Détail de la Table de Peutinger,
in Spruner-Menke, Atlas Antiquus, 1865

Salluste - Jugurtha, XIX

En venant de Calabathmon, qui sépare l'Egypte de l'Afrique, la première ville qu'on rencontre le long de la mer est Cyrène, colonie de Théra, puis les deux Syrtes, et entre elles la ville de Leptis, ensuite les Autels des Philènes, qui marquaient la limite de l'empire des Carthaginois du côté de l'Egypte ; puis viennent les autres villes puniques. Tout le reste du pays, jusqu'à la Mauritanie, est occupé par les Numides. Très près de l'Espagne sont les Maures ; enfin, les Gétules au-dessus de la Numidie. Les uns habitent des cabanes ; les autres, plus barbares encore, sont toujours errants. Après eux sont les Ethiopiens, et plus loin, des contrées dévorées par les feux du soleil.

Salluste - Jugurtha, LXXIX

LXXIX. Puisque les affaires de Leptis nous ont conduit dans ces contrées, il ne sera pas hors de propos de raconter un trait héroïque et admirable de deux Carthaginois : le lieu même nous y fait penser. Dans le temps que les Carthaginois donnaient la loi à presque toute l'Afrique, les Cyrénéens n'étaient guère moins riches et moins puissants. Entre les deux Etats était une plaine sablonneuse, toute unie, sans fleuve ni montagne qui marquât leurs limites. De là une guerre longue et sanglante entre les deux peuples, qui, de part et d'autre, eurent des légions, ainsi que des flottes détruites et dispersées, et virent leurs forces sensiblement diminuées. Les vaincus et les vainqueurs, également épuisés, craignant qu'un troisième peuple ne vînt les attaquer, convinrent, à la faveur d'une trêve, qu'à un jour déterminé des envoyés partiraient de chaque ville, et que le lieu où ils se rencontreraient deviendrait la limite des deux territoires. Deux frères nommés Philènes, que choisit Carthage, firent la route avec une grande célérité ; les Cyrénéens arrivèrent plus tard. Fut-ce par leur faute ou par quelque accident ? c'est ce que je ne saurais dire ; car, dans ces déserts, les voyageurs peuvent se voir arrêtés par les ouragans aussi bien qu'en pleine mer ; et, lorsqu'en ces lieux tout unis, dépourvus de végétation, un vent impétueux vient à souffler, les tourbillons de sable qu'il soulève remplissent la bouche et les yeux, et empêchent de voir et de continuer son chemin. Les Cyrénéens, se trouvant ainsi devancés, craignent, à leur retour dans leur patrie, d'être punis du dommage qu'ils lui avaient fait encourir. Ils accusent les Carthaginois d'être partis de chez eux avant le temps prescrit ; ils soutiennent que la convention est nulle, et se montrent disposés à tout plutôt que de céder la victoire. Les Carthaginois consentent à de nouvelles conditions, pourvu qu'elles soient égales. Les Grecs leur laissent le choix ou d'être enterrés vifs à l'endroit qu'ils prétendaient fixer pour limites de leur pays, ou de laisser avancer leurs adversaires jusqu'où ils voudraient, sous la même condition. Les Philènes acceptent la proposition ; ils font à leur patrie le sacrifice de leurs personnes et de leur vie, et sont enterrés vifs. Les Carthaginois élevèrent sur le lieu même des autels aux frères Philènes, et leur décernèrent d'autres honneurs au sein de leur ville.

Traduction de Charles Durosoir,
Paris, Librairie Garnier (1865)


Pline l'Ancien - Histoire naturelle, V, 4

Au fond du golfe, sur la côte, furent jadis les Lotophages, appelés quelques-uns Alachroens, jusqu'aux autels des Philènes ; ces autels sont en sable.

Traduction d'Emile Littré,
collection des auteurs latins sous la direction de Nisard, Paris, Firmin-Didot (1855)


Valère-Maxime - Des faits et des paroles mémorables, V, 6<</h2>

4. Carthage et Cyrène se faisaient une guerre opiniâtre pour leurs limites respectives. On convint enfin de faire partir des jeunes gens de chaque côté, à la même heure, et de regarder comme la frontière commune aux deux peuples l'endroit où ils se rencontreraient. Mais, du côté des Carthaginois, deux frères, nommés Philènes, violèrent la convention : devançant l'heure désignée et précipitant leur marche, ils gagnèrent pour leur patrie une grande étendue de territoire. La fraude n'échappa point aux Cyrénéens, qui s'en plaignirent, contestèrent longtemps, et enfin tentèrent de déjouer l'injustice par l'offre d'une condition terrible. Ils déclarèrent qu'ils étaient prêts à reconnaître cet endroit pour limite, si les Philènes s'y laissaient enterrer vivants. Mais l'événement ne répondit pas à leur attente : les deux frères se remirent, sans hésiter, entre leurs mains, pour être enfouis sous terre. Plus jaloux de reculer les bornes de leur patrie que celles de leurs jours, ils ont conquis une glorieuse sépulture, où leurs mânes et leurs ossements servirent à marquer l'agrandissement de l'empire carthaginois. Où sont les hautes murailles de l'orgueilleuse Carthage ? Qu'est devenue la gloire maritime de ce port si fameux ? Où est cette flotte qui portait la terreur sur tous les rivages ? Où, tant d'armées ? Où, cette cavalerie formidable ? Où, cette ambition qui étouffait dans l'immense étendue de l'Afrique ? La fortune a partagé tout cela entre les deux Scipions ; mais le souvenir des Philènes et de leur noble dévouement a survécu à la ruine même de leur patrie. L'âme et le bras des mortels ne peuvent donc prétendre, si ce n'est par la vertu, à rien d'immortel.

Traduction de T. Baudement,
édition de Cornelius Nepos, Valère-Maxime et alii,
collection des auteurs latins sous la direction de Nisard, Paris, Dubochet et cie (1841)


Commentaire de Dureau de la Malle, Carthage, Paris, Firmin-Didot (1844), p.3

L'Art de vérifier les dates place l'histoire des Philènes en l'an 460 avant Jésus-Christ, sans s'appuyer sur aucune autorité. Comme le premier traité de Rome avec Carthage est de 509, et qu'il peut être rangé au nombre des faits les mieux avérés, nous avons cru devoir reporter à une époque antérieure cette légende du dévouement des frères Philènes qui, de même que le combat des Horaces et des Curiaces, semble appartenir à l'histoire fabuleuse plutôt qu'à l'histoire positive.