III. Personnel et règlement des mystères

La hiérarchie sacerdotale attachée au sanctuaire d'Eleusis et à la célébration des mystères était fort nombreuse. Des articles spéciaux du Dictionnaire sont consacrés à chacun des prêtres qu'elle comprenait. Nous nous contenterons ici de présenter une sorte de tableau d'ensemble, sans entrer dans le détail de chaque fonction.

Au sommet de la hiérarchie nous trouvons d'abord deux séries parallèles de prêtres et de prêtresses, qui ne s'occupaient pas spécialement des initiés de leur propre sexe, mais dont l'office s'appliquait à la généralité de l'initiation des hommes et des femmes :

PRETRESPRETRESSES
HiérophantesHiérophantis
DaduchusDaduque féminin, dont on ignore le titre précis, probablement ê dadouchos
Hiérokéryxsans correspondant féminin
EpibomiosHiéreia tês Dêmêtros ou prêtresse éponyme

Ces ministres supérieurs étaient choisis dans des familles déterminées d'Eupatrides ou de noblesse sacrée, l'Hiérophantes dans celle des Eumolpides, l'Hiérophantis probablement dans la même ou dans celle des Phillides. Les daduques appartenaient d'abord à une race qui prétendait descendre de Triptolème et dont les membres s'appelaient en général Callias et Hipponicos ; à l'extinction de cette famille, ce fut celle des Lycomides qui reçut l'office de la daduchie. L'Hiérokéryx se prenait dans le sang des Kérykés, la prêtresse éponyme primitivement chez les Phillides et ensuite chez les Eumolpides. [Elle représentait peut-être le culte plus ancien et avait droit d'offrir certains sacrifices à l'exclusion de l'hiérophante. La famille qui fournissait l'épibomios serait celle des Kérykès, d'après M. Dittenberger].

Les ministres inférieurs se recrutaient aussi généralement parmi les membres des trois grandes races attachées spécialement au culte d'Eleusis et faisant remonter leur origine aux fondateurs des mystères ou aux héros autochthones qui avaient accueilli Déméter et reçu d'elle la révélation des rites secrets. On les connaît presque tous. L'Iacchagogos, la Kourotrophos et le Daeiritês ou la Daeiritis figuraient spécialement dans la pompe d'Iacchos. Le Liknophoros portait le van mystique ou le Kernos. Les Hydranoi purifiaient les candidats à l'initiation dans les lustrations par lesquelles commençait la fête. Les Spondophoroi proclamaient la trêve sacrée qui devait permettre la paisible célébration des mystères. Les Pyrphoroi apportaient et entretenaient le feu pour les sacrifices. Le Hieraulês jouait de la flûte pendant ces sacrifices et était le chef de la musique sacrée ; il avait sous ses ordres les hymnodoi et les hymnêtriai. Les Néokoroi entretenaient les temples et les autels, les Phaidryntai les statues des divinités.

Les Panageis formaient une classe à part, intermédiaire entre les ministres proprement dits du culte et les initiés ; ils avaient aussi un rôle actif dans la cérémonie. Enfin l'on comptait comme investis d'un véritable office religieux les Myêthentes aph'Hestias ou «initiés de l'autel» de chaque année, enfants choisis par la voie du sort dans les familles d'Eupatrides, qui accomplissaient certains rites expiatoires au nom et à la place de tous les autres initiés.

Les Hiéropoioi officiels de la république athénienne, chargés aussi de figurer dans d'autres cérémonies religieuses, avaient leur place dans les Eleusinies. [Les ieropoioi eg boulês représentent le conseil des Cinq-Cents ; ils perçoivent les prémices de blé et d'orge, achètent les victimes pour le sacrifice et veillent àla consécration des offrandes ; ils étaient au nombre de dix. Les inscriptions nomment aussi des ieropoioi oi Eleusinothen ou Eleusiniôn. Etaient-ils pris parmi les habitants d'Eleusis, en vertu du contrat fort ancien d'après lequel, après la soumission de leur ville à Athènes, les Eleusiniens stipulèrent qu'ils resteraient maîtres des initiations ? Ou bien sont-ils les représentan officiels de la cité athénienne déléguée à Eleusis ? La question est encore discutée. Les Epistatai Eleusinothen semblent avoir succédé aux hiéropes pour remplir des fonctions analogues.]

La direction de toute la fête, au double point de vue de la police et de l'administration financière, appartenait à l'Archonte-Roi [Archontes]. C'était un dernier vestige de l'ancienne autorité religieuse des rois dans la célébration des mystères, autorité qui devait, du reste, être encore plus étendue et présenter un certain caractère sacerdotal. On en peut juger par le privilège que les Nélides et les Androclides, descendants des anciens rois d'Athènes, gardèrent sur le culte de Déméter à Ephèse et sans doute aussi dans d'autres colonies ioniennes. Pour la gestion financière des fonds des Eleusinies, dans laquelle il avait à intervenir, l'Archonte-Roi était assisté de quatre Epimelêtai tôn mysteriôn élus par le peuple, un parmi les Eumolpides, un parmi les Kérykès et les deux autres sur l'ensemble des citoyens d'Athènes. Ces épimélètes s'occupaient aussi des sacrifices. Pour la police, l'Archonte la dirigeait exclusivement lui-même, avec l'aide de son parèdre. Les Kérykès servaient d'agents sous sa direction.

Les délits commis pendant la célébration des mystères, les contraventions aux règlements et même les accusations d'impiété louchant aux mystères, étaient déférés par l'Archonte-Roi au jugement des Eumolpides et des Kérykès constitués en Hiera gerousia ou Sénat sacré. Pour les accusations d'une nature particulièrement grave, après un premier examen par cette juridiction, elles étaient ensuite portées par l'Archonte-Roi devant le Sénat des Cinq-Cents [Boulê] ou dénoncées à cette assemblée par les ministres supérieurs du culte. En vertu d'une loi de Solon, le Sénat athénien s'assemblait chaque année le lendemain du dernier jour des mystères, dans l'Eleusinion d'Athènes, pour entendre le rapport de l'Archonte-Roi sur la manière dont la fête avait été célébrée et juger les affaires de contravention ou d'impiété qu'il pouvait avoir à soumettre à ce grand corps. Enfin, quand les accusations étaient de nature à entraîner la peine capitale, le jugement en dernier ressort était réservé aux tribunaux héliastiques [Dikastai]. Mais s'il y avait flagrant délit d'impiété ou de profanation pendant la cérémonie même, le coupable, aussitôt arrêté, pouvait être conduit devant la réunion des Eumolpides et des Kérykès, jugé séance tenante et exécuté immédiatement sans appel.

La peine de mort était portée contre toute profanation des mystères. Les biens des condamnés étaient en outre confisqués. La plus fameuse affaire de ce genre fut celle d'Alcibiade et d'Andocide. Ils se virent, à la suite du scandale du bris des Hermès, accusés avec un certain nombre de citoyens d'avoir, en état d'ivresse, parodie les mystères. Alcibiade aurait joué le rôle de l'Hiérophante, en revêtant son costume. Suivant d'autres, c'est Andocide qui aurait tenu ce rôle, Polytion celui de daduque, Théodore de Phégée celui d'hiérokéryx, tandis que les autres convives représentaient les mystes et les époptes. Alcibiade succomba sous cette terrible accusation et fut condamné à mort par contumace ; les prêtres d'Eleusis prononcèrent contre le contumax leurs imprécations solennelles. Conformément à l'usage, ils secouèrent, en se tournant vers le couchant, leurs robes teintes de pourpre, en même temps qu'ils lançaient les paroles de malédiction. L'anathème fut gravé sur une stèle de marbre qu'on érigea dans Athènes.

La loi athénienne avait pris soin, du reste, que des accusations d'une nature aussi grave et entraînant d'aussi fatales conséquences ne pussent pas être intentées à la légère ; elle frappait d'Atimia le dénonciateur qui n'obtenait pas au moins le cinquième des suffrages des juges en faveur de son accusation. De plus, considéré lui-même comme ayant commis un acte d'impiété envers les grandes déesses, il lui était interdit d'entrer désormais dans leur sanctuaire mystique ; il pouvait être mis à mort si on l'y surprenait. Ces dispositions étaient aggravées par la sévérité des prêtres, dont la vigilance épiait toute tentative de profanation sur ces mystères. Diagoras, que l'on accusait d'avoir révélé les mystères de Samothrace, qui raillait la sainteté de ceux d'Eleusis, de manière à détourner de l'initiation, et qui avait tenu des propos particulièrement outrageants sur Iacchos, vit sa tête mise à prix par un décret spécial, gravé sur une table de bronze, lequel promettait un talent de récompense à son meurtrier, et deux à celui qui l'amènerait vivant.

Un peu plus tard, l'hiérophante Eurymédon porta contre Aristote une accusation d'impiété, pour avoir fait en l'honneur de sa femme un sacrifice funéraire avec les cérémonies usitées dans le culte de Déméter Eleusinienne. En 200 avant JC., le Sénat de Rome accueillait encore, comme un prétexte suffisant pour faire la guerre à Philippe V, la plainte des Athéniens contre le roi de Macédoine, qui voulait les punir d'avoir appliqué la loi rigoureusement à deux jeunes Acarnaniens coupables d'avoir pénétré, sans être initiés, dans le sanctuaire d'Eleusis. Mais c'était déjà un scandale pour les autres Grecs que ce règlement implacable, et l'on ne trouve pas que depuis lors il ait reçu d'application. Les moeurs réprouvant désormais la rigueur des condamnations pour impiété, elles tombèrent complètement en désuétude, et les lois au nom desquelles on les prononçait jadis ne furent plus qu'un thème pour les exercices de rhétorique dans les écoles. Au temps de l'empire romain, il n'y eut pas de pénalité judiciaire pour cet eunuque fanatique d'épicuréisme qui, voulant prouver que les dieux n'existaient pas, pénétra en blasphémant jusque dans la partie du sanctuaire où l'hiérophante avait seul le droit de se tenir ; d'après le récit d'Elien, contemporain du fait, on vit seulement un châtiment divin dans la maladie qui frappa ensuite ce personnage.

Les simples délits portant atteinte au bon ordre de la cérémonie, les infractions aux règlements de police étaient passibles de fortes amendes. Ainsi les femmes riches d'Athènes avaient pris l'habitude de se faire conduire à Eleusis sur des chars à deux chevaux pour assister à la partie publique de la fête ; quelques-unes faisaient scandale en cherchant à se dépasser et en s'injuriant mutuellement. L'orateur Lycurgue, voulant y mettre un terme, fit passer un décret qui défendait aux femmes de se servir de chars dans les Eleusinies, sous peine de 6000 drachmes d'amende ; sa propre femme ayant la première enfreint le décret, en sus du payement de l'amende il donna lui-même un talent au dénonciateur. Le second procès d'Andocide souleva la question de savoir si le fait de s'être présenté à la porte de l'Anactoron d'Eleusis ou de l'Eleusinion d'Athènes avec un rameau de suppliant, pendant la durée des mystères, constituait, comme le prétendait le daduque Callias, un crime d'impiété emportant la peine de mort, ou bien, comme répliquait Céphale, un simple délit de police, puni de mille drachmes d'amende. Le tribunal saisi de l'affaire la décida en faveur de Céphale.

Dans tous les procès relatifs aux mystères d'Eleusis, les tribunaux, même ceux des Héliastes, ne jugeaient pas seulement d'après les lois écrites de la République, mais aussi d'après des lois non écrites et traditionnelles qui constituaient la jurisprudence sacrée du sacerdoce d'Eleusis ; ces patria Eumolpidôn furent plus tard consignés par écrit et Cicéron demandait à Atticus de lui en envoyer une copie d'Athènes. [Les Eumolpides avaient seuls le droit d'interpréter les lois sacrées d'Eleusis, à l'exclusion de toutes les autres familles sacerdotales, même des Kérykès]. Aussi la Hiéra gerousia, par son jugement en premier ressort de toutes les affaires de ce genre, faisait-elle en réalité une véritable instruction qui définissait la nature du crime ou du délit. De plus, quand le procès arrivait devant les tribunaux de droit commun, les ministres supérieurs d'Eleusis intervenaient avec un rôle analogue à celui du ministère public et distinct de celui de l'accusateur, pour réclamer l'application de la loi ; c'est de cette façon que l'hiérophante intervint dans le procès des Hermocopides et le daduque dans le second procès d'Andocide. Quand les circonstances de l'affaire auraient pu entraîner quelque révélation de nature à porter atteinte au secret des mystères, au lieu de donner le jugement en dernier ressort aux tribunaux héliastiques, on constituait des commissions spéciales, exclusivement composées d'initiés. [S'il s'agissait d'ordonnances (suggraphai) destinées à régler certains détails du culte ou à remettre en vigueur des usages tombés en désuétude, on nommait des commissaires spéciaux (suggrapheis) dont le pouvoir était borné à la présentation d'un règlement sur un point déterminé. En certains cas plus graves, comme des litiges avec les peuples voisins, des invasions du territoire sacré, on avait recours au tribunal suprême, l'Aréopage.

La jurisprudence traditionnelle d'Eleusis n'embrassait pas seulement les matières criminelles. Toutes les questions de droit touchant au service divin des mystères et aux devoirs, soit de l'Etat, soit des particuliers à cet égard, étaient jugées par la Hiéra gerousia. De plus, on choisissait parmi les Eumolpides un exégète qui avait pour office de donner dans les cas ordinaires, sur les questions tranchées par cette jurisprudence, des décisions analogues aux responsa des jurisconsultes romains.

La Hiéra gerousia jugeait aussi les questions d'état civil concernant les membres des familles sacerdotales éleusiniennes. Quand la phratrie à laquelle appartenait le daduque Callias eut refusé d'inscrire l'enfant qu'il avait eu de Chrysiade, ce fut ce Sénat sacré qui, sur l'appel de Callias, l'admit à jurer que ce fils était bien le sien.

Ce n'est pas, du reste, devant cette juridiction spéciale, mais devant l'assemblée du peuple et devant les tribunaux publics, que les titulaires des fonctions même les plus élevées de la hiérarchie sacrée d'Eleusis, ainsi que tous les membres des familles attachées à ce culte, Eumolpides, Kérykès et autres, étaient responsables de l'exercice de leurs fonctions sacerdotales et des actes irréguliers qu'ils pouvaient y commettre, en sorte que, suivant la remarque d'Ottfried Müller, les tribunaux populaires pouvaient décider en dernier ressort sur l'observation des rites d'Eleusis.

Mais l'ordre et le rituel des mystères, dans leur partie publique aussi bien que dans leur partie secrète, n'étaient livrés ni à la volonté mobile du peuple athénien ni au caprice des prêtres. Il existait des livres où se trouvaient consignées les règles à suivre dans ces cérémonies, livres dont la lecture n'était, comme de raison, permise qu'aux seuls initiés. C'est vraisemblablement dans ces livres qu'avaient puisé les auteurs qui écrivirent sur les mystères, quand la prescription du secret ne fut plus observée avec la rigueur primitive. Cléanthe et Mélanthios composèrent des ouvrages sur les mystères en général ; Icésius, Démétrius de Scepsis et Sotade d'Athènes en avaient rédigé d'analogues ; Arignoté de Samos, pythagoricienne célèbre, avait écrit des traités spéciaux sur le culte mystique de Dionysos et de Déméter ; enfin, sous le nom d'Eumolpe, les Orphiques publièrent un livre de prescriptions pour les Eleusinies, qui n'avait pas moins de trois mille vers. Ce fut, du reste, sous l'influence de cette secte, que les rites de l'initiation commencèrent à être entourés d'un secret moins impénétrable.

Il est d'ailleurs probable qu'outre les livres secrets développant toutes les prescriptions de la liturgie mystique, il y avait à Eleusis un règlement sommaire des mystères, placé dans les enceintes sacrées à portée du regard des candidats à l'initiation, soit écrit sur une tablette, comme celle qu'on voyait à la porte du temple de Despoiné à Acacésion en Arcadie, soit gravé sur une stèle de pierre, comme le pétroma de Phénée, ou connue l'inscription que l'on a retrouvée à Andania en Messénie.


Article de F. Lenormant [E. Pottier]