(Dithurambos). - Le Dithyrambe est essentiellement le genre lyrique consacré à Bacchus. S'inspirant du caractère enthousiaste des cérémonies dionysiaques, cultivé partout où Bacchus était honoré, unissant, dans une forme propre à frapper l'imagination et à émouvoir les sens, les ressources de la poésie, du chant et de la danse, il a, par ses transformations successives, exercé une influence incontestable sur le développement de la poésie grecque et de l'art musical à partir du VIe siècle. Le nom lui-même est un surnom de Dionysos qui a pris une constitution propre et caractérise un genre de poésie ; la même observation s'applique aux mots Paian, Linos, Hymenaios. Mais le surnom lui-même a été interprété de différentes manières. L'étymologie proposée par les anciens est di-thura, la double porte, soit par allusion à la double gestation du dieu dans le sein de sa mère Sémélé et dans la cuisse de son père Jupiter, soit parce qu'il avait été nourri à Nysa dans une caverne ayant deux ouvertures. Les grammairiens modernes y cherchent une racine comme thrimabos, thorobos ; en effet, Bacchus porte aussi le surnom de thriambos. Plus tard les poètes et les artistes, s'inspirant sans doute de la personnalité de plus en plus importante du genre dithyrambique, en ont fait à leur tour une individualité distincte de Dionysos et lui ont donné les traits d'un satyre, compagnon du dieu. Il est ainsi figuré deux fois, avec son nom inscrit à côté de lui, sur des peintures de vases.

A l'origine nous trouvons une légende. D'après Hérodote, les Corinthiens et les Lesbiens racontaient qui Arion de Méthymne, poète et musicien célébre (fin du VIIe siècle av. J.-C.), aurait été porté par un dauphin au cap Ténare, et qu'à la suite de cette aventure merveilleuse il aurait inventé le dithyrambe, lui aurait donné ce nom et l'aurait l'ait exécuter à Corinthe. Puis vient un long récit du voyage d'Arion en Italie, de son retour, de la manière dont il fut sauvé par le dauphin, etc. D'autres témoignages attribuent également à Arion l'invention du choeur cyclique qui était chargé de l'exécution du dithyrambe.

L'interprétation de la légende rapportée par Hérodote ne laisse pas que de présenter des difficultés. La plupart des historiens de la littérature grecque ont une tendance à considérer l'innovation d'Arion comme une simple transformation d'un genre aussi ancien que le culte même de Bacchus. Le poète aurait seulement, réglé d'une l'acon définitive et conforme au goût grec les chants dionysiaques. A l'appui de cette opinion, on peut citer le passage de Suidas : «On dit qu'il inventa le genre tragique, que le premier il organisa un choeur, fit chanter le dithyrambe, lui donna ce nom et introduisit des Satyres parlant en vers». Dans la pensée du grammairien, tragique et dithyrambique sont termes synonymes et nous en verrons plus loin la raison ; il ne songe évidemment qu'au choeur cyclique [Cyclicus chorus], car le choeur, pris dans une acception générale, est aussi ancien que la poésie grecque ; mais du reste de son témoignage on peut conclure que les chants que les villageois, déguisés en satyres, faisaient entendre dans les fêtes champêtres de Bacchus, devinrent un genre littéraire grâce au génie d'Arion.

Le succès du genre nouveau fut rapide. D'après Hérodote, «les Sicyoniens rendaient un culte au héros Adraste et célébraient ses souffrances par des choeurs tragiques. Ils honoraient donc Adraste et non Dionysos. Clisthène, tyran de Sicyone (début du VIe siècle), rendit les choeurs à Dionysos et attribua le reste de la cérémonie à Mélanippos».

Il est certain que l'histoire de la poésie grecque nous donne l'emploi, avant Arion, des éléments qui sont réunis dans le dithyrambe. L'usage du choeur, dansant et chantant au son de la lyre ou de la flûte, est fort ancien. L'innovation n'aurait donc consisté qu'à consacrer la poésie lyrique grecque au culte de Bacchus, et le dithyrambe n'aurait dû son succès qu'au caractère passionné de ses chants et à la popularité toujours croissante du calte dionysiaque.

Cette opinion a néanmoins rencontré des contradictions. D'après les uns, c'est en Phrygie qu'il faut aller chercher les origines du dithyrambe comme des chants phalliques et de la tragédie elle-même. D'autres interprètent la légende d'Arion comme prouvant que le dithyrambe a pris naissance en Italie, dans la Grande-Grèce et que de là il a été importé à Corinthe. L'influence de la civilisation gréco-italienne sur les progrès de la Grèce proprement dite n'est plus mise en doute, et, si cette dernière hypothèse a le tort de ne pouvoir être étayée par des témoignages catégoriques des anciens, elle n'est nullement en désaccord avec ce que nous savons des origines de la comédie grecque [Comoedia]. L'on a d'ailleurs remarqué que le culte des héros se célébrait avec un éclat particulier dans les villes de la Grande-Grèce. Aristote rapporte que dans la seule ville de Tarente on offrait ales sacrifices aux Atrides, aux Tydides, aux Eacides, aux Laertiades et aux Agamemnonides. Achille y avait un temple. Philoctète était honoré à Sybaris. Le souvenir d'Epéus était conservé à Métaponte, celui de Diomède en Daunie. Ce culte des héros impliquait des cérémonies qui avaient pour principal ornement les chants des poètes. N'est-il pas vraisemblable que l'éclat des files héroïques dont Arion avait eu le spectacle dans la Grande-Grèce lui ait suggéré l'idée d'en transporter quelque chose dans le culte d'un dieu qui était le premier et le plus merveilleux des héros ?

Thèbes et Naxos, lieux particulièrement consacrés à Bacchus, disputaient à Corinthe l'honneur d'avoir été le berceau du dithyrambe, et Pindare a donné tour à tour raison à ces prétentions contradictoires. Le texte le plus ancien où le dithyrambe soit cité comme un chant consacré à Bacchus est un court fragment conservé sous le nom d'Archiloque, poète de quarante ans plus ancien qu'Arion (début du VIIe siècle). Il est écrit en vers tétramètres. Le caractère vraiment nouveau du dithyrambe d'Arion aurait donc consisté dans l'emploi du rythme antistrophique qui était en usage depuis Stésichore, et du choeur cyclique. D'après M. Voigt, le dithyrambe le plus ancien diffère de la lyrique ordinaire en ce qu'il introduit dans la composition de l'hymne deux parties : 1° un coryphée, exarchôn, qui raconte les aventures du héros ou du dieu ; 2° un choeur donnant les répliques, ephumnion. Cette introduction du choeur et du chant en partie double caractérisait l'innovation d'Arion dans la poésie lyrique. Il n'avait d'ailleurs qu'à puiser aux sources de la poésie grecque pour y trouver le chant dialogué, les parties alternées ; c'est un très ancien usage des thrènes funéraires, comme on le voit déjà dans l'Iliade. D'après Eratosthène, dans un hymne d'Archiloque composé en l'honneur d'Hercule, on trouvait déjà le chant dialogué entre l'exargos et le choeur, ephumniazôn o tôn kômastôn choros. Il en résulterait qu'on a pu mettre sous le nom d'Arion, comme il arrive souvent, toute une série d'innovations tentées par ses prédécesseurs et aboutissant enfin à une forme régulière et définitive.

Trois poètes donnèrent au dithyrambe tout son développement artistique et littéraire, et l'amenèrent au point qu'il ne pouvait dépasser sans paraître déchoir. Simonide de Céos (559-469 av. J.-C.) composa de nombreux dithyrambes, et fut le plus souvent vainqueur dans les concours institués pour ce genre poétique. Lasus d'Hermione (fin du VIe siècle) fut surtout auteur de dithyrambes. Suidas prétend qu'il eut le premier l'idée des concours, agônes [Cyclicus chorus] qui furent institués à Athènes pour les choeurs cycliques. Il est possible que la faveur dont Lasus jouissait auprès d'Hipparque ait ainsi profité au genre où il excellait, mais il est surtout célèbre pour les modifications qu'il introduisit dans la partie musicale proprement dite, modifications qui eurent des conséquences pour d'autres genres que le dithyrambe. Lasus appartenait à l'école des musiciens argiens, qui occupait alors le premier rang. Il étudia la théorie de son art et composa un traité sur la matière, le plus ancien dont il soit parlées. Il apporta divers perfectionnements à l'exécution du dithyrambe, au point de passer pour l'inventeur du choeur cyclique. Il aurait modifié l'ordonnance des rythmes en usage, augmenté le nombre des flûtes, donné plus de variété et de vivacité à la mélodie. Pindare (522-442 av. J.-C.) acheva son éducation musicale à Athènes sous la direction de Lasus, d'Apollodore et d'Agathoclea. les musiciens les plus distingués du temps. Sur les onze livres qui formaient ses oeuvres, les deux premiers contenaient des hymnes, des péans, des dithyrambes.

Cette époque marque l'apogée du dithyrambe comme genre littéraire. Il est regrettable que de tant d'oeuvres où l'art hellénique eut un moment sa parfaite expression, il ne reste que des fragments. Le dithyrambe est comme la forme poétique des Orgies thraces ou phrygiennes, ou bien encore des Triéteries du Cithéron. En même temps, par sa richesse expressive, il donne toute leur expansion aux sentiments d'émotion sympathique qu'avaient éveillés chez les Grecs les vicissitudes de la nature. et auxquels les chants populaires n'avaient prêté qu'un langage insullisant. C'était aussi comme interprète de ce genre d'émotions, principalement de celles qui se rapportaient aux révolutions du soleil, que pendant les trois mois d'hiver le dithyrambe résonnait à Delphes, à la place du péan, comme accompagnements des sacrifices [Dionysia]. Chez les Athéniens l'hiver n'était pas de même la seule saison accordée au dithyrambe : à l'approche du printemps revenaient les fêtes de Bromios et les luttes des choeurs mélodieux et la bruyante harmonie des flûtes.

Le dithyrambe était destiné à se transformer rapidement. Si l'on admet qu'il fut purement lyrique à l'origine, on sera néanmoins obligé de reconnaître qu'il avait fait de bonne heure une part à l'élément épique. Parti du culte des héros, il avait rencontré en chemin la personnalité de Bacchus et s'était si bien incorporé à elle, qu'on ne concevait plus le citant dithyrambique sans le récit des aventures du dieu. On dit que Lasus donna le premier l'exemple de s'écarter des légendes proprement dionysiaques. On devait arriver plus tard à un tel point que les auditeurs surpris s'écriaient : N'y a-t-il donc rien pour Bacchus ? La tragédie athénienne apparaît au moment de la perfection du genre dithyrambique. Elle constitue le développement indépendant de ce qu'il y avait de vraiment dramatique dans le dithyrambe. On peut supposer, en effet, que le choeur cyclique chantait en se mouvant autour de l'autel de Dionysos des hymnes où se succédaient des parties lyriques et des récits épiques, ces derniers débité par le chef du choeur. Il suffit que cette succession, ou ce mélange, devint un dialogue entre le coryphée et les choreutes pour que l'ensemble prît un caractère définitivement dramatique ; l'exarchôn du dithyrambe devient l'upokritês de la pièce. Telle est l'origine de la tragédie [Tragoedia]. La partie gaie de la fête, les saillies du choeur déguise en satyres ou du joyeux kômos qui célèbre le vin, les chants phalliques, donnent au contraire naissance au drame satyrique et à la comédie [Satyricon drama, Comoedia].

On a considéré comme une altération grave du genre l'importance plus grande que la musique prend dans le dithyrambe à partir de Lasus. On accuse les concours qui, surexcitant la production poétique, provoquaient une émulation excessive entre les artistes, si bien que l'art finissait par dépendre du jugement de la foule. L'on va volontiers au-devant des goûts du public et, pendant que l'on cherche à enchaîner l'attention en s'adressant aux sens plutôt que par le fond vraiment poétique de l'ouvre, on détruit d'abord le rapport primitif des deux arts. La poésie se subordonne à la musique, et la musique, pour obtenir la faveur et l'approbation, devient l'esclave du public. On a été jusqu'à comparer le nouveau style de la musique grecque à la «musique de l'avenir».

Le dithyrambe était avant tout un chant, et une fois la part faite à l'élément épique par la création des genres dramatiques, il devait subir l'influence des progrès de la science musicale. Cette transformation, qui portait atteinte à des habitudes anciennes, paraît avoir particulièrement choqué les esprits conservateurs dont Aristophane et Platon reflètent habituellement l'opinion. Les grammairiens ont reproduit des jugements dont les motifs leur échappaient et Plutarque eu est encore à se lamenter sur la corruption de la musique ancienne. Les Grecs ne connaissaient point d'autre musique que la leur, et l'on ne doit pas être surpris que bien des gens n'aient pu se rendre compte de l'impossibilité où l'on s'était trouvé, de s'en tenir à des mélodies qui avaient eu quelque agrément, mais qui étaient surannées. La musique est un art où la part du progrès d'ordre purement scientifique, ou technique, est toujours très grande, et les changements les plus importants s'y font accepter avec une soudaineté dont les autres arts n'offrent guère d'exemple.

Les reformes de Lasus n'avaient point tellement influé sur la partie lyrique du dithyrambe que la poésie ne restât encore au premier rang. Avec l'époque suivante apparaît un changement complet dans les rapports des deux arts associés. L'histoire de la musique grecque concourt à l'explication de ce fait remarquable, et nous avons montré dans un article précédent [Cyclicus chorus] que par sa nature même la double flûte, qui accompagna dès l'origine les choeurs dithyrambiques, était appelée à développer de plus en plus ses sonorités et à empiéter sur le rôle des chanteurs.

Les changements subis par le dithyrambe furent de plusieurs sortes. A chaque genre lyrique répondait d'abord un mode musical déterminé. La nouvelle école fit usage de tous les modes indistinctement, des genre, enharmonique, chromatique, diatonique. Dès l'âge de Lasus et de Pindare la distribution du chant en strophes et antistrophes qu'Arion avait empruntée à Stésichore ne paraît plus avoir été respectée. Le nombre des flûtes est augmenté. «Autrefois, disent les spectateurs ennemis des nouveautés, la flûte accompagnait le choeur, aujourd'hui c'est le choeur qui accompagne la flûte». Cette boutade, rapportée par Pratinas, est empreinte d'une évidente exagération, mais elle exprime bien dans quel sens les changements s'effectuaient. Le poète tend déjà à devenir ce qu'est le librettiste moderne, un simple auxiliaire du compositeur. La variété des rythmes devient chose accessoire, c'est la mélodie qui doit interpréter les sentiments, et il faut reconnaître que les combinaisons les plus ingénieuses des poètes métriciens devaient paraître froides, comparées aux effets si puissants et si variés de la phrase musicale. Il est probable qu'entre cette forme du dithyrambe et la tragédie proprement dite les ressemblances étaient nombreuses, que çà et là le chef du choeur se séparait de ses compagnons pour engager un dialogue avec eux. Le fond où puisaient les deux genres était le même, les légendes anciennes sur les héros et les dieux. Mélanippide le Jeune composa une Proserpine et un Marsyas ; Cinésias et Télestès, un Asclépios ; Philoxène et Télestès, un Hyménée ; Timothée, la Naissance de Dionysos ; Mélanippide, des Danaïdes ; Timothée, une Niobé, un Ajax furieux, un Ulysse, un Nauplius ; Télestès, une Argo. C'est par exception que Timothée a traité dans les Perses un sujet historique.

Si nous nous plaçons au point de vue des anciens, nous reconnaissons que pour eux les traits distinctifs du nouveau dithyrambe étaient la mimique, l'anabolé, la paracatalogé. Ils résultent de l'abandon de la forme anti-strophique. La danse, il est vrai, est en elle-même un moyen d'expression et l'on ne peut douter que les chants de choeur cyclique n'aient été accompagnés dès l'origine de gestes et d'attitudes en rapport avec les paroles ; mais la variété et la vérité de l'action étaient gênées par le retour régulier des mêmes combinaisons rythmiques. La vivacité des passions qu'exprimait le dithyrambe devait rendre cette gêne plus lourde. On s'en affranchit, et les anciens ont noté que le dithyrambe renonça à la forme anti-strophique du jour où il prit un caractère mimique plus marqué. La succession des strophes et des anti-strophes fit place à l'anabolé, forme qui conciliait l'emploi des mètres lyriques et de l'allure libre de l'épopée. La différence de l'anabolé et de la strophe ressort très clairement du passage où Aristote veut définir la période. Celle-ci, comme la strophe, est un système dont les parties se font équilibre, où le commencement fait pressentir la fin ; elle ne doit être ni trop courte ni trop longue. Le style non périodique au contraire et l'anabolé n'ont d'autre mesure que le développement de la pensée. La période trop longue tourne à l'anabolé et mérite ainsi des critiques semblables à celles que Démocrite de Chios adressait à Mélanippide (né en 519 av. J.-C.) pour composer des anabolés au lieu d'anti-strophes. Cette liberté du rythme eut pour conséquence une variété très grande dans la musique et l'orchestrique du dithyrambe, et elle resta aux yeux des anciens le trait caractéristique du genre.

Krexos, contemporain de Mélanippide, introduisit à son tour dans le dithyrambe l'usage de la paracatalogé [Chorus], ou simple récitation de quelque partie du poème. Cette modification était rendue nécessaire par l'étendue des oeuvres que le choeur cyclique devait désormais exécuter.

Ainsi constitué le dithyrambe n'éprouva pendant une longue et brillante période que des changements peu importants, et, à y regarder de près, les critiques dont il est souvent l'objet visent plutôt le genre lui-même que telle de ses époques. Par suite de son caractère lyrique et de sa liberté d'allures, il avait une tendance à l'emphase d'autant plus apparente que la sobriété attique devenait de plus en plus la règle.

Pindare avait donné l'exemple d'un style hardi et riche en métaphores. On n'accuse pas les principaux de ses successeurs d'avoir manqué de goût : c'est aux poètes les moins distingués de l'école nouvelle que l'on reproche d'avoir été tour à tour d'une enflure maniérée, d'une subtilité obscure, d'une platitude risible. Phrynis de Mitylène (456-419) traita le Nomos dans le goût des poètes dithyrambiques et provoqua par certaines innovations les critiques des poètes comiques. Il aurait eu le tort d'amollir le chant par des inflexions efféminées et peu naturelles. Le comique Phérécrate l'accuse d'avoir préparé, par les changements qu'il avait introduits dans l'art musical, les excès de Timothée. Si l'on considère l'ensemble des jugements portés sur ce poète, on voit qu'il est toujours cité comme un novateur audacieux. Tantôt on rappelle que l'art de la lyre avait gardé toute sa simplicité depuis Terpandre jusqu'à l'âge de Phrynis, tantôt on prétend que le premier il amollit la musique, tên armonian eklasen epi to malthakôteron. On raconte qu'il avait ajouté à la cithare une huitième et une neuvième corde, et qu'étant allé à Sparte, les éphores lui demandèrent s'il fallait couper les deux premières ou les deux dernières. L'éphore Ecpreprés aurait opéré lui-mêème ce retranchement. On dit que des sept cordes il osa tirer douze harmonies. Tout cela ressemble assez à des réminiscences vagues de réformes dont on n'aurait plus conservé le vrai sens. Le reproche d'enflure et de recherche, que nous trouvons dans Plutarque, n'est pas en désaccord avec les vers où Aristophane accumule les mots expressifs, pour faire ressortir le contraste entre la gravité de la musique ancienne et les inflexions molles et peu naturelles que Phrynis avait introduites. Phrynis aurait commencé par jouer de la flûte avant d'apprendre la lyre. Ce passage de l'instrument propre du dithyrambe à un instrument d'un caractère tout autre expliquerait comment Phrynis aurait été amené à demander à la lyre des effets nouveaux, à augmenter ses ressources, et à transformer le genre lui-même du Nomos. D'autres attribuent l'union de la lyre à la flûte dans le dithyrambe à Timothée de Milet, sur lequel ont cours, comme nous le verrons, des récits fort analogues [cf. Cyclicus chorus].

Mélanippide le Jeune, contemporain de la première partie de la guerre du Péloponnèse, acquit comme son aïeul une grande réputation par son talent poétique. «Il fut l'auteur d'innovations nombreuses», nous dit Suidas ; mais peut-être cette assertion résulte-t-elle d'une simple confusion avec Mélanippide l'Ancien, car on ne comprendrait pas pourquoi les poètes comiques, si sévères pour les novateurs, lui auraient épargné leurs critiques. Cinésias d'Athènes, qui vécut à la même époque, servit de point de mire aux railleries des comiques, qui l'accusaient d'avoir corrompu l'art musical. Aristophane fait allusion à d'autres auteurs de dithyrambes tels que Lamproklès et Kydias d'Hermione. Il nous montre dans les mêmes vers le rôle important que jouaient les dithyrambes, comme toute espèce de poésie lyrique, dans l'éducation des jeunes gens à Athènes au Ve siècle. On les apprenait par coeur dans les écoles ; ils fournissaient matière à cette instruction littéraire et musicale que les enfants de bonne famille devaient recevoir et qui les préparait aux concours des grandes solennités religieuses. Mais ces noms furent effacés par l'éclat que jetèrent les maîtres de l'école nouvelle. Les plus éminents furent Timothée et Philoxène.

Timothée de Milet (451-361 av. J.-C.) était le mieux doué des artistes de son temps. On lui reproche d'avoir été possédé de la passion de la nouveauté, d'avoir regardé avec mépris les oeuvres de l'art antique. Cette confiance en lui-même aurait été encore surexcitée par l'universelle admiration qu'obtenaient ses productions. Il avait commencé par jouer de la cithare et composa d'abord des nomes, puis il s'exerça avec un succès égal dans tous les genres lyriques. Il avait ajouté deux cordes à la lyre, et l'on raconte qu'étant venu à Sparte chanter à la fête de Déméter une ode en l'honneur de Bacchus, les Lacédémoniens l'invitèrent à supprimer ces deux cordes. Un décret, dépourvu d'ailleurs de tout caractère d'authenticité, a conservé le souvenir de ce fait curieux, déjà rapporté au sujet de Phrynis et qu'explique l'obstination des Lacédémoniens à ne rien modifier dans les usages de leurs pères. Timothée, en augmentant les ressources de la lyre, obéissait à la même pensée qui lui faisait introduire un élément dramatique dans le nome. La distinction ancienne des genres lyriques le touchait peu, et il était plutôt frappé par la richesse et la puissance du dithyrambe associé à la musique nouvelle. Il est très malaisé d'apprécier le mérite des innovations de Timothée d'après les témoignages épars de critiques mal disposés ou ignorants. S'agit-il de la flûte ? le poète Diphile accuse Timothée d'en tirer des sons qui rappellent le cri de l'oie. Phérécrate paraît surtout choqué de ses roulades, c'est-à-dire du chant de plusieurs notes sur une seule syllabe.

Habitués à voir le drame lyrique développer ses mélodies sans autre obligation que de demeurer d'accord avec le sens général des paroles, nous sommes trop portés à supposer que les critiques relevées dans les anciens visent des fautes graves de goût. Aristote nous dit bien : «Si Timothée n'avait pas existé, nous n'aurions pas l'art mélodique» ; mais ce passage fait vraiment exception, et l'on rencontre surtout des protestations contre le dommage que les nomes de Timothée auraient causé à la métrique ancienne. Plutarque, dans son traité sur la musique, si précieux, mais confus et plein de contradictions, en vient à regretter que l'on ait abandonné le genre enharmonique pour les genres diatonique et chromatique.

Philoxène de Cythère (439-379), qui de la condition d'esclave s'éleva aux plus grands honneurs, est resté célèbre par l'audacieuse franchise avec laquelle il jugea les essais dramatiques de Denys le Jeune. Il composa vingt-quatre dithyrambes et une généalogie lyrique des Aeacides. Il nous est resté des fragments très étendus de son Banquet. Son chef-d'oeuvre était le Cyclope, dont nous n'avons plus que quelques vers. Le comique Antiphanès place Philoxène au-dessus de tous les poètes ; il vante chez lui l'emploi des mots propres et des mots nouveaux, l'heureux mélange des changements de tons et des nuances musicales : «C'était un dieu entre les mortels, tant il connaissait bien la vraie musique» ; puis il censure le mauvais goût des successeurs de Philoxène. Alexandre le Grand se fit adresser en Asie, par Harpalos, les oeuvres du grand compositeur. Le jugement qu'Aristophane aurait, d'après Plutarque, porté sur Philoxène paraît en somme assez exact : «Il introduisit le mélos dans les choeurs cycliques», c'est-à-dire il fit disparaître toute différence entre le nome et le dithyrambe. Mais cette sorte de syncrétisme se heurtait parfois à des obstacles insurmontables, et un jour qu'il voulut composer un dithyrambe dans le mode dorien, la force des choses le ramena tout naturellement au mode phrygien. Aristoxène le musicien prétendait que l'influence de son éducation musicale, dirigée d'après les modèles classiques de l'époque de Pindare, lui avait rendu impossible de composer dans le goût de Philoxène et de Timothée, qui l'avaient séduit par le caractère dramatique et varié de leur musique. La popularité des oeuvres de Philoxène fut durable. «Chez les seuls Arcadiens la loi veut que les enfants soient accoutumés dès le premier âge à chanter des hymnes et des péans dans lesquels ils célèbrent les héros et les dieux honorés dans leurs divers pays. Puis, ayant appris les nomes de Philoxéne et de Timothée, ils servaient de choeur chaque année aux joueurs de flûte dionysiaques dans les représentations théâtrales, les enfants pour les concours réservés aux garçons, les adolescents pour les concours attribués aux hommes». Philoxène fut admis par les Alexandrins dans le canon des poètes.

Il est évident que la fidélité à la métrique ancienne était devenue superflue. Denys d'Halicarnasse résume à cet égard l'opinion de ses contemporains sur l'histoire de la poésie lyrique. A la simplicité concise d'Alcée et de Sappho avaient succédé l'ampleur et la variété de Stésichore et de Pindare. Mais les poètes dithyrambiques employèrent dans un même chant les modes dorien, phrygien et lydien, mélangèrent dans leurs mélodies les genres enharmonique, chromatique, diatonique, et usèrent à leur gré des rythmes. «Ainsi firent Philoxène, Timothée, Télestès, car chez les anciens le dithyrambe était régulier».

Le nom de ce Télestès est souvent associé à ceux de Timothée et de Philoxène sans que nous puissions juger s'il était digne de cet honneur. Après eux le dithyrambe partagea la destinée commune de la littérature grecque. Plus que tout autre genre il avait représenté par son alliance avec la danse l'idéal de l'art hellénique, l'union harmonieuse de la poésie et de la beauté plastique. C'est ce qui explique comment il put se soutenir à côté des genres dramatiques lorsqu'ils s'en furent distingués et que la tragédie, le drame satyrique, la comédie, lui disputèrent le talent des auteurs, les récompenses des concours et la faveur du public. L'histoire du théâtre proprement dit montre que d'Eschyle à Euripide, d'Aristophane à Ménandre, la part faite à l'enthousiasme et à l'imagination va toujours en décroissant. Le dithyrambe maintenait la tradition de l'union de l'inspiration lyrique et de l'élément dramatique. On applaudissait encore à la représentation des oeuvres de Timothée et de Philoxène, quand depuis longtemps le choeur comique se taisait et que la muse tragique était devenue stérile. Mais si le dithyrambe était l'art national par excellence, il est naturel qu'il ait été atteint profondément par les conséquences de la conquête macédonienne. Il a de plus à supporter la concurrence d'un genre mieux approprié au goût littéraire du temps : la comédie nouvelle va devenir le divertissement ordinaire d'un peuple qui n'avait plus qu'à se préparer à subir la domination romaine. On pourrait donc s'arrêter à la victoire que Thrasyllos de Décélie remporta en 319 av. J.-C. avec un choeur d'hommes. Le poète comique Diphile était mort l'année précédente, et la première comédie de Ménandre, Orgé, qu'il donna à l'âge de vingt et un ans, est de 321. Cependant, si l'on perd la trace du dithyrambe, à partir de cette époque, dans l'histoire littéraire, il n'en faut pas conclure qu'il disparaît. Il a perdu toute originalité comme genre poétique, et c'est pourquoi les auteurs ne s'occupent plus de lui, mais il survit par la force de la tradition religieuse. En effet, les inscriptions attestent une survivance remarquable du dithyrambe pendant la période gréco-romaine. A l'époque d'Attale Ier, roi de Pergame (fin du IIIe siècle), on représenta à Téos un dithyrambe, intitulé Proserpine, composé par Nicarchos de Pergame, chanté avec accompagnement de cithare par Demétrios de Phocée. Le même artiste était aussi poète ; il exécuta à Téos un dithyrambe de sa composition, Andromède. Même sous l'Empire, ce genre de poésie a subsisté, au moins dans les villes grecques : en l'an 52 ap. J.-C. on consacre encore à Athènes le trépied, prix du dithyrambe. Au milieu du IIe siècle, une lettre d'Antoine le Pieux aux artistes dionysiaques [Dionysiaci artifices] mentionne la représentation d'un grand nombre de dithyrambes (dithurambôn pollôn) au théâtre d'Athènes dans les Dionysies. Il nous paraît certain que l'hymne dionysiaque par excellence n'a jamais dû cesser, dans les pays grecs, de faire partie intégrante des fêtes en l'honneur de Bacchus ; il ne s'est éteint définitivement qu'avec les représentations religieuses du paganisme.

A Rome, où les représentations théâtrales ont pris une direction différente et revêtu un caractère propre, malgré l'imitation littéraire des oeuvres grecques [Atellanae, Comoedia, Tragoedia], le dithyrambe ne paraît pas avoir jamais reçu droit de cité. Horace et Cicéron en parlent comme d'un genre poétique spécialement traité par les Grecs.

Toutes réserves faites sur le caractère essentiellement religieux du dithyrambe et sur les profondes différences des instruments antiques comparés aux nôtres, on peut rapprocher le dithyrambe de l'opéra tel que l'avaient compris Quinault et Métastase, alors que le poète avait encore des droits égaux à ceux du compositeur, et il est probable que les libertés qui provoquèrent les plaintes dont nous avons trouvé partout l'écho nous paraîtraient aujourd'hui très modérées. Bien que les compositeurs anciens n'aient pas ignoré tout à fait ce que nous appelons harmonie, bien que l'accompagnement n'ait pas toujours été à l'unisson ou à l'octave du chant [Musica] l'orchestration antique a dû toujours user de moyens fort simples et, dans de telles conditions, le mérite poétique des paroles gardait relativement toute son importance.

Sur l'exécution du dithyrambe par les choeurs cycliques, les fêtes où il était chanté, les prix qu'on décernait aux vainqueurs, voyez plus haut l'article Cyclicus chorus ; sur la place qu'occupaient les dithyrambes dans la fête attique des Dionysies, voyez Dionysia.


Article de F. Castets