[Histoire de la Messénie]
I. [1] Les Messéniens, suivant qu'il a plu à
Auguste de les borner du côté de la Laconie,
confinent aujourd'hui avec les Géréniens par un
bois limitrophe qui se nomme le bois Choerius. On dit que la
Messénie, qui était autrefois inculte et
inhabitée, commença à se peupler de la
manière que je vais raconter. Lélex, qui
régnait dans cette partie de la Grèce que l'on
appelle aujourd'hui la Laconie, et qui du nom de son souverain
s'appelait alors la Lélégie, étant mort,
Mylès son fils aîné lui succéda.
Polycaon le cadet mena une vie privée jusqu'à ce
qu'il eût épousé Messène, native
d'Argos, fille de Triopas et petite-fille de Phorbas.
[2] Cette princesse, fière de la grandeur de son
père, qui en puissance et en autorité l'emportait
sur tous les Grecs, ne put souffrir de se voir déchue de
son rang et mariée à un simple particulier ; elle
persuada à son mari de se faire roi à quelque prix
que ce soit : il lève des troupes à Argos et
à Lacédémone, entre à main
armée dans la contrée dont je parle, s'en empare,
et en considération de sa fèmme, donne le nom de
Messénie à tout le pays. Aussitôt il
bâtit plusieurs villes, et entre autres Andanie, dont il
fait la capitale de son royaume.
[3] Car avant que les Thébains eussent défait les
Lacédémoniens à Leuctres, et qu'ensuite ils
eussent bâti sous Ithome la ville de Messène qui
subsiste encore à présent, je ne crois pas qu'il y
eût aucune ville de ce nom. C'est une conjecture que je
tire particulièrement des poèmes d'Homère ;
car dans l'Iliade, ce poète faisant le
dénombrement des troupes qui étaient venues au
siège de Troie, nomme les villes qui avaient
envoyé du secours, Pylos, Arène, plusieurs autres,
et ne fait nulle part mention de Messène ; dans
l'Odyssée il donne à entendre que les
Messéniens composaient alors non une ville, mais une
nation, quand il dit qu'Ulysse alla en Messénie
redemander trois cents moutons que les Messéniens avaient
enlevés dans Ithaque.
[4] Mais il s'explique encore plus nettement, lorsqu'en parlant
de l'arc dont Iphitus avait fait présent à Ulysse
chez Orsiloque, il dit que ces deux héros
s'étaient rencontrés dans la Messénie. En
effet, Orsiloque demeurait à Phères, ville de la
Messénie, et le poète nous l'apprend
lui-même en racontant le voyage de Pisistrate et de
Télémaque, à la cour de
Ménélas.
A Phères arrivés ils vont chez
Dioclès,
Digne fils d'Orsiloque.
[5] Les premiers donc qui aient régné dans cette
contrée, ce sont Polycaon fils de Lélex, et
Messène femme de Polycaon ; ce fut même à
cette princesse que Caucon venant d'Eleusis apporta le culte et
les cérémonies des grandes déesses. Caucon
était fils de Célénus et petit-fils de
Phlyus. Quant à Phlyus, les Athéniens le disent
fils de la Terre ; ce qui s'accorde avec l'hymne que
Musée a fait pour les Lycomèdes, en l'honneur de
Cérès.
[6] Plusieurs années après Caucon, Lycus fils de
Pandion rendit le culte des grandes déesses beaucoup plus
auguste ; encore aujourd'hui, les Messéniens ont un bois
qu'ils nomment le bois de Lycus, et où l'on
prétend qu'il purifia tous ceux qui étaient
initiés à ces mystères. Que ce bois
subsiste encore dans la Messénie, Rhianus de Crète
nous le témoigne par ce vers :
Auprès de l'âpre Elée est le bois de
Lycus.
[7] Et que ce Lycus fût fils de Pandion, nous le voyons
attesté par des vers qui sont au bas de la statue de
Méthapus ; car Méthapus arrangea tout ce qui
concernait les cérémonies du culte de
Cérès ; il était Athénien de
naissance, et s'entendait parfaitement bien aux choses qui
regardent la religion. Ce fut lui qui institua la religion et
les mystères des Cabires chez les Thébains, et qui
consacra sa propre statue dans un lieu affecté à
la demeure des Lycomèdes, avec une inscription qui
renferme bien des particularités, et qui est fort propre
à éclaircir le point que je traite.
[8] Cette inscription porte en premier lieu que
Méthapus, qui probablement rapportait son origine
à Mercure, avait répandu chez les Grecs le culte
de la fille aînée de Cérès,
c'est-à-dire de Proserpine ; secondement que
Messène avait institué des fêtes en
l'honneur des grandes déesses, suivant le rite et les
cérémonies qu'elle tenait de Caucon, petit-fils de
Phlyus ; troisièmement que Méthapus étant
venu à Andanie, avait été surpris de voir
que Lycus fils du vieux Pandion, eût transporté ces
mystères d'Athènes en cette ville de la
Messénie.
[9] D'où il résulte que Caucon petit-fils de
Phlyus était venu voir Messène, que Lycus vint
ensuite à Andanie, et que cette ville fut dans ce pays le
premier siège des mystères de Cérès
et de Proserpine. En effet il me paraît bien raisonnable
que Polycaon et Messène, qui avaient choisi cette ville
pour la capitale de leur royaume, en fissent aussi le centre de
la religion du pays.
II. [1] J'ai fait ce que j'ai pu pour découvrir quelle a
été la postérité de Polycaon et de
Messène ; j'ai feuilleté le poème des
femmes illustres, les poésies de Naupacte et tout ce que
Cinéthon et Asius ont écrit en vers sur les
généalogies des anciens, je n'y ai rien
trouvé qui eut rapport à ce sujet ; car le
poème des Femmes illustres parle seulement d'un
Polycaon fils de Butès, qui épousa Evechmé
fille d'Ilyllus et petite-fille d'Hercule ; mais il n'y est fait
aucune mention de Messène, ni de son mari.
[2] Si l'on s'en rapporte aux Messéniens, la
postérité de Polycaon ne dura pas plus de cinq
générations ; ensuite ils
déférèrent la couronne à
Périérès fils d'Eole et l'invitèrent
à en venir prendre possession. Durant son règne
Mélaneüs vint à sa cour ; il tirait si bien
de l'arc qu'à cause de son adresse on le disait fils
d'Apollon. Périérès en fit tant de cas
qu'il lui donna ce petit canton qui se nomme aujourd'hui
Carnasion, et que l'on appelait alors l'Oechalie, du nom de la
femme de Mélanéüs.
[3] Comme l'histoire grecque a ses points contestés, les
Thessaliens et les Eubéens ne s'accordent pas sur celui
dont il s'agit ; car les premiers prétendent qu'Eurytium,
qui est présentement un mauvais village, était
autrefois la ville d'Oechalie. Créophile dans son
Héraclée s'accorde avec les Eubéens. D'un
autre côté Hécatée de Milet, dans son
histoire de Scio, dit qu'Oechalie faisait portion du territoire
d'Erétrie. Mais le sentiment des Messéniens me
paraît plus probable pour plusieurs raisons, et surtout
à cause d'une particularité que je raconterai dans
la suite touchant les cendres d'Eurytus.
[4] Périérès épousa Gorgophone
fille de Persée, de laquelle il eut deux fils,
Apharéüs et Leucippe, qui après la mort de
leur père régnèrent l'un et l'autre en
Messénie ; mais Apharéüs se rendit le plus
puissant : durant son règne il bâtit la ville
d'Arène qu'il appela ainsi du nom de la fille d'Oebalus
qu'il avait épousée et qui était sa soeur
utérine ; car sa mère Gorgophone s'était
remariée à Oebalus ; j'ai déjà
parlé deux fois de cette princesse dans l'histoire
d'Argos et dans celle de la Laconie.
[5] Apharéüs bâtit donc, comme j'ai dit, la
ville d'Arène, et recut chez lui Nélée son
cousin germain fils de Créthéüs et petit-fils
d'Eole, que l'on surnommait Neptune. Nélée,
chassé d'Iolcos par Pélias, s'était
réfugié auprès d'Apharéüs, qui
non seulement lui donna une retraite dans ses états, mais
lui en abandonna toute la côte maritime, où il y
avait plusieurs villes et entre autres Pylos, que
Nélée choisit pour le lieu de sa
résidence.
[6] Lycus fils de Pandion, chassé d'Athènes par
son frère Egée, vint aussi à Arène
et il apprit à Apharéüs à sa femme et
à ses enfants les cérémonies des grandes
déesses, comme Caucon avait autrefois initié
Messène aux mêmes mystères dans la
même ville d'Andanie.
[7] Apharéüs eut deux fils, Idas et Lyncée ;
Idas l'aîné fut renommé pour son courage ;
Lyncée, si l'on en croit Pindare, avait les yeux si
perçants que de fort loin il voyait jusques dans le tronc
d'un arbre. Je n'ai pu savoir s'il avait laissé quelque
postérité. Pour Idas, il eut de Marpessa une fille
nommée Cléopâtre, qui fut femme de
Méléagre. L'auteur des poésies cypriennes
dit que Protésilas qui, lorsque la flotte des Grecs
aborda à la Troade, eut le courage de sauter le premier
à terre, avait épousé Polydora, fille de
Méléagre et petite-fille d'Oenéüs ; si
cela est, trois princesses de suite et de même sang, la
grand'mère, la mère et la fille eurent cela de
commun et de singulier tout à la fois, qu'ayant toutes
trois perdu leurs maris, elles ne purent se résoudre
à leur survivre et aimèrent mieux les accompagner
au tombeau.
III. [1] Dans la suite les fils d'Apharéüs
combattirent contre les Dioscures, leurs cousins germains, pour
un troupeau de boeufs ; Lyncée fut tué par Pollux
; et Idas, frappé de la foudre, mourut bientôt
après ; de sorte que la famille d'Apharéüs se
trouva éteinte faute de mâle. Alors l'empire des
Messéniens passa à Nestor fils de
Nélée, qui réunit en sa personne le royaume
d'Idas et tout ce qui en avait été
démembré, à la réserve de cette
partie qui reconnaissait la domination des enfants
d'Esculape.
[2] Car ces peuples tiennent que les fils d'Esculape vinrent de
la Messénie au siège de Troie, et qu'Esculape leur
père, était fils non de Coronis, mais
d'Arsinoé fille de Leucippe ; ils attestent comme le lieu
de sa naissance un village de la Messénie qui se nomme
encore Tricca, quoiqu'aujourd'hui désert, et ils citent
des vers d'Homère, par lesquels Nestor console Machaon,
dangereusement blessé d'un coup de flèche ; car,
disent-ils, ce qui attendrissait ainsi Nestor, c'est que le roi
Machaon était son voisin et de même contrée
que lui. On voit à Gérénie le tombeau de
Machaon et à Phérès un temple qui lui est
dédié, ce qui semble confirmer l'opinion de ces
peuples.
[3] Quoi qu'il en soit, après la guerre de Troie, Nestor
de retour à Pylos étant venu à mourir, les
Héraclides soutenus des Doriens chassèrent de la
Messénie les descendants de Nélée, qui ne
se maintinrent sur le trône que l'espace de deux
générations. Il faut se souvenir ici de ce que
j'ai déjà raconté de Tisamène ;
j'ajouterai seulement que les Doriens ayant donné le
royaume d'Argos à Téménus, Chresphonte leur
demandait pour lui la Messénie, alléguant qu'il
était l'aîné et qu'il devrait par
conséquent être préféré aux
enfants d'Aristodème, car Aristodème était
déjà mort.
[4] Mais d'un autre côté, Théras fils
d'Autésion, s'opposait fortement à la
prétention de Chresphonte ; il était
originairement Thébain, et par cinq degrés de
générations, remontait jusqu'à Polynice
fils d'Oedipe. Théras agissait comme tuteur des enfants
d'Aristodème, et comme étant leur oncle ; car
Aristodème avait épousé Argia fille
d'Autésion. Cependant Chresphonte qui souhaitait
passionnément la Messénie, après
s'être assuré de la bonne volonté de
Téménus, fit semblant de consentir que le sort en
décidât.
[5] Téménus prend une bouteille, l'emplit d'eau,
y jette deux petites boules, l'une pour Chresphonte, l'autre
pour les enfants d'Aristodème, et déclare que
celui dont la boule viendra la première optera entre la
Messénie et le royaume de Lacédémone ; mais
Téménus avait fait une supercherie, car la boule
des enfants d'Aristodème n'était que d'argile
séchée au soleil, et celle de Chresphonte
était de terre cuite, de sorte que l'une se délaya
incontinent dans l'eau et que l'autre, qui avait plus de poids
et de consistance, sortit la première ; c'est ainsi que
la Messénie échut en partage à
Chresphonte.
[6] Au reste les anciens habitants du pays ne furent point
chassés par les Doriens, parce qu'ils se soumirent de
bonne grâce à Chresphonte et qu'ils
partagèrent leurs terres avec les Doriens ; ce qu'ils
firent d'autant plus volontiers qu'ils regardaient leurs
derniers rois comme des aventuriers venus d'Iolcos et qui
étaient même originaires de Minyes. Chresphonte
épousa Mérope, fille de Cypsélus, roi
d'Arcadie ; il en eut plusieurs enfants, dont Epytus fut le
dernier de tous.
[7] Les anciens rois de Messénie et
Périérès lui-même avaient fait leur
résidence à Andanie ; ensuite Apharéüs
bâtit Arène, où il se tint avec ses enfants
; Nestor préféra Pylos, il y établit sa
cour, et ses descendants suivirent son exemple. Quant à
Chresphonte, il bâtit un palais à Stényclere
pour lui et pour les siens. Mais il ne jouit pas longtemps de sa
fortune ; les grands du royaume le prirent en aversion, parce
qu'il favorisait trop le peuple, et le tuèrent lui et ses
enfants.
[8] Le jeune Epytus, qui était élevé chez
Cypsélus son aïeul maternel, fut le seul qui
échappa à leur rage. Lorqu'il fut en âge de
régner, les Arcadiens le menèrent en
Messénie, où secondé par les autres rois
des Doriens, je veux dire par les fils d'Aristodème, et
par Cisus fils de Téménus, il remonta sur le
trône. Il ne se vit pas plutôt le maître que
pour venger la mort de son père et de ses frères,
il en punit les auteurs et tous ceux qui y avaient quelque part.
Ensuite caressant les grands, libéral envers le peuple,
affable à tout le monde, il s'acquit l'amour et l'estime
universelle de ses sujets, et se rendit si illustre que ses
descendants firent gloire de quitter le nom d'Héraclides
pour prendre celui d'Epytides.
[9] Son fils Glaucus, lui succéda ; imitateur des vertus
de son père envers le public et les particuliers, il le
surpassa de beaucoup en piété. Polycaon et
Messène avaient déjà reçu le culte
et les cérémonies des grandes déesses
à Andanie ; Glaucus établit encore le culte de
Jupiter Ithomate parmi les Doriens, après avoir fait
bâtir un temple à ce dieu sur le mont Ithome. Il
donna aussi le premier l'exemple de sacrifier à Machaon
fils d'Esculape dans Gérénie, et fit rendre
à Messène fille de Triopas, des honneurs tels
qu'on en rend aux héros après leur mort par des
offrandes faites sur leurs tombeaux.
[10] Son fils Isthmius marcha sur les traces de son père
et bâtit à Phères un temple en l'honneur de
Gorgasus et de Nicomaque. Il eut pour fils Dotadas, qui aux
autres ports de la Messénie en ajouta un qu'il fit
construire à Mothone. Son fils Sybotas lui succéda
; celui-ci ordonna qu'à l'avenir les rois de
Messénie feraient tous les ans des sacrifices au fleuve
Pamisus, et qu'immédiatement avant la
célébration des mystères de
Cérès et de Proserpine, dont la ville d'Andanie
était le siège encore alors, on ferait à
Oechalie l'anniversaire d'Eutytus fils de
Mélanée.
IV. [1] Sous le règne de Phintas fils et successeur de
Sybotas, les Messéniens envoyèrent pour la
première fois des victimes à Délos, avec
une troupe d'hommes choisis, qui avaient ordre de sacrifier
à Apollon. Eumélus composa l'hymne qu'ils devaient
chanter en l'honneur du dieu, et ce sont les seuls vers que l'on
puisse justement attribuer à Eumélus. Ce fut du
temps de Phintas qu'arriva la première brouillerie entre
les Messéniens et les Lacédémoniens, pour
un fait qui n'a jamais été bien éclairci,
et que je vais rapporter, comme il se dit de part et
d'autre.
[2] Sur les confins de la Messénie, il y avait un temple
de Diane Limnatis, où les Lacédémoniens et
les Messéniens étaient les seuls des Doriens qui
eussent droit de faire des sacrifices ; les
Lacédémoniens prétendent que de jeunes
filles de leur pays étant venues selon la coutume pour
assister à la fête de Diane, elles furent
violées par les Messéniens ; que
Téléclus roi de Sparte fils
d'Archélaüs, petit-fils d'Agésilas, et qui
descendait d'Agis en droite ligne, voulant empêcher ce
désordre, fut tué dans la mêlée, et
que ces vierges aimèrent mieux mourir que de survivre
à leur honte. Voilà ce que disent les
Lacédémoniens.
[3] Mais les Messéniens assurent que les plus
considérables d'entre eux s'étant rendus au
temple, Téléclus avait voulu les surprendre, afin
de s'emparer ensuite de la Messénie, qui pour la
bonté de son terroir était depuis longtemps
enviée des Lacédémoniens ; que pour cet
effet il avait déguisé de jeunes garçons en
filles, et leur avait fait cacher des poignards sous leurs
habits ; que cette troupe avait attaqué les
Messéniens lorsqu'ils s'en défiaient le moins ;
que ceux-ci secourus de leurs compatriotes, avaient
repoussé la force par la force et fait main-basse sur les
agresseurs et sur le roi même ; ils ajoutent que cette
entreprise de Téléclus avait été
concertée à Sparte, et que les
Lacédémoniens sentaient si bien leur tort qu'ils
n'avaient pas même demandé raison de la mort de
leur roi. C'est ainsi que le fait est conté d'une
façon par les uns et d'une autre façon par les
autres : permis au lecteur de croire ce qu'il voudra, selon
qu'il penchera pour l'une ou pour l'autre nation.
[4] Au bout de trente ans, Alcamène fils de
Téléclus étant roi de Sparte conjointement
avec Théopompe fils de Nicandre, et de l'autre maison
royale, lequel Théopompe était le septième
descendant d'Eurypon, et dans la Messénie sous le
règne d'Antiochus et d'Androclès, tous deux fils
de Phintas, la haine de l'un et de l'autre peuple éclata
enfin par une guerre ouverte. Le sujet était non
seulement suffisant, mais encore spécieux pour des gens
qui ne cherchaient qu'une occasion de lever le masque; mais
d'autres, d'un esprit plus pacifique, auraient aisément
terminé un pareil différend par les voies de la
justice. Quoi qu'il en soit, voici ce qui alluma cette
guerre.
[5] Polycharès était un Messénien
distingué par plus d'une sorte de mérite, mais
surtout pour avoir été couronné aux jeux
olympiques ; car en la quatrième olympiade chez les
Eléens où il n'y avait que le seul prix du stade
à espérer, il fut déclaré vainqueur.
Cet homme avait une si grande quantité de vaches, que ne
pouvant les nourrir sur son propre fonds, il les envoya dans la
prairie d'un Spartiate nommé Enéphnus, qui y
consentit, à condition qu'il en partagerait le
profit.
[6] Cet Enéphnus était de ces gens à qui
le gain et l'intérêt sont beaucoup plus en
recommandation que la bonne foi, d'ailleurs homme insinuant et
adroit. Des marchands étant venus commercer dans la
Laconie, il leur vendit et les vaches et les pâtres qui en
avaient soin ; ensuite il alla chez Polycharès et lui dit
que des corsaires avaient enlevé ses troupeaux avec ceux
qui les gardaient. Comme il déplorait son malheur de la
manière la plus persuasive, arrive tout à propos
un pâtre qui s'était sauvé, et qui trouvant
Enéphnus chez son maître le convainquit de
fausseté.
[7] Celui-ci voyant la friponnerie découverte, ne sut
faire autre chose que d'implorer la clémence de
Polycharès et celle de son fils, s'excusant sur
l'avidité du gain, si naturelle à la plupart des
hommes ; qu'au reste il n'avait pas d'argent sur lui, mais que
si Polycharès voulait permettre que son fils vînt
avec lui, il lui donnerait le prix de ses vaches.
Polycharès ordonne à son fils de suivre
Enéphnus, qui se met aussitôt en chemin. Quand ils
furent sur les terres de Lacédémone,
Enéphnus ajoutant à l'infidélité un
crime encore plus atroce, met le poignard sous la gorge au fils
de Polycharès et le tue.
[8] Polycharès informé de la mort de son fils se
rend à Sparte en diligence, porte ses plaintes aux deux
rois et aux éphores, leur représente les larmes
aux yeux l'hospitalité violée, le meurtre de son
fils, enfin tous les torts qu'il a soufferts ; on
l'écoute, mais on ne lui rend point justice, il
réitère ses plaintes, et toujours inutilement.
Après s'être adressé à tous les
tribunaux sans en trouver un seul de favorable, cet homme au
désespoir prend enfin la résolution de s'en
retourner ; mais ne se possédant plus, il se venge contre
les premiers qu'il peut rencontrer ; il tue les uns, maltraite
les autres et gagne la Messénie. Telle fut l'occasion de
la guerre entre les deux peuples. Les
Lacédémoniens se plaignaient de ce qu'on ne leur
livrait pas Polycharès, ils rappelaient aussi le meurtre
de leur roi Téléclus, et même la fraude
commise par Téménus en faveur de Chresphonte et au
préjudice des fils d'Aristodème.
V. [1] Mais les Messéniens se défendaient en
disant, sur le fait de Téléclus, ce que j'ai
déjà rapporté. Quant à Chresphonte,
on sait, disaient-ils, que son fils Epytus fut remis sur le
trône par les propres enfants d'Aristodème, ce qui
ne serait pas arrivé s'ils avaient eu quelque
démêlé avec son père.
[2] A l'égard de Polycharès, pourquoi le
livrerions-nous aux Lacédémoniens, puisqu'eux ils
refusent de nous livrer Enéphnus ? Au reste, ils
prétendaient qu'il ne tenait pas à eux que ce
différend ne fût décidé par les voies
de la justice, soit au conseil d'Argos, ville que les liens du
sang attachaient également à l'une et à
l'autre partie, soit devant les Amphictyons, soit à
Athènes dans l'aréopage, tribunal accoutumé
depuis longtemps à juger des causes de meurtre.
[3] Ils soutenaient que cette brouillerie ne servait que de
prétexte aux Lacédémoniens, et qu'au fond
c'était l'envie qu'ils avaient d'étendre leur
domination qui les portait à leur déclarer la
guerre et à faire tous les jours de nouvelles
entreprises. Ils citaient l'exemple des Arcadiens et des
Argiens, sur lesquels Sparte ne cessait d'usurper tantôt
une ville, tantôt une autre. Que les
Lacédémoniens étaient les premiers des
Grecs qui, éblouis par l'or de Crésus, avaient
fait alliance avec des barbares, tandis que ce roi des Lydiens
assujettissait à son empire et les Grecs asiatiques, et
tous les Doriens qui habitaient la haute Carie.
[4] Ils ajoutaient que le temple de Delphes pillé par
les généraux des Phocéens fut un
sacrilège dont les Lacédémoniens avaient
partagé le fruit et l'impiété, non
seulement les deux rois de Sparte et les plus
considérables de la ville, mais les éphores
même et tout l'état. Enfin, disaient-ils, une
preuve incontestable de l'avarice des
Lacédémoniens, c'est qu'on les a vus se liguer
lâchement avec Apollodore tyran de Cassandrie, pour ne
manquer aucune occasion de s'enrichir.
[5] Ce n'est pas ici le lieu d'examiner pourquoi les
Messéniens faisaient un si grand crime aux
Lacédémoniens de s'être ligués avec
Apollodore ; je remarquerai seulement en passant que la guerre
de Cassandrie et la guerre Messéniaque ne
différèrent qu'en ce que celle-ci fut beaucoup
plus longue et plus opiniâtre ; car du reste et les
habitants de Cassandrie et les Messéniens
éprouvèrent presque les mêmes
calamités.
[6] Voilà de part et d'autre les raisons que ces deux
peuples donnent de la guerre qui dura si longtemps entre eux.
Les Lacédémoniens envoyèrent des
ambassadeurs aux Messéniens pour demander qu'on leur
livrât Polycharès ; les rois de Messénie
répondirent qu'ils en délibéreraient avec
le peuple, et qu'ils feraient savoir à Sparte ce qui
aurait été résolu. Les ambassadeurs ayant
pris congé, on convoqua l'assemblée du peuple, on
proposa l'affaire et on alla aux opinions qui se
trouvèrent fort partagées ; car Androclès
voulait qu'on livrât Polycharès comme coupable des
plus grandes fureurs, et Antiochus était d'un avis
contraire ; il disait que c'était le comble du malheur
pour Polycharès, que de subir le dernier supplice
à la vue d'Enéphnus ; il faisait la peinture des
tourments qui lui étaient préparés, et par
là tâchait d'exciter la compassion du peuple.
[7] Chacun prenant parti pour l'un ou pour l'autre roi,
l'assemblée fut divisée en deux factions, qui
s'échauffèrent au point qu'elles en vinrent aux
mains ; mais la querelle fut bientôt finie ; car le parti
d'Antiochus s'étant trouvé beaucoup
supérieur en nombre, Androclès et les principaux
de sa faction périrent dans le combat ; de sorte
qu'Antiochus resta seul sur le trône. Aussitôt il
écrit aux Spartiates, et leur mande qu'il souhaite que
l'affaire soit renvoyée aux juges dont il a
été parlé ; à quoi l'on dit que les
Spartiates ne répondirent rien.
[8] Quelques mois après, Antiochus mourut, et son fils
Euphaès, lui succéda. Les
Lacédémoniens ne déclarèrent point
la guerre dans les formes, ni ne renoncèrent ouvertement
à l'alliance des Messéniens ; mais ils firent
sourdement des préparatifs et quand ils eurent pris
toutes les précautions, ils jurèrent tous de ne se
rebuter jamais, ni de la longueur de la guerre, ni des
disgrâces qui leur pourraient arriver, et de ne point
quitter les armes qu'ils n'eussent ajouté toute la
Messénie à leur empire.
[9] Après s'être liés par ce serment, une
belle nuit ils mettent leurs troupes en campagne, et marchent
droit à Amphée, sous le commandement
d'Alcamène fils de Téléclus. Amphée
était une place frontière de la Messénie du
côté de la Laconie, assez petite, mais
située sur le haut d'un rocher et qui avait de l'eau
abondamment. Les Lacédémoniens jugèrent
à propos de s'emparer de ce poste afin d'en faire une
espèce d'arsenal durant la guerre. Comme les habitants ne
se défiaient de rien, il n'y avait ni sentinelles aux
portes, ni garnison dans la ville : l'ennemi fut plutôt
entré qu'il ne fut aperçu ; les Messéniens
furent passés au fil de l'épée, les uns
dans leur lit, les autres dans les temples au pied des autels :
fort peu échappèrent au malheur commun.
[10] Ce fut par cette hostilité que les
Lacédémoniens donnèrent le signal de la
guerre, la seconde année de la neuvième olympiade,
en laquelle Xénodocus Messénien remporta le prix
du stade. Il n'y avait point encore alors d'archontes annuels
à Athènes ; car les descendants de
Mélanthus, que l'on appela les Médontides,
aussitôt après la mort de Codrus, furent
dépouillés de la souveraine autorité par le
peuple d'Athènes, qui leur permit seulement de gouverner
l'état selon les lois, et dans la suite le temps de leur
administration fut limité à dix ans. Ainsi
Amphée fut prise la cinquième année de
l'archontat d'Esimidas Athénien fils d'Eschyle.
VI. [1] Mais avant que d'aller plus loin et que d'entrer dans
le détail de tout ce que le démon de la discorde
fit faire et souffrir aux uns et aux autres, je veux faire
quelques recherches touchant un illustre Messénien, qui a
joué un rôle considérable dans ces
temps-là, et tâcher de savoir au juste et le temps
où il vécu, et la part qu'il a eue à la
guerre Messéniaque ; car cette guerre des
Lacédémoniens et de leurs alliés contre les
Messéniens et contre ceux qui suivirent leur fortune,
s'est ainsi appelée non du nom des peuples qui
l'entreprirent les premiers, comme la guerre des Perses et la
guerre du Péloponnèse ; mais à cause des
malheurs qui ont accablé enfin les vaincus, comme l'usage
a voulu que l'on dît la guerre de Troie par la même
raison. Rhianus de Bene et Myron de Priène nous ont
donné une histoire de la guerre Messéniaque, le
premier en vers, le second en prose.
[2] Mais ni l'un ni l'autre ne se sont attachés à
la suite des événements ni n'ont prétendu
faire une histoire complète ; chacun d'eux a seulement
choisi le morceau qui lui plaisait davantage. Ainsi Myron a
commencé son histoire à la prise d'Amphée,
et y a compris tout ce qui s'est passé depuis cette
fatale époque jusqu'à la mort d'Aristodème.
Rhianus au contraire ne dit pas un mot de la première
guerre et ne rapporte même qu'une partie de ce qui est
arrivé depuis que les Messéniens eurent
quitté l'alliance de Sparte ; mais il nous apprend les
suites du combat qui fut donné auprès de la grande
fosse.
[3] Quant à ce grand homme, Aristomène, pour
l'amour de qui j'ai fait cette disgression, parce que c'est le
premier qui a illustré le nom Messénien, Myron en
parle seulement comme en passant dans son ouvrage, pendant que
Rhianus le célèbre dans son poème comme
Homère fait Achille dans le sien. Ces deux
écrivains conviennent donc si peu ensemble que je suis
obligé non de les abandonner tous deux, mais de rejeter
l'autorité de l'un ou de l'autre. Or il me paraît
que Rhianus a du moins mieux connu le temps auquel
Aristomène a vécu.
[4] Car pour Myron, il ne s'est pas toujours mis en peine de
dire des choses vraisemblables, ni de s'accorder avec
lui-même, comme on en peut juger par ses autres
écrits, mais surtout par son histoire de la guerre de
Messène. Témoin ce qu'il a dit de Théopompe
roi de Sparte, qu'il fut tué par Aristomène, peu
de temps avant qu'Aristodème mourût. Cependant il
est certain que Théopompe ne fut point tué dans un
combat et qu'il ne mourut même qu'après la guerre
de Messène, puisque ce fut lui qui y mit fin.
[5] Nous en avons une preuve dans ces vers de Tyrtée :
Tel fut Théopompus, héros chéri des
dieux,
Dont l'heureuse valeur triompha de Messène.
Autant donc que j'en puis juger, Aristomène vivait au
temps de la dernière guerre Messéniaque ; je
raconterai ses grandes actions lorsque la suite de l'histoire
m'aura conduit là.
[6] Dès que les Messéniens surent la prise
d'Amphée de la bouche même de ceux qui avaient
échappé à la cruauté de l'ennemi,
aussitôt ils accoururent de toutes parts au
Stényclere où, le peuple ayant été
convoqué, les principaux de la nation parlèrent
tour à tour sur la conjoncture présente ; ensuite
le roi prit la parole et rassura les esprits, en disant qu'il ne
fallait pas juger des suites de la guerre par ce malheureux
commencement, que les préparatifs des
Lacédémoniens n'avaient rien qui
l'étonnassent, qu'à la vérité, ces
peuples étaient plus aguerris que les Messéniens,
mais que les Messéniens se trouvaient dans la
nécessité indispensable de payer de leurs
personnes, et de faire preuve de leur courage ; qu'enfin, leurs
armes seraient plus favorisées des dieux, puisqu'ils
n'étaient point les agresseurs, qu'ils ne faisaient que
se défendre, et qu'on ne pouvait leur reprocher ni
violence, ni injustice.
VII. [1] Euphaès après avoir parlé de la
sorte congédia l'assemblée et sans perdre de
temps, fit prendre les armes à tous les Messéniens
; il exerçait continuellement les nouvelles milices,
tenait les vieux soldats en haleine, et leur faisait observer
une discipline beaucoup plus exacte que de coutume. Cependant
les Lacédémoniens ne cessaient de faire des
courses dans la Messénie ; mais regardant dejà ce
pays comme leur, ils l'épargnaient, n'abattaient ni
arbres ni maisons, et se contentaient de faire quelque butin, si
l'occasion s'en présentait ; ils coupaient les
blés, ils enlevaient les fruits, en un mot, ils
tâchaient de subsister aux dépens de leurs
ennemis.
[2] Ils assiégèrent quelques places mais ils n'en
prirent aucune, parce qu'elles étaient bien
fortifiées, et abondamment pourvues de toutes sortes de
munitions : si bien qu'ils se retirèrent avec perte et
qu'ils résolurent de ne faire à l'avenir aucun
siège. Les Messéniens de leur côté
ravageaieut toutes les côtes maritimes de la Laconie, et
même les terres qui sont aux environs du mont
Taigète.
[3] Quatre ans depuis la prise d'Amphée s'étaient
ainsi passés en hostilités de part et d'autres,
lorsqu'Euphaès croyant avoir sufisamment exercé
ses troupes, et voulant profiter de la bonne diposition des
Messéniens qui paraissaient s'animer tous les jours de
plus en plus contre les Lacédémoniens,
déclara enfin qu'il voulait tenir la campagne et marcher
en corps d'armée. En même temps, il ordonne que les
esclaves suivent et qu'ils aient à se munir d'outils
propres à remuer la terre, et de tout ce qui était
nécessaire pour faire de bons retranchements. Les
Lacédémoniens avertis par la garnison
d'Amphée se mettent en marche aussitôt.
[4] Il y avait sur les confins de la Messénie une grande
plaine fort propre à donner bataille, à cela
près qu'elle était coupée par un torrent
fort profond. Ce fut-là néanmoins
qu'Euphaès rangea son armée en bataille, il nomma
pour son lieutenant-général Cléonnis, et
donna le commandement de la cavalerie, tant pesante que
légère, à Pytharate et à Antander ;
cette cavalerie ne faisait pas en tout plus de cinq cents
hommes.
Gédoyn, 1794
[5] Quand les deux armées furent en présence,
elles marchèrent l'une contre l'autre de bonne
grâce, et avec cette haine invétérée
qui les animait. Mais le torrent qui coupait la plaine les
empêcha de se joindre et d'en venir aux mains. Il n'y eut
que la cavalerie de part et d'autre qui combattit par-dessus la
ravine ; comme le nombre et le courage n'étaient pas
différents de part et d'autre, l'avantage fut assez
égal.
[6] Durant ce combat, Euphaès commanda aux esclaves
qu'il avait amenés à sa suite de fortifier ses
derrières et ses flancs, ce qu'ils firent en diligence.
Cependant la nuit vint, qui mit fin au combat de la cavalerie et
qui donna le temps à Euphaès de se retrancher
aussi par-devant. Le lendemain matin, les
Lacédémoniens voyant son camp fortifié
jugèrent bien qu'il n'y avait pas moyen de combattre des
gens qui se tenaient renfermés dans leurs retranchements
; d'ailleurs, ils n'étaient pas en état de les y
forcer, n'ayant rien apporté de ce qui était
nécessaire pour cela.
[7] De sorte qu'ils prirent le parti de s'en retourner chez
eux. L'année suivante, les vieillards de Sparte, ne
cessant de reprocher à la jeunesse et sa
lâcheté et le peu de religion qu'elle avait pour
son serment, on entreprit une seconde expédition contre
les Messéniens, non plus à la
dérobée mais ouvertement et de bonne guerre. Les
deux rois se mirent à la tête de l'armée,
Théopompe fils de Nicandre, et Polydore fils
d'Alcamène, car Alcamène n'était plus au
monde. Les Messéniens sortirent en même temps de
leurs quartiers, et se voyant comme défiés au
combat, ils marchèrent courageusement à
l'ennemi.
[8] Polydore commandait l'aile gauche des
Lacédémoniens, Théopompe l'aile droite, et
Euryléon le corps de bataille. Cet Euryléon,
né à Sparte, était originairement
Thébain et descendait de Cadmus ; car il était
fils d'Egée, petit-fils d'Oeolycus, et
arrière-petit-fils de Théras, qui avait pour
père Autésion. Quant à l'armée des
Messéniens, la disposition en était telle.
Euphaès et Autander menaient l'aile gauche directement
opposée à l'aile droite de Théopompe,
Pytharate menait la droite, qui répondait à l'aile
gauche de Polydore, et Cléonnis était au
centre.
[9] Un moment avant que l'on sonnât la charge, chaque
général s'étant avancé au milieu de
ses troupes, exhorta officiers et soldats à bien faire
leur devoir ; Théopompe, en peu de mots à la
manière de son pays, dit aux Lacédémoniens
qu'ils se souvinssent de leur serment ; que leurs ancêtres
avaient acquis beaucoup de gloire en assujettissant leurs
voisins, combien donc eux en acquerraient-ils davantage, s'ils
faisaient la conquête d'un aussi beau pays que la
Messénie ? Euphaès harangua les Messéniens
un peu plus longuement, pas plus néanmoins que la
circonstance du temps ne le permettait.
[10] Qu'il ne s'agissait pas seulement de conserver leurs
terres et leurs fortunes, qu'ils ne pouvaient ignorer quel
serait leur sort, s'ils se laissaient vaincre, leurs femmes et
leurs enfants réduits à la condition d'esclaves,
tous les autres trop heureux s'ils en étaient quittes
pour mourir par le tranchant de l'épée, leurs
temples pillés, leurs villes et leurs maisons
brûlées, tout leur pays en proie au vainqueur, et
à un vainqueur cruel ; qu'il ne parlait pas par
conjecture, et qu'ils avaient dans Amphée un exemple de
ce qui les attendait.
[11] Qu'il valait donc bien mieux prévenir des maux si
funestes par une mort honorable ; qu'après tout il leur
était aisé de vaincre, à présent
qu'ils avaient encore toutes leurs forces et tout leur courage,
au lieu qu'il serait bien tard, lorsque découragés
par leurs pertes, ils voudraient rétablir leurs affaires
et réparer les malheurs de la guerre : c'est ce que leur
représenta Euphaès.
VIII. [1] Dès que le signal fut donné, les
Messéniens non seulement marchèrent mais coururent
au combat comme des gens qui comptaient la mort pour rien, et
qui tous cherchaient à vaincre ou à périr.
Les Lacédémoniens s'y portèrent avec la
même ardeur, mais ils étaient plus attentifs
à bien garder leurs rangs, et à ne se point
laisser rompre.
[2] Quand ils furent les uns et les autres à
portée de se mêler, ils commencèrent par se
menacer du geste et des yeux, même de paroles ; à
entendre les uns, les Messéniens allaient être
leurs esclaves et ne faire plus qu'un corps avec ces
misérables Hilotes ; les autres reprochaient aux
Lacédémoniens leur insatiable envie de
s'accroître, qui les armait contre leurs frères,
non seulement malgré les liens du sang, mais au
mépris de leurs dieux paternels et du grand Hercule, dont
le culte leur était commun. Des paroles ils en vinrent
aussitôt aux mains ; alors vous eussiez vu et
Lacédémoniens et Messéniens charger avec
une égale furie, les premiers néanmoins avec plus
d'avantage ; chacun combattait de pied ferme, et s'acharnait
à l'ennemi qu'il avait devant lui.
[3] Mais les Lacédémoniens l'emportaient par leur
expérience à la guerre, par la disipline de leurs
troupes, et même par le nombre ; car déjà
maîtres de la plupart de leurs voisins, ils les avaient
engagés dans leur querelle ; d'ailleurs les
Asinéens et les Dryopes, chassés de leur ville
depuis environ trente ans par les Argiens, étaient venus
implorer l'assistance de Sparte, et Sparte avait habilement
profité de la conjoncture pour les enrôler sous ses
enseignes ; enfin à la cavalerie légère des
Messéniens, ils opposaient des archers Crétois
qu'ils avaient exprès soudoyés.
[4] Les Messéniens au contraire n'avaient pour eux que
le mépris de la mort et que leur désespoir ; ils
s'étaient bien persuadés que la mort était
moins dure que glorieuse à des gens qui combattaient pour
leur patrie, et que plus ils auraient de courage, plus ils
donneraient de peine aux Lacédémoniens. Aussi en
voyait-on plusieurs sortir de leurs rangs et affronter le
péril pour se signaler à quelque prix que ce
fût ; couverts de blessures et prêts à
expirer, ils avaient encore un air menaçant, et cette
fierté qui vient d'une volonté
déterminée à mourir.
[5] On n'entendait qu'exhortations mutuelles qu'ils se
faisaient les uns aux autres. Ceux que le sort avait
épargnés encourageaient les blessés
à faire encore quelque nouvel exploit avant que de
toucher à leur dernière heure, afin de quitter la
vie du moins avec quelque satisfaction, et les mourants
conjuraient à leur tour leurs camarades de les imiter, et
de ne pas souffrir que leur valeur, que leur mort même
fût inutile à la patrie.
[6] Pour les Lacédémoniens, ils ne s'excitaient
pas de même les uns les autres, ni ne faisaient
paraître autant d'ardeur que les Messéniens ; mais
en gens plus entendus au métier de la guerre, et à
qui les armes étaient familières dès leur
enfance, ils tenaient leur phalange serrée, se montraient
fermes, et espéraient que les Messéniens ne
soutiendraient pas longtemps le choc du combat, ni les coups
mortels qu'ils leur portaient sans cesse.
[7] Voilà ce que chacune des deux armées avait de
particulier, et pour la façon de penser, et pour la
manière de se battre ; mais ce qui était commun
à tous, c'est qu'aucun ne demandait quartier à son
ennemi, ni ne prétendait se racheter à prix
d'argent, apparemment parce que la haine était si grande
entre eux qu'elle ne leur permettait pas cette espérance,
mais encore plus parce qu'ils ne croyaient pas devoir rien faire
qui pût ternir la gloire de leurs belles actions. Ceux qui
avaient tué un ennemi ne s'en glorifiaient point
insolemment, ni n'insultaient à son malheur ; parce que
les uns et les autres étaient encore incertains de
l'issue du combat. Mais la mort qui leur faisait le plus
d'honneur, c'était celle à laquelle ils
s'exposaient pour remporter les dépouilles des mourants
ou des blessés ; en effet, il fallait courir un
très grand risque ; car pour avoir ces dépouilles,
souvent ils cessaient de se couvrir de leurs boucliers, et alors
ou de loin on leur tirait un coup de flèches, ou de
près on leur portait un coup d'épée,
lorsqu'occupés de toute autre chose ils n'étaient
pas en état de le parer ; quelquefois même un
mourant ou un blessé, faisant un dernier effort,
ôtait la vie à celui qui trop avide de gloire se
pressait de lui enlever ses armes.
[8] Enfin les rois mêmes d'un et d'autre
côté, voulurent en venir aux mains l'un contre
l'autre. Théopompe n'écoutant plus que son courage
s'avance le premier pour combattre Euphaès, qui le voyant
venir, ne put s'empêcher de dire à Antander :
«Ne vous seemble-t-il pas que Théopompe imite bien
Polynice dont il descend ? car Polynice à la tête
des Argiens fit la guerre à sa patrie, et de sa propre
main blessa mortellement son frère, dont il fut
tué à son tour ; et celui-ci par un pareil
attentat contre la postérité d'Hercule, veut se
déshonorer comme a fait la malheureuse race de Laïus
et d'Oedipe ; mais je suis bien trompé s'il sort du
combat aussi gaiement qu'il s'y présente». En
même temps il marche à lui.
[9] A ce spectade, une nouvelle ardeur s'empare des troupes ;
quoi qu'épuisées, il semble que ce soit des
troupes toutes fraîches qui aient succédé
aux premières ; le combat s'échauffe plus que
jamais, le carnage redouble, chacun s'oublie pour ne penser
qu'à défendre son roi. Le gros qui environnait
Euphaès était composé de gens
d'élite et de tout ce qu'il y avait de plus braves
Messéniens ; furieux ils chargent la troupe que
commandait Théopompe, obligent ce prince lui-même
à reculer et enfoncent les Lacedémoniens qui
couvraient sa personne.
[10] Mais pendant ce temps-là, l'aile droite des
Messéniens était fort maltraitée, Pytharate
qui la conduisait avait été tué, et ses
soldats n'ayant plus de chef avaient perdu courage et
s'étaient laissés rompre. Cependant ni Polydore
qui avait remporté cet avantage ne voulut poursuivre les
Messéniens dans leur fuite, ni Euphaès qui avait
fait plier les Lacédémoniens ne jugea à
propos de les pousser davantage ; car pour Euphaès, de
l'avis de ses lieutenants, il aima mieux quitter prise, pour
venir au secours des siens, qu'il se contenta de rallier et de
soutenir, sans engager un nouveau combat avec Polydore, parce
qu'il était déjà nuit,
[11] et celui-ci craignit de se mettre à la poursuite
des fuyards, dans un pays et par des routes qu'il ne connaissait
point ; outre que les Lacédémoniens observent
inviolablement cette coutume de ne jamais poursuivre trop
chaudement l'ennemi qui fuit devant eux, faisant plus de cas de
marcher en bon ordre et de bien garder leurs rangs que de tuer
quelques hommes de plus. Les deux corps de bataille combattirent
avec un égal succès, l'un sous la conduite de
Cléonnis, l'autre sous Euryléon. La nuit
sépara les combattants.
[12] Mais à vrai dire, il n'y eut dans l'une ni dans
l'autre armée que l'infanterie qui soutint l'effort du
combat. La cavalerie était peu nombreuse et ne fit rien
qui mérite qu'on en parle ; car les peuples du
Péloponnèse ne savaient point encore l'art de bien
manier un cheval. Quant à la cavalerie
légère des Messéniens, et aux archers
Crétois des Lacédémoniens, ils ne furent
que spectateurs, parce que suivant l'usage d'alors ils faisaient
partie du corps de réserve qui ne donna point.
[13] Le lendemain, ni les uns ni les autres n'eurent envie de
se battre, ni ne s'avisèrent d'ériger un
trophée ; au contraire, ils envoyèrent des
hérauts réciproquement d'une armée à
l'autre, pour demander une suspension d'armes, avec la
liberté d'enterrer les morts.
IX. [1] Depuis ce combat les affaires des Messéniens
commencèrent à se détériorer. Les
garnisons qu'ils avaient été obligés de
mettre dans leurs places leur avait infiniment
coûté, de sorte qu'ils n'étaient plus en
état d'entretenir une armée sur pied. En second
lieu, tous leurs esclaves avaient déserté pour se
donner aux Lacédémoniens ; enfin pour comble de
malheur, une maladie populaire, une espèce de peste
affligeait leur pays, et quoiqu'elle n'eût pas
gagné toute la Messénie, elle ne laissait pas de
leur enlever beaucoup de monde. Après avoir
mûrement délibéré sur l'état
de leurs affaires, ils résolurent d'abandonner la plupart
des villes qu'ils avaient en terre ferme et de se retirer sur le
mont Ithome,
[2] dans la ville même qui porte ce nom et dont ils
prétendent qu'Homère a voulu parler, lorsqu'il a
dit dans le dénombrement des vaisseaux,
Ithome l'escarpée et la riche Oechalie.
Ils en agrandirent l'enceinte afin qu'elle pût servir
d'asile à la quantité des nouveaux habitants
qu'elle devait contenir ; c'était une place très
forte d'assiette, étant située sur une montagne
aussi haute qu'il y en eût dans l'isthme du
Péloponnèse ; ainsi les approches en
étaient fort difficiles.
[3] Lorsqu'ils s'y furent réfugiés, ils
jugèrent à propos d'envoyer consulter l'oracle de
Delphes ; ils donnèrent cette commission à Tisis
fils d'Alcis, homme distingué parmi ses concitoyens, et
surtout habile en l'art de la divination. Tisis alla à
Delphes ; mais en revenant il fut attaqué par des
Lacédémoniens de la garnison d'Amphée, qui
s'étaient embusqués sur son passage ; comme il se
défendait avec beaucoup de résolution, ils ne
cessèrent de tirer sur lui, jusqu'à ce qu'ils
entendirent une voix qui venait on ne sait d'où, et qui
disait : Laissez passer le messager de l'oracle.
[4] Tisis, à la faveur de ce secours d'en haut ayant
gagné Ithome, rapporta l'oracle au roi, et peu de jours
après mourut de ses blessures. Euphaès convoqua le
peuple aussitôt pour lui faire part de l'oracle, dont le
sens était à peu près tel :
Du pur sang d'Epytus une vierge éplorée,
Dans un noir sacrifice à l'autel
égorgée,
Apaisant de Plutôn l'implacable courroux,
Pourra sauver Ithome et vous garantir tous.
[5] Ces paroles n'eurent pas plutôt été
entendues que l'on fit tirer au sort tout ce qu'il y avait de
filles de l'illustre maison des Epytides. Le sort tomba sur la
fille de Lyciscus, mais le devin Epébolus s'opposa
à ce qu'elle fût sacrifiée, disant que
Lyciscus n'en était pas le père, et que sa femme
qui était stérile avait supposé cette fille
à son mari : pendant qu'il débite ce conte dans le
public, Lyciscus prend sa fille avec lui et s'enfuit à
Sparte.
[6] Son évasion consterna fort les Messéniens ;
Aristodème les rassura ; il était aussi de la race
des Epytides, et beaucoup plus illustre que Lyciscus en tout
genre, mais surtout à la guerre ; il offrit
volontairement sa fille. Le destin obscurcit tout à coup
la vertu des hommes, comme un fleuve ternit de son limon
l'éclat de ces belles coquilles qui sont sur ses rives.
Aristodème prêt à dévouer sa fille
pour le salut de sa patrie tomba dans le malheur que je vais
dire.
[7] Un Messénien dont on ne dit pas le nom, était
amoureux de cette jeune personne et prétendait
l'épouser ; voyant le péril qui la
menaçait, il soutint à Aristodème que sa
fille était fiancée, qu'il n'avait plus de droit
sur elle, que lui, à qui elle était
accordée, en était plus le maître que son
père, et que l'on n'en pouvait disposer sans son
consentement. Comme on ne l'écoutait point, il poussa
l'effronterie jusqu'à dire qu'il avait abusé de
cette fille et qu'elle était grosse.
[8] Aristodème ne se possédant plus de voir une
telle méchanceté, et transporté de
colère enfonce un poignard dans le sein de sa fille, la
jette morte à ses pieds, lui ouvre le ventre et convainc
l'assemblée qu'elle n'était point grosse.
Aussitôt le devin Epébolus s'écria qu'il
fallait chercher un autre Epytide qui voulût bien livrer
sa fille, qu'Aristodème en tuant la sienne n'avait rien
fait qui pût servir aux Messéniens, qu'il l'avait
sacrifiée à sa fureur, et non aux dieux dont
parlait la Pythie.
[9] Le peuple ayant entendu ce discours, peu s'en fallut qu'il
ne mît en pièces l'imposteur, qui avait fait
commettre un parricide à Aristodème et rendu
l'espérance publique si douteuse. Mais heureusement cet
homme était fort aimé du roi. Euphaès prit
donc la parole et dit aux Messéniens qu'il ne devait leur
rester aucun scrupule, et que l'oracle était suffisamment
accompli, puisqu'après tout le sang d'une vierge avait
été répandu.
[10] Tous les Epytides applaudirent à ce sentiment, et
il n'y en eut aucun qui ne fût charmé de n'avoir
plus rien à craindre pour ses filles. Le peuple
s'étant laissé persuader au discours du roi, on
congédia l'assemblée ; après quoi l'on fit
des sacrifices et l'on célébra un jour de
fête en l'honneur des dieux.
X. [1] Les Lacédémoniens ayant appris l'orade qui
avait été rendu aux Messéniens, parurent
fort alarmés, et les deux rois eux-mêmes ne furent
plus si pressés de recommencer la guerre. Enfin la
sixième année depuis la fuite de Lyciscus, les
Lacédémoniens, après avoir duement
sacrifié aux dieux, se mirent en campagne et
marchèrent droit à Ithome. Leurs archers
Crétois n'avaient pas encore joint, et les
Messéniens n'avaient pas non plus revu les secours qu'ils
attendaient de leurs alliés. Car les Spartiates
commençaient à donner de l'ombrage aux autres
peuples du Péloponnèse, surtout aux Arcadiens et
aux Argiens. Ceux-ci, comme à la dérobée et
sans aucune résolution publique, devaient aider les
Messéniens ; pour les Arcadiens, ils ne s'en cachaient
point et armaient tout ouvertement ; mais ni les uns ni les
autres n'étaient arrivés. Les Messéniens,
pleins de confiance en leur oracle, crurent pouvoir se passer de
tout secours étranger ; ils tentèrent donc encore
une fois le sort des armes.
Gédoyn, 1794
[2] A plusieurs égards, ce second combat ne fut pas fort
différent du premier ; la nuit y mit fin de la même
manière, aucune des deux ailes, aucun bataillon
même ne fut enfoncé ni rompu ; car ni les uns ni
les autres ne gardèrent leurs rangs. Les plus
déterminés quittant leur poste, formèrent
un corps de part et d'autre, et combattirent avec furie.
[3] Euphaès se laissant emporter à son courage
plus qu'il ne convenait à un roi, chargea brusquement la
troupe où était Théopompe ; mais il
reçut plusieurs blessures et blessures mortelles. Ce fut
alors que le combat devint sanglant ; car les
Lacédémoniens voyant Euphaès tombé
et prêt à expirer, firent les derniers efforts pour
se rendre maîtres de sa personne ; et les
Messéniens encouragés par l'amour qu'ils avaient
pour leur roi, se battirent en désespérés
autour de lui, sans compter que l'honneur les y engageait ;
aussi pensaient-ils qu'il était plus beau de mourir pour
son roi que de lui survivre en l'abandonnant.
[4] Ainsi le malheur d'Euphaès opiniâtra le
combat, et donna aux uns et aux autres occasion de faire des
prodiges de valeur. Enfin ce prince fut rapporté au camp,
où il eut la consolation de sentir que ses troupes
avaient fait leur devoir et n'avaient point été
battues. Au bout de quelques jours il mourut, après avoir
régné treize ans, durant lesquels il fut toujours
en guerre avec les Lacédémoniens.
[5] Euphaès mourant sans enfants laissa au peuple la
liberté de se choisir un maître. Cléonnis et
Damis se trouvèrent en concurrence avec Aristodème
et prétendaient l'emporter, comme s'étant beaucoup
plus distingués, et à la guerre et en temps de
paix ; car pour Antander il avait été tué
dans le combat en défendant son roi. Les deux devins
Epébolus et Ophionée étaient contraires
à Aristodème ; ils disaient hautement qu'un
parricide et un impie qui avait trempé ses mains dans le
sang de sa fille, n'était pas fait pour occuper le
trône d'Epytus et de ses descendants. Mais malgré
leur opposition, Aristodème eut les suffrages du peuple
et prit les rênes de l'état.
[6] Cet Ophionée, dont je viens de parler, était
aveugle de naissance, et voici comme il exerçait l'art de
deviner : il demandait à ceux qui venaient le consulter
de quelle manière ils s'étaient gouvernés
soit en public, soit en particulier, et suivant leurs
réponses il prédisait ce qui leur devait arriver.
A l'égard d'Aristodème, il fut toujours
agréable au peuple, et ne sut pas moins gagner les
grands, entre lesquels il considéra
particulièrement Cléonnis et Damis ; plein
d'attention pour ses alliés, il envoya des
députés en Arcadie à Argos et à
Sicyone, avec des présents pour ceux qui étaient
à la tête des affaires parmi ces peuples.
[7] Durant presque tout son règne les
Lacédémoniens et les Messéniens
également las de la guerre ne la firent que par quelques
coups de main et quelques hostilités de part et d'autre,
surtout au temps de la moisson ; les Arcadiens se joignaient
quelquefois aux Messéniens pour faire le
dégât dans la Laconie ; mais les Argiens plus
circonspects n'osaient se déclarer contre Sparte, bien
résolus pourtant à se mettre du côté
des Messéniens, si l'on en venait à une action
décisive.
XI. [1] Enfin la cinquième année du règne
d'Aristodème, les uns et les autres ne pouvant plus
soutenir la longueur de la guerre ni les dépenses qu'elle
entraînait, ils voulurent la terminer par un combat, et
les alliés des deux nations envoyèrent à
jour marqué le secours dont ils étaient convenus.
De tous les peuples du Péloponnèse, il n'y eut que
les seuls Corinthiens qui n'abandonnèrent point Sparte ;
au contraire, les Arcadiens marchèrent en corps
d'armée au secours des Messéniens, Argos et
Sicyone fournirent à la vérité moins de
troupes, mais c'étaient tous gens choisis. L'ordre de
bataille des Lacédémoniens fut tel : ils mirent au
milieu les Corinthiens, les Hilotes, et toutes les troupes
qu'ils avaient tirées des pays nouvellement soumis
à leur domination ; chaque roi commandait une aile, et
leur phalange plus nombreuse que jamais était bien
serrée et bien garnie.
[2] Pour Aristodème, voici comme il rangea son
armée. Il choisit parmi les Messéniens et les
Arcadiens, les plus beaux hommes et les plus braves, il les arma
le plus avantageusement qu'il put, et les mêla avec les
Argiens et les Sicyoniens, pour les soutenir durant le combat ;
il donna à sa phalange le plus d'étendue qu'il lui
fut possible, afin qu'elle ne pût être
enveloppée, et eut la précaution de s'ajuster si
bien au terrain, que son armée eût toujours le mont
Ithome derrière elle. Cléonnis eut le commandement
de la phalange.
[3] Aristodème et Damis se mirent à la tête
des deux ailes, et prirent avec eux quelque peu d'archers et de
frondeurs. Les autres troupes, à cause de leur
agilité, furent destinées à se porter
tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et
à inquiéter l'ennemi par leurs mouvements ; car
elles avaient toutes ou un bouclier, ou une cuirasse ; ceux qui
manquaient de cette armure se couvraient de peaux de
chèvres, ou de brebis, ou même de bêtes
sauvages, les Arcadiens surtout, qui étaient des
montagnards pour la plupart, marchaient vêtus de la
dépouille d'un ours ou d'un loup.
[4] Chaque soldat avait plusieurs javelots, et quelques-uns
même des lances. Cette infanterie légère
demeura comme embusquée dans un endroit de la montagne,
où il n'était pas aisé de l'apercevoir. La
phalange d'Aristodème composée de
Messéniens et de leurs alliés soutint la
première décharge des Lacédémoniens,
les chargea ensuite à son tour, et se montra plus
expérimentée, plus aguerrie qu'ils n'avaient cru.
Véritablement elle était inférieure en
nombre, mais toute formée de troupes d'élite, elle
combattait contre un corps qui était mêlé de
bonnes et de mauvaises ; aussi l'emporta-t-elle et en valeur et
du côté de l'art militaire.
[5] D'ailleurs, cette cavalerie légère qui
s'était cachée, venant à sortir au premier
signal, harcelait encore beaucoup les ennemis ; car les prenant
en flanc, elle tirait continuellement sur eux, quelques-uns
même avaient la hardiesse de joindre l'ennemi et de
combattre de pied ferme, de sorte que les
Lacédémoniens, attaqués de tous
côtés, perdaient presque l'espérance de
vaincre ; cependant ils se tenaient toujours serrés et en
bon ordre ; de temps en temps ils tournaient leurs efforts
contre ces aventuriers et tâchaient de les repousser ;
mais cette troupe plus agile et moins chargée avait
bientôt regagné son poste, si bien qu'il ne restait
aux Lacédémoniens que la rage de ne la pouvoir
atteindre, et l'embarras qui naît de l'impuissance.
[6] Car les hommes sont ainsi faits que quand ils ont une fois
entrepris quelque chose, tous les obstades imprévus les
désespèrent. Ceux donc qui avaient
été blessés ou qui se trouvaient les plus
exposés à ces fréquentes escarmouches,
quittant leurs rangs et transportés de colère,
poursuivaient fort loin ce dangereux ennemi, qui tournant par
les derrières, venait faire la même manoeuvre
contre le gros de la phalange, on tombait sur ceux même
qui l'avaient poursuivi.
[7] Ainsi on combattait en plusieurs endroits comme par
pelotons. Cependant la phalange des Messéniens et de
leurs alliés pressait vivement celle des
Lacédémoniens, qui, cédant enfin à
l'opiniâtreté du combat et au nouveau genre
d'ennemi qu'elle avait sur les bras, fut enfoncée et
rompue. Dès que la cavalerie légère des
Messéniens vit les Lacédémoniens en
déroute, elle se mit à leurs trousses et leur tua
encore beaucoup de monde.
[8] On ne sait pas au juste combien d'hommes ils perdirent ;
pour moi, je crois que le nombre en fut considérable. Les
Spartiates, qui n'avaient point de pays ennemi à
traverser, s'en retournèrent sans peine chez eux ; mais
la retraite des Corinthiens fut difficile, parce qu'il leur
fallait passer sur les terres d'Argos et sur celles de
Sicyone.
XII. [1] La perte de cette bataille et de tant de braves gens
qui y périrent, non seulement abattit le courage des
Lacédémoniens mais leur ôta tout espoir de
terminer heureusement cette guerre. Dans la perplexité
où ils étaient, ils envoyèrent à
Delphes pour consulter l'oracle, et voici la réponse
qu'ils en eurent :
Ce pays désiré, cette fertile terre,
Le sujet éternel d'une cruelle guerre,
Fut autrefois le prix d'un stratagème heureux ;
La ruse peut encore favoriser vos voeux.
[2] Sur la foi de cet oracle les deux rois de Sparte et les
éphores tournèrent toutes leurs pensées du
côté de la ruse et de l'artifice ; mais il ne leur
vint rien autre chose dans l'esprit que de faire ce qu'avait
fait autrefois Ulysse durant le siège de Troie. Ils
choisirent donc une centaine d'hommes qu'ils envoyèrent
à Ithome, avec ordre de se donner pour déserteurs
et cependant de bien observer les desseins et les
démarches dès ennemis ; même afin que leur
désertion ne parût pas douteuse, on leur fit leur
procès à Sparte. Ces gens
exécutèrent leurs ordres mais Aristodème
n'y fut pas trompé, il renvoya sur le champ ces
traîtres, en disant que les finesses des
Lacédémoniens étaient aussi usées
que leur injustice était récente.
[3] Cette tentative n'ayant pas réussi, ils entreprirent
de débaucher les alliés des Messéniens,
projet où ils ne réussirent pas mieux ; car des
Arcadiens à qui ils s'étaient d'abord
adressés ne voulurent seulement pas écouter leurs
propositions, ce qui dégoûta les
Lacédémoniens d'envoyer à Argos de crainte
d'un pareil refus. Aristodème ayant eu connaissance de
toutes ces menées, envoya à son tour consulter le
dieu de Delphes ; et la Pythie répondit ce qui suit
:
[4]
Un laurier immortel va couronner ton front, Le ciel l'ordonne ainsi ; mais d'un secret affront Tâche de te défendre, et crains que l'artifice Ne creuse sous tes pas un affreux précipice. Quand deux yeux s'ouvriront à la clarté du jour, Et se refermeront par un triste retour, Alors c'est fait d'Ithome, et son heure fatale L'abandonne aux fureurs de sa fière rivale. |
[5] Sur ces entrefaites il arriva que la fille de ce Lyciscus, qui s'était enfui à Sparte, vint à mourir, et que le père, qui allait souvent pleurer sur le tombeau de sa fille, fut enlevé par des cavaliers Arcadiens, qui s'étaient mis en embuscade sur son chemin. Conduit à Ithome, il comparut devant l'assemblée du peuple, où accusé de trahison et de félonie il plaida sa cause. Il dit pour sa défense qu'il n'avait point trahi sa patrie, mais qu'intimidé par l'assurance du devin Epébolus, qui soutenait que sa fille n'était pas légitime, il avait cru devoir s'éloigner pour ne pas s'exposer au danger de verser inutilement un sang innocent.
[6] Ce discours ne faisait pas grande impression ; mais dans le temps qu'il parlait, arrive dans l'assemblée la prêtresse Junon, qui proteste qu'elle était la mère de cette jeune personne que l'on croyait fille de Lyciscus, et qu'elle-même l'avait donnée à sa femme pour la supposer à son mari ; c'est un mystère, ajouta-t-elle, que je ne puis me dispenser de révéler aujourd'hui, et j'abdique en même temps le sacerdoce dont on m'a honorée. C'est que par une coutume établie chez les Messéniens, toute prêtresse ou tout prêtre qui perdait un de ses enfants était transféré d'un sacerdoce à un autre. Le peuple s'étant rendu au témoignage de cette femme, on mit une autre prêtresse en sa place et l'on renvoya Lyciscus absous.
[7] Il y avait déjà vingt ans que la guerre durait ; on voulut savoir quelle en serait l'issue, et pour cela on envoya encore à Delphes consulter l'oracle, qui répondit par ces vers :
De cent trépieds offerts au puissant dieu
d'Ithome Dépend, n'en doutez point, le salut du royaume. Celui qui le premier encensant son autel Y pourra consacrer ce présent immortel, Vainqueur comblé de gloire aura l'heureuse terre Qui depuis si longtemps cause entre vous la guerre. Le destin à son gré dispense ses faveurs, Et chacun tour à tour éprouve ses rigueurs. |
[8] Les Messéniens ne doutèrent pas un moment que la victoire ne leur fût promise par cet oracle, et ils se fondaient sur ce que Jupiter Ithomate ayant son temple renfermé dans leurs murs, il n'était pas possible que les Lacédémoniens fussent les premiers à lui consacrer les cent trépieds. Comme ils n'étaient pas assez riches pour en avoir de bronze, ils en firent faire de bois le plus diligemment qu'ils purent. Cependant un homme de Delphes porta la nouvelle de l'oracle à Sparte. Aussitôt on tint conseil, on chercha des expédients pour pouvoir prévenir les Messéniens, et l'on n'en trouva point.
[9] Un Spartiate nommé Oebalus, homme assez obscur mais de bon entendement, comme on le va voir, s'avisa de faire lui-même cent trépieds de terre ; il les mit dans un sac, prit un filet sur son épaule, et habillé en chasseur s'en alla à Ithome. Fort peu connu dans son propre pays, il ne courait pas risque de l'être dans un pays étranger. Arrivé aux portes, il se mêle parmi des paysans qui allaient tous les matins à la ville, entre avec eux, ne se montre point, et le soir sur la brune, s'en va au temple de Jupiter, pose les trépieds sur son autel et s'en retourne à Sparte.
[10] Le lendemain que l'on eut connaissance de ce qui s'était passé, les Messéniens se voyant trompés et prévenus, furent fort alarmés ; Aristodème harangue la multitude, la console du mieux qu'il peut, et pour rassurer les esprits, fait appendre à l'autel de Jupiter les cent trépieds de bois que l'on avait commandés, et qui pour lors se trouvèrent achevés. Dans le même temps il arriva qu'Ophionée, ce devin qui était aveugle de naissance, recouvra la vue d'une manière fort extraordinaire ; car il se plaignit durant quelques jours de violents maux de tête, et au moment qu'il en fut délivré, il vit clair.
XIII. [1] Les dieux ne cessaient d'avertir les Messéniens de leur ruine prochaine par des prodiges qui n'étaient pas équivoques. Minerve était représentée en bronze à Ithome avec ses armes ; son bouclier tomba tout à coup. Un jour qu'Aristodème voulait sacrifier à Jupiter Ithomate, des béliers, qui devaient servir de victimes, allèrent d'eux-mêmes heurter contre l'autel d'une si grande force qu'ils moururent sur le champ. Des chiens s'attroupaient durant la nuit, faisaient des hurlements épouvantables, et ensuite on les voyait passer par bandes au camp des Lacédémoniens.
[2] Tous ces prodiges troublaient fort Aristodème, mais il eut un songe qui semblait lui annoncer son malheur encore plus distinctement. Il rêva qu'il était sur le point de donner bataille, déjà il avait sacrifié aux dieux, et les entrailles des victimes étaient sur la table ; en ce moment sa fille s'apparaît à lui, vêtue de deuil, le sein et le ventre ouverts, et ruisselant de sang, effet lamentable de la fureur du père ; elle jette les entrailles des victimes, renverse la table, arrache à son père les armes qu'il avait prises, lui met en la place une couronne d'or sur la tête, et le revêt d'un habit blanc : tel fut son songe.
[3] Cette funeste vision semblait lui prédire sa fin, d'autant plus que parmi les Messéniens c'est la coutume, avant que d'enterrer les personnes illustres, de les exposer vêtues de blanc avec une couronne sur la tête. Il était tout occupé de ces tristes idées, lorsqu'on vint lui annoncer qu'Ophionée était redevenu aveugle comme auparavant. Ce fut pour lors qu'il comprit l'oracle et le sens de ces vers :
Quand deux yeux s'ouvriront à la clarté
du jour, Et se refermeront par un triste retour, Alors, c'est fait d'Ithome, etc. |
[4] Venant donc à repasser dans son esprit le malheur qu'il avait eu d'égorger sa propre fille, sans que sa mort fût d'aucune utilité à l'état, et voyant d'ailleurs qu'il n'y avait plus rien à espérer pour sa patrie, il se passa son épée au travers du corps et expira sur le tombeau de sa fille. Ce grand homme avait fait tout ce qui se pouvait faire humainement pour le salut des Messéniens, mais il ne put vaincre la rigueur du destin, ni la malignité de la fortune qui ne seconda jamais ses entreprises. Il avait régné six ans et quelques mois.
[5] Après cette catastrophe, les Messéniens perdirent courage au point qu'ils furent tentés d'envoyer à Sparte pour implorer la clémence des Lacédémoniens, tant ils étaient consternés de la mort d'Aristodème ; mais leur ressentiment encore plus fort que l'amour de la vie ne leur permit pas de se démentir jusques-là. S'étant donc assemblés, ils créèrent non un roi mais un général, à qui ils donnèrent une pleine autorité, et ce général fut Damis. Il s'associa deux collègues, Cléonnis et Phyléüs, ensuite s'arrangeant selon l'état présent des affaires, il disposa tout pour le combat, car les Messéniens depuis longtemps assiégés dans Ithome se voyaient tous les jours resserrés de plus en plus, outre que les vivres commençant à leur manquer ils avaient la famine à craindre.
[6] Il faut avouer que jamais le péril ne les étonna, et qu'ils furent toujours prêts à payer de leurs personnes ; aussi perdirent-ils tous leurs chefs avec une infinité de braves gens, et malgré l'extrémité où ils étaient réduits, ils soutinrent le siège encore cinq mois ; mais enfin ils furent contraints d'abandonner Ithome après avoir fait la guerre durant vingt ans, suivant ce témoignage de Tyrtée :
Après vingt ans de guerre, Ithome
abandonnée,
Recevant son vainqueur, cède à sa
destinée.
[7] Cette guerre finit la première année de la
quatorzième olympiade, en laquelle Damon Corinthien,
remporta le prix du stade. L'administration des
Médontides archontes décennaux à
Athènes durait encore, et Hippomène était
dans la quatrième année de son archontat.
XIV. [1] Ceux des Messéniens qui avaient droit
d'hospitalité, soit en Arcadie, soit à Argos ou
à Sicyone, se retirèrent dans ces villes ;
d'autres qui étaient de la race des ministres de
Cérès et qui exerçaient les fonctions du
sacerdoce des grandes déesses à Andanie,
allèrent chercher une retraite à Eleusis. La
multitude se dispersa de côté et d'autre dans les
villes et les bourgades de la Messénie, chacun
tâchant de regagner son ancienne habitation.
[2] Quant aux Lacédémoniens, ils
commencèrent par détruire Ithome jusqu'aux
fondements, ensuite ils se rendirent maîtres de toutes les
villes du pays. Des dépouilles qu'ils avaient
remportées sur les ennemis, ils consacrèrent
à Apollon Amycléen trois trépieds de
bronze. Vénus était représentée sur
le premier, Diane sur le second Cérès et
Proserpine sur le troisième.
[3] Ils donnèrent aux Asinéens, peuples que les
Argiens avaient chassés de leur ville, toute cette
côte maritime qu'ils occupent encore aujourd'hui, et aux
descendants d'Androclès cette province que l'on nomme
Hyamie ; car il restait encore d'Androclès une fille, et
cette fille avait des enfants qui après la mort de leur
aïeul avaient quitté la Messénie pour aller
s'établir à Sparte.
[4] Voici maintenant comment ils traitèrent les
Messéniens ; premièrement ils leur firent
prêter serment de fidélité, en sorte qu'ils
s'obligeaient tous à ne jamais se révolter contre
les Lacédémoniens et à n'exciter aucun
trouble ; en second lieu, sans leur imposer aucun tribut fixe,
ils les condamnèrent à apporter tous les ans
à Sparte la moitié des fruits qu'ils
recueilleraient sur leurs terres ; troisièmement ils
exigèrent d'eux qu'à l'avenir et à
perpétuité les maris et les femmes assisteraient
en habits de deuil aux funérailles des rois de Sparte et
à celles des éphores. Et par cette ordonnance il y
avait des peines portées contre les
délinquants.
[5] Nous avons un monument de ces peines infamantes dans
Tyrtée, qui parle ainsi des Messéniens :
Pareils aux animaux qu'un maître
impitoyable Fait ployer sous le faix d'un poids qui les accable, On les voit gémissants apporter sur leur dos Jusqu'aux pieds du vainqueur le fruit de leurs travaux. |
Voici d'autres vers du même poète qui marquent l'obligation où ces malheureux étaient d'assister en deuil à la pompe funèbre des rois de Lacédémone :
Et forcés de baiser la main qui les
châtie, A la mort de nos rois, en longs habits de deuil, Ils vont servilement pleurer sur leur cercueil. |
[6] Les Messéniens se voyant réduits à cet excès de misère, dans la dure nécessité de donner tous les ans la moitié de ce qu'à la sueur de leurs corps ils pouvaient tirer du sein de la terre, et sans espérance d'un avenir plus supportable, se résolurent enfin à secouer le joug, aimant mieux mourir les armes à la main, que de languir plus longtemps dans un si cruel esclavage, ou que d'être chassés du Péloponnèse. Les auteurs d'un si généreux dessein étaient de jeunes gens qui n'avaient point encore vu la guerre, mais qui avaient tant de courage que la liberté achetée au prix de leur sang leur paraissait préférable à la servitude, même la plus douce.
[7] Car depuis la prise d'Ithome il s'était élevé dans tous les endroits de la Messénie une florissante jeunesse, particulièrement à Andanie où elle était encore plus belle et plus nombreuse qu'ailleurs. Parmi cette jeunesse brillait surtout Aristomène, que les Messéniens honorent encore aujourd'hui comme un héros et dont ils croient que la naissance eut quelque chose de merveilleux. En effet, ils disent qu'un génie, ou un dieu sous la forme d'un dragon, eut commerce avec sa mère Nicotelée, et que de ce commerce naquit Aristomène. Je sais que les Macédoniens en ont dit autant d'Olympias, et les Sicyoniens autant d'Aristodama.
[8] Il y a seulement cette différence que les Messéniens ne croient pas qu'Aristomène fût fils de Jupiter ou d'Hercule, comme les Macédoniens se sont imaginés qu'Alexandre était fils d'Ammon, et les Sicyoniens qu'Aratus avait Esculape pour père ; car la plupart des Grecs tiennent Aristomène fils de Pyrrhus, et les Messéniens, en lui faisant des libations, ne le qualifient point autrement que l'illustre fils de Nicomède ; c'est un fait dont je suis certain. Quoi qu'il en soit, Aristomène, jeune et plein de courage, et tout ce qu'il y avait de jeunes gens distingués dans la Messénie, excitaient sans cesse leurs compatriotes à prendre les armes. D'abord l'affaire fut conduite avec beaucoup de secret ; ils envoyèrent à la dérobée des gens de confiance aux Arcadiens et aux Argiens pour savoir si en cas qu'ils levassent le masque, ils recevraient d'eux des secours aussi prompts et aussi puissants que leurs pères en avaient reçu durant la première guerre.
XV. [1] Ils trouvèrent leurs alliés mieux disposés qu'ils n'avaient osé l'espérer, car les Arcadiens et les Argiens avaient déjà fait éclater leur animosité contre Sparte. Contents donc de leurs préparatifs, ils soulèvent toute la Messénie trente-neuf ans après la prise et le sac d'Ithome, la quatrième année de la vingt-troisième olympiade, qui fut célèbre par la victoire que remporta Icare d'Hyperésie à la course du stade. La république d'Athènes n'était pas encore gouvernée par des archontes annuels, et Tlésias était en charge.
[2] Il n'est pas aussi aisé de dire qui pour lors régnait à Lacédémone, car Tyrtée ne nous l'apprend pas. Rhianus, dans son histoire en vers, dit que c'était Léotychide ; mais c'est une faible autorité. Si Tyrtée ne s'est pas expliqué bien nettement sur ce point, on peut du moins tirer quelque conjecture de ces vers-ci, qui doivent s'entendre de la première guerre :
Après vingt ans de siège, Ithome encore
debout Avait presque poussé nos ennemis à bout. Ses braves défenseurs, les pères de nos pères, Ne nous feront-ils point rougir de nos misères ? |
[3] Par ces mots, les pères de nos pères, le poète marque assez que ce fut à la troisième génération depuis la première guerre, que les Messéniens reprirent les armes. Or la suite des rois de Sparte nous apprend qu'en ce temps-là régnait Anaxandre fils d'Eurycrate, et petit-fils de Polydore ; et de l'autre branche, Anaxidame fils de Zeuxidame, petit-fils d'Archidame, et arrière-petit-fils de Théopompe ; je descends jusqu'au quatrième degré, parce qu'Archidame étant mort avant son père, la couronne passa à Zeuxidame, petit-fils de Théopompe. Pour Léotychide, on sait assez qu'il ne régna qu'après Démarate fils d'Ariston, lequel Ariston était le septième descendant de Théopompe.
[4] Ce fut donc sous ces règnes que les Messéniens, un an après leur révolte, livrèrent bataille aux Lacédémoniens à Dérès, qui est un village de la Messénie. Ni les uns ni les autres, ne furent secourus de leurs alliés, et l'on ne sait pas bien de quel côté fut l'avantage. Mais on dit qu'Aristomène en cette occasion fit plus qu'on ne pouvait attendre d'un homme ; c'est pourquoi, après le combat, les Messéniens l'élurent pour roi ; car il était du sang des Epytides ; mais ayant refusé cet honneur, il fut déclaré général, avec une autorité absolue.
[5] Aristomène avait pour maxime que tout homme de guerre, en même temps qu'il fait de grandes choses, doit savoir souffrir et ne s'étonner ni des revers, ni de la mort même ; et pour lui il crut devoir commencer par un coup d'éclat qui le rendît pour toujours formidable aux Lacédémoniens. Dans cette résolution il s'achemine vers Sparte, y entre de nuit et trouve le moyen d'appendre son bouclier dans le temple de Minerve Chalcioecos ; l'inscription portait que ce bouclier avait été consacré à la déesse par Aristomène, des dépouilles remportées sur Lacédémone.
[6] Environ ce temps-là, les Lacédémoniens ayant consulté l'oracle de Delphes eurent pour réponse qu'ils eussent à se conduire par les conseils d'un Athénien. Aussitôt ils envoyèrent à Athènes pour informer la république de la réponse de l'oracle et lui demander un de ses citoyens qui pût les aider de ses conseils. Les Athéniens qui ne voulaient ni souffrir qu'une puissance voisine conquît si aisément la plus riche contrée du Péloponnèse telle qu'est la Messénie, ni aussi manquer de respect pour l'oracle, furent assez embarrassés : voici donc l'expédient dont ils s'avisèrent. Il y avait à Athènes un maître d'école nommé Tyrtée, boiteux d'un pied, et qui ne passait pas pour un grand esprit ; ce fut là l'homme qu'ils donnèrent aux Lacédémoniens. Arrivé à Sparte, il amusait tantôt les grands tantôt le peuple, et ceux qui s'attroupaient autour de lui, en leur récitant des vers anapestes et des élégies.
[7] Un an ou environ après la bataille de Dérès, les Messéniens et les Lacédémoniens ayant reçu le renfort qu'ils attendaient de la part de leurs alliés, se trouvèrent en présence, et tout prêts à en venir à un second combat dans un lieu qu'ils appellent le monument du sanglier. Il était venu aux Messéniens de puissants secours d'Elée, d'Arcadie, d'Argos et de Sicyone. Tous ceux qui avaient quitté leur pays après la prise d'Ithome, étaient revenus joindre leurs compatriotes, particulièrement ces familles qui s'étaient retirées à Eleusis et qui étaient en possession du sacerdoce des grandes déesses ; les descendants d'Androclès étaient aussi de la partie et n'avaient pas peu contribué au soulèvement général de la Messénie.
[8] Les alliés de Sparte étaient les Corinthiens et les Lépréates ; ceux-ci néanmoins étaient venus en petit nombre, plutôt par haine pour les Eléens que par inclination pour Sparte ; les Asinéens étaient obligés par serment à demeurer neutres. Le champ de bataille était un lieu de la Messénie, situé dans la plaine du Stényclere et appelé le monument du sanglier, parce qu'Hercule et les enfants de Nélée immolèrent là autrefois un sanglier, et firent ensuite un traité qu'ils promirent d'observer, en jurant sur les entrailles de la victime.
XVI. [1] Les deux armées étant en présence, les devins sacrifièrent aux dieux de part et d'autres ; ces devins étaient du côté des Lacédémoniens, Hécatus petit-fils et de même nom que cet Hécatus qui était revenu à Sparte avec les enfants d'Aristodème ; et du côté des Messéniens, Théoclus fils d'Eumantis, lequel Eumantis était Eléen, de la race des Jamides et avait été amené par Chresphonte en Messénie.
[2] Chaque devin ayant exhorté ceux de son parti, tous marquaient beaucoup d'allégresse et se portaient au combat avec toute l'ardeur dont leur âge et leur force les rendaient capables. Mais surtout Anaxandre roi des Lacédémoniens, et ceux qui étaient autour de sa personne brûlaient d'impatience d'en venir aux mains. Du côté des Messéniens, Androclès et Phintas, petit-fils du premier Androclès, et tous ceux qui obéissaient à leurs ordres, ne cherchaient aussi qu'à se distinguer. Ni Tyrtée ni les prêtres des grandes déesses n'eurent aucune fonction militaire ; ils étaient à la queue, où ils encourageaient les derniers bataillons à bien faire.
[3] Pour Aristomène, il était accompagné de quatre-vingt jeunes Messéniens, qui tenaient tous à grand honneur d'avoir été jugés dignes de combattre sous ses yeux ; leur petit nombre faisait qu'ils étaient plus attentifs à se secourir les uns les autres et qu'il leur était plus aisé d'observer le moindre signe de leur général. Ce fut à la tête de cette troupe d'élite qu'il chargea la troupe d'Anaxandre, composée de tout ce qu'il y avait de plus braves Lacédémoniens. Le petit peloton du général Messénien, après avoir essuyé une infinité de coups avec un courage intrépide, commençait à désespérer de la victoire ; cependant, plus acharné à mesure qu'il diminuait, à force de temps et de persévérance, il fit plier le bataillon d'Anaxandre.
[4] En même temps, Aristomène commande à de nouvelles troupes de l'enfoncer, ce qui fut fait ; pour lui il tombe sur un autre corps qui tenait encore ferme, le pousse, le culbute, tombe ensuite sur un autre avec le même succès, et encore sur un autre, jusqu'à ce que s'étant porté de tous côtés et ayant combattu partout où il y avait des ennemis, il eut mis toute l'armée des Lacédémoniens en déroute. Alors les voyant prendre honteusement la fuite, sans se donner même le temps de se rallier, il les poursuit l'épée dans les reins et leur imprime tant de crainte que jamais homme ne s'est rendu si formidable à ses ennemis.
[5] Quand ils les eut poussés jusqu'à un poirier sauvage qui était au milieu d'un champ, Théoclus lui défendit de passer outre, disant que les Dioscures s'étaient autrefois reposés sous cet arbre, et qu'il fallait le respecter ; mais Aristodème se laissant emporter à son ardeur et ne croyant pas devoir déférer si scrupuleusement à son devin, méprisa l'avis ; aussi lui arriva-t-il en cet endroit fatal de perdre son bouclier ; pendant qu'il le cherche, les Lacédémoniens, qui fuyaient toujours, lui échappèrent.
[6] Mais cette défaite les découragea si fort qu'ils voulaient absolument faire la paix. Tyrtée les en dissuada, en leur récitant des élégies propres à leur relever le courage, et il remplaça les soldats qui avaient péri dans le combat par un égal nombre d'Hilotes qu'il incorpora dans chaque troupe. Aristomène, de retour à Andanie, fut reçu avec les acclamations qu'il méritait ; les femmes jetaient des guirlandes et des fleurs sur son passage, en chantant ce distique qui se chante encore aujourd'hui :
L'heureux Aristomène a par vaux et par monts,
De nos fiers ennemis poussé les bataillons.
[7] Quelque temps après, il recouvra son bouclier car
étant allé à Delphes, la Pythie lui dit
qu'il le trouverait à Lébadée dans la
chapelle souterraine de Trophonius ; il l'y retrouva en effet,
et à un second voyage, il le consacra au dieu dans cette
même chapelle ; moi-même je l'y ai vu ; il est
remarquable par la figure d'une aigle éployée, qui
de ses ailes en embrasse les deux extrémités.
Aristomène étant revenu de Béotie, avec son
bouclier qu'il avait comme j'ai dit recouvré dans l'antre
de Trophonius, ne songea qu'à exécuter de nouveaux
projets.
[8] Ayant donc rassemblé quelques troupes et prenant
encore avec lui cette brave jeunesse dont il s'était si
bien trouvé, il marche et arrive sur la nuit aux portes
d'une ville de la Laconie, qu'Homère, dans son
dénombrement, appelle Pharé, et que les Spartiates
et les peuples d'alentour nomment aujourd'hui Phares ; il tue la
sentinelle, fait main-basse sur ceux qui résistent, pille
la ville, et reprend le chemin de Messène avec un butin
considérable. Anaxandre, accompagné d'un gros de
Lacédémoniens, l'attendait au passage,
Aristomène le charge, le met en fuite, et ne cesse de le
poursuivre que parce qu'il se sent percé d'un javelot au
bas des reins ; ce qui l'obligea à revenir sur ses pas,
mais sans avoir rien perdu de sa proie.
[9] Il ne prit que le temps qu'il lui fallait pour se
guérir, et son dessein était d'aller
assiéger Sparte ; mais Hélène et les
Dioscures s'étant apparu à lui en songe, l'en
détournèrent. En passant par Caryes, il trouva
toutes les filles du pays assemblées, qui dansaient et
chantaient pour célébrer une fête de Diane ;
il les prit toutes, et retenant seulement celles qui
appartenaient à des gens riches ou puissants, il les
conduisit jusqu'à un village de la Messénie.
Après les avoir mises sous la garde de quelques
Messéniens de sa troupe, il alla se reposer.
[10] Durant qu'il dormait, des soldats à demi-ivres,
comme je crois, voulurent violer ces Caryathides, et
Aristomène qui en fut averti eut bien de la peine
à les en empêcher ; il eut beau leur
représenter qu'une action si brutale n'était pas
permise à des Grecs, de sorte qu'il fut obligé de
faire un exemple de sévérité, en punissant
de mort quelques-uns des plus coupables ; ensuite moyennant une
grosse rançon, il rendit ces filles à leurs
parents, sans avoir souffert qu'aucune fût
déshonorée.
XVII. [1] Il y a dans la Laconie un lieu nommé Egila,
qui est fort fréquenté à cause d'un temple
de Cérès qui est en grande
vénération. Aristomène et sa troupe surent
que les femmes des environs étaient assemblées en
ce lieu à l'occasion d'une fête ; aussitôt
ils résolurent de les enlever. Mais ces femmes,
inspirées et protégées apparemment par la
déesse, se défendirent courageusement, les unes
avec des couteaux, les autres avec des broches, d'autres avec
des torches ardentes, toutes armes qu'elles trouvèrent
dans l'appareil même du sacrifice ; de sorte que non
seulement bon nombre de Messéniens furent blessés,
mais qu'Aristomène reçut plusieurs coups et fut
fait prisonnier. Cependant la nuit suivante il se sauva et gagna
la Messénie. On crut que la prêtresse de
Cérès, qui se nommait Archidamée, avait
elle-même favorisé son évasion, non qu'elle
se fût laissée corrompre par ses présents,
mais parce que dès longtemps auparavant elle avait pris
de l'amour pour lui. Quoiqu'il en soit, elle en fut quitte pour
dire qu'il avait rompu ses chaînes et qu'il s'était
enfui.
[2] La troisième année de la guerre, il y eut un
combat entre les deux armées auprès d'un lieu
qu'ils appellent la grande fosse. Toutes les villes
d'Arcadie avaient envoyé du secours aux Messéniens
; Aristocrate fils d'Hicétas, natif de Trapézunte
et roi des Arcadiens, conduisait lui-même ces troupes
auxiliaires. Les Lacédémoniens s'avisèrent
de le séduire à force d'argent ; car, de tous les
peuples connus, ils sont les premiers qui aient donné ce
pernicieux exemple de tenter son ennemi par des présents
et de rendre la victoire vénale, pour ainsi dire.
[3] Avant cette lâche trahison, si défendue par
toutes les lois de la guerre, tout le succès des combats
dépendait de la valeur et de la fortune que les dieux
rendaient propice ou contraire selon sa volonté. Il est
certain que dans la suite, lorsqu'ils se battirent à
Aegospotamos, ils corrompirent par des largesses plusieurs
officiers de la flotte athénienne et
particulièrement Adimante.
[4] Mais enfin la perfidie des Lacédémoniens
retomba sur eux-mêmes ; la peine de
Néoptolème, comme on dit, les attendait ; car
Néoptolème fils d'Achille tua Priam sans
égard pour son âge, ni pour l'autel de Jupiter
Hercéüs qu'il tenait embrassé, et
lui-même à son tour fut tué au pied de
l'autel d'Apollon, à Delphes ; de là vient que
l'on appelle par manière de proverbe, la peine de
Néoptolème, toute peine que souffre un homme
après en avoir fait souffrir une pareille à
quelqu'un.
[5] En effet, dans le temps que les Lacédémoniens
prospéraient le plus, que les Athéniens battus
leur avaient cédé l'empire de la mer,
qu'Agésilas avait déjà conquis une bonne
partie de l'Asie, ils manquèrent l'occasion de subjuguer
la Perse, parce qu'Artaxerxès tournant contre eux leurs
propres artifices sema l'or et l'argent dans toutes les villes
de la Grèce, à Corinthe, à Argos, à
Athènes, à Thèbes, et alluma tout à
coup par ce moyen cette guerre que l'on appela depuis la guerre
de Corinthe, qui obligea Agésilas à abandonner ses
conquêtes, et à repasser en Grèce au plus
vite.
[6] C'est ainsi que les dieux, avec le temps, devaient punir
Sparte de la trahison qu'elle avait tramée contre les
Messéniens. Cependant Aristocrate, ayant touché
l'argent de Lacédémone, ne découvrit pas
d'abord son dessein aux Arcadiens ; mais lorsqu'il vit les deux
armées en présence, il intimida les siens, leur
dit qu'ils allaient combattre dans un lieu fort
désavantageux, qu'en cas de malheur la retraite serait
difficile, et qu'après tout les entrailles des victimes
ne lui promettaient rien de bon ; enfin il ordonna qu'au premier
signal qu'il leur donnerait, ils eussent à le
suivre.
[7] Dès que le combat fut engagé, pendant que les
Messéniens ne songeaient qu'à bien recevoir
l'ennemi, voilà Aristocrate qui se retire avec ses
Arcadiens, et qui par sa défection laisse l'aile gauche
et le centre de l'armée des Messéniens tout
dégarnis ; car les Arcadiens occupaient l'un et l'autre
poste, parce que ni les Eléens, ni les Argiens, ni les
Sicyoniens n'étaient au combat. Même, pour
découvrir encore plus les Messéniens, Aristocrate
passe tout à travers leurs bataillons.
[8] Les Messéniens qui ne s'attendaient à rien
moins, furent si consternés, si troublés, que peu
s'en fallut qu'ils n'oubliassent qu'ils avaient l'ennemi sur les
bras ; et en effet, au lieu de songer à lui
résister, ils couraient après les Arcadiens,
tantôt les conjurant de demeurer, tantôt les
chargeant d'injures et les appelant traîtres et perfides ;
mais tout cela fut inutile.
[9] De sorte qu'abandonnés, bientôt ils se virent
investis de toutes parts, et que les Lacédémoniens
remportèrent une pleine victoire qui ne leur coûta
pas la moindre peine. Aristomène tint ferme avec sa
compagnie, et soutint durant quelque temps l'effort des ennemis
; mais que pouvait faire un si petit nombre contre toute une
armée ? Les Messéniens perdirent tant de monde
dans cette occasion, que ces peuples qui naguère
espéraient devenir bientôt les maîtres de
Sparte, ne conservèrent pas la moindre espérance
de pouvoir éviter leur entière destruction.
Plusieurs de leurs principaux officiers périrent aussi,
entre autres Androclès, Phintas et Phanas, qui
s'était fort distingué dans le combat, et qui,
dès auparavant, était célèbre pour
avoir doublé la carrière aux jeux
olympiques.
[10] Aristomène recueillit ce qu'il put du débris
de son armée, rassembla quelques troupes, et persuada aux
Messéniens d'abandonner Andanie, avec toutes les villes
de terre ferme, pour se retirer sur le mont Ira, où en
effet ils allèrent se camper. Aussitôt ils y furent
assiégés par les Lacédémoniens, qui
croyaient emporter ce poste d'emblée ; cependant, depuis
le malheureux combat de la grande fosse, les Messéniens
tinrent onze ans entiers dans cette place,
[11] comme Rhianus nous l'apprend par ces vers :
Des étés, des hivers la diverse
inclémence
Onze fois des deux camps éprouva la patience.
Ce poète compte les années par les saisons ; mais
toujours nous dit-il clairement que ce siège dura onze
ans.
XVIII. [1] Tant que les Messéniens occupèrent le
mont Ira, comme ils étaient exclus de tout autre lieu,
à la réserve de ce que les Pyliens et les
Mothonéens leur avaient conservé sur les
côtes de la mer, ils faisaient souvent des courses sur les
terres des Lacédémoniens et sur les leurs propres,
ne mettant plus de différence entre les unes et les
autres. Partagés donc en plusieurs bandes, ils se
jetaient de côté et d'autre et ravageaient tout le
plat pays. Aristomène avait formé un corps de
trois cents hommes bien choisis.
[2] Avec cette troupe il se rendait formidable et faisait tous
les jours quelque prise, enlevant blé, vin,
bétail, meubles et esclaves ; mais les meubles et les
esclaves, il les rendait à leurs maîtres pour une
somme d'argent, suivant l'estimation. Ce pillage continuel
obligea les Lacédémoniens à faire une
ordonnance, par laquelle il était dit que les terres
limitrophes de la Laconie et de la Messénie étant
trop exposées aux courses des ennemis, on eût
à ne les plus ensemencer tant que la guerre durerait ;
mais le remède fut pire que le mal.
[3] Cette ordonnance causa une disette de grains, et la disette
causa une sédition, les gens qui étaient riches en
terres ne pouvant souffrir qu'elles ne leur rapportassent rien.
Tyrtée apaisa cette émeute et calma les
séditieux par ses vers. Sur ces entrefaites,
Aristomène, accompagné de sa troupe favorite,
partit le soir du mont Ira, marcha toute la nuit avec une
diligence incroyable, et se trouvant aux portes d'Amyclès
à la pointe du jour, prit la ville, la pilla, et eut
plutôt rejoint les siens que Sparte n'eût eu
nouvelles de ce qui s'était passé.
[4] Revenu au camp, il recommença ses courses
ordinaires, jusqu'à ce qu'ayant été surpris
par un détachement des ennemis, de moitié plus
nombreux que le sien et commandé par les deux rois,
après s'être défendu comme un lion, il
reçut plusieurs blessures, et frappé d'un coup de
pierre à la tête, il perdit connaissance et tomba
comme s'il eût été mort. Aussitôt les
Lacédémoniens, accourant en foule, le prirent, et
avec lui cinquante hommes de sa troupe ; tous furent
jetés dans un gouffre qu'ils nomment Céada ; c'est
un lieu où ils ont coutume de précipiter les
criminels qui sont condamnés à perdre la
vie.
[5] Ainsi périrent les cinquante Messéniens de la
troupe d'Aristomène ; pour lui, le même dieu qui
l'avait sauvé tant de fois le sauva encore celle-ci. Ceux
qui veulent donner un air de merveilleux à ses aventures
disent qu'au moment qu'il fut jeté dans ce
précipice, un aigle vola à son secours, et avec
ses ailes éployées le soutint ; de sorte qu'en
tombant, ou pour mieux dire en descendant, car cet aigle le
portait, il ne fut ni estropié ni même
blessé ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne pouvait
se tirer de cet abîme sans une espèce de
miracle.
[6] Il y passa deux jours étendu par terre, le visage
couvert de son habit, comme un homme qui se tenait sûr de
mourir et qui attendait sa fin. Au troisième jour il
entendit du bruit ; et découvrant son visage, il entrevit
un renard qui mangeait un cadavre, car aux épaisses
ténèbres du lieu se mêlait tant soit peu de
jour. Il comprit donc qu'il y avait quelque soupirail, quelque
trou par où ce renard était entré ; la
difficulté était de le trouver. Il résolut
d'attendre que l'animal fut plus près de lui ; dès
qu'il le vit à sa portée, il le prit d'une main,
et de l'autre, toutes les fois que le renard se tournait de son
côté, il lui présentait son habit, que cet
animal ne manquait pas de prendre et de tirer avec ses dents.
Alors suivant l'animal et se laissant conduire à lui, il
faisait quelques pas à travers les pierres et les
immondices, jusqu'à ce qu'enfin il aperçut une
ouverture qui donnait un peu de lumière, et par où
l'animal avait passé.
[7] Pour lors il lâcha le renard, qu'il vit
aussitôt grimper et se sauver par le trou.
Aristomène profitant de l'exemple élargit ce trou
avec les mains, non sans peine, mais enfin il l'élargit,
se sauva, et alla rejoindre les siens. Il faut avouer que la
fortune, en le faisant tomber entre les mains de ses ennemis, le
traita bien indignement ; car du courage et de la
résolution dont il était, il n'y avait personne au
monde qui pût espérer de le prendre vif ; mais il
faut avouer aussi que le bonheur avec lequel il se tira du
précipice où on l'avait jeté fut une
aventure très singulière, et très propre
à prouver que quelque divinité veillait à
sa conservation.
XIX. [1] Aristomène ne fut pas plutôt
rentré dans Ira, que des transfuges en allèrent
porter la nouvelle aux Lacédémoniens, qui ne se
laissèrent pas plus persuader que si on leur avait dit
qu'un mort était ressuscité ; mais lui-même
leur apprit bientôt ce qui en était.
[2] Car ayant su par ses coureurs que les Corinthiens venaient
au secours des assiégeants, et que ces troupes
n'observant aucune discipline dans leur marche, campaient sans
poser ni corps de garde ni sentinelles, il alla se mettre en
embuscade sur leur chemin, les attaqua brusquement durant la
nuit, lorsque le soldat était endormi, en fit un grand
carnage, tua quatre de leurs principaux officiers,
Hyperménide, Achladée, Lysistrate et Idacte, pilla
la tente du général, et s'en retourna
chargé de butin. Pour lors les
Lacédémoniens connurent que c'était
Aristomène qui avait fait cette expédition, et non
un autre.
[3] A son retour il fit un sacrifice à Jupiter Ithomate,
non un sacrifice à l'ordinaire, mais ce qu'ils appellent
une hécatomphonie ; c'est une sorte de sacrifice qui a
été en usage de tout temps chez les
Messéniens, et qui n'a lieu que lorsqu'un
général a eu le bonheur de tuer de sa main cent
ennemis dans un combat. Aristomène sacrifia ainsi trois
fois en sa vie ; la première, après la bataille
qui se donna dans le lieu appelé le monument du
sanglier, la seconde, après l'expédition dont
je viens de parler, et la troisième, pour un pareil
succès dans quelqu'une de ses excursions.
[4] Cependant la fête Hyacinthia approchait ; les
Lacédémoniens, qui voulaient aller la
célébrer chez eux, firent une trêve de
quarante jours avec les Messéniens. Pendant ce
temps-là, des archers Crétois qu'ils avaient fait
venir de Lycte et de quelques autres villes de Crète, ne
cessaient de ravager les environs du mont Ira.
Aristomène, qui sur la foi d'une trêve jurée
de part et d'autre, croyait n'avoir rien à craindre,
s'était malheureusement écarté ; sept
Crétois lui dressèrent une embuscade où il
donna ; de sorte qu'ils le prirent, et comme il était
déjà nuit, tout ce qu'ils purent faire ce fut de
lui lier les pieds et les mains avec les courroies dont ils se
servaient à attacher leurs carquois.
[5] Aussitôt deux de la bande s'en vont à Sparte
pour annoncer l'agréable nouvelle de la prise
d'Aristomène, et les cinq autres conduisent leur
prisonnier jusqu'à un village de la Messénie, que
l'on nomme Agilus. Là demeurait une jeune fille avec sa
mère qui était veuve ; la nuit
précédente cette fille avait eu un songe fort
extraordinaire ; elle avait rêvé que des loups
traînaient dans un champ un lion enchaîné,
auquel on avait arraché les ongles ; que pleine de
compassion pour ce lion, elle avait eu le courage de l'approcher
et de lui redonner des ongles, et qu'un moment après les
loups avaient été mis en pièces par cet
animal.
[6] Voyant donc ce prisonnier ainsi lié, elle ne douta
pas que ce ne fût l'accomplissement de son rêve ;
mais quand elle sut de sa mère que c'était
Aristomène, elle se confirma encore plus dans cette
pensée, et observant attentivement les yeux du
prisonnier, elle comprit sans peine ce qu'il souhaitait qu'elle
fît. Aussitôt elle va tirer du vin, et fait tant
boire les Crétois qu'ils s'enivrent, peu de temps
après ils s'endorment. Alors cette
généreuse fille prend le poignard de celui qui
dormait le plus profondément, et en coupe les courroies
dont ils avaient lié Aristomène, qui, avec le
même poignard égorge les cinq Crétois.
Ensuite, pour marquer sa reconnaissance à sa
libératrice, il lui fit épouser son fils Gorgus,
qui n'avait pas encore dix-huit ans.
XX. [1] Il y avait onze ans que le siège durait, et le
terme fatal était arrivé. Ira fut donc contrainte
de céder à son destin ; et les Messéniens
se virent encore une fois chassés de leur ville.
L'événement vérifia ce qui avait
été prédit à Aristomène et
à Théoclus ; car après la déroute de
la grande fosse, ils allèrent à Delphes pour
consulter l'oracle sur les moyens de rétablir leurs
affaires, et la Pythie leur répondit par ces vers :
Quand un bouc altéré boira de l'eau du
Nedès, C'est à vous d'y veiller, c'en est fait de Messène, Jupiter l'abandonne, et sa perte est certaine. |
[2] Le Nedès, après s'être formé d'une source qui sort du mont Lycée, prend son cours par l'Arcadie, puis se repliant pour ainsi dire sur lui-même, il vient arroser la Messénie et sert de barrière du côté de la mer entre les Messéniens et les Eléens. Les Messéniens, trompés par l'ambiguïté de l'oracle, crurent que tout ce qu'ils avaient à craindre, c'était que les boucs ne bussent de l'eau du fleuve Nedès ; mais le dieu entendait tout autre chose. Il faut donc savoir que le même mot grec qui signifie un bouc, signifie aussi chez les Messéniens un figuier sauvage. Or il y avait un figuier sauvage qui était venu sur le bord du Nedès, et qui au lieu de croître en hauteur, s'était comme plié et renversé du côté du fleuve, en sorte que l'extrémité de ses branches touchait à l'eau.
[3] Le devin Théoclus ayant remarqué ce figuier sauvage, comprit que ce que l'on entendait d'un bouc, la Pythie pouvait fort bien l'entendre de cet arbre ; d'où il jugea que c'était fait des Messéniens et que leur perte était inévitable. Cependant il tint sa conjecture secrète et ne s'en ouvrit qu'au seul Aristomène ; il le mena au pied du figuier, lui développa le sens de l'oracle, et l'assura qu'il n'y avait plus rien à espérer. Aristomène n'eut pas de peine à le croire, et persuadé qu'il n'y avoir point de temps à perdre, il prit des mesures conformes à la nécessité présente.
[4] Dans le trésor de l'état, on gardait un monument qui était comme un gage sacré de la durée de l'empire, en sorte que si les Messéniens le laissaient perdre, ils devaient périr sans ressource, et qu'au contraire s'ils le conservaient ils devaient se relever un jour et refleurir plus que jamais ; c'est ce que Lycus fils de Pandion leur avait prédit. C'était un secret d'Etat que peu de gens savaient ; Aristomène qui en avait connaissance, dès que la nuit fut venue, prit ce précieux monument, le porta dans l'endroit le plus désert et le plus écarté du mont Ithome, le cacha sous terre, puis s'adressant à Jupiter Ithomate et à tous les dieux tutélaires de l'empire, les pria de ne pas permettre que ce sacré dépôt, l'unique espérance des Messéniens, tombât jamais entre les mains de leurs ennemis.
[5] Enfin il était arrêté que les Messéniens, comme autrefois les Troyens, périraient par un adultère. Ils occupaient non seulement la ville d'Ira, mais aussi tous les environs depuis la hauteur où était la citadelle jusqu'au fleuve Nedès ; quelques-uns même habitaient hors des portes de la ville. Aucun transfuge n'était encore venu à eux du camp des Lacédémoniens, à la réserve d'un esclave, qui gardait les vaches d'Empéramus, homme distingué parmi les Spartiates.
[6] Cet esclave s'étant enfui de chez son maître, avait passé avec ses vaches du côté de ces Messéniens qui avaient leur habitation hors des portes, et il menait paître tous les jours son troupeau dans les prairies qui sont au bas de la montagne vers le Nedès. Le hasard fit qu'il rencontra une Messénienne qui allait chercher de l'eau, et qu'il en devint amoureux ; d'abord il lui tint quelques propos, ensuite il lui fit de petits présents, enfin il gagna ses bonnes grâces et lia un commerce avec elle. Pour la voir il prenait justement le temps que son mari était en faction ; car les Messéniens montaient la garde tour à tour et par détachements à la citadelle, de crainte que l'ennemi n'entrât dans la ville par cet endroit qui était mal fortifié. Le mari n'était donc pas plutôt sorti de sa maison que le pâtre venait rendre visite à sa femme.
[7] Or une nuit que le Messénien était de guet, il plut tant que ni lui ni ses camarades ne jugèrent pas à propos de coucher au bivouac ; car comme on avait fait seulement quelques fortifications à la hâte, il n'y avait ni tours, ni guérites où l'on pût se mettre à couvert des injures du temps. Les sentinelles quittèrent donc leurs postes et avec d'autant plus de confiance qu'il n'y avait pas d'apparence que les Lacédémoniens pussent rien entreprendre par une nuit si noire et si pluvieuse. D'ailleurs le soldat n'avait rien à craindre de son général.
[8] Peu de jours auparavant, Eulyalus Spartiate, à la tête d'une troupe de Lacédémoniens et de quel- ques archers de la ville d'Aptère, avaient enlevé un marchand de Céphallie qui amenait des provisions aux Messéniens ; Aristomène voulut reprendre le prisonnier, qui était son hôte et son ami ; il le reprit en effet avec tout ce qui lui appartenait ; mais en lui rendant ce service, il avait été blessé dans le combat ; ainsi il n'était pas en état de faire sa ronde à l'ordinaire.
[9] Par toutes ces raisons, les soldats qui étaient en faction dans la citadelle crurent pouvoir s'en retourner chez eux sans aucun risque ; de ce nombre était le Messénien dont je parle. Dès que sa femme l'entend frapper, elle cache son amant du mieux qu'elle peut, court au-devant de son mari, le reçoit avec de grandes démonstrations de joie et lui demande par quelle bonne fortune il revenait si tôt. Lui qui ne se défiait de rien, raconte à sa femme tout ce qui en était, qu'il n'avait fait que suivre l'exemple de ses camarades, et que le mauvais temps les avait tous obligés à s'en aller.
[10] Le pâtre qui entendait tout cela, apprenant que la citadelle n'était pas gardée, se dérobe aussitôt et va trouver les Lacédmoniens. Ni l'un ni l'autre roi n'était au camp, c'était Empéramus qui en leur absence commandait les troupes du siège. On mène l'esclave à son maître, il se jette à ses pieds, lui demande pardon de s'être enfui, lui dit ensuite que le moment de prendre Ira était venu, qu'il n'y avait point de temps à perdre, et apprend tout ce qu'il avait su de la propre bouche du Messénien.
XXI. [1] On ne trouva rien que de fort probable à ce que disait l'esclave. Empéramus et les Lacédémoniens le prenant donc pour guide, marchent droit à la citadelle. Le chemin était presque impraticable à cause de la pluie continuelle et des épaisses ténèbres de la nuit ; cependant le courage leur fit surmonter toutes les difficultés. Arrivés au pied du mur, les uns y appliquent des échelles, les autres grimpent ou s'élancent si bien qu'ils se logent enfin sur les remparts. Depuis quelque temps, tout annonçait aux Messéniens leur désastre ; les chiens même, par de longs aboiements ou plutôt par des hurlements affreux, semblaient les en avertir. Quand ils virent l'ennemi dans la citadelle, et par conséquent leur perte assurée, ils résolurent de combattre jusqu'à l'extrémité, non plus tous ensemble et en bataille rangée, mais en se servant de toutes les armes que le hasard leur présenterait, afin de défendre jusqu'à la fin ce peu de terrain qui leur restait, et auquel ils pussent donner le doux nom de patrie.
[2] Les premiers qui s'aperçurent que l'ennemi était au-dedans, et les premiers aussi qui se mirent en devoir de le repousser, furent Gorgus fils d'Aristomène, et Aristomène lui-même, le devin Théoclus, Manticlus son fils, et le brave Evergétidas, homme infiniment considéré des Messéniens par lui-même, et d'ailleurs illustré par le mariage qu'il avait fait avec Hagnagora, soeur d'Aristomène. Quelques-uns d'eux, quoique pris comme dans un filet et enveloppés de toutes parts, n'avaient pas encore perdu tout espoir.
[3] Mais Aristomène et Théoclus, qui avaient l'oracle d'Apollon présent à l'esprit, et qui n'étaient pas trompés par l'ambiguité des termes, savaient bien qu'il n'y avait plus de remède. Cependant, pour ne pas alarmer les autres, ils leur en firent un secret. Courant tous deux par la ville, à mesure qu'ils trouvaient des Messéniens, ils les exhortaient à faire leur devoir en braves gens, et par leurs cris ils tâchaient de réveiller ceux qui étaient renfermés dans les maisons.
[4] La nuit se passa ainsi sans qu'il se fît rien de considérable de part ni d'autre ; car les Lacédémoniens qui ne connaissaient point les lieux et qui craignaient Aristomène, n'osèrent rien tenter ; et les Messéniens n'avaient pu demander ni prendre le mot, outre que s'ils allumaient un flambeau ou quelque brandon, le vent et la pluie l'éteignaient aussitôt.
[5] Lorsque le jour parut et que l'on put se reconnaître, Aristomène et Théoclus n'oublièrent rien pour irriter le désespoir des Messéniens, mais surtout ils les animèrent par l'exemple des Smyrnéens, peuples d'Ionie, qui, quoique Gygès fils de Dascylus et les Lydiens fussent déjà maîtres de leur ville, ne laissèrent pas de les en chasser par leur courage et leur résolution. Un si puissant exemple eut tout l'effet que ce général en attendait.
[6] Les Messéniens se jettent en désespérés au travers des ennemis, résolus de se faire jour ou de vendre chèrement leur vie. Les femmes, de leur côté, ne cessaient de lancer des pierres, des tuiles et tout ce qu'elles trouvaient sous leur main, bien fâchées de ce que l'orage, qui continuait toujours, les empêchait de monter sur les toits pour les renverser sur les Lacédémoniens, comme elles en avaient envie ; enfin elles eurent le courage de prendre les armes et de fondre aussi sur l'ennemi, nouvel aiguillon pour les Messéniens, de voir que leurs femmes aimaient mieux s'ensevelir sous les ruines de leur patrie, que d'être menées captives à Lacédémone.
[7] Une telle disposition dans ce malheureux peuple devait le soustraire à la rigueur de son destin : mais la violence de la pluie, le bruit épauvantable du tonnerre, et les éclairs dont ils étaient continuellement éblouis, furent un obstacle qu'ils ne purent vaincre ; pendant que les Lacédémoniens au contraire tiraient un bon augure de ces menaces du ciel, et croyaient que Jupiter se déclarait pour eux ; en effet, il éclairait à leur droite, et leur devin Hécatus les assurait que c'était un heureux présage.
[8] Lui-même s'avisa d'un expédient qui leur réussit. Les Lacédémoniens étaient fort supérieurs en nombre ; mais comme ils ne pouvaient s'étendre ni donner tous ensemble, et qu'ils étaient obligés de combattre en plusieurs quartiers de la ville, il arrivait que ceux qui étaient aux derniers rangs devenaient inutiles. Hécatus en renvoya une partie au camp, afin qu'elle pût se reposer et repaître, mais avec ordre de venir relever l'autre sur la fin du jour.
[9] De cette manière, se succédant les uns aux autres, ils soutenaient aisément la fatigue du combat ; au lieu que tout contribuait à accabler les Messéniens. Il y avait trois jours et trois nuits qu'ils combattaient ou qu'ils étaient sous les armes ; outre l'ennemi, il leur fallait encore vaincre le sommeil, le froid, la pluie, la faim et la soif. Leurs femmes, épuisées de fatigue et nullement accoutumées au dur métier de la guerre, étaient aussi aux abois.
[10] Théoclus voyant les choses en cet état : «A quoi bon prendre inutilement tant de peine ? dit-il à Aristomène. Il faut qu'Ira succombe, le destin l'a ainsi ordonné. Il y a longtemps que la Pythie nous a annoncé le malheur que nous voyons arrivé, et ce fatal figuier nous l'a aussi présagé ; sauvez vos citoyens, sauvez-vous vous-même. Pour moi, je ne puis survivre à ma patrie, les dieux veulent qu'elle et moi nous périssions ensemble».
[11] Après ces paroles, il se jette au milieu des ennemis en leur criant qu'ils ne seraient pas toujours victorieux, ni les Messéniens leurs esclaves ; furieux comme un lion, il abat, il tue tout ce qui lui résiste, il se saoule de sang et de carnage ; mais enfin, mortellement blessé, il tombe et rend le dernier soupir. Aristomène fit sonner la retraite et rassembla tous ses Messéniens, à l'exception de quelques-uns, qui n'écoutant que leur courage, tinrent ferme encore quelque temps. Il ordonna aux autres de mettre leurs femmes et leurs enfants au centre de leurs bataillons, et de le suivre par le chemin qu'il allait leur frayer.
[12] Il donna la conduite de l'arrière-garde à Gorgus et à Manticlus ; pour lui, se mettant à l'avant-garde, la pique à la main, par un signe de tête et par sa mine, il fit comprendre qu'il voulait se faire un passage au travers des ennemis. Empéramus et ses Spartiates ne jugeant pas à propos d'irriter davantage des forcenés dont le désespoir était à craindre, s'ouvrirent d'eux-mêmes et les laissèrent passer, en quoi ils ne firent que suivre l'avis de leur devin Hécatus.
XXII. [1] Les Arcadiens ne furent pas plutôt informés de la prise d'Ira, qu'ils déclarèrent à leur roi Aristocrate qu'ils voulaient marcher au secours des Messéniens, résolus de les sauver ou de périr avec eux. Mais Aristocrate, qui était gagné par les présents des Lacédémoniens, refusa aux Arcadiens de les mener, disant qu'il n'y avait plus au monde de Messéniens qui eussent besoin de leur secours.
[2] Cependant eux qui savaient qu'à la vérité les Messéniens avaient été obligés d'abandonner Ira, mais que du moins ils avaient pour la plupart échappé à l'ennemi, ils allèrent à leur rencontre jusqu'au mont Lycée, portant avec eux hardes, vivres, habits, et tout ce qui pouvait être nécessaire à ces pauvres fugitifs ; même ils envoyèrent plus loin les principaux de chaque ville pour servir de guides à leurs alliés et pour les consoler dans leur malheur. Lorsque les Messéniens furent arrivés au mont Lycée, il n'y eut sorte de bons traitements que les Arcadiens ne leur fissent, jusqu'à vouloir et les retenir dans leurs villes et partager leurs terres avec eux.
[3] Mais Aristomène avait bien un autre dessein ; inconsolable du saccagement de sa ville et enragé contre les Lacédémoniens, voici ce qu'il imagina. Parmi ses Messéniens il fit choix de cinq cents hommes, tous gens déterminés et qui comptaient leur vie pour rien ; ensuite, en présence des Arcadiens et d'Aristocrate, car il ne le connaissait pas encore pour un traître et il l'excusait de s'être enfui du combat, en imputant cette action à une terreur panique plutôt qu'à méchanceté ; en présence, dis-je, d'Aristocrate, il demande à ses braves s'ils seraient contents de mourir avec lui en vengeant leur patrie.
[4] Tous l'en ayant assuré, il leur déclare que «dès le soir même il les mène à Sparte ; et j'espère, ajouta-t-il, que nous en aurons bon marché, pendant que la plupart de ses habitants sont occupés à piller les richesses que nous avons laissées à Ira. Si nous réussissons et que nous prenions Sparte, ils nous rendront notre bien, et nous leur céderons le leur ; que si nous mourons à la peine, du moins aurons-nous l'honneur d'avoir conçu un beau dessein, et nous laisserons un grand exemple à la postérité».
[5] Après qu'il eut dit ce peu de mots, trois cents Arcadiens s'offrirent encore et voulurent partager la gloire de l'entreprise. Mais les uns et les autres furent obligés d'en différer l'exécution, parce qu'en sacrifiant ils n'avaient pas trouvé les entrailles des victimes telles qu'ils les souhaitaient. Le lendemain venu, ils découvrent que les Lacédémoniens sont informés de tout, et que c'est encore Aristocrate qui les a trahis. Dans le temps qu'Aristomène s'était ouvert de son dessein, Aristocrate avait écrit sur les tablettes tout ce qu'il lui avait entendu dire, et le moment d'après il avait dépêché à Sparte un esclave de confiance, et lui avait donné ses tablettes pour les rendre à Anaxandre.
[6] Quelques Arcadiens qui avaient eu des démêlés avec le roi et qui le tenaient pour suspect dans l'affaire présente, surprirent cet esclave comme il revenait de Sparte, et l'amenèrent dans l'assemblée du peuple. Là, en présence d'un grand monde, fut lue la lettre qu'il rapportait. Anaxandre mandait au roi d'Arcadie que les Lacédémoniens n'avaient pas laissé sans récompense le service qu'il leur avait rendu en abandonnant ses alliés au combat de la grande fosse, et qu'ils ne reconnaîtraient pas moins le bon office qu'il venait encore de leur rendre par l'avis qu'il leur donnait.
[7] La trahison ainsi découverte, les Arcadiens prirent des pierres et en assommèrent Aristocrate, exhortant les Messéniens à en faire autant. Mais ceux-ci observaient la contenance d'Aristomène, qui, les yeux fixes et baissés contre terre, versait de grosses larmes. Après qu'Aristocrate eut été lapidé, les Arcadiens laissèrent son corps sans sépulture et le firent jeter hors de leur pays ; ensuite ils élevèrent une colonne devant la porte du temple d'Apollon Lycien, avec cette inscription :
Ici reçut le prix de ses honteux forfaits Un perfide tyran, l'horreur de ses sujets ; Nos alliés, trompés par son lâche artifice, Ont été les témoins de son juste supplice. Veuillent toujours les dieux punir les scélérats, Et de la trahison préserver nos états ! |
XXIII. [1] Tout ce qui resta de Messéniens à Ira, et ceux qui se dispersèrent en différents endroits de la Messénie, furent mis par les Lacédémoniens au nombre de ces serfs publics auxquels ils donnent le nom d'Hilotes. Les Pyliens, les Mothonéens et tous les autres de la même nation qui habitaient le long des côtes, voyant Ira prise, s'embarquèrent et passèrent à Cyllène, qui est un port des Eléens ; d'où ils vinrent bientôt joindre leurs compatriotes en Arcadie, afin d'aller chercher de nouvelles terres, de concert avec eux et par une même expédition. Tous souhaitaient qu'Aristomène voulût être le chef de la colonie.
[2] Mais il les assura que tant qu'il vivrait il combattrait contre les Lacédémoniens, et qu'il espérait faire encore bien de la peine à Sparte ; il leur donna donc pour conducteurs Gorgus et Manticlus. Cependant Evergétidas avec sa troupe avait aussi gagné le mont Lycée ; quand il eut appris que l'entreprise d'Aristomène avait échoué par la perfidie d'Aristocrate, il prit avec lui cinquante Messéniens, de ceux qui avaient la meilleure volonté, s'en retourna à Ira, et donnant brusquement sur les Lacédémoniens, qui ne songeaient qu'à piller la ville, il en fit un grand carnage, et changea leur triomphe en funérailles.
[3] Ensuite, content de sa vengeance, il accomplit sa destinée et mourut glorieusement les armes à la main. Aristomène, après avoir donné des chefs à ses citoyens, commanda que ceux des Messéniens qui voudraient aller chercher fortune ailleurs, s'assemblassent à Cyllène pour s'y embarquer ; tous s'y trouvèrent, à la réserve de quelques vieillards et de quelques misérables qui n'avaient pas le moyen de faire les frais du voyage.
[4] Ainsi finit la seconde guerre des Messéniens avec les Lacédémoniens. Authosthène était pour lors archonte à Athènes, et c'était la première année de la vingt-huitième olympiade, en laquelle année Chionis Lacédémonien remporta la victoire aux jeux olympiques.
[5] Les Messéniens qui s'étaient rendus à Cyllène, voyant que l'hiver approchait, résolurent d'attendre le printemps, et cependant les Eléens ne les laissèrent manquer ni de vivres ni d'argent. Aux approches de la belle saison il fut question de savoir où ils iraient. Gorgus était d'avis qu'ils allassent occuper Zacynthe, qui est une île au-dessus de Céphallenie, parce que de là, disait-il, devenus insulaires d'habitants de terre ferme que nous étions, nous pourrons par nos vaisseaux inquiéter toute la côte maritime de la Laconie. Manticlus, au contraire, soutenait qu'il fallait oublier Messène et tous les maux que les Lacédémoniens leur avaient faits : allons droit en Sardaigne, disait-il, c'est une belle et grande île qui nous fournira abondamment toutes les choses nécessaires à la vie.
[6] Sur ces entrefaites, Anaxilas envoya prier les Messéniens de venir en Italie ; Anaxilas régnait à Rhegium, et il était arrière-petis-fils d'Alcidamas, qui après la mort d'Aristodème et la prise d'Ithome, avait quitté la Messénie pour aller s'établir à Rhegium. Anaxilas invita donc les Messéniens à venir chez lui. Quand ils furent arrivés, il leur dit qu'il était continuellement en guerre avec les Zancléens ; que ces peuples possédaient un fort bon pays, avec une ville située dans un des meilleurs cantons de la Sicile ; que s'ils voulaient se joindre à lui et lui aider à conquérir ce pays, il leur en ferait présent. Les Messéniens acceptèrent la proposition et aussitôt Anaxilas les mena en Sicile.
[7] Zancle n'était du commencement qu'une retraite de corsaires, qui entourèrent d'un mur un lieu désert mais proche d'une bonne rade, et ils y bâtirent un fort d'où ils pouvaient courir les mers et exercer impunément leur piraterie. Leurs premiers chefs firent Cratémenès de Samos, et Périérès de Chalcis, qui dans la suite attirèrent dans leur ville d'autres Grecs pour la peupler.
[8] Enfin, les Zancléens battus sur mer par Anaxilas, défaits sur terre par les Messéniens, ensuite assiégés d'un et d'autre côté dans Zancle, et voyant déjà une partie de leurs murs abattue, n'eurent d'autres ressources que de se réfugier aux pieds des autels dans leurs temples. Anaxilas voulait que, sans respecter le lieu, on les passât au fil de l'épée, et que l'on vendit les autres à l'encan, avec leurs femmes et leurs enfants.
[9] Mais les généraux Messéniens demandèrent grâce pour ces malheureux et prièrent Anaxilas de ne pas les obliger à traiter des Grecs comme les Lacédémoniens les avaient traités eux-mêmes par une cruauté insigne, et au mépris des liens du sang. Ainsi l'asile fut respecté ; les Zancléens, sortis de leurs temples, partagèrent leurs domiciles et leur empire aux vainqueurs ; ensuite les deux peuples se jurèrent fidélité réciproquement les uns aux autres, et Zancle changea seulement son nom en celui de Messène.
[10] Ce fut en la trentième olympiade que cela arriva, et la même année que Chionis Lacédemonien remporta le prix pour la troisième fois, Miltiade étant pour lors archonte à Athènes. Manticlus bâtit un temple à Hercule pour la nouvelle colonie, et ce temple subsiste encore à présent hors des murs de la ville, et on le nomme le temple d'Hercule Manticlus, comme on dit le temple de Jupiter Ammon, et le temple de Jupiter Bélus, le premier du nom d'un berger qui consacra ce temple à Jupiter en Afrique ; et le second du nom de Bélus Egyptien, qui en avait consacré un au même dieu dans Babylone. Voilà comment les Messéniens, chassés de leur pays, trouvèrent enfin un établissement et cessèrent d'être vagabonds.
XXIV. [1] Aristomène ayant refusé, comme j'ai dit, d'être chef de la colonie, maria sa soeur Hagnagora en secondes noces à Tharyx de Phigalée ; il avait deux filles qu'il établit aussi, mariant l'aînée à Damosthoedas de la ville de Leprée, et la cadette à Théopompe d'Hérée ; ensuite il alla à Delphes pour consulter le dieu, mais on ne dit point quelle réponse il en eut.
[2] Damagète Rhodien qui était roi de Jalyse se trouva à Delphes en même temps qu'Aristomène, et consulta aussi l'oracle de son côté pour savoir quelle femme il épouserait. La Pythie lui conseilla de choisir une fille dont le père était le plus honnête homme et le plus distingué de tous les Grecs. Aristomène avait encore une fille à marier ; Damagète l'épousa, étant persuadé qu'il n'y avait point alors d'homme dans toute la Grèce qui fût comparable à son beau-père. Aristomène conduisit lui-même sa fille à Rhodes, d'où ensuite il passa à Sardes pour s'aboucher avec Ardys, fils de Gygès et roi des Lydiens. Son dessein était d'aller ensuite à Ecbatane et de négocier quelqu'entreprise avec Phaorte, roi des Mèdes.
[3] Mais il tomba malade à Sardes et y finit ses jours. Car il était arrêté que les Lacédémoniens ne seraient plus tourmentés par Aristomène. Damagète et les Rhodiens lui érigèrent un superbe monument, et commencèrent dès lors à lui rendre de grands honneurs. Il y aurait bien des choses à raconter des Diagorides, ainsi les appelle-t-on à Rhodes, et ce sont les descendants de Diagoras, lequel était fils de Damagète second, petit-fils de Doriéüs et arrière-petit-fils de ce Damagète qui avait épousé une fille d'Aristomène.
[4] Mais je passe toutes ces choses sous silence pour ne pas m'écarter de mon sujet. Les Lacédémoniens se voyant maîtres de la Messénie, partagèrent les terres entre eux, à la réserve de ce qui appartenait aux Asinéens, et ils donnèrent Mothone aux Naupliens qui peu de temps auparavant avaient été chassés de Nauples par les Argiens.
[5] Cependant les Messéniens qui étaient répandus dans la campagne et que les Lacédémoniens avaient mis au nombre de ces serfs publics, qui ont le nom d'Hilotes, secouèrent le joug encore une fois vers la soixante-dix-neuvième olympiade que Xénophon de Corinthe fut couronné aux jeux olympiques, et qu'Archidémidas était archonte à Athènes ; et voici qu'elle fut l'occasion de leur révolte. Quelques Lacédémoniens ayant été condamnés à mort pour je ne sais quel crime, se réfugièrent dans le temple de Neptune au Ténare ; mais par ordre des Ephores, ils furent arrachés de l'autel et sur le champ exécutés.
[6] Neptune, irrité de cette profanation commise dans son temple, punit les Spartiates par une inondation qui submergea presque toute leur ville. Ce fut durant cette calamité que tout ce qu'il y avait de Messéniens parmi les Hilotes désertèrent et allèrent se cantonner sur le mont Ithome. Pour les réduire, les Lacédémoniens demandèrent aussitôt du secours à leurs alliés et particulièrement aux Athéniens, qui leur envoyèrent des troupes commandées par Cimon fils de Miltiade, lequel Cimon tenait aux Spartiates par les liens de l'hospitalité. Cependant peu de temps après, ils prirent de l'ombrage de ces troupes, et appréhendant quelque entreprise de leur part, ils les contre-mandèrent.
[7] Les Athéniens, piqués de cet affront, se liguèrent avec les Argiens ; et voyant les Messéniens obligés de capituler et d'abandonner le mont Ithome, ils leur donnèrent Naupacte dont ils avaient dépouillé ces Locriens qui sont voisins de l'Etolie et que l'on nomme Ozoles. Les Messéniens durent leur salut en cette occasion, et à l'assiette du lieu qui est naturellement fortifié, et à ce que la Pythie avait dit aux Lacédémoniens qu'ils commettraient une faute irrémissible s'ils usaient de rigueur envers des gens qui étaient sous la protection de Jupiter Ithomate ; c'est pourquoi on les reçut à composition, et ils en furent quittes pour évacuer le Péloponnèse.
XXV. [1] Mais après qu'ils eurent pris possession de Naupacte et des terres adjacentes, ils voulurent faire quelque exploit qui leur fût également utile et glorieux. Sachant donc que les Oeniades, peuples d'Acarnanie, habitaient un beau pays, et qu'ils étaient les ennemis déclarés des Athéniens, ils résolurent de leur faire la guerre. Egaux en nombre mais fort supérieurs en courage, ils les défont en rase campagne et ensuite ils les assiègent dans leur ville.
[2] Rien de ce qui peut servir dans un siège ne fut oublié dans celui-ci ; la sape, l'escalade, les machines de guerre de toute espèce, autant que la brièveté du temps le put permettre, tout fut employé avec succès ; si bien que les assiégés se voyant battre en brêche et craignant que s'ils se laissaient forcer, ils ne fussent tous passés au fil de l'épée, et leurs femmes et leurs enfants vendus à l'encan, ils aimèrent mieux capituler et céder leur ville au vainqueur.
[3] Les Messéniens y entrèrent aussitôt et s'emparèrent de toutes les terres voisines, et en jouirent paisiblement l'espace d'un an. Alors les Acarnaniens, après avoir tiré toutes leurs troupes des garnisons pour n'en faire qu'un corps, voulurent assiéger Naupacte ; mais faisant réflexion qu'il leur fallait passer par le pays des Etoliens, qui ne manqueraient pas de leur tomber sur les bras, ils changèrent de résolution.
[4] D'ailleurs, ils se doutaient que les Naupactiens avaient une armée navale, comme en effet cela était, et eux n'en ayant point, ils crurent que la partie ne serait pas égale ; c'est pourquoi ils tournèrent leurs armes contre les Messéniens qui s'étaient emparés d'Oeniade. Ils se préparèrent donc à les assiéger dans leur ville, ne s'imaginant pas que des peuples qui étaient en si petit nombre, fussent assez désespérés pour vouloir combattre contre toutes les forces de l'Acarnanie. A la vérité, les Messéniens pourvus suffisamment de vivres et de munitions, pouvaient espérer de soutenir longtemps le siège.
[5] Cependant, avant que de se renfermer dans leurs murs, ils résolurent de tenter le hasard d'un combat. Il leur semblait qu'après avoir éprouvé leur courage contre les Lacédémoniens et n'avoir manqué que de bonheur, ils pouvaient bien mépriser un ennemi tel que les Acarnaniens. Ils se remettaient aussi en mémoire que dix mille Athéniens avaient taillé en pièces trois cent mille Perses à Marathon.
[6] Ce fut dans cette confiance qu'ils livrèrent bataille à leurs ennemis ; et voici comme on dit que l'affaire se passa. Les Acarnaniens, qui étaient fort supérieurs en nombre, s'étendirent beaucoup plus que les Messéniens, en sorte qu'ils les tenaient comme enfermés de tous côtés, excepté par les derrières, qui communiquaient avec la ville, et d'où ils auraient pu être incommodés par les habitants. Prenant donc les ennemis de front et en flanc tout à la fois, ils faisaient pleuvoir une grêle de traits sur eux.
[7] Les Messéniens, toujours serrés, se portaient tantôt d'un côté tantôt de l'autre, enfonçant tout ce qu'ils trouvaient devant eux, et tuant ou blessant beaucoup de monde. Mais ils ne purent jamais rompre ni mettre en fuite les Acarnaniens, parce qu'à mesure qu'ils éclaircissaient leurs rangs, ceux-ci les garnissaient de nouvelles troupes qui étaient toutes prêtes à succéder aux premières ; de sorte que les Messéniens ne gagnaient que fort peu de terrain.
[8] Encore le perdaient-ils le moment d'après, étant repoussés à leur tour. Les deux armées combattirent ainsi jusqu'au soir avec un égal avantage. La nuit suivante il arriva aux Acarnaniens de nouveaux secours, ce qui obligea les Messéniens à rentrer dans leur ville, où ils se virent bientôt assiégés.
[9] Ce qu'ils craignaient, ce n'était ni que le soldat quittât son poste, ni que l'ennemi montât à l'assaut ou les forçât dans leurs retranchements, mais c'était la famine ; et en effet, en moins de huit mois tous leurs vivres furent consommés. Cependant ils insultaient aux assiégeants de dessus les murs, et leur disaient qu'ils avaient des provisions pour plus de dix ans.
[10] Mais malgré ces rodomontades, ils sortirent tous par les portes de la ville, durant le silence de la nuit, non pourtant sans être aperçus des ennemis : ainsi ils furent obligés de soutenir encore un combat, où ils perdirent quelque trois cents hommes, mais ils en tuèrent un plus grand nombre ; et s'étant fait jour à travers les Acarnaniens, ils prirent le chemin d'Etolie, pays qui ne leur était point suspect, et ils se retirèrent à Naupacte.
XXVI. [1] Depuis ce temps-là, ils ne cessèrent de s'abandonner à la haine qu'ils avaient contre les Lacédémoniens, et cette animosité parut surtout pendant la guerre que les Athéniens eurent avec les peuples du Péloponnèse. Car Athènes fit de Naupacte une espèce de boulevard et d'arsenal qui lui était fort commode ; et quand les Lacédémoniens se laissèrent surprendre dans l'isle Sphactérie, ce furent des frondeurs Messéniens de Naupacte qui les assommèrent.
[2] Aussi, lorsque les Athéniens eurent été défaits à Aegospotamos, le premier soin des Lacédémoniens fut de chasser les Messéniens de Naupacte, après les avoir vaincus dans un combat naval. De sorte que n'ayant plus de retraite, ils passèrent les uns en Sicile, les autres à Rhegium chez leurs compatriotes, et d'autres en plus grand nombre chez les Evespérites, peuples de Libye, qui se voyant continuellement harcelés par les barbares de leur voisinage, invitaient volontiers les Grecs à venir s'établir dans leur pays. Ceux qui prirent le parti d'aller en Libye eurent pour chef Comon, celui-là même qui avait eu la principale part à l'expédition de l'île Sphactérie.
[3] Quelques temps après cette dispersion et environ un an avant la victoire que les Thébains remportèrent à Leuctres, les Messéniens eurent divers présages de leur retour dans le Péloponnèse ; car on dit que dans la nouvelle Messène, qui est sur le détroit et dont j'ai parlé, un prêtre d'Hercule vit la nuit en songe Jupiter, qui invitait Hercule Manticlus à venir prendre un hospice au mont Ithome. Et chez les Evespérites Comon eut aussi un songe fort extraordinaire ; il lui sembla qu'il était couché avec sa mère, qui pourtant n'était plus au monde, et qu'en se levant il l'avait laissée pleine de vie ; d'où il augura que lui et ses Messéniens pourraient revenir à Naupacte par le secours des Athéniens, qui alors étaient fort puissants sur mer ; en un mot, plusieurs songes semblaient annoncer le rétablissement de Messène.
[4] Et en effet, peu d'années après, les Lacédémoniens ne purent éviter à Leuctres le malheur dont ils étaient menacés depuis longtemps ; car l'oracle qui fut rendu à Aristodème, finissait par ces deux vers :
La fortune à son gré dispense ses
faveurs,
Tantôt l'un, tantôt l'autre éprouve ses
rigueurs.
La Pythie voulait dire qu'Aristodème et les
Messéniens seraient vaincus, mais que les
Lacédémoniens le seraient aussi à leur
tour.
[5] Les Thébains ayant donc remporté une grande
et mémorable victoire sur les Lacédémoniens
à Leuctres, ils députèrent aussitôt
en Italie, en Sicile, chez les Evespérites, et partout
où il avait des Messéniens, pour les inviter
à revenir dans le Péloponnèse. Il n'est pas
croyable avec quel empressement ces fugitifs accoururent, tous
également transportés d'amour pour leur patrie et
de haine contre Lacédémone.
[6] Cependant Epaminondas était assez embarrassé,
car d'un côté, il n'était pas aisé de
leur bâtir une ville qui les mît à couvert
des entreprises de Sparte, et de l'autre, dans toute la
Messénie il n'y en avait pas une où ils pussent
être en sûreté ; outre qu'ils ne se portaient
pas volontiers à rebâtir Andanie ni Oechalie, parce
que tous leurs malheurs étaient arrivés durant
qu'ils habitaient ces villes. Comme le général des
Thébains était dans cette perplexité, il
eut la nuit une vision. Un vénérable vieillard, en
habits sacerdotaux, s'apparut à lui en songe, et lui tint
ce discours : «Tant que vous vivrez, Epaminondas, vos
armes seront victorieuses ; et quand vous quitterez ce monde, je
rendrai votre nom immortel et votre gloire ne sera point
effacée par le temps ; tout ce que je vous demande, c'est
de ramener les Messéniens chez eux et de les remettre en
possession de leur patrie ; la colère des Dioscures les a
jusqu'ici persécutés ; mais elle est enfin
cessée et ces dieux sont satisfaits».
[7] Epitelès fils d'Eschine, qui commandait les Argiens
et qui avait ordre de rétablir Messène, eut une
pareille vision en même temps. Il fut averti en songe de
se transporter au mont Ithome, de s'arrêter à
l'endroit où il verrait un lierre et un myrte, et de
creuser la terre entre ces deux arbrisseaux ; que là il
trouverait une vieille enfermée dans une prison d'airain
et plus d'à demi-morte, à laquelle il rendrait la
vie. Epitelès, dès le point du jour, alla chercher
l'endroit qu'il lui avait été indiqué, et
fouinant dans la terre il y trouva une urne de bronze qu'il
porta aussitôt à Epaminondas.
[8] Il lui raconta son songe et le pria de découvrir
lui-même cette urne et de voir ce qu'elle contenait.
Epaminondas, après avoir fait des sacrifices et des
prières au dieu qui était l'auteur de l'un et de
l'autre songe, ouvrit l'urne et y trouva des lames de plomb fort
minces, qui formaient une espèce de rouleau, et sur
lesquelles était écrit tout ce qui concernait le
culte et les cérémonies des grandes
déesses. C'était Aristomène qui, avant que
d'abandonner Ithome, avait caché cette urne dans la terre
; et l'on croit que celui qui apparut en songe à
Epaminondas et à Epitelès, était Comon, qui
vint autrefois d'Athènes à Andanie et qui apporta
le culte des grandes déesses à Messène,
fille de Triopas.
XXVII. [1] Quant au ressentiment des Dioscures, il avait
commencé dès avant le combat qui fut donné
dans la plaine du Stényclère ; et voici, je crois,
quelle en fut la cause. Il y avait à Andanie deux jeunes
hommes, beaux et bien faits, Panorme et Gonippus. Liés
d'une étroite amitié, ils allaient souvent
ensemble à la petite guerre dans la Laconie, d'où
ils rapportaient toujours quelque butin.
[2] Un jour entre autres que les Lacédémoniens
célébraient la fête des Dioscures dans leur
camp et qu'après le repas du sacrifice ils étaient
tous en joie, les deux jeunes Messéniens, vêtus de
blanc, avec le manteau de pourpre sur l'épaule,
montés superbement, un bonnet sur la tête et une
pique à la main, se montrèrent tout à coup
en cet équipage devant le camp des
Lacédémoniens ; eux les voyant ainsi
paraître à l'improviste, ne doutèrent pas
que ce ne fussent les Dioscures eux-mêmes, qui venaient
prendre part aux réjouissances que l'on faisait en leur
honneur : dans cette pensée ils vont au-devant, et se
prosternant, leur adressent leurs voeux et leurs
prières.
[3] Nos deux Messéniens les ayant laissés
approcher, firent aussitôt main basse sur eux, en
tuèrent un bon nombre, et après avoir ainsi
insulté à la religion de ces peuples, s'en
retournèrent à Andanie. De là, autant que
j'en puis juger, la colère des Dioscures, qui fut si
fatale aux Messéniens.
[4] Quoi qu'il en soit, Epaminondas présuma de son
rêve que ces dieux ne s'opposaient plus au retour de ce
malheureux peuple dans le Péloponnèse : mais il
fut encore fortifié dans cette espérance par les
vers de Bacis ; car on dit que ce poète, inspiré
par les Nymphes, fit diverses prédictions à
plusieurs peuples de la Grèce, et surtout celle-ci, au
sujet du retour des Messéniens :
Sparte alors exposée à de fâcheux
revers,
Verra d'un oeil jaloux Messène triomphante.
Je sais pour moi que Bacis avait prédit non seulement le siège d'Ira, mais même la manière dont elle serait prise, témoin ce vers :
La tempête et les vents contre Ira
conjurés.
[5] Les cérémonies du culte des grandes
déesses ayant été retrouvées, on
donna ordre à ceux qui étaient de race sacerdotale
de les écrire tout au long dans leurs rituels. Ensuite
Epaminondas, qui avait déjà choisi le lieu
où il voulait bâtir la ville que les
Messéniens habitent présentement, commanda aux
Augures d'examiner si les dieux tutélaires du pays
seraient contents de cette nouvelle demeure. Les Augures ayant
assuré que tout promettait un heureux succès, le
général thébain fit amasser des
matériaux et envoya chercher des architectes pour marquer
l'enceinte de la ville et pour ordonner de l'alignement des
rues, de la distribution des quartiers et des places, de
l'édifice des temples et des maisons, et enfin de la
construction des murs.
[6] Quand le plan général eut été
donné, les Arcadiens présentèrent les
victimes ; alors Epaminondas et les Thébains
sacrifièrent à Bacchus et à Apollon
Ismenius, suivant la coutume de leur pays ; les Argiens à
Junon Argienne et à Jupiter Néméen ; les
Messéniens à Jupiter Ithomate et aux Dioscures ;
enfin les prêtres de la nation aux grandes déesses
et à Caucon. Ensuite tous invoquèrent les
héros du pays et les prièrent de venir prendre
possession de cette nouvelle demeure, entre autres
Messène, fille de Triopas, Eurytus et Apharéus
avec leurs enfants, et parmi les descendants d'Hercule,
Cresphonte et Epytus ; mais ils invitèrent surtout
Aristomène, et sa mémoire fut plus honorée
que celle d'aucun autre.
[7] Toute la journée se passa en sacrifices et en
prières ; les jours suivants ils bâtirent les murs,
ensuite les temples et les maisons. Tous ces travaux se
faisaient au son des flûtes ; mais on ne souffrait que des
airs argiens ou béotiens ; et ce fut
particulièrement alors que les airs de Pronomus et de
Sacadas l'emportèrent sur tous les autres. Ils
donnèrent le nom de Messène à la nouvelle
ville, et dans la suite ils rebâtirent les autres villes
de la Messénie.
[8] Les Naupliens ne furent point chassés de Mothone, et
on laissa les Asinéens jouir paisiblement du pays qu'ils
occupaient. Les Messéniens traitèrent
favorablement ceux-ci, parce que, sollicités de prendre
parti contre eux ils ne l'avaient pas voulu faire ; pour les
Naupliens, ils étaient venus au-devant d'eux avec des
présents, implorant leur clémence, et ils avaient
toujours fait des voeux pour leur retour.
[9] Ce fut ainsi que les Messéniens revinrent dans le
Péloponnèse et qu'ils rentrèrent dans leur
patrie deux cent quatre-vingt-dix-sept ans après la prise
d'Ira. Dyscinète était alors archonte à
Athènes, et c'était la troisième
année de la cent deuxième olympiade, en laquelle
Damon de Thurium fut déclaré vainqueur pour la
seconde fois. Les Platéens ont demeuré aussi un
temps considérable hors de leur pays, de même que
les Déliens, qui chassés de leur ville par les
Athéniens, allèrent s'établir à
Adramytium.
[10] Peu après la bataille de Leuctres, les Myniens
Orchoméniens, pareillement chassés
d'Orchomène par les Thébains, furent errants
jusqu'à ce que Philippe fils d'Amyntas, les
ramenât, eux et les Platéens, dans la
Béotie. Enfin les Thébains eux-mêmes virent
leur ville de Thèbes détruite par Alexandre ; mais
Cassander fils d'Antipater, la rétablit quelques
années après. De tous ces peuples, ceux dont
l'exil dura le plus longtemps, furent les Platéens,
encore ne passa-t-il pas l'espace de deux
générations.
[11] A l'égard des Messéniens, ils furent
près de trois cents ans hors de leur patrie, pendant
lequel temps ils conservèrent toujours non seulement
leurs coutumes mais aussi leur langage, sans y rien mêler
d'étranger, et encore aujourd'hui ils parlent la langue
dorienne mieux qu'aucun autre peuple.
XXVIII. [1] Après leur retour ils jouirent quelque temps
d'une assez grande tranquillité. Les
Lacédémoniens étaient contenus par la
crainte des Thébains, et voyant d'un côté
Messène bâtie et bien peuplée, de l'autre
les Arcadiens rassemblés en corps dans une ville, ils
n'osaient branler. Mais sitôt que la guerre de la Phocide,
autrement dite la guerre Sacrée, eut attiré les
Thébains hors du Péloponnèse, Sparte reprit
son ancienne audace et ne put s'empêcher de faire la
guerre aux Messéniens.
[2] Ceux-ci, soutenus des Arcadiens et des Argiens, firent
bonne contenance, et cependant ils envoyèrent demander du
secours à Athènes. Les Athéniens
répondirent qu'ils ne porteraient point les premiers la
guerre dans la Laconie, mais qu'au moment où les
Lacédémoniens entreraient sur les terres des
Messéniens, ils se déclareraient contre eux. Enfin
les Messéniens firent alliance avec Philippe fils
d'Amyntas, et avec les Macédoniens ; ce fut même la
raison pourquoi, de tous les peuples de la Grèce, ils
furent les seuls qui ne se trouvèrent point à la
bataille de Chéronée ; mais du moins je dois dire
à leur honneur que jamais ils ne portèrent les
armes contre les intérêts communs des Grecs.
[3] Et lorsqu'après la mort d'Alexandre, les Grecs
firent une seconde fois la guerre aux Macédoniens, les
Messéniens furent de la partie, et payèrent fort
bien de leurs personnes, comme je l'ai raconté dans mon
premier livre en parlant des affaires d'Athènes. Mais ils
ne combattirent pas avec les autres Grecs contre les Gaulois,
parce que Cléonyme et les Spartiates qui leur
étaient suspects, ne voulurent pas leur donner le temps
de respirer, ni de faire leurs conditions avant que d'entrer
dans la ligue.
[4] Quelques années après, les Messéniens,
joignant la ruse à la force, se rendirent maîtres
d'Elis. Les Eléens durant longtemps avaient
surpassé tous les peuples du Péloponnèse en
justice et en modération. Mais outre les autres maux que
Philippe fils d'Amyntas causa au reste de la Grèce, et
dont j'ai déjà parlé, il corrompit aussi
les Eléens en semant l'or et l'argent parmi eux, ce qui
fit naître pour la première fois des divisions
entre leurs principaux citoyens.
[5] De sorte que prenant les armes et la faction des
Lacédémoniens voulant avoir le dessus, ils en
vinrent les uns et les autres à une guerre civile. Sparte
informée de ce qui se passait à Elis,
résolut aussitôt d'y envoyer des troupes pour
fortifier son parti ; mais tandis qu'elle perd du temps à
choisir ces troupes et à les ranger dans un certain
ordre, mille Messéniens, tous hommes d'élite,
prennent les devants et arrivent à Elis, couverts de
boucliers marqués à la marque de
Lacédémone.
[6] Les partisans des Lacédémoniens,
trompés par ces boucliers, crurent que c'étaient
des troupes auxiliaires qui leur arrivaient ; ils leur ouvrirent
les portes et les reçurent. Mais dès que les
Messéniens furent entrés, ils commencèrent
par chasser tous ceux qui étaient de la faction de
Sparte, et rendirent ensuite les autres maîtres de la
ville.
[7] Ainsi ils se servirent fort à propos d'une ruse de
guerre qu'Homère n'a pas oubliée ; car il raconte
dans l'Iliade que Patrocle prit l'armure d'Achille pour
aller au combat, et que les Troyens croyant que c'était
Achille qui combattait en personne, lâchèrent le
pied et regagnèrent leurs remparts. Ce poète peut
fournir plusieurs autres stratagèmes, comme quand il dit
que les Grecs envoyèrent la nuit deux espions au lieu
d'un dans le camp des Troyens ; et qu'un soldat de
l'armée des Grecs entra dans Troie comme
déserteur, mais en effet pour observer les desseins des
ennemis et en avertir Agamemnon.
[8] Dans un autre endroit il dit qu'Hector voulant passer la
nuit sous les armes avec toute l'armée hors de la ville,
il donna ordre que l'on garnît les tours et les remparts
de tout ce qu'il y avait de gens incapables de servir, pour
être ou trop jeunes ou trop vieux. Et dans un autre nous
voyons que plusieurs généraux grecs, que leurs
blessures avaient mis hors de combat, s'occupent à faire
donner les meilleures armes à des troupes d'élite
que l'on voulait employer à quelque grande entreprise.
C'est ainsi que ce grand poète mêle partout des
instructions, dont on peut faire son profit dans
l'occasion.
XXIX. [1] Quelques années après
l'expédition dont je viens de parler,
Démétrius, roi de Macédoine fils de
Philippe et petit-fils du premier Démétrius, prit
Messène. Dans le chapitre où j'ai traité
l'histoire de Sicyone, je n'ai pas oublié les attentats
de Persée contre Démétrius et contre
Philippe. Il faut maintenant que je raconte comment la ville de
Messène tomba en la puissance de ce prince.
[2] Philippe manquait d'argent, et c'était une chose
dont il ne savait pas se passer ; pour en avoir, il imagina
d'envoyer son fils Démétrius avec quelques
vaisseaux dans le Péloponnèse.
Démétrius aborda à un port du pays d'Argos,
qui était fort peu fréquenté : là il
débarque ses troupes et marche droit en Messénie.
Ensuite il se met à la tête de ce qu'il avait de
troupes armées à la légère ; et
comme il savait fort bien les chemins, il arriva de nuit
à Ithome, et avant qu'il fût jour il eut
escaladé le mur qui est entre la ville et la
citadelle.
[3] Le jour venant à paraître, les
Messéniens commencèrent à s'apercevoir que
l'ennemi était au-dedans, et d'abord ils crurent que
c'était les Lacédémoniens qui les avaient
encore surpris. Dans cette pensée, ranimant leur ancienne
haine, contre Sparte, ils se préparaient à
combattre jusqu'à la dernière
extrémité ; mais lorsqu'ils eurent connu, aux
armes et aux langages des ennemis, que c'était des
Macédoniens et Démétrius lui-même,
ils eurent encore plus de peur ; car ils songeaient qu'ils
avaient affaire à une nation fort belliqueuse, et
à des troupes qui étaient accoutumées
à vaincre.
[4] Cependant la grandeur du péril présent
échauda leur courage, et leur fit tenter, pour ainsi
dire, l'impossible ; outre qu'ils ne croyaient pas devoir
désespérer du succès, quand ils
considéraient qu'après un si long exil ils
n'avaient pu rentrer dans leur patrie sans une assistance
particulière du ciel. Pleins de cette noble audace, ils
fondirent tout à coup sur l'ennemi, tant ceux qui
étaient dans la ville, que ceux qui gardaient la
citadelle, et ceux-ci étaient bien plus redoutables,
à cause de l'avantage du terrain.
[5] Les Macédoniens soutinrent quelque temps cette furie
par leur valeur et en gens qui n'étaient pas novices au
métier de la guerre ; mais comme ils étnient
fatigués par une longue marche et qu'ils se voyaient
attaqués, non seulement par tout ce qu'il y avait de
Messéniens dans la ville, mais encore par les femmes, qui
faisaient pleuvoir les pierres et les tuiles sur leurs
têtes, ils ne songeaient plus qu'à se sauver, et
fuirent à vau-de-route. La plupart périrent dans
les roches et dans les précipices du mont Ithome, car il
est fort escarpé de ce côté-là, et
quelques-uns échappèrent en jetant leurs
armes.
[6] Au reste les Messéniens ne prirent aucune part au
congrès qui se tint en Achaïe, et voici, je crois,
quelle en était la raison. Quelque temps auparavant ils
avaient envoyé du secours aux
Lacédémoniens, qui étaient en guerre avec
Pyrrhus fils d'Eacidas, et par ce service ils avaient adouci
l'esprit de ces peuples. Il y a donc bien de l'apparence qu'ils
ne voulurent pas réveiller leur ancienne animosité
ni chercher querelle en s'unissant avec les Achéens, qui
étaient ennemis déclarés de Sparte.
[7] Et ils ne couraient aucun risque par cette conduite ; car
ils pouvaient bien penser ce que je pense moi-même,
qu'indépendamment d'eux, les Achéens feraient aux
Lacédémoniens tout le mal qu'ils pourraient : en
effet, les Argiens et les Arcadiens avaient la meilleure part
aux affaires qui se traitaient dans ce congrès. Mais dans
la suite, les Messéniens se joignirent eux-mêmes
aux Achéens. Quelque temps après,
Cléomène fils de Léonidas et petit-fils de
Cléonyme, prit Mégalopolis en Arcadie, durant une
trève dont on était convenu de part et
d'autre.
[8] Une partie des habitants fut passée au fil de
l'épée, les autres, qui faisaient à peu
près les deux tiers de la ville, s'étant
sauvés avec Philopoemen fils de Craugis, furent
reçus à bras ouverts par les Messéniens qui
se souvenaient des services que les Arcadiens leur avaient
rendus dès le temps d'Aristomène, et du secours
qu'ils avaient reçu d'eux, tout récemment encore
à l'occasion du rétablissement de Messène ;
c'est pourquoi ils se portèrent de grand coeur à
leur donner toutes les marques possibles de
reconnaissance.
[9] Les choses humaines, par leur condition, sont sujettes
à une vicissitude continuelle. Les Messéniens
furent donc à leur tour le refuge et les sauveurs des
Arcadiens, et ce qui est encore plus étonnant, c'est que
la fortune les fit triompher des Spartiates ; car après
avoir combattu contre Cléomène, auprès de
Sléasie, ils marchèrent sous les enseignes
d'Aratus, qui commandait l'armée des Achéens et se
rendirent maîtres de Sparte.
[10] Pour les Lacédémoniens, à peine
furent-ils délivrés de Cléomène
qu'ils tombèrent sous la tyrannie de Machanidas et
ensuite sous celle de Nabis, homme avide qui pillant
indifféremment le sacré comme le profane, amassa
en peu de temps de grandes richesses, dont il se servit à
lever des troupes et à affermir son autorité. Ce
Nabis s'empara de Messène ; mais la nuit même qui
suivit cette expédition, Philopoemen et les
Mégalopolitains étant accourus, obligèrent
ce tyran à sortir de la ville sous de certaines
conditions.
[11] Dans la suite les Achéens, sous prétexte de
quelques mécontentements, armèrent de toute leur
force contre les Messéniens et ravagèrent une
partie de leur pays ; voyant même le temps de la moisson
approcher, ils se préparaient à faire une
irruption dans la Messénie. Mais Dimocrate qui gouvernait
alors la république, et à qui le peuple avait
donné le commandement des troupes, ayant occupé
les défilés par où il fallait
déboucher dans la Messénie, arrêta tout
court Lycortas, général des Achéens et
rendit ses projets inutiles ; ensuite, marchant à
l'ennemi avec ses Messéniens et ce qu'il avait pu tirer
de secours des villes voisines, il le repoussa sans peine.
[12] Même il arriva que Philopoemen, qui n'avait rien su
de la malheureuse tentative de Lycortas, et qui venait par un
autre chemin avec quelque cavalerie, ayant été
obligé de combattre dans un lieu désavantageux,
fut défait et tomba vif entre les mains des
Messéniens. Comment il fut pris et quelle fut la fin de
ce grand homme, c'est ce que je raconterai dans la partie de cet
ouvrage qui est destinée à l'histoire des
Arcadiens. Quant à présent, il me suffit de dire
que ceux des Messéniens qui conseillèrent de le
faire mourir, payèrent la peine qu'ils méritaient.
Enfin, après ces divers événements,
Messène soumise encore une fois, fit partie de
l'état des Achéens.
[13] Jusqu'ici j'ai raconté les principales aventures
des Messéniens, et comment la fortune, après les
avoir éprouvés par toutes sortes de
disgrâces, les avoir chassés du
Péloponnèse et tenus errants un fort longtemps
dans des terres éloignées, les ramena enfin dans
le sein de leur patrie. Maintenant il est temps de passer
à la description de leur ville et de leur pays.
Chapitre suivant
Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.