IX, 4 - La Locride

Carte Spruner (1865)

1. Passons à la Locride qui lui fait suite immétiatement. La Locride forme deux grandes divisions : 1° la Locride [orientale] qui fait face à l'Eubée et se trouve elle-même coupée en deux sections par le territoire de Daphnûs, la Locride Opontienne à droite, ainsi nommée d'Oponte, son chef-lieu, et la Locride Epicnémidienne, à gauche, ainsi nommée du mont Cnémis ; 2° la Locride occidentale, dont les habitants, connus aussi sous le nom d'Ozoles, sont séparés des Epicnémidiens et des Opontiens par le Parnasse et la Tétrapole dorique. C'est par la Locride Opontienne naturellement que nous commencerons notre description.

2. Or, tout de suite après Halae, point extrême de la côte béotienne sur la mer d'Eubée, nous voyons s'ouvrir le golfe d'Oponte. Le ville d'Oponte est bien le chef-lieu du pays, on en a la preuve par l'inscription qui se lit sur la première des cinq stèles du Polyandrium ou monument funéraire des Thermopyles :

«A la mémoire de ceux de ses enfants, qui sont morts en défendant la Grèce contre les Barbares,
Oponte, métropole des vertueux Locriens».

Oponte, qui n'est guère qu'à 15 stades de la mer, est bien à 60 stades de la ville qui lui sert de port. Cette ville est Cynûs : elle se trouve à la pointe extrême du golfe Opontien, lequel mesure à peu près 40 stades. Une plaine d'aspect riant sépare Oponte de Cynûs. Cette dernière ville a pour vis-à-vis, sur la côte d'Eubée, Aedepse et les Thermes d'Hercule ; le trajet entre deux est de 60 stades. Deucalion passe pour avoir habité dans un temps à Cynûs, et l'on y montre le tombeau de Pyrrha, comme on fait celui de Deucalion à Athènes. De Cynûs au mont Cnémis il peut y avoir [1]50 stades. Juste en face d'Oponte est l'île d'Atalante dont le nom rappelle cette autre île de la côte d'Attique. Le nom d'Opontiens lui-même se retrouve, dit-on, en Elide, porté par un petit peuple que nous n'aurions pas jugé autrement digne d'être mentionné, n'était le soin qu'il apporte à renouveler les liens de parenté qui l'unissent aux Locriens Opontiens. Nous lisons dans Homère que Patrocle était né à Oponte, et qu'à la suite d'un homicide involontaire il s'était enfui auprès de Pélée ; mais il faut croire que Ménaetius, son père, n'avait pas abandonné comme lui sa patrie, car c'est à Oponte qu'Achille promet de lui ramener Patrocle, une fois la guerre terminée. Qu'on ne croie pas d'ailleurs que Ménaetius régnait sur les Opontiens, c'est le locrien Ajax qui était roi d'Oponte, bien qu'il fût né, dit-on, à Narycus. On s'accorde, maintenant, à appeler Aeanès cette victime de Patrocle, et ceci expliquerait la présence à Oponte d'un temple appelé l'Aeanéum et d'une fontaine dite Aeanis.

3. A Cynûs succèdent les villes d'Alopé et de Daphnûs. Cette dernière, comme nous l'avons déjà dit, est aujourd'hui complétement ruinée. Sur le même point de la côte est un port qui, distant de Cynûs de 90 stades environ, se trouve relié à Elatée, dans l'intérieur des terres, par une route ou chaussée de 120 stades. Ces trois localités, du reste, appartiennent déjà au golfe Maliaque qui commence immédiatement après le golfe Opontien.

4. En rangeant la côte l'espace de 20 stades environ après Daphnûs, on atteint Cnémides, lieu très fort. Juste en face, dans l'île d'Eubée, est le cap Cénaeum qui regarde le couchant et le golfe Milicien. Le canal entre deux n'est guère que de 20 stades. Avec Cnémides commence la Locride épicnémidienne. Dans les mêmes parages sont les trois îles Lichades, qui doivent leur nom à l'infortuné Lichas. On en rencontre d'autres encore en continuant à ranger la côte de Locride, mais c'est à dessein que nous omettons leurs noms. Dans l'intervalle [des îles Lichades à ces autres îles] et à 20 stades de Cnémides, est un port : la ville qui en est le plus près dans l'intérieur est Thronium, elle en est également à 20 stades. A ce port succède l'embouchure du Boagrius. Ce cours d'eau qui baigne les murs de Thronium est connu aussi sous le nom de Manès. C'est du reste un torrent plutôt qu'un fleuve, ce qui revient à dire qu'on peut, en certains temps, le franchir à pied sec tandis qu'en d'autres il n'a pas moins de deux plèthres de largeur. Scarphée qui suit n'est pas sur la côte même, elle en est à 10 stades. Ajoutons qu'elle est à 30 stades de Thronium et à un peu moins de 30 stades [du port de cette ville]. Puis viennent Nicée et les Thermopyles.

5. Les autres villes de la Locride ne méritent pas généralement d'être mentionnées, disons pourtant quelque chose de celles que nomme Homère. Il n'y a plus aujourd'hui de ville appelée Calliaros, mais c'est une plaine qui a conservé ce nom et qui le justifie par le bel aspect de ses cultures. Bessa n'est plus également qu'un site boisé ; la ville de ce nom a disparu, et il en cst de même [d'Augées, dont le territoire] a été réuni à celui des Scarphiéens. Le nom de cette antique Bessa, tout à fait analogue par la manière dont il est formé à celui de la ville de Napé, dans la plaine de Méthymne, qu'Hellanicus, faute d'avoir reconnu la vraie étymologie, corrige [à tort] en Lapé, doit s'écrire avec deux, car il n'est autre que le mot bessa lui-même lequel signifie un vallon boisé ; le nom du dème de l'Attique, au contraire, dont l'ethnique est Bêsaieis, Bésaeens, s'écrit par un seul s.

6. Tarphé est située sur une hauteur distante [de Thronium] de 20 stades ; son territoire est fertile et riche en bois : elle aussi tire son nom des ombrages épais qui l'entourent. Ce nom, du reste, a fait place aujourd'hui à celui de Pharygae, ce qui s'explique par la présence dans ses murs d'un temple dit de Junon Pharygaeenne et bâti sur le modèle de celui que possède la déesse à Pharygae en Argolide ; les nouveaux habitants se disent Argiens d'origine.

7. Quant aux Locriens occidentaux, Homère ne les mentionne pas, au moins d'une manière expresse ; il se borne à les opposer implicitement aux Locriens dont nous venons de parler, puisqu'en nommant ceux-ci il ajoute (Il. II, 535) : «Ceux qui habitent en face des rivages sacrés de l'Eubée», comme s'il en connaissait d'autres. Les écrivains postérieurs à Homère ne se sont pas étendus non plus sur les Locriers occidentaux, qui possédaient cependant quelques villes [importantes], Amphissa par exemple et Naupacte. De ces villes, la dernière subsiste encore dans le voisinage d'Antirrhium. Elle doit son nom au souvenir d'une antique construction navale (naupêgia), soit de la construction de la flotte des Héraclides, soit, comme le pense Ephore, de la construction d'une flotte que les Locriens eux-mêmes auraient équipée plus anciennement encore. Mais elle appartient aujourd'hui aux Aetoliens à qui Philippe, dans le temps, l'a adjugée.

8. Le canton [d'Antirrhium] nous offre aussi Chalcis, ville déjà mentionnée par Homère dans son Catalogue aetolien, et située juste au-dessous de Calydon, et, avec Chalcis, la colline de Taphiassa, sur les flancs de laquelle on aperçoit le tombeau de Nessus et des autres centaures. Suivant la tradition, les cadavres des centaures auraient pourri sur place et rendu puante et grumeleuse comme elle est l'eau de la rivière qui passe au pied de la colline, et de là serait venue la qualification d'Ozoles donnée aux populations circonvoisines. Molycria, petite ville tetolienne, est également fort rapprochée d'Antirrhium. En revanche, c'est à l'extrémité de la plaine Criséenne que s'élevait Amphissa, avant que les Amphictyons l'eussent fait raser, ainsi que nous l'avons dit plus haut. [Mais Naupacte et Amphissa n'étaient pas les seules villes appartenant aux Locriens occidentaux], il faut leur attribuer encore [Oeanthé]e et Eupalium.

En tout la côte locrienne mesure un peu plus de 200 stades.

9. Le nom d'Alopé que nous retrouvons ici rappelle une double localité de la Locride Epicnémidienne et de la Phthiotide. C'est qu'en effet les Locriens occidentaux, dont les Epizephyrii ne sont qu'une colonie, sont eux-mêmes une colonie des Epicnémidiens.

10. Entre les Locriens occidentaux qui confinent aux Aetoliens et les Epicnémidiens qui touchent aux Enianes de [l'Oeta] habitent les Doriens, j'entends les Doriens de cette [fameuse] tétrapole qui passe pour avoir été le berceau de toute la nation dorienne, et qui se composait des villes d'Erinée, de Boeum, de Pinde et de Cytinium. Pinde est située au-dessus d'Erinée sur les bords d'une rivière de même nom qui tombe dans le Céphise à une assez petite distance de Lilée. Dans certains auteurs, cette même ville est appelée Acyphas. L'un des rois doriens, Aegimius, qui, après avoir été chassé de ses Etats, y avait été ramené, dit-on, par Hercule, voulut, en apprenant que celui-ci était mort sur le mont Oeta, témoigner sa reconnaissance aux mânes du héros : il adopta Hyllus, l'aîné des fils d'Hercule, qui lui succéda et transmit le trône à sa propre postérité. Les Héraclides, on le sait, venaient de la Doride, quand ils effectuèrent leur rentrée dans le Péloponnèse.

11. Jusque là, malgré leur peu d'étendue et l'extrême pauvreté de leur territoire, les villes de la Doride n'avaient pas laissé de jeter un certain éclat, mais elles tombèrent par la suite dans l'oubli. Il y a même lieu de s'étonner qu'après la guerre de Phocide, après les conquêtes successives des Macédoniens, des Aetoliens et des Athamanes, les Romains en aient encore trouvé quelques vestiges sub-sistants. Les Aenianes, du reste, eurent aussi le même sort, ils disparurent exterminés par les Aetoliens et les Athamanes : les Aetoliens avaient uni leurs armes à celles des Acarnanes et avaient acquis par 1à une grande supériorité ; et les Athamanes, qui avaient été longtemps primés par les autres nations épirotes, avaient, grâce à l'épuisement général de l'Epire, grandi tout à coup sous leur roi Amyn[andre] et fait la conquête de l'Oeta.

12. La chaîne de l'Oeta se prolonge depuis les Thermopyles à l'E. jusqu'au golfe Ambracique à l'0., et coupe en quelque sorte à angles droits cette autre chaîne qui s'étend depuis le Parnasse jusqu'au Pinde, voire au delà jusqu'aux pays barbares situés au-dessus du Pinde. La partie adjacente aux Thermopyles forme l'Oeta proprement dit, qui peut avoir 200 stades de longueur, et qui, âpre d'aspect et généralement très élevé, atteint sa plus grande élévation aux Thermopyles mêmes : sur ce point, en effet, l'Oeta n'offre plus qu'une succession de pics, et les escarpements sourcilleux, abrupts, par lesquels il se termine et qu'il projette jusqu'à la mer ne laissent subsister le long de la côte qu'un sentier étroit, seul passage pouvant faire communiquer la Thessalie et la Locride.

13. Ce passage est connu sous les noms de Pyles, de Stènes et aussi sous le nom de Thermopyles à cause des sources chaudes qui se trouvent aux environs et que les populations vénèrent comme étant consacrées à Hercule. La montagne qui domine le passage est appelée le Callidrome, mais on étend ce nom quelquefois au reste de la chaîne qui traverse, avons-nous dit, l'Aetolie et l'Acarnanie et ne s'arrête qu'au golfe Ambracique. Les Thermopyles (j'entends l'intérieur du défilé) nous offrent quelques places fortes, notamment Nicée sur la mer de Locride, Tichiûs, et, au-dessus de Tichiûs, Héraclée, ou, comme on l'appela d'abord, Trachîn, d'origine lacédémonienne. A vrai dire, Héraclée se trouve à 6 stades de l'ancienne Trachîn. Quant à Rhoduntie, qui se présente immédiatement après, sa situation en fait une forteresse naturelle.

14. Une double circonstance rend l'accès de ces places difficile : d'une part, la nature âpre et raboteuse du sol ; d'autre part, le grand nombre de cours d'eau à traverser, dont les lits forment autant de ravins très encaissés. Il faut franchir, en effet, indépendamment du Sperchius. qui baigne les murs mêmes d'Anticyre, le fleuve Dyras, si connu dans la Fable pour avoir essayé d'éteindre le bûcher d'Hercule, puis le Mélas (nom que nous avons déjà rencontré ailleurs), lequel passe à cinq stades de Trachîn. Enfin, au S. de Trachîn, Hérodote nous signale une profonde coupure du sol servant de lit à un fleuve qui porte, comme maint cours d'eau cité ci-dessus, le nom d'Asopus et qui va se jeter dans la mer en dehors des Pyles, après s'être grossi d'un affluent important, le Phénix, lequel vient du S. et emprunte le nom du héros dont on voit le tombeau ici près. - De l'Asopus aux Thermopyles la distance est de 15 stades.

15. Les forteresses dont nous parlions tout à l'heure jouirent d'une très grande célébrité, tant qu'elles furent en possession d'ouvrir ou de fermer à volonté le passage des Thermopyles et tant que les peuples situés des deux côtés de ce défilé se disputèrent à main armée la prépondérance. Et cette célébrité s'explique de reste : Philippe n'appelait-il point Chalcis et Corinthe «les entraves de la Grèce» à cause des avantages que cette double position assure à une armée venant de Macédoine ? Et plus tard n'a-t-on pas donné les noms de fers et de chaînes aux deux mêmes villes, voire à Démétrias, qui, maîtresse à la fois du Pélion et de l'Ossa, se trouvait naturellement aussi commander le défilé de Tempé ? Aujourd'hui, en revanche, tout est changé, la Grèce entière s'étant rangée sous l'autorité d'un seul, ces différentes barrières se sont comme aplanies, et le pays demeure ouvert et accessible à tous.

16. C'est ici, dans ces mêmes défilés, que les compagnons de Léonidas, aidés d'une poignée de montagnards de l'Oeta, tinrent tête aux forces immenses du roi de Perse, mais ayant été tournés par les Barbares, à qui l'on avait indiqué certains sentiers dans la montagne, ils furent tous exterminés jusqu'au dernier. On peut voir aujourd'hui encore la sépulture commune, le polyandrium de ces héros, avec les stèles commémoratives et la fameuse inscription gravée sur la stèle des Lacédémoniens :

«Etranger, va dire à Lacédémone que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois».

17. Il nous reste à signaler un port de mer spacieux et ce temple de Cérès où les Amphictyons naguère, à chaque pylée, venaient célébrer un sacrifice solennel. Du port à Héraclée-Trachîn, il y a, par terre, 40 stades ; il yen a 70 par mer jusqu'au cap Cénaeum. Une fois hors des Pyles, on rencontre tout d'abord l'embouchure du Sperchius. La distance de l'Euripe aux Pyles est en tout de 530 stades. La Locride ne s'étend pas plus loin. Au delà des Pyles, tout ce qui va à l'E. et dans la direction du golfe Maliaque dépend de la Thessalie, tout ce qui se prolonge vers l'O. appartient aux Aetoliens et aux Acarnanes. Je ne nomme pas les Athamanes qui ont eux aussi disparu dès longtemps.

18. La Thessalie est la plus grande, la plus ancienne, des ligues ou confédérations grecques, Homère et maint autre auteur l'attestent. Le nom d'Etoliens, au contraire, ne désigne jamais, dans Homère, qu'un seul peuple réparti dans différentes cités, mais ne comprenant point plusieurs tribus, à moins pourtant qu'il ne faille voir dans les Curètes une ancienne tribu aetolique - Nous commencerons naturellement par la Thessalie, laissant de côté, ainsi que nous l'avons toujours fait jusqu'ici, les traditions par trop anciennes, les traditions qui tiennent plutôt de la fable et sur lesquelles en général on ne s'accorde pas, pour ne rapporter que ce qui nous paraîtra vraiment de nature à trouver place ici.


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