurait
longtemps se résigner à une patiente
impassibilité. Quelques protestations éclatent,
une poussée se fait, et les trois prisonniers encore
vivants sont délivrés. La foule, on pourrait
dire la mer, tout à l'heure entr'ouverte,
aussitôt s'est refermée ; les victimes
expiatoires qui empruntaient à leur isolement une
importance inattendue, ces hommes échappés
à la mort, retombent dans le néant,
disparaissent. Ils ne sont qu'une vague de plus
emportée dans la tempête. Voilà que les
bleus et les verts font cause commune. Ce prodige d'une paix
heureusement conclue, ou du moins d'une trêve
acceptée de tous, se réalise, et c'est à
n'en pas croire ses yeux ni ses oreilles. Quelque ennemi,
également exécré de tous, fera seul les
frais de la réconciliation. Il faut bien que toujours
on puisse haïr et maudire quelqu'un. L'empereur payera
pour tout le monde ; juste retour, tout le monde a si
longtemps payé pour l'empereur !
La foule s'est mise en appétit de ce qu'elle appelle
la liberté et de ce qu'elle croit la justice. On court
aux prisons ; les lourdes portes sont rompues. Il semble, en
certaines heures troublées, que les haines populaires
soient un bélier qui dès le premier choc brise
toutes les murailles. Les geôliers précipitent
leur retraite, trop heureux d'en être quittes à
si bon marché ; et le jour pénètre
victorieux en des profondeurs gémissantes qui
semblaient condamnées aux tristesses des
ténèbres éternelles. Le soleil fait
visite à la nuit, la vie fait visite à la mort.
Les captifs sortent, surpris, affolés, étourdis
des clameurs qui les saluent, éblouis de la
lumière qui les inonde, presque sourds, presque
aveugles, oiseaux lugubres et funèbres qui avaient
désappris le jour. Ces loqueteux attendrissent la
facile sensibilité de la multitude. Les plus sages se
dérobent, et s'enfuient, empressés à
profiter de la liberté retrouvée et cherchant
contre les revanches toujours possibles de la justice
impériale un asile plus sûr que les bras de
leurs libérateurs ; les autres, comme des chiens
reconnaissants, suivent leurs nouveaux maîtres, et
leurs maîtres, c'est tout un peuple qui ne sait ni ce
qu'il est aujourd'hui, ni ce qu'il sera demain.
Les martyrs de la tyrannie impériale avaient bien
quelques peccadilles que la justice, à défaut
de leur conscience, leur pouvait reprocher. Mais le
populaire, en ces jours de victoires, n'y regarde pas de si
près. On s'en va de compagnie, voleurs, volés,
les justiciers de la rue et leurs nouveaux amis. Il faut bien
se distraire et s'occuper un peu. Quelques boutiques
étaient restées ouvertes : on les pille ;
d'autres prudemment mais inutilement s'étaient closes
: on les défonce, on les force, on les pille de
meilleure façon. L'apprentissage est fait, et le
pillage même a ses maîtres et ses enseignements.
On a pillé pour se nourrir, on a pillé pour se
vêtir, on pille pour se parer, toujours pour se
divertir. Les orfèvres occupent de leurs
étroites boutiques pressées les unes contre les
autres, une rue tout entière. Ils se sont
enfermés à la première alerte,
verrouillés, barricadés. Vaines
précautions. Les verrous sautent, les clôtures
votent en éclats. Les écrins se vident dans la
boue de la rue ; et les ruisseaux comme le Pactole roulent de
l'or et des pierreries. Jamais Gonstantinople n'aura
étalé tant de joyaux, même en ses jours
de fêtes solennelles. Il y a quelque désaccord
entre les vêtements, les visages mêmes et les
bijoux dont ils sont parés. Mais un philosophe
détaché des vaines misères de ce monde y
verrait un plaisant contraste ; un solitaire, un ermite
dévot venu du fond de la thébaïde ou
descendu de sa colonne de stylite, y saluerait joyeusement un
retour de justice divine et la promesse de la venue de
l'Antéchrist qui doit bouleverser la terre et
précéder le Sauveur. Les bras rudes et velus
des portefaix s'écorchent sous l'étreinte des
bracelets d'enfant. On se met des colliers à la
ceinture, des pendants d'oreilles aux déchirures des
guenilles. Les bagues trop petites pour les doigts sont
quelquefois pendues au bout du nez, car on a vu, - que ne
voit-on pas dans la métropole impériale ? - des
nègres, des négresses, venus des lointains
déserts de l'Afrique, se suspendre des anneaux dans le
nez. Les mains caleuses ont des frémissements joyeux
en soupesant, en caressant cet or si longtemps
convoité. Quelques-uns plantent dans la broussaille de
leurs rudes cheveux de longues épingles de femmes et
s'attachent, au-dessus de la cheville, de larges anneaux dont
le choc et le bruit les amusent ; ils sautent, ils dansent,
ils ondulent, mimes grotesques, ainsi qu'ils ont vu faire
à leur impératrice sur la scène des
théâtres. L'homme a du singe les grimaces et les
malices méchantes. Mais un bruit se répand.
Justinien a voulu reparaître dans la tribune de
l'hippodrome. On y court. Est-ce pour l'acclamer comme
naguère encore ? Est-ce pour le siffler et, s'il est
possible, pour le mettre en pièces ? On ne saurait le
dire. La foule n'est même pas un animal, c'est un
élément, et les lois qui le dirigent, s'il est
quelqu'une de ces lois, échappent aux
prévisions humaines. Justinien va-t-il commander,
maudire, menacer, châtier, ou du moins parler haut et
ferme ? Il faut d'abord se sentir et se croire le
maître pour avoir le droit d'ordonner. Non, Justinicn
se repent, Justinien se reconnaît des torts, il les
avoue, il les regrette, il les veut expier. Les magistrats
que le peuple condamne, et l'on sait bien que le peuple ne
saurait se tromper, sont déjà
révoqués, ils seront bannis, chassés,
mis à mort s'il le faut. Les prévaricateurs
devront rendre gorge. Justinien le dit, le promet, le jure.
Qui pourrait douter de la parole de Justinien ? Il a si peur
qu'il est sincère du plus profond de son âme. Il
prie, il supplie, il pleure, il gémit, il soupire
à faire pitié, il demande grâce. On
connaît sa piété et le zèle de sa
foi. Il porte avec lui, devant lui, un lourd volume
incrusté d'ivoire, scintillant de pierres
précieuses : c'est le livre des Evangiles. Le livre
s'élève, s'abaisse, tremble dans les mains
impériales, car l'empereur s'en fait une sauvegarde,
un refuge, un rempart suprême. Sa Majesté, Son
Eternité sanglote et frémit derrière ces
pages sacrées que salit un serment de Justinien.
«Tu mens ! misérable ! âne
excommunié, tu mens !» Ces injures, ces
outrages, et bien d'autres qui ne sauraient s'écrire,
montent, volent ainsi que des flèches
empoisonnées et frappent en plein visage Justinien,
une fois encore vaincu, moqué, bafoué,
dégradé, l'empereur éclaboussé de
boue en attendant qu'il soit éclaboussé de
sang. Il défaille, il chancelle, à peine lui
reste-t-il assez de force pour fuir et se cacher.
Constantinople n'a donc plus de maître, l'empire n'a
donc plus d'empereur ? mais cela ne saurait durer au
delà de quelques instants. Constantinople veut, sinon
une tête qui la gouverne, du moins un diadème
qui l'éblouisse. N'est-il pas quelque prince
oublié qui puisse reparaître ? Tant de
Césars n'ont-ils pas laissé quelque
lignée échappée aux massacres ? On
cherche, on se le demande, et la clarté se fait dans
cette ombre et cette incertitude. On trouve bientôt ce
que l'on cherhe, il ne s'agit que de trouver un empereur.
Avant Justin, régnait le vieil Anastase : il n'avait
pas d'enfant, mais quand il mourut, il avait des neveux bien
jeunes, tout petits. Ils ont grandi, ils vivent ; ils ont
traversé un changement de dynastie, deux
règnes, et ils ont échappé aux
délations, aux soupçons toujours ombrageux du
maître ; quelle sagesse, quelle prudence il leur a
fallu pour se faire ainsi oublier ! C'est un miracle, et Dieu
sans doute les réservait aux honneurs de la puissance
souveraine. Hypatius est l'aîné, Pompée
est le cadet ; on peut choisir. Le droit d'aînesse
n'est pas un droit que l'on ne puisse
méconnaître. Mais enfin, soit hasard, soit
inspiration divine, le nom d'Hypatius a été
prononcé le premier, Hypatius sera donc empereur. Le
peuple n'a-t-il pas pleine liberté de désigner
son maître ? une acclamation dans la rue vaut bien un
sacre dans Sainte-Sophie ; et de toutes parts Hypatius est
acclamé.
On veut le voir cependant, on veut l'entendre. Sa maison est
entourée, assaillie. Les serviteurs tout d'abord ne
comprennent pas de quoi il s'agit. La fortune qui frappe
à la porte, frappe d'une main un peu rude. Est-ce la
mort qui vient ? Peut-être, car c'est la
toute-puissance ; Hypatius a tremblé, c'est donc qu'il
règne déjà.
Sa mère, l'instinct d'une mère ne saurait la
tromper, sa vieille mère entend les noms glorieux, les
titres sonores qui saluent et poursuivent son enfant. Elle a
compris, elle a senti une angoisse profonde, et dans une
vision subite, elle a vu passer les épouvantes du
lendemain. Elle ne veut pas qu'on lui prenne son fils, et
surtout pour en faire un empereur. Que peut-elle cependant ?
ses prières, ses supplications se perdent
inécoutées dans les acclamations partout
retentissantes. Vainement elle s'est cramponnée
à la main de son enfant. On l'écarte, on la
repousse, on l'abandonne. Quelques instants ont suffi
à la tempête pour dévaster le logis. Il
est vide maintenant. Hypatius est parti, son frère est
parti avec lui, les serviteurs sont dispersés ainsi
que des feuilles mortes dans un tourbillon. Plus rien, plus
personne qu'une femme étendue sur le seuil, sans un
souffle, à demi morte, pauvre mère si heureuse
hier encore de sa maternité, pauvre mère qui ne
reverra plus ses enfants ! Ils s'en vont trop haut, ils s'en
vont trop loin. Hypatius lui-même, s'abandonnant
à l'orage qui le soulève, n'a pas
détourné la tête. Ce n'est plus un fils :
c'est un empereur. La maison silencieuse est triste comme une
tombe ; la gloire a passé par là.
Hypatius est dans l'hippodrome ; n'est-ce pas dire qu'il a
gravi la cime suprême et qu'il voit le monde sous ses
pieds ? On lui a jeté sur les épaules un
manteau de pourpre et d'or. Mais il faut un diadème.
Un collier d'or en tiendra lieu, et de force, au front
meurtri d'Hypatius, le voilà enfoncé et
fixé. Pauvre Hypatius ! il fait déjà
l'apprentissage de ses grandeurs nouvelles.
Chacun veut l'admirer ; on l'entoure, on le pousse, on
l'enlève, on se le passe, on le hisse et
d'épaules en épaules, aidé de quelques
échelles apportées à la hâte et
dressées dans le cirque, il monte enfin jusqu'à
la tribune impériale. Les barbares Francs, acclamant
leur chef porté sur le pavois, n'exhalent pas en un
plus furieux tapage leur joie et la confiance naïve de
leurs espérances. Au fond de la tribune, les portes de
bronze sont closes, et les appartements intérieurs
où se cache Justinien sont encore inaccessibles. Mais
Hypatius trône ; une cour déjà
s'improvise autour de lui. Il a ses dignitaires qui se sont
eux-mêmes désignés. Il ne tient
qu'à lui d'ordonner, de légiférer sur
toutes choses. Il est de quelques pieds au-dessus de la
foule. C'en est assez pour se croire le maître et pour
régner sur le monde.
Que fait Justinien cependant ? Depuis plusieurs jours la
rébellion bat son éternité chancelante.
Sur un ordre émané de lui, des armées de
plus de six cent mille hommes pouvaient naguère encore
surgir comme des entrailles de l'empire et se mettre en
mouvement. La garde qui lui reste lui inspire plus de crainte
que d'espérance. N'est-il pas environné de
traîtres ? Cet Hypatius, maintenant son rival et
peut-être son rival heureux, il le connaissait, il le
recevait à sa cour, il l'épargnait ; imprudent,
insensé, est-ce qu'un empereur doit jamais
épargner personne ? Est-ce que l'ombre même
qu'il projette sur les dalles de son palais, n'est pas
quelque ennemi attaché à ses pas ? Justinien
n'aime la guerre et la bataille que de très loin ; et
voilà que la guerre jette aux portes du palais ses
fanfares meurtrières, et voilà que la bataille
l'environne de ses cris et de ses huées, voilà
qu'il faut combattre avant de mourir ou se résigner
à mourir avant de combattre. Justinien n'ose pas se
protéger lui-même. Il a confiance en la
protection du Très-Haut. Il ne fait pas avancer une
armée, il commande une procession. Par les rues et les
carrefours chemine un interminable cortège de
prêtres, de prélats, d'évêques et
de moines. Ils portent des images pieuses, des reliques : ils
psalmodient des hymnes saintes. Ce spectacle inattendu ne
va-t-il pas en imposer à la foule ? C'est un dernier
appel à l'oubli, à la paix. Les moines, les
prêtres eux-mêmes ne sont pas cependant bien
convaincus qu'ils servent la cause la meilleure en servant la
cause de Justinien. La ferveur leur manque, et les regards
inquiets errent au hasard sans savoir où se
fixer.
La foule s'écarte, mais de mauvaise grâce. Ses
fureurs mal apaisées prolongent un sourd grondement.
Dans cette foule il n'est pas que des chrétiens
fidèles, il est des hérétiques,
jusqu'à des païens. Qui pourrait prévoir
ce qu'une révolution fait sortir des profondeurs d'une
grande cité, et quelles clartés soudaines elle
projette sur des abîmes inconnus ? Ainsi aux jours de
calme, aux caresses d'un ciel clément, le ruisseau qui
s'épanche est clair et limpide connue un miroir
immaculé ; il semble ne receler aucun mystère
en ses eaux transparentes, à peine s'il murmure en
sautillant sur les cailloux, et l'on voit les petits poissons
se jouer dans la verdure des algues échevelées.
Mais que vienne un orage subit, que la pluie gonfle ce
tranquille ruisseau et le trouble jusqu'en ses profondeurs
ignorées, voilà que le ruisseau est devenu
torrent, il enfante on ne sait quelles larves hideuses, il
avoue des laideurs, on pourrait dire des infamies que rien ne
laissait soupçonner ; il était de cristal, il
est de fange, et cette souillure grossissante,
débordante, ne laisse sur son passage rien qui ne soit
sali et souillé. Ainsi en est-il dans une capitale,
ainsi en est-il dans tout rassemblement d'hommes. Les
tempêtes populaires font sortir de l'ombre et de la
nuit, des misères innommées, des haines
effroyables, des appétits inavoués, les
épouvantes d'un enfer terrestre que l'autre
peut-être ne saurait dépasser ; enfin elles
traînent au grand jour des visages de spectres et de
monstres humains où l'humanité hésite
à se reconnaître.
Ces gens-là sont curieux cependant de tout ce qui
compose un spectale. On regarde passer la procession. Mais
les cris bientôt recommencent ; les insultes, les
railleries s'encouragent, se répondent, se
défient, s'exaspèrent jusqu'au
blasphème. Un prêtre porte une image de saint
Basile ; elle brille, elle rayonne, elle est d'or ou du moins
de quelque métal précieux. Une main se tend,
qui veut la saisir. Le prêtre défend le saint et
frappe le voleur sacrilège. Sa pieuse indignation lui
coûte cher. Le voleur, un barbare on ne saurait dire de
quelle nation, un homme barbu, chevelu,
hérissé, souillé de graisse,
chargé de peaux de fauves qui lui semble une toison
naturelle, bondit, rugit, jette bas le prêtre et
l'assomme à demi. Le noble cortège est rompu,
la procession est en déroute. Elle fuit, elle se
dissipe, elle s'évanouit ; ce ne sont plus que des
châsses ballottées de ci de là, des croix
à grand'peine maintenues au-dessus des milliers de
têtes partout vacillantes, des statues qui s'abattent
insultées de rires impies ou pleurées de
lamentations indignées. Ce qui reste encore vivant,
debout, reconnaissable, s'engouffre aux profondeurs
hospitalières de la basilique des Saints
Apôtres. Le ciel même abandonne Justinien ; il
abandonne, et c'est justice, celui-là qui s'abandonne
lui-même.
Au mois de janvier, la température n'est pas toujours
si douce à Constantinople que l'on ne puisse
désirer la réconfortante chaleur d'un bon feu.
On allume des feux au coin des rues et dans les carrefours.
Mais pour chauffer, réjouir dignement un peuple qui a
si bien mérité de lui-même et de la
patrie, est-ce assez de quelques foyers çà et
là dispersés et qui aveuglent à demi les
passants de leur fumée suffocante ? Quelques maisons y
suffiraient à peine. La première
étincelle a jailli, la première flamme a
crépité dans la ville ; le feu étonne,
surexcite, enivre comme la bataille. Tous les puissants,
qu'ils trônent dans le ciel ou qu'ils se vautrent dans
la rue, aiment le feu et toujours ils en ont fait
l'instrument de leur colère ; Jupiter a ses foudres,
le peuple a l'incendie.
Le préfet de la ville, Endémon, avait
appelé quelques soldats à la défense de
sa maison ; ils ont bien vite déserté une
défense inutile ; la maison flambe et s'écroule
en l'espace de quelques instants. Ce n'est pas la
dernière. Mais des maisons c'est encore trop peu.
Néron s'est donné le plaisir d'incendier Rome,
pourquoi le peuple de Constantinople à son tour ne se
donnerait-il pas une fête semblable ? N'est-il pas le
maître ? Le nouvel empereur, Hypatius lui-même,
serait le premier à le déclarer. Ce qui rampe
déteste, envie toujours ce qui s'élève.
Des monuments, des églises, des palais, cela exige
pour être conçu et réalisé une
instruction variée et profonde, des aptitudes
spéciales, une science éprouvée, enfin
toutes les clartés d'une intelligence d'élite.
Quelle joie pour l'ignorance et la sollise de détruire
en quelques moments ce qui a demandé tant d'efforts,
de soins et de génie peut-être ! Quelle revanche
des ténèbres contre la lumière ! Les
hiboux, s'ils le pouvaient, aveugleraient le soleil.
Ce sont maintenant les monuments, les thermes, les palais,
les basiliques que l'incendie menace, assiège et
bientôt envahit.
Les Thermes de Zeuxippe sont voisins de l'hippodrome. Une
curiosité en éveil chez quelques
délicats, un reste de pitié, enfin la
clémence dédaigneuse des empereurs
chrétiens, y avaient rassemblé, entassé
tout un peuple de statues. Les philosophes, les
poètes, les vainqueurs du stade et du gymnase, les
rois et les héros, les orateurs fameux,
Démosthène en pendant avec Eschine, les rivaux,
les ennemis, les bourreaux et leurs victimes,
réconciliés dans la défaite commune et
dans l'apaisement des choses disparues, étaient
là, aréopage solennel, assemblée
grandiose qui se contemplait elle-même et, se voyant si
belle, si glorieuse encore, à demi se sentait
consolée. Les dieux, la sage Athènè, la
souriante Aphrodite, car la beauté veut toujours
sourire, Mars, Neptune, Zeus, Apollon, tout ce que
l'humanité avait aimé et prié si
longtemps, tenait sa place en cette retraite suprême.
Ils n'avaient plus le privilège d'enceinte
particulière, de sanctuaire inaccessible aux simples
mortels, eux aussi ils s'étaient fait des hommes et,
sans regret, de bonne grâce, ils se confondaient dans
cette humanité qui semblait toujours croire en leur
sourire et leur placide immortalité. Eh bien, leur
dernière heure est venue. L'Olympe a triomphé
des géants conjurés, mais cette fois l'Olympe
ne sait plus se défendre, tout doit périr qui
n'a plus de croyant. L'incendie détruit les thermes de
Zeuxippe, et, derrière les flammes qui montent
furieuses, derrière le voile épandu tristement
de la fumée qui s'élève, c'est encore
une vision de la Grèce passée qui vient de
disparaître.
Les saints, les saintes, le Dieu même qui chaque jour
à ses temples appelle et rassemble une immense
population de croyants et de fidèles, ne sont pas
traités avec plus de clémence. La basilique
Sainte-Irène est en feu, en feu Saint-Théodosc,
en feu Sainte-Aquiline. La plus sainte, la plus belle, la
plus vaste des basiliques de Constantinople, l'un des
premiers temples élevés au Dieu des
chrétiens, l'oeuvre de Constantin lui-même,
monument de triomphe autant que de piété,
Sainte-Sophie à son tour est en proie à
l'incendie.
Effroyable dévastation, déchaînement du
plus épouvantable de tous les fléaux, spectacle
sublime dans son horreur ! Le feu court, rapide, implacable,
furieux ; on le voit, avancer, saisir une à une les
coupoles, les entourer, les étreindre ; elles
rougissent, elles rayonnent une fois encore et d'un
éclat que l'or même ne pourrait leur donner ;
puis elles se fendent, s'affaissent, fléchissent,
croulent, disparaissent. La flamme, un instant
refoulée, à demi étouffée sous
l'écrasement des ruines, se relève, rebondit
plus fière, plus hardie, triomphante ; elle
dépasse de bien haut les plus hautes murailles et leur
prête un immense panache mouvant que le vent secoue et
fait incliner. L'embrasement s'arrête parfois au pied
de quelque rempart plus solide. Ce n'est qu'un répit
bien court. Le feu sape et mine ainsi que ferait un
assiégeant impitoyable ; la muraille vacille, la
brèche est faite, le rempart s'abat, et l'incendie
s'étend plus loin encore, plus loin toujours. Souvent
les flammes varient leurs couleurs, et l'on croirait voir
multipliées à l'infini,
exaspérées, emportées en un tourbillon
de tempête, les changeantes splendeurs d'un beau
coucher de soleil, ou le jaillissement des pierres
calcinées, des laves débordantes que vomirait
l'Etna fraternisant avec le Vésuve. En effet le bronze
des coupoles, fondu, liquéfié, s'épand
au long des murailles, descend, glisse et lourdement saute de
terrasse en terrasse pour s'étaler enfin, fleuve
paresseux et scintillant ainsi que le Styx ou
l'Achéron, sous les portiques à demi croulants.
Il est tout à coup des gerbes d'étincelles qui
montent, crépitent, éclatent et disparaissent.
On dirait que les marteaux d'invisibles cyclopes frappent les
dômes et les forgent dans leurs fournaises
béantes. Cependant la fumée épaisse et
lourde ne peut s'élever dans les airs ; le ciel en
repousse l'indigne souillure. Les jardins sont
dévastés à leur tour. Les buissons, les
bosquets, prennent feu, les fleurs se sèchent et
tombent flétries, l'immense parasol des pins s'allume
ainsi que des lustres au plafond d'un palais, les
cyprès embrasés semblent des torches
funèbres dressées tout alentour d'un
bûcher comme Attila lui-même n'aurait pu en
espérer au jour de ses funérailles.
Ce n'est plus Justinien, ce n'est plus Hypatius, ce n'est
plus le peuple qui règne dans Constantinople, c'est la
flamme, c'est l'incendie. Il est maître de
ceux-là même qui l'ont
déchaîné, et quelquefois il venge la
cité qui lui est abandonnée en victime ; il
atteint les pillards qui lui veulent disputer sa part de
butin, il les écrase sous les poutres
carbonisées, il les broie sous les colonnes qui
s'abattent, il les poursuit, il les brûle, il les tue,
car lui aussi est implacable, et lui aussi ne sait plus
reculer.
Les hommes qui sont là errants dans la ville, les uns
attisant les flammes, les autres s'enfuyant affolés,
tous semblent des démons, des damnés hurlant,
criant, blasphémant, dans une fournaise immense, car
la terre a craqué, s'est ouverte jusque dans ses
entrailles, et l'enfer en est sorti, curieux de voir ce que
l'homme peut consommer de ruines, déchaîner de
désastres et ce qu'il peut inspirer d'horreurs
nouvelles, enseigner de crimes et de supplices nouveaux au
séjour des épouvantes dernières et des
suprêmes châtiments.
Dans le concert de tous les bruits, de tous les fracas,
à peine si l'on pourrait reconnaître une voix
humaine. Cependant une clameur a retenti dans l'espace et,
quelques instants du moins, a tout dominé.
L'hôpital d'Eubulos, celui de Saint-Samson viennent
tout entiers de périr dans les flammes.
L'enceinte fortifiée qui protège le palais
impérial, seule, à grand'peine se sauve de
l'incendie. C'est le cinquième jour de l'insurrection.
Que fait Hypatius ? Rien, ou du moins peu de chose. Il
trône dans le cirque. A cette enceinte se limite sa
toute-puissance. Il distribue ses faveurs cependant, il
écoute des flatteries, il reçoit des serments.
C'est dire que tout en ne faisant rien il est très
occupé.
Que fait Justinien ? On lui demande des ordres, il ne les
donne pas, ou plutôt il en donne sans cesse de
nouveaux, et qui toujours se contredisent. Reculer une
échéance qui lui semble fatale, marchander en
quelque sorte et la catastrophe et la mort, voilà sur
quelles pensées, sur quelles piteuses
résolutions il s'arrête le plus souvent.
Déjà les fugitifs sillonnent le Bosphore ; les
barques chargées de ce que l'on sauve ou de ce que
l'on vole, précipitent leur course et gagnent la
côte d'Asie. Est-ce un refuge bien assuré ? Rien
n'est plus incertain. En perdant l'Europe et plus de la
moitié de son empire, Justinien peut-il espérer
garder l'autre moitié, et l'Asie lui sera-t-elle
hospitalière ? La peur le talonne, cela seul est
évident, et la fuite est toujours le conseil que donne
une indigne lâcheté. Au reste les derniers
serviteurs qui n'ont pas déserté la fortune du
maître, ont eux-mêmes conseillé la fuite.
Justinien s'y résout.
Théodora cependant n'a pas été
consultée, c'est la première fois. Depuis le
début de la rébellion elle a laissé
dire, elle a laissé faire, jalouse de se
réserver l'honneur et l'audace des résolutions
suprêmes. Fuir, elle s'y refuse. Que l'empereur parle
s'il le veut, mais il partira sans elle. L'Augusta jure de
vivre impératrice et souveraine ou de mourir. C'est un
beau linceul qu'un manteau impérial et qui vaut bien
les haillons d'un proscrit.
Enfin voilà donc un mot de fierté, une
leçon de courage ! Comment celle qui le donne,
descendue à tant de vilenies et de bassesses, a-t-elle
pu concevoir cette pensée et remonter à cette
hauteur ? Il n'importe. Une âme se
révèle, une volonté s'affirme, c'en est
assez pour que la confiance renaisse aux coeurs des plus
timides, pour que les soldats redeviennent des soldats, pour
que les fuyards redeviennent des hommes, pour que Justinien
lui-même redevienne un empereur.
Bélisaire prend le commandement des troupes, Mundus le
secondera. Ils ont les trois mille hommes cantonnés
dans le palais impérial. Quelques troupes
ramenées d'Asie par Bélisaire et campées
sous les murs de la ville viennent les renforcer. Tout cela
ne compose pas une armée bien nombreuse, mais du moins
c'est une armée qui a des armes, une discipline et des
chefs qui savent la guerre. Les troupes, rapidement
réunies dans la vaste enceinte des jardins
impériaux et sous les portiques des rues avoisinantes,
se partagent en deux colonnes. Toutes les deux, sans un cri,
rythmant sur les dalles la cadence monotone du pas militaire,
elles marchent sur l'hippodrome, mais par des chemins
différents. Quelques curieux, quelques flâneurs,
quelques fugitifs hébétés de terreur les
regardent passer, et derrière les grilles qui ferment
les étroites fenêtres de quelques maisons
échappées à l'incendie, apparaissent des
visages inquiets, luisent des yeux tout remplis
d'anxiété.
Les rues sont encombrées, quelquefois même
à demi obstruées de débris fumants. La
marche des troupes impériales n'en sera que de bien
peu ralentie. Elles sont aux portes de l'hippodrome que leur
approche vient à peine d'être signalée.
Hypatius et les siens n'avaient pas encore affecté
autant de bonne humeur et de confiance. Les dernières
nouvelles reçues annonçaient la fuite imminente
de Justinien. Un règne de deux jours, c'est
déjà un règne, c'est déjà
une expérience faite, c'est déjà un
droit respectable. Il suffit de bien peu d'instants pour que
le vertige de la toute-puissance trouble la tête la
plus solide, Hypatius n'est pas Jules César ou
Auguste. Ce matin encore il avait des doutes cruels sur
l'issue de son aventure, et des frissons d'angoisse lui
traversaient le coeur. Le voilà plus tranquille,
presque heureux, et pour la première fois il sourit,
sans qu'un pénible effort de volonté impose
à ses lèvres la grimace d'un faux sourire. Il
se voit victorieux, triomphant, maître du monde, il se
promet déjà peut-être la vengeance des
injures subies, et déjà il rabaisse,
mésestime les services rendus, déjà il
médite l'éloignement des amis gênants,
les ingratitudes sereines d'un heureux lendemain.
Cependant la foule reflue tout à coup dans
l'arène. Des portes qui avoisinent la tribune
impériale, une subite poussée a rejeté
les derniers venus. On crie. Serait-ce des cris de joie, des
acclamations nouvelles ? Des amis plus nombreux, des
fidèles empressés viennent-ils saluer l'astre
qui se lève sur le monde des Césars ? Hypatius
le pense, et le voilà qui prépare une
allocution tout à la fois aimable,
élégante, qui plaise aux lettrés et
cependant familière, assez simple pour que les plus
ignorants la puissent comprendre et goûter. Il n'a pas
même le temps de commencer son exorde. Parmi ces hommes
qui sont refoulés dans le cirque, on voit des
blessés et qui piteusement montrent leurs mains
sanglantes ou leur visage traversé de hideuses
balafres. C'est la guerre, c'est la bataille, c'est la
mêlée, c'est la déroute ! On veut fuir.
La foule, repoussée de l'une des
extrémités de l'hippodrome, brusquement roule
vers l'autre extrémité, ainsi que dans un vase
que la main secoue et penche, l'eau s'amasse et glisse tout
d'un côté. On cherche une issue, mais pour la
seconde fois les fuyards sont refoulés. Toutes les
portes sont gardées, envahies,
dépassées. C'est une muraille de fer qui
s'avance, balayant, écrasant tout sur son passage.
Bélisaire est d'un côté, Mundus de
l'autre côté ; l'un sera l'enclume, l'autre le
marteau. Chaque instant les rapproche, chaque instant
resserre le cercle où la foule est prise et
déjà commence d'étouffer. Le cirque
lui-même s'anime et se fait complice des envahisseurs.
On dirait la gueule immense d'un monstre innommé et
qui va fermer ses mâchoires prêtes à tout
saisir et à tout broyer.
Cette multitude pressée, poussée de toutes
parts, déjà saignante, haletante, n'a plus
même l'espérance d'un salut incertain
demandé à la fuite. L'espace sans cesse
rétréci lui manque ; les assauts jamais
ralentis la pressent, l'ébrèchent, puis la
rejettent et la l'envoient hurlante, gémissante jusque
sur les gradins. C'est une escalade furieuse, enragée
; les oiseaux que traquent les chiens et les chasseurs ne se
sont jamais dispersés à travers la campagne
d'une fuite plus follement précipitée. La peur
donne des ailes ; mais la mort aussi a des ailes, et comme
n'en ont pas les alcyons eux-mêmes. Bélisaire
réunit le coup d'oeil d'un tacticien et le sang-froid
d'un soldat éprouvé, Mundus sent bouillonner
dans ses veines le sang de son aïeul Attila ; l'un est
plus adroit, plus réfléchi, l'autre plus
féroce ; tous deux connaissent leur champ do bataille
et du monument lui-même ils savent habilement se
servir. Des archers ont gagné les galeries qui
couronnent l'hippodrome ; les flèches volent de
gradins en gradins. Il n'est pas un seul coup qui soit
inutile. Les plus maladroits font des merveilles, car la
foule est si compacte que rien ne sert de viser. Ce n'est pas
une bataille, c'est, un massacre, une prodigieuse
hécatombe, un écrasement, un
anéantissement, et si les corps amoncelés, les
uns après les autres enfin immobilisés dans la
mort, ne couvraient d'un amas confus le monument tout entier,
on verrait en minces filets rouges, en ruisseaux quelquefois,
le sang s'épancher de gradins en gradins.
Du haut de la tribune, l'empereur Hypatius assiste à
ces jeux que Néron, Caligula lui-même,
n'auraient jamais rêvés. Il voit ce que peuvent
coûter quelques heures de toute-puissance. Il se
croyait le maître, l'autocrator acclamé de tous,
maître de ce peuple comme l'épave
ballottée des flots est maîtresse de
l'océan ; mais du moins il avait l'illusion d'un songe
éblouissant déjà réalisé.
Il voit le songe se dissiper, les lauriers à peine
cueillis tomber en poussière, et l'empire crouler,
vain mirage qui passe et ne laisse après lui que la
solitude et la mort, Hypalius peut compter les heures qu'il a
régné, il peut compter aussi les instants qui
lui restent à vivre. Demain la mer rejettera son corps
et celui de son frère Pompée, car la mer ne
veut pas de ces souillures. Cependant Constantinople se
souviendra d'Hypatius. Trente mille hommes massacrés
cela fait quelque bruit, même dans l'histoire des
Césars.
Il est sur la rive du Bosphore, mais à quelque
distance de l'enceinte qui protège Constantinople, un
petit bois ombreux, discret, solitaire le plus souvent. Les
frênes au tronc blanchâtre s'y dressent, et
quelques vieux platanes, toujours inquiets et
frémissants au plus léger souffle qui passe,
les caressent de leur ramure penchante. Puis de hauts
cyprès déploient tout alentour une sombre
colonnade. Le lieu est charmant et propice à la
rêverie, un peu triste cependant, mais de la douce
tristesse des choses méconnues, des souvenirs
évanouis. Ils sont bien rares les audacieux qui
pénètrent en cette oasis mystérieuse. On
l'évite, on s'en écarte, surtout lorsque
s'épandent les premiers voiles de la nuit. Si quelque
voyageur s'attarde le soir dans le voisinage, il hâte
le pas, souvent même il murmure quelque prière
et se signe dévotement. Ce bois en effet a très
mauvais renom. On assure, et les chrétiens les plus
zélés en feraient serment devant le Christ
sauveur, que des êtres étranges, des spectres
hantent, ces ombrages et cette solitude. Les dieux
déchus s'y révèlent encore. Bannis du
ciel, ils se sont réfugiés sur la terre ; ce ne
sont plus que des fantômes éplorés. Les
cyprès noirs portent la livrée de ce deuil
toujours inconsolé, les hymnes oubliées ne sont
plus que des sanglots, et ces vieux arbres eux-mêmes
cachent sous leur écorce une âme qui ne saurait
désapprendre la douleur et les
gémissements.
Là s'élevait autrefois un temple
d'Artémis. Les Mégariens, fondateurs de
Byzance, en avaient jeté les premiers fondements.
Durant plus de dix siècles, ce temple fut
respecté, et qui pourrait dénombrer les
croyants, les fidèles qui venaient user les dalles de
marbre sous leurs pieds et n'avaient point prédit. Les
fronts où l'eau du baptême a ruisselé, ne
veulent plus fléchir devant les dieux de la
Grèce et de Rome. Théodose a fermé le
temple d'Artémis ; ce ne fut pas assez. Tant que les
pierres sont debout, une vieille habitude y ramène
quelques suppliants, le temple inspire la prière,
l'autel ordonne le sacrifice. Le paganisme expirant lui aussi
a pu s'enorgueillir de quelques martyrs. Comme elle a fait de
bien d'autres, la volonté impériale a
renversé de fond en comble le temple d'Artémis.
C'est moins qu'une ruine, ce ne sont que des débris
informes, au hasard gisants et dispersés. Les lichens
les rongent, la mousse les couvre à demi, les hautes
herbes, les chardons géants les drapent et les
fusionnent. Tambours de colonnes, chapiteaux, architraves
rompues s'enfoncent, disparaissent déjà presque
ensevelis, car la terre clémente se plaît
à sauver le passé des outrages du
présent. Aux heures brûlantes du jour, les
lézards pâmés font la sieste sur ces
vieilles pierres ; et sous l'abri des racines noueuses, les
chiennes errantes allaitent leurs petits ; les ruines sont
doucement hospitalières à tous les proscrits,
à tous les vaincus, à tous les
abandonnés.
Cependant deux hommes viennent de se rencontrer en cette
solitude. Ils sont vieux tous les deux, timides, inquiets,
attristés ; ce sont des Grecs. L'un arrive
d'Athènes : c'est Macedonicos, qui professait
naguère encore, enseignait la philosophie et qui,
suivi de ses élèves, évoquait
l'âme du grand Platon au bois d'Académus. Un
ordre impérial lui interdit l'enseignement, on l'a
chassé de son Athènes bien-aimée ; et
c'est toujours son Athènes qu'il cherche au rivage de
l'exil, jusque dans les ruines, jusque dans la
poussière frappée d'anathème et de
malédiction.
L'autre, c'est le médecin de Justinien. Sa foi
chrétienne toujours sembla suspecte et peu
sincère ; on l'accusait d'helléniser en secret.
Cependant il n'est guère de maître, d'empereur
qui ne soit quelque jour l'humble esclave de la maladie, et
la science éprouvée d'un médecin lui
peut tenir lieu de tout ; celui-ci, tout infecté qu'il
soit d'un paganisme mal désavoué, jouit d'un
grand crédit auprès de Justinien. On
demanderait la santé, fût-ce au diable
lui-même.
Macédonicos tient dans sa main quelques fleurs bien
pâles, toutes décolorées et qui se sont
à regret épanouies grelottantes sous le soleil
de janvier ; mais c'est bien là le bouquet dernier que
doit offrir un vieillard. La joie des fleurs
printanières serait une ironie dans une main que
l'âge dessèche et fait trembler.
Le médecin cachait sous ses vêtements un petit
lacrymatoire de verre rempli d'huile parfumée.
Macédonicos et lui se connaissaient ; ils se
reconnaissent, ils se comprennent. Tous deux
s'arrêtent. Ils écartent les herbes folles ; un
bloc de marbre apparaît où quelques lettres mal
effacées ébauchent le nom d'Artémis.
L'un sème une à une les fleurs de son bouquet,
l'autre verse et répand l'huile du sacrifice. Puis
tous les deux ils se prennent la main ; et
Macédonicos, montrant à son ami l'immense
fumée rougeâtre qui tache le ciel et voile
Constantinople :
«C'est la fin du monde, n'est-ce pas ?
- Non, mais c'est la fin d'un monde, ou pour mieux, dire, car
l'agonie quelquefois se prolonge, c'est le commencement de la
fin».