[La Béotie - Orchomène - Lébadée - Chéronée]

Tardieu, 1821

XXXIV. [6] Au-delà de cette montagne, c'est Orchomène, ville autrefois aussi illustre et aussi florissante qu'il y en ait eu dans le reste de la Grèce ; mais son destin a été à peu près le même que celui de Mycènes et de Délos. Je vais rapporter ce que l'histoire nous apprend de plus considérable. On dit que le premier qui vint s'établir en cette contrée fut Andréus, fils du fleuve Pénée ; c'est pourquoi du nom de ce premier homme elle fut appelée l'Andréïde. Athamas y étant venu ensuite, Andréus lui donna tout le pays qui est aux environs du mont Laphystius, avec le canton où Haliarte et Coronée ont été bâties. Athamas croyait qu'il ne lui restait plus d'enfants mâles ; lui-même avait trempé ses mains dans le sang de Léarque et de Mélicerte ; Leucon, son troisième fils, était mort de maladie ; enfin il ignorait que Phrixus vécût encore ou qu'il eût des enfants. Se croyant donc sans postérité masculine, il adopta ses petits-neveux Coronus et Haliartus fils de Thersandre, et petit-fils de Sisyphe ; car Athamas était propre frère de Sisyphe. Cependant, quelque temps après, Phrixus, selon quelques-uns, revint de Colchos, et selon d'autres, Presbon son fils qu'il avait eu d'une fille d'Eétès. Les enfants de Thersandre voyant des héritiers légitimes à Athamas en la personne de Phrixus ou de Presbon, crurent devoir le quitter de son engagement, et abandonner l'espérance de régner après lui. Athamas de son côté voulant les bien traiter, leur céda une partie du pays qu'il possédait, où dans la suite ils bâtirent Coronée et Haliarte. Mais avant que Phrixus fût de retour, Andréus, du consentement d'Athamas, avait épousé Evippé, fille de Leucon, dont il avait eu Etéocle ; ce qui n'empêcha pas que parmi ses concitoyens, Etéocle ne passât pour être le fils du fleuve Céphise, et de là vient que quelques poètes lui ont donné cette qualité. Etéocle ayant succédé à son père souffrit que le pays retînt son premier nom ; il établit seulement deux tribus, dont il nomma l'une Céphissiade, et l'autre l'Etéoclée. Il donna à Halmus fils de Sisyphe, un petit canton, où celui-ci bâtit quelques villages qui furent nommés les Halmons ; mais dans la suite ce nom est resté à un seul village.

XXXV. [1] Les Béotiens disent qu'Etéocle est le premier qui se soit avisé de sacrifier aux Grâces ; ils prétendent qu'il en reconnaissait trois, mais ils ignorent les noms qu'il lui plut de leur imposer. Les Lacédémoniens au contraire n'en connaissent que deux, dont ils attribuent la consécration à Lacédémon fils de Taygète, lequel, à ce qu'ils disent, les nomma Clita et Phaenna, dénomination fort convenable aux Grâces aussi bien que celle que les Athéniens leur donnent.

[2] Car de toute ancienneté ces peuples ont aussi connu deux Grâces sous les noms d'Auxo et d'Hégémone. Pour le nom de Carpo, c'est le nom d'une heure, je veux dire d'une saison de l'année, et nullement d'une Grâce. L'autre heure, ou pour mieux dire, l'autre saison est honorée par les Athéniens, conjointement avec Pandrose, sous le nom de la déesse Thallo.

[3] Présentement, à l'imitation d'Etéocle l'Orchoménien, nous honorons trois Grâces. De là vient que ces célèbres statuaires Angélion et Tictéüs, qui ont fait l'Apollon de Délos, et que d'autres même qui ont fait des statues de Bacchus, ont représenté ces dieux portant trois Grâces sur leur main. On voit aussi à l'entrée de la citadelle d'Athènes trois Grâces, dont le culte est accompagné de cérémonies que l'on cache au vulgaire.

[4] Pamphus est le premier poète que je sache qui ait chanté les Grâces, mais sans déterminer le nombre de ces déesses et sans les appeler par leurs noms. Homère en parle aussi, et fait l'une d'elles femme de Vulcain. Dans un autre endroit il feint le Sommeil amoureux de Pasithée, l'une des Grâces, et lui fait dire que Junon lui a promis en mariage la belle Pasithée, la plus jeune des Grâces ; d'où quelques-uns ont pris occasion de penser qu'Homère connaissait deux sortes de Grâces, les unes plus anciennes, les autres plus modernes.

[5] Hésiode, dans sa Théogonie, car je veux bien qu'on lui attribue cet ouvrage, fait les Grâces filles de Jupiter et d'Eurynome, et les nomme Euphrosyne, Aglaïa et Thalie. Onomacrite dit la même chose dans ses poésies ; Antimaque n'en marque ni le nombre, ni les noms ; il dit seulement qu'elles sont filles du Soleil et d'Eglé. Enfin Hermésianax poète élégiaque met la déesse Pitho au nombre des Grâces, par un sentiment qui lui est particulier.

[6] Mais quelques recherches que j'aie faites, je n'ai pu découvrir quel est le premier statuaire ou le premier peintre qui a imaginé de représenter les Grâces toutes nues. Car à Smyrne, dans le temple des Némèses, entre plusieurs statues, on voit celle des Grâces qui sont d'or, et que l'on sait être de Bupalus ; et dans le lieu destiné à la musique, on voit une Grâce peinte par Apelle. C'est aussi Bupalus qui a fait les Grâces que l'on voit à Pergame, dans la chambre d'Attalus.

[7] Pour celles qui sont peintes dans le temple d'Apollon Pythius, elles sont de Pythagore de Paros. J'ai déjà parlé de celles que l'on a mises à l'entrée de la citadelle d'Athènes, et qui ont été faites par Socrate fils de Sophronisque. Or, dans tous ces monuments de l'antiquité, les Grâces sont vêtues. Je ne sais donc pas pourquoi les peintres et les sculpteurs qui sont venus depuis ont changé cette manière ; car aujourd'hui et depuis longtemps, les uns et les autres représentent les Grâces toutes nues.

XXXVI. [1] Etéocle étant mort, le royaume passa aux descendants d'Halmus. Mais Halmus lui-même n'avait eu que deux filles, Chrysogénée et Chrysé. On dit que de celle-ci et de Mars naquit un fils nommé Phlégyas, et ce fut lui qui succéda à Etéocle, mort sans enfants. Alors toute la contrée changea de nom et comme elle s'appelait auparavant l'Andréide, elle fut nommée depuis la Phlégyade.

[2] Andréus avait déjà bâti une ville qui portait le nom de son fondateur. Phlégyas y en ajouta une autre, à laquelle il donna le sien, et il la peupla de tout ce qu'il put ramasser de plus brave dans toutes les parties de la Grèce. Il s'en forma un peuple audacieux et inconsidéré, qui dans la suite voulant faire un corps à part, et qui s'étant séparé du reste des Orchoméniens, ne songea qu'à s'agrandir aux dépens de ses voisins. Ce peuple porta même son audace jusqu'à marcher contre Delphes, et à vouloir piller le temple d'Apollon. Philammon vint au secours des habitants avec une troupe d'Argiens choisis, mais lui et les siens furent tués dans un combat qui se donna sous les murs de Delphes.

[3] Aussi Homère nous représente-t-il les Phlégyens comme un peuple fort belliqueux ; c'est dans cet endroit de l'Iliade où le poète parle du dieu Mars, et de la Terreur qui a ce dieu pour père ; il met les Phlégyens et les Ephyriens dans le même rang pour la valeur ; par ceux-ci je crois qu'il entend les peuples qui habitent la Thesprotie d'Epire. Quant aux Phlégyens, ils furent enfin exterminés par le feu du ciel, par des tremblements de terre continuels et par la peste : il ne s'en sauva qu'un petit nombre qui passa dans la Phocide.

[4] Phlégyas mourut aussi sans enfants, et eut pour successeur Chrysès fils de Neptune et de Chrysogénée fille d'Halmus. Chrysès laissa un fils nommé Minyas, qui donna son nom aux peuples sur lesquels il régnait, nom qu'ils conservent encore aujourd'hui. Ce prince eut des revenus si considérables, qu'il surpassa tous ses prédécesseurs en richesses ; c'est le premier roi dont nous ayons connaissance, qui ait bâti un édifice pour y déposer son trésor.

[5] Il faut que les Grecs aient toujours plus admiré les merveilles étrangères que celles de leur propre pays, puisque leurs plus célèbres historiens ont décrit les pyramides d'Egypte avec la dernière exactitude et qu'ils n'ont rien dit du trésor royal de Minyas, ni des murs de Tirynthe, qui n'étaient pas moins admirables que ces pyramides.

[6] Minyas eut pour fils Orchomène. Ce fut sous le règne de celui-ci que la capitale prit le nom d'Orchomène, et que les habitants furent appelés Orchoméniens, mais ils gardèrent aussi le nom de Minyens, pour se distinguer de ces autres Orchoméniens qui allèrent s'établir en Arcadie. Hyettus, contraint de fuir d'Argos pour avoir tué Molurus fils d'Arisbas qu'il avait surpris en adultère avec sa femme, vint se réfugier auprès d'Orchomène, qui, touché de son malheur, lui donna ce petit canton où est aujourd'hui le village Hyettus, avec quelques terres adjacentes.

[7] Cet événement est raconté dans ses poésies qui ont pour titre les Femmes illustres de l'Orient. Il y est dit qu'Hyettus après avoir tué Molurus, l'adultère de sa femme, obligé de quitter Argos, se retira auprès d'Orchomène fils de Minyas, que ce héros le reçut avec bonté, et lui fit part du riche empire qu'il possédait.

[8] C'est le premier exemple que nous ayons d'un adultère puni. Car Dracon le législateur des Athéniens, vint longtemps après. Pour lui, durant sa magistrature, il fit d'utiles ordonnances pour la réformation des moeurs, et réprima l'adultère par des lois très sévères. Les Orchoméniens étaient déjà montés à un si haut degré de puissance et de gloire que Nélée fils de Créthéus roi de Pylos, vint à Orchomène pour y épouser Chloris, fille d'Amphion, et petite-fille d'Hilasius.

XXXVII. [1] La postérité d'Halmus ne régna pas longtemps. Orchomène n'ayant point laissé d'enfants, le royaume passa à Clyménus fils de Presbon, et petit-fils de Phrixus. Ce prince eut cinq fils, Erginus, Stratius, Arrhon, Pyléüs et Axéüs. Il périt malheureusement ; car un jour que l'on célébrait la fête de Neptune Onchestius, il fut tué par des Thébains avec qui il avait pris querelle pour un fort léger sujet.

[2] Erginus l'aîné de ses fils lui succéda, et voulant venger la mort de son père, il leva une armée avec ses frères, vint attaquer les Thébains, les tailla en pièces, et ne mit les armes bas qu'à condition qu'ils lui paieraient tous les ans un tribut par manière de satisfaction. Mais bientôt après vint Hercule, qui s'étant fait le protecteur des Thébains, ne tarda pas à les affranchir de ce honteux tribut, battit les Orchoméniens et les poussa à outrance.

[3] Erginus voyant ses sujets réduits à la dernière extrémité, fit la paix avec Hercule. Ensuite uniquement occupé du soin de rétablir ses affaires et de recouvrer son ancienne opulence, il se trouva vieux qu'il n'avait pas encore songé à se marier. Enfin après avoir amassé de grandes richesses il voulut avoir des enfants, et dans ce désir il alla consulter l'oracle de Delphes.

[4] La Pythie lui répondit en termes énigmatiques qu'il s'en avisait bien tard, mais que cependant il pouvait beaucoup espérer d'une jeune femme. Conformément à cet oracle, il épousa une jeune personne, et il en eut deux fils, Trophonius et Agamède.

[5] Quelques-uns néanmoins ont cru que Trophonius était fils d'Apollon ; je serais moi-même assez porté à le croire, et c'est une pensée fort naturelle à quiconque a vu l'antre où il rend ses oracles. Quoi qu'il en soit, on dit que Trophonius et Agamède excellèrent l'un et l'autre dans l'architecture, et qu'ils s'entendaient surtout admirablement bien à bâtir des temples pour les dieux, et des palais pour les rois. Ce furent eux qui bâtirent le temple d'Apollon à Delphes et le trésor d'Hyriéüs. Quant à ce dernier édifice, en le construisant, ils y pratiquèrent un secret dont eux seuls avaient connaissance, et par le moyen duquel, en ôtant une pierre, ils pouvaient entrer sans que l'on s'en aperçût. Hyriéus y ayant mis son argent, chaque nuit ils en dérobaient quelque chose.

[6] Le trésor paraissait toujours bien fermé, on ne voyait aucune fracture ni aux serrures ni aux portes, et cependant l'or et l'argent d'Hyriée diminuaient sans cesse, ce qui le mettait fort en peine. Enfin, il s'avisa de tendre un piège auprès des grands vases qui contenaient ses richesses. Agamède étant entré à son ordinaire fut pris au piège ; Trophonius voyant ce malheur arrivé, ne sut faire autre chose que de couper la tête à son frère et de l'emporter, afin qu'on ne pût reconnaître le corps, et de crainte qu'Agamède ne fût le lendemain appliqué à la question et n'avouât que Trophonius était complice du vol. Telle fut la fin d'Agamède.

[7] Pour Trophonius, on dit que la terre s'étant ouverte sous ses pieds, il fut englouti tout vivant dans cette fosse que l'on nomme encore aujourd'hui la fosse d'Agamède, et qui se voit dans le bois sacré de Lébadée, avec une colonne que l'on a élevée au-dessus. Ascalaphus et Ialménus régnèrent après eux. On assure qu'ils étaient fils de Mars et d'Astyoche fille d'Actor, petite-fille d'Axéüs, et arrière-petite-fille de Clyménus. Ce fut de leur temps et sous leur conduite que les Orchoméniens allèrent au siège de Troie.

[8] Et lorsque les fils de Codrus firent voile en Ionie pour y aller établir des colonies grecques, les Orchoméniens eurent aussi part à cette expédition. Ensuite chassés d'Orchomène par les Thébains, ils y furent rétablis par Philippe fils d'Amyntas. Mais depuis ils ont toujours eu la fortune contraire.

XXXVIII. [1] Ces peuples ont un temple de Bacchus et un autre fort ancien, consacré aux Grâces. Ils conservent avec beaucoup de religion je ne sais quelles pierres qu'ils disent être tombées du ciel et avoir été ramassées par Etéocle. Car pour les statues de marbre que l'on y voit, elles y ont été mises de mon temps.

[2] Ils ont aussi une très belle fontaine où il faut descendre pour puiser de l'eau. Quant au trésor de Minyas, c'est une des merveilles de la Grèce, et un édifice aussi superbe qu'il y en ait dans tout le reste du monde. Il est tout de marbre ; c'est une espèce de rotonde dont la voûte se termine insensiblement en pointe, et l'on dit que la pierre la plus exhaussée de l'édifice est celle qui en règle toute la symétrie et la proportion.

[3] On voit aussi à Orchomène le tombeau de Minyas et celui d'Hésiode, dont ces peuples ont recueilli les cendres par ordre de l'oracle. Car la peste ayant causé dans leur pays une grande mortalité parmi les hommes et parmi les bestiaux, ils envoyèrent consulter l'oracle par des gens de confiance, à qui la Pythie répondit que le seul remède à leurs maux était de transporter chez eux les os d'Hésiode, qui étaient sans honneur dans un coin de terre près de Naupacte, qu'ils eussent donc à les chercher, et qu'une corneille leur indiquerait l'endroit où ils étaient.

[4] Ces envoyés étant allés du côté de Naupacte, ils aperçurent assez près du grand chemin une corneille sur une roche ; ne doutant pas que ce ne fût le lieu de la sépulture d'Hésiode, ils creusèrent la terre sous cette roche et trouvèrent en effet les os d'Hésiode, qu'ils apportèrent à Orchomène, où ils furent mis dans un tombeau et honorés d'une épitaphe dont voici le sens : La fertile Ascra fut la patrie d'Hésiode, et les braves Orchoméniens sont ceux qui ont recueilli ses cendres. Quiconque a du discernement et du goût connaît le mérite de ce poète, dont le nom est célèbre dans toute la Grèce.

[5] Si nous en croyons les Orchoméniens, on voyait autrefois le fantôme d'Actéon sur une roche, et ce spectre causait beaucoup de mal et d'effroi dans le pays. Pour en être délivrés, ils consultèrent l'oracle de Delphes, qui leur conseilla de chercher quelque reste de la dépouille mortelle d'Actéon et de le couvrir de terre. Il leur conseilla aussi de faire faire en bronze l'image de ce spectre, et de l'attacher à la roche avec des liens de fer. Ils suivirent ce conseil, et j'ai vu cette statue qui représente le spectre d'Actéon, attaché à une grosse roche.

[6] Sept stades au-delà d'Orchomène, on voit un temple d'Hercule, où il y a une statue de grandeur médiocre. La rivière de Mélas a sa source en ce lieu-là ; cette rivière se jette dans le lac Céphise, qui couvre une grande étendue de pays et qui même l'hiver, surtout par le vent du midi, inonde toute la campagne.

[7] Les Thébains disent qu'autrefois le fleuve Céphise allait tomber dans la mer par des routes souterraines qu'il s'était faites sous les montagnes ; ils ajoutent qu'Hercule boucha ces conduits, ce qui fit refluer le fleuve dans le pays des Orchoméniens. Mais Homère connaissait un lac Céphise qui ne pouvait être l'ouvrage d'Hercule quand il parle des Orchoméniens, c'est, dit-il, un peuple qui habite aux environs du lac Céphise.

[8] D'ailleurs quelle apparence que les Orchoméniens eussent laissé subsister un ouvrage qui leur était si préjudiciable, et que ne pouvant faire reprendre au fleuve Céphise son premier cours, ils ne l'eussent pas fait ? Car dès le temps de la guerre de Troie, ils étaient assez puissants pour venir à bout de cette entreprise. Nous en avons une preuve dans la réponse d'Achille aux députés d'Agamemnon, lorsqu'il leur dit : Non, quand vous m'offririez tout ce qui s'apporte de richesses à Orchomène. D'où l'on peut juger que ces peuples ne manquaient pas d'argent.

[9] Asplédon était une autre ville du pays ; on dit qu'elle fut abandonnée par ses habitants à cause de la disette d'eau ; elle était ainsi appelée du nom d'Asplédon fils de Neptune et de la nymphe Midée, comme le témoigne Chersias, poète natif d'Orchomène.

[10] Il y a longtemps que les poésies de Chersias ne subsistent plus ; mais Callippe dans son histoire des Orchoméniens nous a conservé quelques-uns de ses vers, qui confirment ce que je dis. On lui attribue aussi l'épitaphe qui est sur le tombeau d'Hésiode.

XXXIX. [1] Du côté des montagnes les Orchoméniens confinent aux Phocéens, et du côté de la plaine ils s'étendent jusqu'à Lébadée. Cette ville était autrefois sur une hauteur et s'appelait Midée, du nom de la mère d'Asplédon. Un Athénien nommé Lébadus étant venu en cette ville, persuada aux habitants de descendre dans la plaine et leur bâtit une ville à laquelle il donna son nom. Du reste on ne dit point qui était son père, ni pourquoi il était venu dans ce pays ; on sait seulement que sa femme s'appelait Nicé.

[2] Lébadée est une ville aussi ornée qu'il y en ait dans toute la Grèce. Le bois sacré de Trophonius n'en est que fort peu éloigné. On dit qu'un jour Hercine, jouant en ce lieu avec la fille de Cérès, laissa échapper une oie qui faisait tout son amusement ; cette oie alla se cacher dans un antre, sous une grosse pierre ; Proserpine, ayant couru après l'attrapa, et de dessous la pierre où était l'animal, on vit aussitôt couler une source d'eau, d'où se forma un fleuve qui à cause de cette aventure eut aussi nom Hercine.

[3] On voit encore aujourd'hui sur le bord de ce fleuve un temple dédié à Hercine et dans ce temple la statue d'une jeune fille qui tient une oie avec ses deux mains. L'antre où ce fleuve a sa source est orné de deux statues qui sont debout et qui tiennent une espèce de sceptre avec des serpents entortillés à l'entour ; de sorte qu'on les prendrait pour Esculape et Hygéïa ; mais peut-être que c'est Trophonius et Hercine, car les serpents ne sont pas moins consacrés à Trophonius qu'à Esculape. On voit aussi sur le bord du fleuve le tombeau d'Arcésilas, dont on dit que les cendres furent rapportées de Troie par Léitus.

[4] Dans le bois sacré voici ce qu'il y a de plus curieux à voir ; premièrement le temple de Trophonius avec sa statue qui est un ouvrage de Praxitèle ; cette statue, aussi bien que la première dont j'ai parlé, ressemble à celle d'Esculape. En second lieu le temple de Cérès surnommée Europe, et une statue de Jupiter le pluvieux, qui est exposée aux injures du temps. En descendant, et sur le chemin qui conduit à l'oracle, on trouve deux temples, l'un de Proserpine Conservatrice, l'autre de Jupiter Roi ; celui-ci est demeuré imparfait, soit à cause de son excessive grandeur, soit à cause des guerres qui sont survenues et qui n'ont pas permis de l'achever ; dans l'autre on voit un Saturne, un Jupiter et une Junon. Apollon a aussi là son temple.

[5] Voici maintenant ce que l'on observe quand on va consulter l'oracle de Trophonius. Quiconque veut descendre dans son antre est obligé de passer quelques jours dans une chapelle dédiée au bon Génie et à la Fortune. Il emploie ce temps à se purifier par l'abstinence de toutes les choses illicites, et par l'usage du bain froid ; car le bain chaud lui est interdit ; il ne peut se laver que dans l'eau du fleuve Hercine. Il se nourrit de la chair des victimes, qui ne lui est pas épargnée et dont il fait lui-même les frais ; car il est obligé de sacrifier à Trophonius et à ses enfants, de plus à Apollon, à Saturne, à Jupiter Roi, à Junon Héniocha, et à Cérès surnommée Europe, que l'on dit avoir été la nourrice de Trophonius.

[6] Un devin sur l'inspection des entrailles juge si Trophonius agrée le sacrifice, et s'il est disposé à rendre ses oracles. Mais les entrailles les plus sûres sont celles d'un bélier que l'on immole sur la fosse d'Agamède, la nuit même que 1'on veut descendre dans l'antre. Les autres victimes, quelque espérance que l'on en ait conçue, sont comptées pour rien, si ce bélier n'est tel que l'on en puisse tirer un augure aussi favorable. Alors, on descend sans crainte et l'on se promet un heureux succès. Voici néanmoins quelques cérémonies qui se pratiquent auparavant.

[7] Cette même nuit on vous mène sur le bord du fleuve Hercine ; là deux enfants de la ville âgés de treize ans vous frottent d'huile, vous lavent et vous nettoient ; on les nomme des Mercures ; ces jeunes ministres vous rendent tous les services nécessaires autant qu'ils en sont capables. Ensuite viennent des prêtres qui vous conduisent auprès de deux fontaines voisines l'une de l'autre.

[8] L'une se nomme la fontaine de Léthé et l'autre la fontaine de Mnémosyne. On vous fait boire d'abord à la première, afin que vous perdiez le souvenir de tout le passé ; puis à la seconde, afin que vous puissiez conserver la mémoire de tout ce que vous devez voir ou entendre dans l'antre. Après ces préparations on vous montre la statue du dieu faite par Dédale ; car c'est un privilège réservé uniquement à ceux qui viennent consulter l'oracle. Vous faites vos prières devant cette statue, et ensuite vous marchez vers l'antre, vêtu d'une tunique de lin ornée de bandelettes et chaussé à la manière du pays.

[9] Cet antre est dans une montagne au-dessus d'un bois sacré ; une balustrade de marbre blanc règne tout à l'entour ; cette balustrade n'a pas deux coudées de haut et l'espace contenu au-dedans forme une très petite place. On a élevé sur la balustrade des obélisques de bronze qui sont comme attachés par un cordon de même métal. La porte d'entrée est au milieu de ces obélisques. Au-dedans de l'enceinte il y a une ouverture qui ne s'est pas faite d'elle-même, comme il arrive quelquefois, mais que l'art a pratiquée avec beaucoup d'industrie, et avec une sorte de proportion ; car vous diriez un four creusé sous terre.

[10] Cette espèce de four peut avoir environ quatre coudées de largeur ou de diamètre, et quelque huit coudées de hauteur ; mais il n'y a point de marches pour y descendre. Quand vous y voulez entrer, on vous apporte une échelle fort étroite et fort légère. Vous descendez premièrement dans une fosse qui est entre le rez-de-chaussée et la caverne. Cette fosse a deux empans de largeur, et un empan de hauteur.

[11] Vous tenez en la main une espèce de pâte pétrie avec du miel, et vous vous glissez dans la fosse en y passant d'abord les pieds, puis les genoux, et lorsqu'à force de peine vous avez enfin passé tout le corps, vous vous sentez emporté dans le fond de l'antre avec autant de rapidité que si c'était un grand fleuve qui vous entraînât. C'est alors que l'avenir vous est révélé en plus d'une manière ; car ou vous voyez ou vous entendez. Lorsque votre curiosité est satisfaite, vous remontez par le même chemin et avec la même peine en passant les pieds les premiers comme vous avez fait pour descendre.

[12] On dit que, de tous ceux qui jusqu'ici sont descendus dans l'antre de Trophonius, aucun n'y est mort, si ce n'est un satellite de Démétrius qui avait négligé les cérémonies usitées en l'honneur du dieu, et de plus était venu moins pour consulter l'oracle que pour emporter l'or et l'argent qu'il croyait trouver en ce lieu. Son corps fut jeté hors de l'antre, non par cette ouverture sacrée par laquelle on descend mais par une autre issue. On raconte bien d'autres choses de cet impie, mais je m'en tiens à ce qui m'a paru de plus vraisemblable.

[13] Quand vous êtes sorti de l'antre, les prêtres vous font asseoir sur le trône de Mnémosyne, qui est auprès. Ils vous demandent ce que vous avez vu ou entendu, et après que vous leur en avez rendu compte, ils vous mettent entre les mains de gens commis pour avoir soin de vous. Ces gens vous reportent dans la chapelle de la bonne fortune et du bon génie. Vous êtes là quelque temps à reprendre vos esprits, car au sortir de l'antre vous êtes si troublé qu'il semble que vous ayez perdu toute connaissance ; mais peu à peu vous revenez à vous, et vous vous retrouvez dans votre état naturel.

[14] Ce que j'écris ici n'est pas fondé sur un simple ouï-dire, je rapporte ce que j'ai vu arriver aux autres et ce qui m'est arrivé à moi-même ; car pour m'assurer de la vérité j'ai voulu descendre dans l'antre et consulter l'oracle. Tous ceux qui vont le consulter sont obligés à leur retour d'écrire sur un tableau tout ce qu'ils ont vu ou entendu. J'ai déjà dit que l'on garde dans cet antre le bouclier d'Aristomène, et je n'ai rien laissé à dire sur cet article.

XL. [1] L'oracle de Trophonius était autrefois ignoré dans la Béotie, et voici comment il devint célèbre. Le pays fut affligé d'une si grande sécheresse qu'en deux ans il n'y était pas tombé une goutte de pluie. Dans cette calamité, les Béotiens envoyèrent à Delphes des députés de chaque ville pour consulter l'oracle d'Apollon. Ces députés étant venus demander du remède à leurs maux, la Pythie leur répondit que c'était de Trophonius qu'il en fallait attendre, et qu'ils allassent le chercher à Lébadée.

[2] Ils obéirent, mais comme ils ne pouvaient trouver d'oracle en cette ville, Saon, le plus âgé d'eux tous, aperçut un essaim de mouches à miel, et observa de quel côté il tournait. Il vit que ces abeilles volaient vers un antre ; il les y suivit et il découvrit ainsi l'oracle. On dit que Trophonius l'instruisit lui-même de toutes les cérémonies de son culte et de la manière dont il voulait être honoré.

[3] Les Béotiens ont deux statues faites par Dédale, savoir, un Hercule qui est à Thèbes, et le Trophonius que l'on voit à Lébadée. Il y en a deux autres en Crète, une Britomartis qui est à Olunte, et une Minerve qui est à Gnosse, où l'on conserve aussi ce choeur de danses dont il est parlé dans l'Iliade d'Homère, et que Dédale fit pour Ariane ; c'est un ouvrage en marbre blanc. Je connais encore à Délos une Vénus du même ouvrier ; c'est une petite statue de bois, dont la main droite est fort endommagée par le temps, et qui se termine en gaine, car elle n'a point de pieds.

[4] Je crois qu'Ariane avait reçu de Dédale cette statue et qu'elle l'apporta avec elle lorsqu'elle suivit Thésée. Les habitants de Délos disent que Thésée après avoir perdu sa maîtresse consacra cette statue à Apollon, de crainte qu'en la portant à Athènes, elle ne lui rappelât sans cesse le souvenir d'Ariane et ne le rendît malheureux. Voilà toutes les statues qui nous sont restées de Dédale. Car pour ces monuments qui furent consacrés par les Argiens dans le temple de Junon, et ces autres qui avaient été transférés d'Omphace, ville de Sicile, à Géla, le temps les a entièrement détruits.

[5] Chéronée est la ville la plus proche de Lébadée. Elle s'appelait autrefois Arné, du nom d'une fille d'Eole qui bâtit encore une autre ville de son nom en Thessalie ; mais Chéron, dans la suite, donna le sien à la première, qui depuis s'est toujours appelée Chéronée. On dit que ce Chéron était fils d'Apollon et de Théro, fille de Phylas ; et c'est ce que témoigne aussi l'auteur du poème sur les Femmes illustres de l'Orient.

[6] Phylas, dit-il, épousa la fille du grand Iolas, la charmante Déïphile qui égalait les déesses en beauté. Il en eut deux enfants, Hippotès et Théro, qui belle comme Diane, sut charmer Apollon, d'où naquit Chéron, si célèbre en l'art de dompter un cheval. Je suis persuadé que du temps d'Homère, les villes de Chéronée et de Lébadée s'appelaient déjà ainsi ; mais ce poète, qui ne l'ignorait pas, a pourtant mieux aimé les appeler par leurs anciens noms, de la même manière que pour dire le Nil, il a dit le fleuve d'Egypte.

[7] Dans la plaine de Chéronée, on voit deux trophées qui ont été érigés par les Romains et par Sylla pour une victoire remportée sur Taxile, général de l'armée de Mithridate. Quant à Philippe fils d'Amyntas, il n'en a érigé aucun, ni à Chéronée ni ailleurs, pour quelque victoire que ce fût. Ce n'était pas la coutume des Macédoniens d'attester leurs victoires par cette sorte de monuments.

[8] Leurs annales nous apprennent même que Caranus, l'un de leurs rois, après avoir défait Cisséus, petit prince dont l'état était voisin de la Macédoine, fit élever un trophée à l'exemple des Argiens et qu'aussitôt un lion, sorti de la forêt du mont Olympe, était venu le renverser.

[9] L'histoire ajoute que Caranus comprit par là qu'il n'avait pas agi sagement en donnant aux barbares de son voisinage un juste sujet de le haïr à jamais, et que depuis ce temps-là, Caranus et ses successeurs s'étaient bien gardés d'ériger aucun trophée, dans la crainte de se faire un ennemi irréconciliable d'un peuple vaincu. Ce qui confirme cette remarque, c'est la conduite d'Alexandre qui, ni pour ses victoires remportées sur Darius, ni pour ses conquêtes dans les Indes, n'éleva jamais aucun trophée.

[10] Près de Chéronée vous verrez la sépulture de ces braves Thébains qui périrent en combattant contre Philippe. Ils n'ont point d'épitaphe ; on s'est contenté de mettre un lion sur leur tombeau, apparemment pour marque de leur courage, et l'on y a point mis d'épitaphe, parce que la fortune n'avait pas secondé leur valeur.

[11] La principale divinité des Chéronéens est ce sceptre célébré par Homère, que Vulcain avait fait pour Jupiter, et qui passa de Jupiter à Mercure, de Mercure à Pélops, de Pélops à Atrée, d'Atrée à Thyeste et de Thyeste à Agamemnon. Ils révèrent particulièrement ce sceptre, et le nomment la lance. On est tenté de croire qu'il a en effet quelque chose de divin, quand on considère la gloire qui a rejailli sur ceux par les mains de qui il a passé.

[12] Les Chéronéens assurent qu'il fut trouvé avec beaucoup d'or entre Chéronée et Panope, ville de la Phocide sur les confins des deux états, et qu'ils abandonnèrent volontiers l'or aux Phocéens, à condition que le sceptre leur demeurerait. Il y a bien de l'apparence qu'il fut apporté dans la Phocide par Electre fille d'Agamemnon. On n'a point bâti de temple public à cette espèce de divinité ; mais chaque année un prêtre a soin de garder ce sceptre dans sa maison, où tous les jours on lui fait des sacrifices, et on lui offre toute sorte de viandes et de confitures.

XLI. [1] De tous les ouvrages de Vulcain vantés par les poètes et la renommée, il n'y en a certainement point de si célèbre ni qui mérite tant d'honneur que le sceptre dont je viens de parler. Les Lyciens prétendent avoir dans le temple d'Apollon à Patares, une coupe de bronze qu'ils disent être un présent de Téléphus et un ouvrage de Vulcain. Il ne faut pas s'étonner qu'ils ignorent que ce sont Théodore et Rhoecus, tous deux de Samos, qui les premiers ont trouvé l'art de fondre ce métal.

[2] Les habitants de Patra dans l'Achaïe attribuent aussi à Vulcain un certain coffre qu'ils gardent, disent-ils, et qu'Eurypyle apporta de Troie ; mais ce coffre, ils ne le montrent point. A Amathunte, ville de Chypre, il y a un ancien temple de Vénus et d'Adonis où l'on conserve un collier fait, dit-on, par Vulcain, et qui fut donné en premier lieu à Harmonie, bien qu'on l'appelle communément le collier d'Eriphyle, parce que celle-ci l'accepta et que gagnée par ce présent, elle se porta à trahir son mari. Les fils de Phégéüs firent de ce collier une offrande à Apollon dans le temple de Delphes. Comment il tomba entre leurs mains, c'est ce que j'ai suffisamment expliqué dans mes mémoires sur l'Arcadie. Il fut ensuite enlevé par les tyrans de la Phocide, qui pillèrent le temple.

[3] Mais pour moi, je ne crois point que le collier qui était dans le temple d'Adonis à Amathunte, fût le collier d'Eriphyle ; car celui d'Amathunte était en pierres précieuses garnies d'or, et Homère parle de l'autre, comme d'un collier purement d'or : Cette cruelle, dit-il, sacrifia son mari pour un collier d'or. On ne peut pas dire que ce poète ignorait qu'il y eût des colliers de plusieurs façons, les uns tout unis, les autres enrichis de pierres précieuses.

[4] Car lui-même dans l'entretien qu'Ulysse a avec Eumée avant que Télémaque fût revenu de Pylos, il met ces paroles dans la bouche d'Eumée : Un marchand phénicien, homme fin et adroit, entra dans le palais de mon père, comme pour vendre un beau collier d'ambre garni d'or.

[5] Et quand il parle des présents faits à Pénélope par ses amants, il dit qu'Eurymaque entre autres lui donna un collier d'un rare artifice, où l'ambre et l'or brillaient comme le soleil. Mais pour le collier d'Eriphyle, il ne dit point qu'il fût d'or et de pierres précieuses. D'où je conclus que de tous les ouvrages de Vulcain, le sceptre que l'on garde à Chéronée est le seul qui nous soit resté.

[6] Au-dessus de la ville il y a un endroit fort escarpé, qu'ils nomment Pétrarque, et où ils disent que Rhéa trompa Saturne, en lui présentant une pierre au lieu du petit Jupiter qu'elle avait mis au monde. On voit sur le sommet de la montagne une statue de Jupiter de moyenne grandeur.

[7] Il se fait à Chéronée une espèce d'onguent composé de roses, de lys, de narcisse et d'iris, qui est très bon pour les douleurs de rhumatisme. Il s'en fait encore un autre avec des roses, qui défend le bois contre les vers et contre la pourriture ; et l'on en frotte les statues pour les conserver. L'iris est une plante qui naît dans les marécages ; elle est à peu près de la grandeur du lys, mais la fleur n'en est ni si blanche, ni d'une odeur si forte.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.