1. L'édifice
    1. Le théâtre grec
    2. Le théâtre d'Asie mineure
    3. Le théâtre romain
    4. La question du logeion

  2. Les représentations
    1. Grèce
    2. Rome

La question du logeion

Dans la description précédente du théâtre grec, on s'est à dessein abstenu de toute allusion à la destination du proskènion. C'est qu'aucune question n'est, à l'heure actuelle, plus controversée. Avant les fouilles de M. Dörpfeld, personne ne mettait en doute la nette formule de Pollux : «La scène appartient aux acteurs, l'orchestra au choeur». On se représentait donc, dans le drame grec, les acteurs et le choeur séparés en deux groupes distincts : le premier sur la scène ou proskènion, l'autre dans l'orchestra. Cette scène, on se la figurait telle que Vitruve l'a décrite, «moins large que celle du théâtre romain», et haute de 10-12 pieds. Il fallait bien, à la vérité, reconnaître que cette séparation locale des deux groupes n'était pas absolue, l'action dramatique nécessitant plus d'une fois leur réunion momentanée sur un même plan. Mais, malgré tout, on estimait ces occasions assez rares ; et, pour les communications exceptionnelles entre acteurs et choeur, on admettait l'existence d'un escalier reliant le proskènion et l'orchestra. Ces opinions traditionnelles sont aujourd'hui battues en brèche. Considérant, d'une part, la hauteur anormale (3 à 4 mètres) des proskènia mis au jour depuis une trentaine d'années, d'autre part, leur étroitesse extrême (2 m. 50 à 3 mètres), et enfin l'absence de toute trace d'escalier entre l'orchestra et la prétendue scène, M. Dörpfeld en conclut que le proskènion est matériellement impropre à la fonction qu'on lui a jusqu'à ce jour attribuée. A son avis, la place normale des acteurs grecs était sur l'orchestra, au bas du proskènion, dans la portion comprise entre celui-ci et l'autel. Les deux groupes d'exécutants pouvaient ainsi communiquer librement, de plain-pied, sans que d'ailleurs il résultât de leur rapprochement aucune confusion ; car le choeur, ainsi que cela se fait de nos jours encore dans l'opéra, se rangeait en deux demi-choeurs à droite et à gauche. Et que devient, dans cette théorie, le proskènion ? La colonnade qui, avec ses entrecolonnements remplis par des panneaux peints, forme sa façade antérieure, n'est autre chose que le décor devant lequel on joue. Construite d'abord en bois, puis (à partir du IIe ou du Iere siècle) en pierre, elle figure, un peu conventionnellement, une ou plusieurs habitations. Partout elle offre en son milieu une porte, mais, de plus (comme le montrent des traces subsistantes, à Délos particulièrement), il était facile, par la suppression de deux pinakes, d'y ouvrir deux autres portes latérales. Quant à la plate-forme qui surmonte le proskènion, c'est simplement le toit en terrasse de l'habitation devant laquelle se passe l'action ; les acteurs n'y paraissent donc que par exception, et surtout dans les rôles de divinités descendant du ciel (theologeion). Telle est, très succinctement résumée, la théorie nouvelle de M. Dörpfeld. Mais elle n'intéresse pas seulement le théâtre grec. Par contre-coup, elle tend à modifier profondément nos idées sur l'origine du théâtre romain. Selon M. Dörpfeld, en effet, le logeion romain n'est pas né, comme on l'admet d'ordinaire, de l'abaissement et de l'élargissement du proskènion grec : il provient de la division de l'orchestra en deux parties de niveau différent. Lorsque le choeur, diminué en nombre comme en importance, ne fit plus que chanter, sans exécuter de danses, l'action put se concentrer désormais sur la partie de l'orchestra située entre le proskènion et l'autel, où s'étaient toujours tenus les acteurs. Quant à la portion qui restait libre, elle fut utilisée de plusieurs façons différentes. Dans les théâtres romains, on y établit des sièges pour les sénateurs et autres personnages de marque ; mais en même temps, pour que ces sièges ne gênassent pas la vue des spectateurs assis aux premiers gradins, on la creusa d'environ 1 m. 50, ce qui eut pour résultait de prêter à l'emplacement des acteurs, demeuré pourtant sans changement, l'aspect d'une scène exhaussée. Dans les théâtres d'Asie Mineure, on transforma généralement cette moitié, devenue vacante, de l'orchestra en une arène pour les combats de gladiateurs, les représentations de mimes, etc. Pour cela, ou bien on creusa plus profond encore que dans les théâtres de type romain, de façon que le lieu des acteurs dominât de 2 m 50 au minimum le terrain de l'orchestra : ce qui permit l'établissement, sous la scène, d'un vaste local pouvant servir de salle d'attente aux gladiateurs et autres artistes, ou de loges pour les animaux féroces. Ou bien, au contraire, on suréleva dans les mêmes proportions le lieu des acteurs ; mais alors, en compensation, 4 ou 5 des gradins inférieurs de la cavea furent supprimés, afin de ramener à la mesure normale d'un mètre et demi environ la différence de niveau entre la scène et le premier gradin. Quel que fût le procédé employé, l'acteur, dans les théâtres asiatique et romain, restait toujours sur le même emplacement que dans le théâtre grec, à la même distance du public, à la même hauteur au-dessus du premier gradin, devant le même mur à colonnes figurant le décor. La partie, en effet, qui, dans ces théâtres, correspond à l'ancien proskènion grec, c'est la colonnade située derrière le logeion, en d'autres termes le premier étage de la scaenae frons ; au-dessus de ce premier étage, les colonnes de l'ordre supérieur forment même en général un retrait, qui est un souvenir de l'ancienne plate-forme horizontale recouvrant le proskènion.

Ce n'est pas ici le lieu de discuter à fond la théorie de M. Dörpfeld. Bornons-nous à faire le départ entre les résultats qui, dès à présent, semblent acquis à la science et ceux qui restent encore objet de controverse. Un point où l'accord est fait, c'est que, sur une scène telle que la décrit Vitruve, la plupart des drames du Ve et du IVe siècles, tant comédies que tragédies, n'auraient pu matériellement se jouer. C'est là un résultat important, mais tout négatif. De cette impossibilité M.Dörpfeld a conclu que les acteurs grecs jouaient dans l'orchestra, au même niveau que le choeur. C'est dépasser le témoignage des faits. La seille chose démontrée, en effet (non par les fouilles, qui ne nous ont rien appris sur le théâtre antérieur à 330, mais par le texte des drames conservés), c'est que la place respective des acteurs et du choeur, dans le théâtre grec du Ve siècle, était telle qu'il n'en résultait aucune gêne pour les relations des deux groupes. Or à ce postulat la solution, moins radicale, proposée par plusieurs savants, donne également satisfaction : selon eux, les acteurs grecs de l'époque classique auraient joué sur une estrade basse, assez basse pour ne point entraver les communications entre les deux groupes, mais qui constituait cependant une sorte de délimitation idéale entre eux. Pour la période suivante le problème, il est vrai, se pose autrement. C'est le temps des proskènia du type vitruvien, d'abord en bois, puis en pierre. Ici, un moyen terme n'est plus possible. Ou bien les acteurs de ce temps jouaient à 3m. 50 de hauteur, ou bien ils jouaient au ras du sol, dans l'orchestra. Et, dans cette seconde hypothèse, qui est celle de M. Dörpfeld, le proskènion hellénistique n'était qu'un décor. Beaucoup des partisans mêmes de M. Dörpfeld n'ont pas adhéré à cette seconde partie de sa thèse. Ils estiment : 1° que Vitruve, ayant décrit avec une rigoureuse exactitude le proskènion, n'a pas pu commettre sur sa destination une erreur si grossière ; que par sa forme, sa décoration, ses dimensions mêmes, le proskènion était impropre, quelque complaisance d'imagination qu'on prête au public grec, à figurer avec quelque vraisemblance une ou plusieurs habitations privées, et a fortiori un temple ou un palais. Reste donc que le proskènion hellénistique, en dépit de sa hauteur, soit une scène. Mais comment ce que nous ne jugions pas possible aux Ve-IVe siècles le serait-il devenu dans l'âge suivant ? C'est que, vers ce temps, le choeur dramatique fut, sinon supprimé, du moins considérablement diminué : en sorte qu'on put faire monter sur la scène le petit nombre de figurants auquel il était réduit. Cette conception, si séduisante qu'elle soit, a cependant, il faut l'avouer, un point faible. Il ne suffit pas, en effet, d'expliquer comment l'élévation de la scène est, à une certaine date, devenue possible ; il faudrait, de plus, nous montrer la nécessité, ou tout au moins l'utilité de cette élévation subite. En résumé, il est sage, croyons-nous, de conclure que, sur la destination du proskènion grec, la lumière n'est pas faite encore. Et, en conséquence, le débat reste ouvert également sur les origines du logeion romain.


Article d'Octave Navarre