XI, 5 - Le Caucase

Carte Spruner (1865)

1. Suivant certains historiens, la nation des Amazones, elle aussi, habite les montagnes situées au-dessus de l'Albanie. Il est vrai de dire que Théophane, qui [fait autorité] comme ayant accompagné Pompée dans toutes ses guerres et visité personnellement l'Albanie, place entre les Amazones et les Albani deux nations d'origine scythique, les Gèles et les Lèges, indiquant même le cours du Mermadalis comme ligne de démarcation entre les possessions de ce dernier peuple et celles des Amazones ; mais d'autres auteurs, et notamment Métrodore de Scepsis et Hypsicrate qui connaissaient aussi tout ce pays à merveille, assurent que les Amazones sont limitrophes des Gargaréens et occupent les dernières pentes du versant septentrional de la partie de la chaîne du Caucase connue sous le nom de monts Cérauniens. Ils ajoutent qu'elles vivent là habituellement seules, vaquant elles-mêmes aux travaux du labourage, aux plantations, au soin de leurs bestiaux, de leurs chevaux principalement, que les plus vaillantes d'entre elles aiment mieux cependant consacrer leur temps à la chasse et aux exercices guerriers ; mais qu'on leur brûle à toutes indistinctement la mamelle droite dans leur première enfance pour qu'elles puissent plus tard en toute circonstance, et surtout quand elles ont à lancer le javelot, se servir plus librement de leur bras droit ; qu'indépendamment du javelot elles ont pour armes [offensives] l'arc, le sagaris et le pelté ou bouclier rond et pour armes [défensives] des casques, des manteaux, des baudriers faits avec la peau des bêtes fauves qu'elles ont tuées ; qu'il y a, du reste, deux mois de l'année, les deux mois de printemps, qui font exception à leur vie solitaire, vu qu'elles se transportent alors sur le sommet de la montagne qui sépare leur territoire de celui des Gargaréens et où les Gargaréens, en vertu d'une ancienne convention, sont tenus de se rendre aussi pour célébrer en grande pompe un sacrifice commun et pour s'unir ensuite à elles charnellement, mais à l'unique fin de procréer des enfants, ce qui fait que l'acte s'accomplit sans choix, dans l'obscurité et au hasard des accouplements et qu'aussitôt qu'ils les ont rendues grosses les Gargaréens les renvoient ; que des fruits nés de ces unions les Amazones ne gardent avec elles que les filles, tandis que les enfants mâles, sans exception, sont portés aux Gargaréens pour être élevés parmi eux ; mais qu'il n'est aucun Gargaréen qui n'admette avec empressement dans sa maison un enfant dont il peut se croire le père, vu la nature mystérieuse de l'union à laquelle cet enfant doit la vie.

2. Le Mermodas qui se précipite du haut des montagnes à la manière d'un torrent traverse le territoire des Amazones et toute la Sirakène, ainsi que les déserts intermédiaires, pour aller se jeter dans le Moeotis. Quant aux Gargaréens, si l'on en croit la tradition, ils seraient partis de Thémiscyre en compagnie des Amazones remontant avec elles [depuis la côte de l'Euxin] jusque dans la contrée que nous décrivons actuellement, mais ils n'auraient pas tardé à se séparer d'elles et leur auraient même fait la guerre avec l'aide de Thraces et d'Eubéens que leurs courses aventureuses avaient amenés de ce côté ; seulement, cette guerre n'aurait pas eu de suite et se serait bientôt terminée par un traité conclu aux conditions que nous avons marquées plus haut, de telle sorte que les deux nations n'auraient plus eu de commerce ensemble qu'en vue d'avoir des enfants, vivant à part cela dans une complète indépendance l'une de l'autre.

3. L'Histoire, au reste, en ce qui concerne les Amazones, offre quelque chose de singulier : tandis qu'en général les historiens se montrent soigneux de bien séparer ce qui est du domaine de la Fable (et par là ils entendent toute tradition par trop ancienne, toute tradition mensongère et merveilleuse) de ce qui appartient à l'Histoire, l'Histoire devant pour toutes les époques, anciennes ou récentes, chercher uniquement le vrai sans jamais admettre le merveilleux, si ce n'est dans des cas fort rares, en ce qui concerne les Amazones, toutes les histoires, aussi bien celles d'à présent que celles du temps jadis, ne nous offrent que récits merveilleux, traditions absurdes et invraisemblables. Qui pourra jamais croire, en effet, que des femmes seules, sans hommes, aient jamais pu se perpétuer à l'état d'armée, de cité ou de nation, et non seulement se perpétuer, mais s'engager dans des expéditions en règle contre les nations étrangères, arriver ainsi de conquête en conquête à s'emparer du pays connu aujourd'hui sous le nom d'Ionie et franchir qui plus est la mer pour porter toutes leurs forces jusqu'en Attique ? Autant vaudrait prétendre que les hommes de ce temps-là étaient des femmes et les femmes des hommes. N'est-ce pas là cependant ce que nos plus récents historiens nous disent des Amazones ? Et ce qui rend la chose encore plus singulière c'est que les plus anciennes traditions relatives aux Amazones sont encore moins inadmissibles que tout ce qu'il a plu à nos modernes historiens de débiter à leur sujet.

4. A la rigueur en effet on peut admettre que certaines villes, telles qu'Ephèse, Smyrne, Cymé et Myriné, aient dû leur origine et leur nom à des Amazones dont les tombeaux sont encore debout et dont tel autre monument nous rappelle encore le souvenir ; on peut à la rigueur admettre que, comme le marquent toutes ces anciennes traditions, les Amazones aient eu pour demeure primitive Thémiscyre avec les plaines du Thermodon et les montagnes environnantes et que plus tard elles en aient été expulsées par la force des armes. Sur leur demeure actuelle, en revanche, nous n'avons que de rares témoignages, que des allégations sans preuves et sans vraisemblance. Nous ne sommes pas mieux renseignés non plus au sujet de Thalestrie, cette prétendue reine des Amazones, venue, dit-on, en Hyrcanie pour s'unir d'amour à Alexandre et dans l'unique espoir d'avoir un fils du héros, sans compter que rien n'est moins sûr que le fait en lui-même. Parmi les nombreux historiens d'Alexandre ceux qui se piquent le plus d'exactitude se sont bien gardés d'en parler, on n'en trouve pas trace non plus dans les documents officiels, enfin les historiens qui le rapportent sont loin de s'accorder entre eux. Ajoutons que Clitarque nous montre Thalestrie partant pour aller joindre Alexandre, des Pyles Caspiennes et des bords du Thermolon, quand il est notoire que la Caspie et le Thermodon sont séparés par un intervalle de plus de 6000 stades.

5. Au surplus, s'accordassent-ils de tout point, les auteurs de ces relations écrites pour glorifier Alexandre [ne mériteraient encore aucune confiance,] puisqu'il est notoire qu'ils avaient bien moins à coeur de se montrer historiens véridiques que flatteurs ingénieux. N'est-ce pas en effet une pure flatterie que d'avoir transporté le Caucase des confins de la Colchide et des rivages de l'Euxin dans le voisinage de la mer Orientale là où s'élèvent les montagnes de l'Inde ? Certes ils n'ignoraient pas que c'est à la chaîne de montagnes située près de la Colchide et de l'Euxin et distante de l'Inde par conséquent de plus de 30 000 stades que les Grecs avaient donné le nom de Caucase, les Grecs n'ayant même fait de cette chaîne le théâtre du mythe de Prométhée et de son long supplice, que parce qu'ils ne connaissaient pas alors de contrée plus reculée vers l'E. (et en effet les expéditions de Bacchus et d'Hercule dans l'Inde doivent appartenir à une mythologie plus récente, puisqu'Hercule est censé n'avoir délivré Prométhée de ses chaînes qu'après trois mille ans) ; ils n'ignoraient pas non plus qu'au fond pour Alexandre la gloire était plus grande d'avoir conquis l'Asie jusqu'aux montagnes de l'Inde que de s'être avancé seulement jusqu'au fond de l'Euxin et au pied du Caucase ; mais la grande célébrité du Caucase l'emporta apparemment à leurs yeux, et, considérant d'autre part que l'expédition des Argonautes réputée jusque-là l'expédition la plus lointaine s'était arrêtée au pied du Caucase même et que tous les mythographes nous représentent Prométhée enchaîné aux extrémités de la terre sur la plus haute cime du Caucase, ils crurent faire une chose agréable au conquérant en transportant ce nom fameux aux montagnes de l'Inde.

6. Les parties les plus hautes du Caucase, du Caucase proprement dit, se trouvent sur son versant méridional, du côté de l'Albanie, de l'Ibérie, de la Colchide et de l'Héniokhie. Les peuples qui les occupent sont les mêmes qui, avons-nous dit, fréquentent le marché de Dioscurias, où le besoin de se procurer du sel est surtout ce qui les attire. Dans le nombre il en est qui habitent les sommets mêmes, d'autres qui vivent retirés et comme parqués dans d'étroits vallons, s'y nourrissant surtout de venaison, de fruits sauvages et de lait. Les hautes cimes du Caucase, l'hiver, demeurent inaccessibles ; mais, quand vient l'été, ces montagnards en font l'ascension ; ils chaussent à cet effet, en vue des neiges et de la glace qu'ils y rencontrent, des espèces de sandales de cuir de boeuf non tanné, garnies de pointes et larges comme des peaux de tambours. Quant à la descente, voici comment ils l'opèrent : ils s'assoient sur une peau de bête, leurs bagages à côté d'eux, et se laissent glisser jusqu'en bas, ce qui est aussi le procédé habituel employé dans la Médie Atropatie et dans le mont Masius en Arménie. Ils se servent pourtant aussi quelquefois de disques de bois garnis de pointes qu'ils adaptent aux semelles de leurs chaussures.

7. Si, maintenant, des hautes cimes que nous venons de décrire, nous redescendons vers les parties basses de la chaîne, nous observons, quoiqu'étant de fait sous un climat plus septentrional puisque nous touchons là déjà aux plaines des Sirakes, que la température s'est sensiblement radoucie. Il s'y trouve bien encore quelques peuplades qui, à cause du froid, en sont réduites à n'habiter que des espèces de terriers, comme les Troglodytes ; mais chez ces tribus-là même il y a déjà abondance de grains. Puis aux populations troglodytes en succèdent d'autres qui portent les noms [significatifs] de Chamaecètes et de Polyphages ; et, quant aux Isadices, qui suivent, ils habitent de vrais villages et peuvent cultiver la terre, grâce à cette circonstance que leur pays n'est pas tout à fait exposé au nord.

8. En revanche, les peuples qui font suite à ceux-ci dans l'espace compris entre le Palus Maeotis et la mer Caspienne mènent déjà la vie nomade : ce sont, d'une part, les Nabiani et les Panxani, et, d'autre part, les premières tribus Sirakes et Aorses, sorte d'avant-garde formée apparemment de guerriers qui, s'étant enfuis de chez les [Aorses] supérieurs, se seront portés plus vers le nord. Abéacos, qui régnait sur ces tribus Sirakes dans le temps où Pharnace était roi du Bosphore, pouvait armer 20 000 cavaliers, et Spadinès, roi de ces Aorses [du Nord], pouvait en équiper jusqu'à 80000. Quant aux Aorses supérieurs, ils disposaient naturellement de forces encore plus considérables, car leur territoire était plus étendu et ils dominaient en outre sur la plus grande partie du littoral occupé naguère par les Caspii, ce qui leur avait même permis de monopoliser le transport à dos de chameaux des marchandises de l'Inde et de la Babylonie expédiées par la voie de l'Arménie et de la Médie, monopole qui les avait tellement enrichis, qu'ils portaient tous de l'or sur leurs vêtements. Les Aorses [du Nord] habitent, eux, le long du Tanaïs, et les Sirakes, leurs voisins, le long de l'Achardéus, fleuve qui descend du Caucase pour aller se jeter aussi dans le Palus Maeotis.


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