[La Corinthie]

Tardieu, 1821

I. [1] L'Etat de Corinthe limitrophe de celui d'Argos a pris son nom de Corinthus qui passe dans le pays pour avoir été fils de Jupiter : je dis dans le pays, car après avoir cherché avec soin l'auteur de cette filiation, je n'en ai point trouvé d'autre que les Corinthiens eux-mêmes ; mais Eumélus qui était fils d'Amphilyte et de la famille des Bacchiades, n'est pas de ce sentiment. Cet Eumélus à qui l'on attribue des poésies a écrit dans son histoire de Corinthe, si néanmoins cet ouvrage est de lui, qu'Ephyra fille de l'Océan s'était dès le commencement établie en cette contrée, et lui avait donné son nom ; qu'ensuite Marathon fils d'Epopée et petit-fils d'Aloéüs qui avait le soleil pour père, craignant la colère et les mauvais traitemens d'Epopée, s'était transplanté dans la partie maritime de l'Attique ; qu'après la mort de son père il était revenu dans le Péloponnèse ; qu'il avait partagé le royaume entre ses enfants ; qu'ensuite il était retourné en Attique, et que ses deux fils Sicyon et Corinthus avaient donné leur nom au pays qui leur était échu en partage ; de sorte que la contrée qui jusques-là s'était appellée Asopie prit le nom de Sicyone, et que ce que l'on appellait Ephyrée se nomma Corinthe.

[2] Pour le présent il n'y a plus à Corinthe de naturels du pays, cette ville ayant été détruite par les Romains et ensuite repeuplée par une colonie qu'ils y envoyèrent. L'assemblée des états-généraux d'Achaïe qui fut tenue à Corinthe, et où les Corinthiens eux-mêmes avaient séance, fut la cause de ce châtiment ; car la guerre contre les Romains y fut résolue, et l'on y élut pour général Critolaüs qui souleva contre Rome non seulement toute l'Achaïe, mais plusieurs peuples qui sont hors du Péloponnèse. Les Romains domptèrent tous ces peuples ; et pour les empêcher de remuer davantage, ils désarmèrent la Grèce, et démantelèrent toutes les villes qui étaient fortifiées : ce fut en ce temps-là que le consul Mummius prit Corinthe. Cette ville fit depuis rétablie par César, le premier empereur qui introduisit dans Rome la forme du gouvernement qui y subsiste encore aujourd'hui, et l'on dit que ce fut aussi lui qui repeupla Carthage.

Tardieu, 1821

[3] Aux environs de Corinthe il y a un village appellé Cromion du nom de Cromus fils de Neptune, où l'on tient que fut nourri ce fameux bandit surnommé Pityocamptès qui donna lieu à un des travaux de Thésée. Un pin que l'on découvre de loin sur le rivage est un monument qui rappelle encore le souvenir de cet exploit de Thésée. Là était aussi l'autel de Mélicerte ; car l'on dit qu'un dauphin l'apporta en cet endroit ; que Sisyphe l'ayant trouvé exposé sur le rivage, le fit enterrer dans l'isthme, et qu'il institua les jeux isthmiques en son honneur.

[4] Vers la pointe de l'isthme on voit le lieu où Sinis ce fameux scélérat surnommé, comme j'ai dit, Pityocamptès, courbait des branches de pin jusqu'à terre, et y attachait par les bras et par les jambes ceux qui tombaient entre ses mains, de sorte que ces branches d'arbre venant à se relever et à se rejoindre à leur tronc, les misérables qui y étaient attachés avaient les membres tout disloqués ; mais Thésée le fit périt lui-même de la même manière. Ce héros nettoya tout le chemin qui conduit de Trézène à Athènes, et procura la sûreté publique en délivrant le pays de tous les scélérats que j'ai nommés, sans compter Périphète à qui il fit éprouver la force de son bras à Epidaure, quoique cet audacieux passât pour le fils de Vulcain, et qu'il se battît avec une massue d'airain.

[5] L'isthme de Corinthe baigné de la mer d'un et d'autre côté est terminé à droite et à gauche par deux promontoires dont l'un s'appelle Cenchrée, l'autre Lesché. Ainsi cette langue de terre tient au continent ; car celui qui avait entrepris de faire une île du Péloponnèse se contenta de percer l'isthme en un endroit, et l'on en voit encore des marques. Mais il n'essaya seulement pas de le percer du côté qu'il est le plus pierreux, et toute cette partie est demeurée telle qu'elle était. C'est ainsi, dit-on, qu'Alexandre le Grand entreprit de percer le mont Mimas, et ce fut la seule chose à quoi il ne put réussir. Les Cnidiens ayant fait la même tentative pour leur isthme, la Pythie leur défendit de continuer, tant il est impossible aux hommes de réussir à quoi que ce soit contre la volonté des dieux.

[6] Les Corinthiens au reste disent des merveilles de leur pays à l'exemple des autres peuples ; car les Athéniens, pour donner plus de réputation à l'Attique, ont répandu que même des dieux se l'étaient disputée ; et les Corinthiens à leur imitation disent que le Soleil et Neptune eurent une pareille dispute au sujet de leur pays ; qu'ils prirent pour juge de leur différend Briarée qui adjugea l'isthme à Neptune, et le promontoire qui commande la ville au Soleil, et que depuis ce temps-là Neptune était demeuré en possession de l'isthme.

[7] Une des beautés de Corinthe c'est le théâtre et un stade de marbre blanc. Le chemin par où l'on va au temple de Neptune est bordé d'un côté de statues d'athlètes qui ont remporté le prix aux jeux isthmiques, et de l'autre de pins plantés au cordeau. Dans le temple qui n'est pas fort grand on voit plusieurs Tritons de bronze, et dans le parvis deux statues de Neptune, une troisième d'Amphitrite, et une grande mer d'airain. L'intérieur du temple est orné de diverses offrandes qu'Hérode Atticus y a consacrées de nos jours ; vous voyez entre autres quatre chevaux qui sont tout dorés à la réserve de la corne des pieds qu'ils ont d'ivoire.

[8] Auprès de ces chevaux deux Tritons qui sont aussi dorés jusqu'à la moitié du corps, car le reste est d'ivoire ; Amphitrite et Neptune ont debout sur un char, le jeune enfant Palémon est aussi debout sur un dauphin ; l'enfant et le dauphin sont d'or et d'ivoire. La base qui soutient le char d'Amphitrite est ornée de quatre bas-reliefs. Sur le premier, l'ouvrier a représenté la mer et la jeune Vénus qui s'élève au-dessus des flots, accompagnée d'une troupe de Néréides, divinités qui ont des bois sacrés et des autels en plusieurs endroits de la Grèce, mais particulièrement sur les rivages de la mer, où l'on rend aussi des honneurs à Achille : témoin la Néréide Doto quia un temple célèbre à Gabala, où l'on conserve le beau voile qu'Eriphyle reçut pour engager son fils Alcméon à prendre le commandement de l'armée qui devait assiéger Thèbes.

[9] Sur le second bas-relief on voit les enfants de Tyndare, qui tiennent là leur rang comme des divinités favorables aux vaisseaux et aux gens de mer. Le troisième est une image de la mer quand elle est calme : un monstre marin moitié cheval, moitié baleine, fend superbement les flots. Enfin le quatrième représente Ino, et Bellérophon avec le cheval Pégase.

II. [1] Dans l'enceinte de ce temple à main gauche est une chapelle dédiée à Palémon ; j'y ai vu trois statues, l'une de Neptune, l'autre de Leucothée, et la troisième de Palémon même. On y trouve aussi une espèce de chapelle basse où l'on descend par un escalier dérobé ; on dit que Palémon est là caché, et quiconque ose faire un faux serment dans ce lieu, soit citoyen ou étranger, est aussitôt puni de son parjure. Je remarquai aussi un vieux autel dédié aux Cyclopes, et où l'on a coutume de leur faire des sacrifices.

[2] Quant aux tombeaux de Sisyphe et de Nélée, on ne les trouve nulle part, quelqu'étude que l'on ait faite des poésies d'Eumélus. Je sais que quelques auteurs ont écrit que Nélée étant venu à Corinthe y était mort, et qu'il avait été enterré vers l'isthme ; mais malgré cela les gens du pays disent que Sisyphe lui-même ne put jamais montrer le tombeau de Nélée à Nestor, et qu'il est à propos que le lieu de sa sépulture demeure ignoré. A l'égard de Sisyphe on prétend qu'il fut inhumé dans l'isthme, mais que son tombeau n'a jamais été connu que d'un petit nombre de ses contemporains. Pour ce qui est des jeux isthmiques, ils n'ont pas cessé, même après que la ville a été détruite par Mummius. Les Sicyoniens eurent ordre de les y célébrer, malgré 1e deuil et la désolation publiques ; mais depuis le rétablissement de Corinthe, ses nouveaux habitants en ont pris soin.

[3] Les Corinthiens ont deux ports auxquels Cenchrias et Léchès ont donné leur nom ; la tradition du pays est qu'ils étaient tous deux fils de Neptune et de Pirène fille d'Achéloüs : cependant si l'on s'en rapporte à ce poème qui a pour titre, les Femmes illustres, Pirène fut fille d'Oebalus. Au Léchée il y a un temple de Neptune où le dieu est en bronze, et sur le chemin qui mène de l'isthme au Cenchrée on voit un temple de Diane, et dans ce temple une statue de bois qui paraît fort ancienne. Quand vous êtes arrivé au Cenchrée, vous trouvez un temple de Vénus avec une belle statue de marbre. A l'extrémité de la jetée qui avance dans la mer on a placé un Neptune en bronze, et à l'autre pointe vis-à-vis est un temple d'Esculape et d'Isis. Les bains d'Hélène sont encore à voir au Cenchrée ; c'est une source abondante qui tombe du haut d'une roche dans la mer, et dont l'eau est salée et naturellement aussi chaude que de l'eau qu'on aurait fait chauffer sur le feu.

[4] En montant vers la ville on trouve plusieurs tombeaux, et auprès de la porte on voit surtout le lieu où fut inhumé Diogène de Sinope, celui que les Grecs ont surnommé le chien. Dans le faubourg de Corinthe il y a un bois de cyprès nommé le Cranée ; une partie de ce bois est consacrée à Bellérophon ; dans l'autre il y a un temple dédié à Vénus Mélanis. Là est aussi le tombeau de la fameuse Laïs, où l'on voit une lionne qui tient un bélier dans ses pattes de devant.

[5] On montre aussi son tombeau en Thessalie, où elle avait suivi son amant Hippostrate. On dit qu'elle était d'Hiccari ville de Sicile ; que là toute jeune elle fut prise par des Athéniens de l'armée de Nicias ; que celui à qui elle fut vendue la mena à Corinthe ; que devenue grande elle surpassa en beauté toutes les courtisannes de son temps, et causa tant d'admiration aux Corinthiens, qu'encore aujourd'hui ils ne veulent pas céder à d'autres la gloire de lui avoir donné la naissance.

[6] Corinthe est ornée d'une grande quantité de beaux monuments, dont les uns sont antiques, restes précieux d'un plus grand nombre qui s'y voyait avant le sac de cette ville, et les autres ont été faits depuis son rétablissement lorsqu'elle a commencé à refleurir. Ainsi dans la place publique où il y a plusieurs temples, vous pourrez voir la Diane d'Ephèse comme on l'appelle, et deux statues de Bacchus en bois, toutes deux dorées excepté le visage qui est peint de vermillon ; on nomme l'une le Lysius, l'autre le Bacchéïus, et voici à quelle occasion elles ont été consacrées.

[7] On dit que Penthée se déchaîna insolemment contre Bacchus, et qu'après plusieurs marques de mépris il voulut savoir ce qui se passait dans les mystères que les Bacchantes célébraient en l'honneur du dieu ; que pour cela il monta sur un arbre du mont Cithéron, et qu'il découvrit tout ; mais les Bacchantes l'ayant aperçu, s'en vengèrent et le mirent en pièces. On ajoute que l'oracle avertit les Corinthiens de chercher l'arbre où Penthée avait monté, et quand ils l'auraient trouvé, de l'honorer comme le dieu même ; ce fut alors qu'ils consacrèrent à Bacchus les deux statues dont je parle, faites du bois de cet arbre-là même.

[8] Vous verrez aussi un temple de la Fortune avec sa statue qui est toute droite et de marbre de Paros ; ce temple touche presque à un autre qui est consacré à tous les dieux. Auprès de ce dernier on a bâti une belle fontaine, au haut de laquelle est un Neptune en bronze ; il a sous ses pieds un dauphin qui jette de l'eau ; cette fontaine est ornée de plusieurs autres statues : vous y voyez un Apollon surnommé Clarius qui est de bronze, une Vénus faite par Hermogène de Cythère ; deux Mercures, dont l'un est dans une niche, mais de bronze, l'un et l'autre et tout droits ; enfin trois statues de Jupiter, exposées à l'air toutes les trois et consacrées à ce dieu, l'une sans autre titre, la seconde sous le nom de Jupiter le terrestre, et la troisième sous le nom de Jupiter le très haut.

III. [1] Une Minerve en bronze est au milieu de la place sur un piédestal, dont les bas-reliefs représentent les Muses. Un peu plus loin on trouve le temple d'Octavie soeur de l'empereur Auguste successeur de César qui rebâtit Corinthe.

[2] Au sortir de la place en tirant vers le Léchée vous voyez une espèce de portique sur lequel il y a deux chars dorés, l'un conduit par Phaéton fils du Soleil, l'autre par le Soleil même. Au-delà à main droite est un Hercule de bronze ; ensuite vous trouvez une rue qui vous mène à la fontaine de Pirène. On dit que Pirène inconsolable de la mort de Cenchrius son fils qui avait été tué malheureusement par Diane, versa tant de larmes qu'elle fut changée en cette fontaine qui depuis a porté son nom.

[3] Aussi a-t-on pris grand soin de l'embellir ; elle est bâtie de marbre blanc, et l'on a pratiqué des enfoncements en manière de grottes d'où l'eau se répand dans un grand bassin : cette eau est fort bonne à boire. Plusieurs croient que les Corinthiens plongent dans ce bassin leur cuivre au sortir de la fournaise pour lui donner une meilleure trempe ; mais c'est une erreur, car les Corinthiens n'ont pas même de cuivre chez eux. Près de cette fontaine on a placé un Apollon qui est entouré d'un petit mur à hauteur d'appui, où l'on a peint le combat d'Ulysse contre les amants de Pénélope.

[4] En rentrant dans la rue qui va droit au Léchée vous verrez un Mercure assis qui est de bronze, et un bélier à côté de lui, pour marquer que les troupeaux sont particulièrement sous la protection de ce dieu, comme le témoigne Homère lorsqu'en parlant de Phorbas, il dit que c'était un riche Troyen,

Qui chéri de Mercure
Voyait depuis longtemps prospérer ses troupeaux.

Je sais ce que l'on dit de Mercure et du bélier par rapport aux mystères de la mère des dieux, mais il n'est pas à propos de le divulguer. Après cette statue de Mercure on en trouve une de Neptune, une autre de Leucothée, et une troisième de Palémon porté sur un dauphin.

[5] Il y a des bains publics en plusieurs endroits ; les uns ont été construits par la ville, et les autres par l'empereur Hadrien ; mais les plus renommés de tous, ce sont ceux que l'on nomme les bains de Neptune ; ils ont été faits par Euryclès de Sparte qui y a employé plusieurs sortes de pierres, surtout de celles que l'on tire des carrières de Crocée près de Sparte même. A l'entrée de ces bains vous verrez à main gauche un Neptune, et auprès une Diane en habit de chasseresse. On a distribué des fontaines dans tous les quartiers de la ville, car le pays abonde en sources ; mais la plus considérable est celle qui vient de Stymphale en Arcadie par le moyen d'un aqueduc qui est un ouvrage de l'empereur Hadrien. Quand vous aurez considéré la Diane dont je viens de parler, vous pourrez voir dans le même lieu quelque chose encore de plus digne de votre curiosité, c'est la statue de Bellérophon et une source d'eau qui sort de dessous un pied du Pégase.

[6] Si en sortant de la place vous prenez le chemin qui regarde Sycione, vous trouverez premièrement un temple d'Apollon avec une statue du dieu qui est de bronze, et un peu plus loin la fontaine de Glaucé ainsi appellée, parce que Glaucé se jeta dedans, espérant que l'eau de cette fontaine pourrait lui servir de préservatif contre les enchantements de Médée. Plus haut est un lieu destiné à la musique, et auprès le tombeau des fils de Médée ; on les nomme dans le pays Phérès et Mermérus, et l'on dit qu'ils furent lapidés par les Corinthiens à cause des présents empoisonnés qu'ils avaient apportés à Glaucé de la part de Médée.

[7] Mais parce qu'ils furent mis à mort injustement, les Corinthiens se virent bientôt punis dans la personne de leurs propres enfants qui mouraient tous au berceau, jusqu'à ce qu'avertis par l'oracle ils instituèrent des sacrifices en l'honneur des fils de Médée, et leur consacrèrent une statue qui représente la Peur : cette statue subsiste encore aujourd'hui ; c'est une femme saisie d'épouvante. Depuis que les Romains ont détruit Corinthe, et que tous les naturels du pays ont péri avec la ville, les nouveaux habitants qui n'avaient pas eu de part au crime des anciens, se sont crus dispensés de continuer ces sacrifices, de sorte qu'à présent leurs enfants ne sont plus vêtus de noir, ni ne se croient dans l'obligation de couper leurs cheveux.

[8] A l'égard de Médée, on dit qu'elle vint à Athènes ; que là elle épousa Egée ; qu'ensuite, convaincue d'avoir voulu faire périr Thésée, elle prit la fuite et se réfugia dans cette partie de l'Asie qui se nommait alors Aria, et dont les habitants furent depuis appellés Mèdes du nom de cette princesse. On croit que le fils qu'elle emmena avec elle et qu'elle avait eu d'Egée, s'appellait Médus ; cependant Hellanicus le nomme Polyxène, et lui donne Jason pour père.

[9] Les Grecs ont de vieilles poésies qu'ils appellent Naupactiennes, où il est dit que Jason après la mort de Pélias quitta Iolchos pour aller s'établir à Corcyre, et que là il perdit Mermérus son fils aîné, qui fut déchiré par une lionne en prenant le divertissement de la chasse dans cette partie du continent qui est vis-à-vis de la ville ; mais elles ne nous apprennent rien de Phérès. Un Lacédémonien nommé Cinéthon qui a écrit d'anciennes généalogies en vers, rapporte que Jason eut de Médée un fils appellé Médus, et une fille qui eut nom Eriopis : c'est tout ce qu'il dit de ces enfants.

[10] Eumélus raconte aussi l'histoire de Médée ; il dit que le Soleil donna à Aloéüs la contrée d'Asopie, et à Eétès celle d'Ephyrée ; qu'Eétès en s'embarquant pour Colchos laissa le gouvernement de son royaume à Bunus fils de Mercure et d'Alcidamée ; que ce Bunus étant mort, Epopée fils d'Aloéüs obtint pour lui l'Ephyrée ; qu'ensuite Corinthus fils de Marathon n'ayant point laissé d'enfants, les Corinthiens firent venir d'Iolchos Médée pour lui donner le royaume.

[11] Que par ce moyen Jason régna sur eux ; que Médée eut de lui plusieurs enfants, mais qu'elle les cachait dans le temple de Junon, espérant leur procurer par là l'immortalité ; qu'enfin déchue de cette espérance, et voyant que Jason irrité contre elle s'en était retourné à Iolchos, elle prit le parti de quitter Corinthe, après avoir déclaré Sisyphe son successeur, et lui avoir remis le royaume : voilà ce que j'ai lu dans Eumélus.

IV. [1] Le tombeau des fils de Médée n'est pas éloigné du temple de Minerve Chalinitis, surnom, disent-ils, qui a été donné à cette déesse, parce qu'elle fut plus secourable à Bellérophon que toutes les autres divinités, et qu'elle lui fit présent entre autres choses du cheval Pégase, après avoir pris la peine de le dompter elle-même et de lui mettre un frein. La statue de la déesse est de bois à la réserve du visage, des mains et du bout des ieds qui sont de marbre blanc.

[2] Au reste je n'ai nulle peine à croire que Bellérophon n'a jamais régné à Corinthe, et qu'il était lui-même sujet de Proetus roi des Argiens ; on en sera persuadé pour peu qu'on lise Homère avec réflexion ; car il est certain que lorsque Bellérophon alla s'établir en Lycie, les Corinthiens étaient soumis au gouvernement d'Argos ou de Mycènes. Une preuve de ce que je dis, c'est que les troupes qu'ils envoyèrent à Troie n'étaient point commandées par un chef de leur pays, et qu'elles marchèrent simplement sous les enseignes d'Agamemnon comme ses autres sujets.

[3] Mais Sisyphe ne fut pas seulement père de Glaucus dont naquit Bellérophon ; il eut encore d'autres enfants, savoir Ornytion, Thersandre et A1mus. Ornytion laissa un fils nommé Phocus que d'autres ont cru fils de Neptune ; ce Phocus mena une colonie à Tythorée dans le pays que l'on appelle aujourd'hui la Phocide ; Thoas son frère puîné demeura à Corinthe, et fut père de Damophon qui eut pour fils Propidas, dont naquirent Doridas et Hyanthidas. Ce fut durant leur règne que les Doriens firent la guerre aux Corinthiens, sous la conduite d'Alétès qui était fils d'Hippotas, petit-fils de Phylas et arrière-petit-fils de cet Antiochus qui eut Hercule pour père. Doridas et Hyanthidas abandonnèrent le royaume à Alétès, contents de mener une vie privée à Corinthe ; mais les habitants n'ayant pas voulu se soumettre à ce prince, ils furent vaincus et chassés de leur ville, de sorte qu'Alétès demeura paisible possesseur du royaume.

[4] Lui et ses descendants le tinrent durant l'espace de cinq générations jusqu'à Bacchis fils de Prumnis. Les Bacchiades régnèrent le même pace de temps jusqu'à Télestès qui était fils d'Aristodème. Ce Télestès s'étant rendu odieux à ses sujets, périt enfin dans une conspiration que Pérontas et Ariéüs avaient tramée contre lui, et ce fut aussi la fin du royaume de Corinthe ; car ensuite il n'y eut plus que des Prytanes qui se prenaient dans la famille des Bacchiades, et dont l'autorité ne durait qu'un an. Cependant Cypsélus chassa les Bacchiades, et s'empara du gouvernement : il était fils d'Eétion et petit-fils de Mélas, qui eut pour père Antasus. Ce Mélas originaire de Gonuse petite ville au-dessus de Sicyone, s'était joint aux Doriens pour venir assiéger Corinthe. Alétès qui pour lors commandait les Doriens, sous ombre d'un certain oracle l'envoya dans une autre partie de la Grèce ; mais quelque temps après sans se mettre en peine de l'oracle il changea de dessein, et fit de Mélas son compagnon de fortune et son ami. Voilà quelle a été la destinée des rois et du royaume de Corinthe, autant que j'en puis juger par les recherches que j'ai faites.

[5] Le temple de Minerve Chalinitis touche presque au théâtre. Vous verrez près de là un Hercule qui est représenté tout nu ; c'est une statue de bois faite par Dédale. Les ouvrages de Dédale n'ont rien de gracieux à la vue, mais en récompense ils ont beaucoup de force, et expriment bien la majesté des dieux. Au-dessus du théâtre est un temple de Jupiter Coriphée, ainsi les Grecs le nomment-ils : les Romains diraient, de Jupiter Capitolin. A une assez grande distance de ce temple on trouve un ancien gymnase ou lieu d'exercice, et auprès une fontaine qu'ils nomment Lerna ; cette fontaine est fermée par une colonnade, autour de laquelle il y a des sièges pour la commodité de ceux qui viennent y prendre le frais durant l'été. Le lieu d'exercice aboutit à deux temples, dont l'un est dédié à Jupiter, l'autre à Esculape : dans le premier vous verrez un Jupiter en bronze ; dans le second un Esculape et une Hygéia qui sont l'un et l'autre de marbre blanc.

[6] La citadelle est au haut d'une montagne qui commande la ville. Les Corinthiens disent que Briarée adjugea cette montagne au Soleil, et que le Soleil la donna ensuite à Vénus. Sur le chemin qui y mène il y a deux chapelles d'Isis, l'une sous le nom d'Isis la Pélagienne, l'autre sous le nom d'Isis l'Egyptienne ; deux autres chapelles de Sérapis, l'une sans aucun surnom, l'autre sous le titre de Sérapis de Canope ; plusieurs autels dédiés au Soleil, et un temple consacré à la Nécessité et à la Force, où l'on dit qu'il n'est pas permis d'entrer.

[7] Au-dessus est le temple de la mère des dieux, où l'on voit une colonne et un trône de marbre blanc. Dans un autre temple consacré aux Parques, à Cérès et à Proserpine, il y a des statues que l'on tient toujours cachées. Je ne dois pas oublier le temple de Junon Bunéa ; c'est Bunus fils de Mercure qui l'a bâti, et la déesse a pris de là son surnom. En entrant dans la citadelle vous trouvez le temple de Vénus sa statue la représente armée ; on y voit aussi une statue du Soleil, et une de l'Amour qui tient un arc.

V. [1] Derrière ce temple il y a une fontaine dont les Corinthiens disent qu'Asope fit présent à Sisyphe, pour savoir de lui ce qu'était devenue sa fille Egine que Jupiter avait enlevée ; Sisyphe qui en avait connaissance promit à Asope de l'en instruire, à condition qu'il donnerait de l'eau à la citadelle ; Asope le fit, et Sisyphe lui révéla son secret ; mais s'il est permis de les croire, il en est encore puni dans les enfers. J'ai ouï dire à d'autres que c'était la fontaine de Pirène dont il lui avait fait présent, et que celle qui coule dans la ville vient de la même source.

[2] En effet le fleuve Asope a sa source dans le pays des Phliasiens, d'où prenant son cours par les terres des Sicyoniens il va se jeter dans la mer auprès de Corinthe. Les Phliasiens disent qu'il avait trois filles, Corcyre, Egine et Thèbe ; que les deux premières donnèrent leur nom à deux îles, dont l'une s'appellait auparavant Schéria, l'autre Onone, et que la troisième donna son nom à la ville de Thèbes qui est bâtie au bas de la Cadmée. Mais les Béotiens ne conviennent pas de cela ; ils prétendent que cette Thèbe était fille d'Asope le Béotien, non le Phliasien.

[3] Du reste les Phliasiens et les Sicyoniens demeurent d'accord que l'Asope est un fleuve étranger qui a sa source dans un autre pays que le leur ; car ils tiennent que le Méandre qui passe à Célènes, après avoir traversé la Phrygie et la Carie, va tomber dans la mer auprès de Milet, d'où reprenant son cours il vient arroser le Péloponnèse, et là prend le nom d'Asope. Je me souviens d'avoir ouï dire aux habitants de Délos quelque chose de semblable d'une fontaine nommée l'Inope qu'ils ont chez eux, et qu'ils croient venir du Nil : mais le Nil lui-même, selon quelques-uns, est l'Euphrate, qui après s'être, pour ainsi dire, perdu dans un marais, renaît au-dessus des Ethiopiens, et redevient un fleuve qui a le nom de Nil. C'est tout ce que j'ai pu apprendre du fleuve Asope.

[4] En sortant de la citadelle du côté de la montagne on trouve la porte Tenée, et auprès un temple de Lucine. A quelque soixante stades au-delà est la petite ville de Tenée, dont les habitants se disent Troyens ; ils prétendent que les Grecs les firent prisonniers de guerre à Ténédos, et qu'Agamemnon lui-même leur donna le lieu qu'ils occupent aujourd'hui ; ils honorent singulièrement Apollon.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.