XVII, 1 - L'Egypte et l'Ethiopie

Carte Spruner (1865)

1. Nous avons cru devoir comprendre dans notre périégèse de l'Arabie les deux golfes qui resserrent cette contrée et qui en font une péninsule, à savoir le golfe Persique et le golfe Arabique ; nous avons même, à propos de ce dernier golfe, entamé la description de l'Egypte et de l'Ethiopie, rangeant les côtes de la Troglodytique et des pays qui lui font suite jusqu'aux limites extrêmes de la Cinnamômophore. Il nous reste, pour compléter cette description, à présenter le tableau des pays qui confinent à ceux-là et qui ne sont autres que le bassin du Nil. Après quoi, nous n'aurons plus à parcourir que la Libye, division dernière de notre Géographie universelle. - Ici encore Eratosthène sera notre premier guide.

2. «Le Nil, dit Eratosthène, est à 900 [ou] 1000 stades à l'ouest du golfe Arabique, et, [par la direction générale de son cours,] il rappelle assez bien la forme d'un N renversé. Après avoir, en effet, depuis Méroé, coulé droit au nord, sur un espace qui peut être évalué à 2700 stades, il change brusquement de direction, et, comme s'il voulait revenir aux lieux d'où il est parti, il coule vers le midi et le couchant d'hiver pendant 3700 stades environ, ce qui le ramène presque à la hauteur de Méroé et au coeur de la Libye ; mais alors, par un nouveau détour, il se remet à couler vers le nord, et, à une légère déviation près du côté du levant, conserve cette même direction l'espace de 5300 stades, jusqu'à la grande cataracte, atteint, 1200 stades plus loin, la petite cataracte ou cataracte de Syène, franchit un dernier espace de 5300 stades et débouche enfin dans la mer. Deux cours d'eau se jettent dans le Nil : ils viennent tous deux de certains lacs situés au loin dans l'est et enserrent une très grande île connue sous le nom de Méroé ; l'un de ces cours d'eau, appelé l'Astaboras, forme le côté oriental de ladite île ; on appelle l'autre l'Astapus. Toutefois quelques auteurs donnent à ce second cours d'eau le nom d'Astasobas, et appliquent le nom d'Astapus à un autre cours d'eau qu'ils font venir de lacs situés dans la région du midi et qu'ils considèrent en quelque sorte comme le tronc, autrement dit comme le cours principal et direct du Nil, ajoutant que c'est aux pluies de l'été qu'il doit ses crues périodiques». A 700 stades au-dessus du confluent de l'Astaboras et du Nil, Eratosthène place une ville nommée Méroé comme l'île elle-même, il parle aussi d'une autre île située encore plus haut que Méroé et qui serait occupée par les descendants de ces Egyptiens fugitifs, déserteurs de l'armée de Psammitichus, que les gens du pays appellent les Sembrites, comme qui dirait les Etrangers, population chez laquelle le pouvoir royal est exercé par une femme, qui elle-même reconnaît l'autorité du souverain de Méroé. Au-dessous de l'île des Sembrites, des deux côtés de Méroé, on rencontre différentes nations, et d'abord, sur la rive du Nil (j'entends sur celle des deux rives qui regarde la mer Erythrée), la nation des Mégabares et celle des Blemmyes, (cette dernière sujette des Ethiopiens, bien que limitrophe de l'Egypte) ; puis le long de la mer Erythrée, sur le rivage même, la nation des Troglodytes (ceux des Troglodytes qui habitent à la hauteur de Méroé se trouvent à 10 ou 12 journées de marche de distance du Nil). Sur la rive gauche du Nil, maintenant, et en pleine Libye, on rencontre les Nubae, nation considérable, qui commence à Méroé et s'étend jusqu'aux coudes ou tournants du fleuve. Indépendants des Ethiopiens, les Nubae forment un Etat à part, mais divisé en plusieurs royaumes. Quant au littoral de l'Egypte compris entre la bouche Pélusiaque du Nil et la bouche Canopique, il mesure une longueur de 1300 stades.

3. Eratosthène se borne à ces renseignements généraux ; mais nous sommes tenu, nous, à donner plus de détails, et c'est ce que nous allons faire en commençant par l'Egypte. Nous partirons ainsi de ce qui nous est le mieux connu, [comme d'une base sûre,] pour nous avancer ensuite de proche en proche. Il y a d'ailleurs entre l'Egypte et la contrée que les Ethiopiens habitent dans son voisinage immédiat et juste au-dessus d'elle certains traits ou caractères communs dus au régime du Nil, qui, dans ses crues périodiques, les inonde l'une et l'autre de telle sorte qu'il ne s'y trouve à proprement parler d'habitable que la partie que ses débordements ont couverte, tandis que le reste des terres situées sur ses deux rives, trop loin et trop au-dessus du niveau de ses eaux, demeurent complètement inhabitées et à l'état de désert, faute d'eau précisément pour les fertiliser. En revanche, tandis que l'Egypte n'a qu'un seul et unique cours d'eau, le Nil, qui l'arrose tout entière et en ligne droite depuis la petite cataracte sise au-dessus de Syène et d'Eléphantine, bornes respectives de l'Egypte et de l'Ethiopie, jusqu'aux bouches par lesquelles il se déverse dans la mer, le Nil ne traverse pas l'Ethiopie tout entière, il n'est pas seul à l'arroser, il n'y coule pas en ligne droite et n'y rencontre pas de ces grands centres de population. Ajoutons que les Ethiopiens vivent en général à la façon des peuples nomades, c'est-à-dire pauvrement, à cause de la stérilité du sol de l'Ethiopie et de l'intempérie de son climat, à cause aussi de l'extrême éloignement où ils sont de nous, tandis que pour les Egyptiens les conditions de la vie sont absolument différentes. Dès le principe, en effet, les Egyptiens, établis dans une contrée parfaitement connue, forment un Etat régulier et civilisé au point que ses institutions sont universellement citées et proposées comme modèle, et l'on se plaît à reconnaître que, par leur sage division [des personnes et des terres,] par leur administration vigilante, ils ont su tirer en somme des richesses naturelles du pays qu'ils habitent le meilleur parti possible. On sait en effet que les Egyptiens, après s'être donné un roi, se partagèrent en trois classes : la classe des guerriers, la classe des cultivateurs et la classe des prêtres, celle-ci étant chargée naturellement de tout ce qui a rapport au culte divin, tandis que les deux autres avaient mission de veiller aux intérêts purement humains, la classe des guerriers en temps de guerre, et la troisième classe en temps de paix par les travaux de l'agriculture et des autres arts, ces deux dernières classes étant tenues en outre de constituer aux rois des revenus réguliers par leurs contributions, tandis que les prêtres, en plus de leurs fonctions, ne faisaient rien qu'étudier la philosophie et l'astronomie et que converser avec les rois. Lors de sa première division, l'Egypte fut partagée en nomes : dix pour la Thébaïde, dix pour le Delta, et seize pour la région intermédiaire. Quelques auteurs prétendent que l'on en comptait en tout juste autant qu'il y avait de chambres dans le labyrinthe ; mais ils oublient que le nombre des chambres dont se composait le labyrinthe était bien inférieur à 3[6]. A leur tour, les nomes avaient été soumis à différentes coupures ou subdivisions, le plus grand nombre avait été partagé en toparchies, les toparchies elles-mêmes s'étaient fractionnées, et l'on était descendu ainsi de subdivision en subdivision jusqu'à l'aroure, la dernière des coupures et la plus petite de toutes. Et qui est-ce qui avait nécessité une division aussi exacte, aussi minutieuse ? la confusion, la perpétuelle confusion que les débordements du Nil jetaient dans le bornage des propriétés, retranchant, ajoutant à l'étendue de celles-ci, changeant leur forme et faisant disparaître les différentes marques employées par chaque propriétaire pour distinguer son bien du bien d'autrui, de sorte qu'il fallait recommencer, et toujours et toujours, le mesurage ou arpentage des champs. On veut même que ce soit là l'origine de la géométrie, tout comme le calcul et l'arithmétique paraissent être nés chez les Phéniciens des nécessités du commerce maritime. La division générale de la population en trois classes se retrouvait naturellement dans chaque nome en particulier et y correspondait à une division du territoire en trois parties égales. Telle est, maintenant, l'excellence des dispositions prises à l'égard du Nil qu'on peut bien dire qu'à force de soins et d'art les Egyptiens ont vaincu la nature. Dans l'ordre naturel des choses, en effet, l'abondance des récoltes est en raison directe de l'abondance de l'inondation ; plus le niveau de l'inondation est élevé, plus naturellement est grande l'étendue de terres recouverte par les eaux, et, cependant, il est arrivé plus d'une fois que l'art ait suppléé aux défaillances de la nature et qu'il soit parvenu, au moyen de canaux et de digues, à faire que, dans les moindres crues, il y eût autant de terres couvertes par les eaux qu'il y en a dans les plus grandes. Autrefois, dans les temps antérieurs à l'administration de Pétrone, quand les eaux du Nil montaient à 14 coudées, la crue était censée avoir atteint son maximum, et l'on croyait pouvoir compter sur la plus abondante récolte ; quand les eaux, en revanche, ne montaient qu'à 8 coudées, il y avait infailliblement disette ; mais, avec l'administration de Pétrone, tout changea de face, et, pour peu que la crue eût monté à 12 coudées, on fut assuré d'obtenir le maximum de la récolte ; il arriva même, une année que la crue n'avait point dépassé 8 coudées, que personne dans le pays ne s'aperçut qu'il y eût disette. Voilà ce que peut une sage et prévoyante administration. Mais continuons.

4. A partir des frontières de l'Ethiopie, le Nil coule droit au nord jusqu'au lieu appelé Delta. Au-dessous de ce point, comme un arbre dont le sommet se bifurque (pour nous servir d'une expression de Platon), il se divise en deux branches et se trouve faire du Delta en quelque sorte le sommet d'un triangle, les deux côtés du triangle étant figurés par ces deux branches qui aboutissent à la mer et qui s'appellent, celle de droite la branche Pélusienne, celle de gauche la branche de Canope ou (du nom d'un bourg voisin de Canope) la branche d'Héracléum, tandis que la base est figurée par la partie du littoral comprise entre Péluse et Héracléum. Le triangle ainsi formé par lesdites branches du fleuve et par la mer constitue en somme une île véritable qu'on a appelée le Delta à cause de la ressemblance que sa configuration offre [avec la lettre de ce nom] ; mais il était naturel que le point initial de la figure en question prît le nom de la figure elle-même, et c'est pourquoi le village qui est bâti au sommet du triangle s'appelle Deltacômé. Voilà donc déjà deux bouches, la bouche dite Pélusiaque et la bouche dite Canopique ou Héracléotique, par lesquelles le Nil se déverse dans la mer. Mais entre ces deux bouches on en compte encore d'autres, dont cinq grandes parmi beaucoup de plus petites : des deux premières branches en effet se détachent une infinité de rameaux, qui se répandent par toute l'île en y formant autant de courants distincts et en y dessinant une quantité d'îlots ; or ces rameaux reliés entre eux par tout un système de canaux constituent un réseau complet de navigation intérieure, et de navigation si facile, que les transports s'y font souvent sur de simples barques en terre cuite. Le circuit total de l'île est de 3000 stades environ. Dans l'usage il n'est pas rare qu'on lui donne aussi le nom de Basse Egypte ; mais on comprend alors dans cette dénomination la double vallée qui fait face au Delta. Dans les crues du Nil, le Delta est couvert tout entier par les eaux, et, n'étaient les lieux habités, il paraîtrait alors former une mer ; tous les lieux habités, en effet, les simples bourgs comme les plus grandes villes, sont bâtis sur des hauteurs (monticules naturels ou terrasses), et, vus de loin, font l'effet d'îles. Les eaux qui débordent ainsi l'été conservent leur même niveau pendant plus de quarante jours, après quoi on les voit décroître peu à peu tout comme on les a vues croître. Enfin au bout de soixante jours la plaine apparaît complètement découverte et commence à se sécher. Mais plus cet assèchement se fait vite, plus il faut accélérer le travail du labour et des semailles, dans les lieux surtout où la chaleur est la plus forte. La partie de l'Egypte située au-dessus du Delta est arrosée et fertilisée de la même manière. Il y a toutefois cette différence que, dans cette partie de son cours, le Nil coule en ligne droite, sur un espace de 4000 stades environ, et ne forme qu'un seul et unique courant, à moins que par hasard quelque île (celle qui renferme le nome Héracléotique par exemple, pour ne citer que la plus grande) ne vienne à diviser ses eaux, à moins encore qu'une partie de ses eaux n'ait été dérivée pour les besoins de quelque canal destiné (comme c'est le cas le plus ordinaire), soit à alimenter un grand lac, soit à fertiliser tout un canton, comme voilà le canal qui arrose le nome Arsinoïte et qui alimente le lac Moeris, ou bien encore les canaux qui se déversent dans le lac Maréotis. L'Egypte se réduit donc, on le voit, à ce que les eaux du Nil débordées peuvent, sur l'une et l'autre de ses rives, couvrir de la vallée qu'il traverse, c'est-à-dire à une étendue de terrain habitable et cultivable, qui, des limites de l'Ethiopie au sommet du Delta, offre rarement une largeur de 300 stades tout d'un seul tenant, ce qui permet, en faisant abstraction d'une manière générale des bras et canaux qui ont pu être dérivés du fleuve, de la comparer à un ruban qu'on aurait déroulé dans toute sa longueur. Et ce qui contribue le plus à donner cette forme non seulement à la vallée dont je parle, mais encore à l'ensemble du pays, c'est la disposition des montagnes qui bordent le fleuve des deux côtés et qui descendent depuis Syène jusqu'à la mer d'Egypte. Car, suivant que ces deux chaînes de montagnes, en bordant le fleuve, s'écartent plus ou moins l'une de l'autre, le fleuve se resserre ou s'élargit davantage, modifiant du même coup naturellement la figure de la zone habitable correspondante. En revanche, au delà des montagnes, tout devient également inhabitable.

5. Les auteurs anciens et modernes, les anciens généralement sur de simples conjectures, les modernes sur la foi d'observations personnelles, ont attribué le phénomène des crues du Nil aux pluies torrentielles qui tombent l'été dans la haute Ethiopie, et en particulier dans les montagnes situées aux derniers confins de ce pays, le fleuve commençant à décroître peu à peu une fois que les pluies de l'Ethiopie ont cessé. Mais la chose a pris un caractère d'évidence surtout pour les navigateurs qui ont poussé l'exploration du golfe Arabique jusqu'à la Cinnamômophore, ainsi que pour les chasseurs envoyés à la découverte dans la région de l'éléphant, et en général pour tous les agents ou représentants que les rois d'Egypte de la dynastie des Ptolémées, dans un but d'utilité quelconque, ont dirigés vers ces contrées lointaines. Les Ptolémées, on le sait, s'intéressaient aux questions de ce genre, le second surtout dit Philadelphe, qui, curieux et chercheur de sa nature, avait en outre besoin, vu son état valétudinaire, de changer continuellement de distractions et de passe-temps. Les anciens rois, au contraire, n'attachaient pas grande importance à ces recherches scientifiques, et cependant, tout comme les prêtres, dans la société desquels se passait la meilleure partie de leur vie, ils faisaient profession d'aimer et d'étudier la philosophie. Il y a donc là quelque chose qui pourrait déjà étonner ; mais ce qui étonne encore davantage, c'est que Sésostris avait parcouru l'Ethiopie tout entière jusqu'à la Cinnamômophore, témoin mainte stèle, mainte inscription, qu'il a laissée comme monument de sa marche conquérante et qu'on peut voir encore dans le pays ; c'est que Cambyse, lui aussi, une fois maître de l'Egypte, s'était avancé avec une armée composée [en grande partie] d'Egyptiens jusqu'à Méroé (on prétend même que, si l'île et la ville de Méroé portent ce nom, c'est de lui qu'elles l'ont reçu, parce que sa soeur, d'autres disent sa femme, Méroé, était morte en ce lieu, et qu'il avait voulu apparemment rendre ainsi un dernier hommage à cette princesse et honorer sa mémoire en perpétuant son nom). Il y a donc lieu de s'étonner, je le répète, qu'avec des circonstances si favorables à l'observation on n'ait pas, dès lors, éclairci complètement cette question des pluies, quand on pense surtout au soin extrême qu'apportaient les prêtres à consigner dans leurs livres sacrés et à y conserver comme en dépôt tous les problèmes dont la solution exige une science supérieure. Or c'était bien à le cas : voici en effet quelle était la question, question non encore résolue à l'heure qu'il est : «Pourquoi est-ce l'été et non l'hiver, pourquoi est-ce dans les régions les plus méridionales, et non dans la Thébaïde et aux environs de Syène, que tombent les pluies ?» Il ne s'agissait nullement de prouver que les crues du fleuve ont pour cause les pluies ; il n'était pas besoin surtout, pour démontrer un fait semblable, d'appeler en témoignage les imposantes autorités qu'énumère Posidonius. «Callisthène, dit Posidonius, proclamait que la cause des crues du Nil est dans les pluies de la saison d'été ; mais cette explication, il l'avait recueillie de la bouche d'Aristote, qui lui-même la tenait de Thrasyalcès de Thasos, l'un des membres de la secte des anciens physiciens, Thrasyalcès l'ayant empruntée à son tour de Thalès, qui avouait enfin l'avoir trouvée dans Homère, puisque Homère, à en juger par le passage où il dit :

«avant d'avoir revu les bords du fleuve Aegyptus, de ce fleuve tombé du sein de Zeus» (Od. IV, 581),

fait bien réellement naître le Nil des eaux du ciel».

Mais je ne veux pas insister et répéter ce que tant d'autres ont déjà dit, ce qu'ont dit notamment [pour ne citer que ces deux noms] Eudore et Ariston le péripatéticien, deux de mes contemporains, dans leur Livre sur le Nil : [je dis à dessein DANS LEUR LIVRE au singulier,] car, si l'on excepte l'ordre des matières, tout le reste chez ces deux auteurs est tellement semblable, on retrouve tellement chez l'un et chez l'autre les mêmes phrases, les mêmes raisonnements, qu'ayant à vérifier un jour divers passages dans un de ces deux traités je pus, à défaut d'une double copie de ce même traité, le collationner avec le texte de l'autre. Lequel des deux maintenant était le plagiaire ? Allez le demander à Ammon. Eudore, je le sais, a accusé Ariston de plagiat, il m'a semblé pourtant que le style de l'ouvrage était plus dans la manière d'Ariston. Tous les auteurs anciens ne donnaient le nom d'Egypte qu'à la partie habitable de la vallée, c'est-à-dire à la partie comprise dans les limites des débordements du fleuve depuis Syène jusqu'à la mer ; mais plus tard on prêta à cette dénomination une bien autre extension, et il fut d'usage d'appeler Egypte (comme on le fait encore aujourd'hui) : 1° du côté de l'est, presque tout l'intervalle qui sépare le Nil du golfe Arabique, vu que les Ethiopiens n'usent pour ainsi dire pas de la mer Rouge ; 2° du côté de l'ouest, tout ce qui se prolonge dans l'intérieur jusqu'aux Auasis et sur la côte de la bouche Canopique au Catabathmus et à l'ancien royaume de Cyrène. Telles étaient, en effet, les limites véritables du royaume des successeurs de Ptolémée, bien qu'à plusieurs reprises ces princes eussent occupé la Cyrénaïque elle-même et en eussent fait une sorte d'annexe politique de l'Egypte et de Cypre ; et les Romains, à leur tour, héritiers des Ptolémées, conservèrent à l'Egypte, devenue province romaine, en vertu d'un décret [du Sénat,] les mêmes limites que ces princes lui avaient assignées. - Sous le nom d'Auasis, les Egyptiens désignent certains cantons fertiles et habités, mais entourés de tout côté par d'immenses déserts, ce qui les fait ressembler à des îles perdues au milieu de l'Océan. La présence d'auasis est un fait fréquent en Libye. L'Egypte, elle, en a trois dans son voisinage immédiat, et qui administrativement dépendent d'elle.

A ces considérations générales et sommaires sur l'Egypte nous joindrons maintenant une description détaillée du pays et une énumération complète de ses curiosités les plus remarquables.

6. Mais dans ce monument à élever [à la gloire de l'Egypte], la description d'Alexandrie et de ses environs se trouvant être le plus gros morceau, le morceau principal, c'est naturellement par Alexandrie qu'il nous faut commencer. - Le littoral compris entre Péluse, à l'est, et la bouche Canopique, à l'ouest, mesure une première distance de 1300 stades, et c'est là, avons-nous dit, ce qui représente la base du Delta. Une autre distance de 150 stades sépare la bouche Canopique de l'île de Pharos. On désigne sous ce nom un simple îlot de forme oblongue et tellement rapproché du rivage, qu'il forme avec lui un port à double ouverture. Le rivage, en effet, dans cet endroit, présente entre deux caps assez saillants un golfe ou enfoncement, que l'île de Pharos, qui s'étend de l'un à l'autre de ces caps et dans le sens de la longueur de la côte, se trouve fermer naturellement. L'une des deux extrémités de l'île de Pharos (celle qui regarde l'Orient) est plus rapprochée que l'autre du continent et du cap qui s'en détache, cap connu sous le nom de pointe Lochias, de sorte que l'entrée du port de ce côté en est très sensiblement rétrécie. Ce peu de largeur de la passe est déjà un inconvénient ; mais il y en a un autre, c'est que la passe même est semée de rochers en partie cachés, en partie apparents, obstacle contre lequel la mer semble s'acharner incessamment et comme à chaque lame qu'elle envoie du large. La pointe qui termine la petite île de Pharos n'est elle-même qu'un rocher battu de tous côtés par les flots. Sur ce rocher s'élève une tour à plusieurs étages, en marbre blanc, ouvrage merveilleusement beau, qu'on appelle aussi le Phare, comme l'île elle-même. C'est Sostrate de Cnide qui l'a érigée et dédiée, en sa qualité d'ami des rois, et pour la sûreté des marins qui naviguent dans ces parages, ainsi que l'atteste l'inscription apposée sur le monument. Et, en effet, comme la côte à droite et à gauche de l'île est assez dépourvue d'abris, qu'elle est de plus bordée de récifs et de bas-fonds, il était nécessaire de dresser en un lieu haut et très apparent un signal fixe qui pût guider les marins venant du large et les empêcher de manquer l'entrée du port. La passe ou ouverture de l'ouest, sans être non plus d'un accès très facile, n'exige pourtant pas les mêmes précautions. Elle aussi forme proprement un port, un second port dit de l'Eunostos ; mais elle sert plutôt de rade au port fermé, bassin intérieur creusé de main d'homme. Le grand port est celui dont la tour du Phare domine l'entrée, et les deux autres ports lui sont comme adossés, la digue ou chaussée de l'Heptastade formant la séparation. Cette digue n'est autre chose qu'un pont destiné à relier le continent à la partie occidentale de l'île ; seulement, on y a ménagé deux ouvertures donnant accès aux vaisseaux dans l'Eunostos et pouvant être franchies par les piétons au moyen d'une double passerelle. Ajoutons que la digue à l'origine ne devait pas faire uniquement l'office de pont conduisant dans l'île ; elle devait aussi, quand l'île était habitée, servir d'aqueduc. Mais depuis que le divin César, dans sa guerre contre les Alexandrins, a dévasté l'île pour la punir d'avoir embrassé le parti des rois, l'île n'est plus qu'un désert et c'est à peine si quelques familles de marins y habitent, groupées au pied du Phare. Grâce à la présence de la digue et à la disposition naturelle des lieux, le grand port a l'avantage d'être bien fermé ; il en a encore un autre, celui d'avoir une si grande profondeur d'eau jusque sur ses bords, que les plus forts vaisseaux peuvent y accoster les échelles mêmes du quai. Et comme il se divise en plusieurs bras, ces bras forment autant de ports distincts. Les anciens rois d'Egypte, contents de ce qu'ils possédaient, croyaient n'avoir aucun besoin des importations du commerce : aussi voyaient-ils de très mauvais oeil les peuples navigateurs, les Grecs surtout, lesquels du reste n'étaient encore qu'une nation de pirates réduits à convoiter le bien d'autrui, faute de terres suffisantes pour les nourrir, et par leur ordre il avait été placé une garde sur ce point de la côte, avec mission de repousser par la force toute tentative de débarquement. L'emplacement assigné pour demeure à ces gardes-côtes se nommait Rhacotis : il se trouve compris aujourd'hui dans le quartier d'Alexandrie qui est situé juste au-dessus de l'Arsenal ; mais il formait alors un bourg séparé, entouré de terres que l'on avait cédées à des pâtres ou bouviers, capables eux aussi à l'occasion d'empêcher que des étrangers ne missent le pied sur la côte. Survint la conquête d'Alexandre. Frappé des avantages de la position, ce prince résolut de bâtir la ville qu'il voulait fonder sur le port même. On sait quelle prospérité s'ensuivit pour Alexandrie. Du reste, si ce qu'on raconte est vrai, cette prospérité aurait été présagée par un incident survenu pendant l'opération même de la délimitation de la ville nouvelle. Les architectes avaient commencé à tracer avec de la craie la ligne d'enceinte, quand la craie vint à manquer ; justement le roi arrivait sur le terrain ; les intendants des travaux mirent alors à la disposition des architectes une partie de la farine destinée à la nourriture des ouvriers, et ce fut avec cette farine que fut tracée une bonne partie des alignements de rues, et le fait fut interprété sur l'heure, paraît-il, comme un très heureux présage.

7. Les avantages qu'Alexandrie tire de sa situation sont de plus d'une sorte : et d'abord elle se trouve située par le fait entre deux mers, baignée comme elle est, au nord par la mer d'Egypte, et au midi par le lac Maréa. Ce lac, qu'on nomme aussi Maréotis, est alimenté par un grand nombre de canaux, tous dérivés du Nil, et qu'il reçoit à sa partie supérieure ou sur ses côtés, et, comme il arrive plus de marchandises par ces canaux qu'il n'en vient par mer, le port d'Alexandrie situé sur le lac est devenu vite plus riche que le port maritime. Mais ce dernier port lui-même exporte plus qu'il n'importe : quiconque aura été à Alexandrie et à Dicaearchie aura pu s'en convaincre en voyant la différence du chargement des vaisseaux à l'aller et au retour, et combien ceux qui sont à destination de Dicaearchie sont plus lourds et ceux à destination d'Alexandrie plus légers. Outre cet avantage de la richesse qu'Alexandrie doit au mouvement commercial de ses deux ports, de son port maritime et de celui qu'elle a sur le lac Maréotis, il faut noter aussi l'incomparable salubrité dont elle jouit et qui paraît tenir non seulement à cette situation entre la mer et un lac, mais encore à ce que les crues du Nil se produisent juste à l'époque la plus favorable pour elle. Dans les villes situées au bord des lacs, l'air qu'on respire est en général lourd et étouffant quand viennent les grandes chaleurs de l'été ; par suite de l'évaporation que provoque l'ardeur des rayons solaires, les bords des lacs se changent en marais, et la fange de ces marais dégage une telle quantité de vapeurs méphitiques, que l'air en est bientôt vicié et ne tarde pas à engendrer la peste et autres affections épidémiques. A Alexandrie, au contraire, précisément quand l'été commence, les eaux débordées du Nil remplissent le lac et ne laissent subsister sur ses bords aucun dépôt vaseux de nature à produire des miasmes délétères. Enfin, c'est à la même époque que les vents étésiens soufflent du nord, et, comme ils viennent de traverser toute cette vaste étendue de mer, ils procurent toujours aux habitants d'Alexandrie un été délicieux.

8. Le terrain sur lequel a été bâtie la ville d'Alexandrie affecte la forme d'une chlamyde, les deux côtés longs de la chlamyde étant représentés par le rivage de la mer et par le bord du lac, et son plus grand diamètre pouvant bien mesurer 30 stades, tandis que les deux autres côtés, pris alors dans le sens de la largeur, sont représentés par deux isthmes ou étranglements, de 7 à 8 stades chacun, allant du lac à la mer. La ville est, partout sillonnée de rues où chars et chevaux peuvent passer à l'aise, deux de ces rues plus larges que les autres (car elles ont plus d'un plèthre d'ouverture) s'entrecroisent perpendiculairement. A leur tour, les magnifiques jardins publics et les palais des rois couvrent le quart, si ce n'est même le tiers de la superficie totale, et cela par le fait des rois, qui, en même temps qu'ils tenaient à honneur chacun à son tour d'ajouter quelque embellissement aux édifices publics de la ville, ne manquaient jamais d'augmenter à leurs frais de quelque bâtiment nouveau l'habitation royale elle-même, si bien qu'aujourd'hui on peut en toute vérité appliquer aux palais d'Alexandrie le mot du Poète :

«Ils sortent les uns des autres» (Od. XVII, 266).

Quoi qu'il en soit, toute cette suite de palais tient le long du port et de l'avant-port. A la rigueur on peut compter aussi comme faisant partie des palais royaux le Muséum, avec ses portiques, son exèdre et son vaste cénacle qui sert aux repas que les doctes membres de la corporation sont tenus de prendre en commun. On sait que ce collège d'érudits philologues vit sur un fonds ou trésor commun administré par un prêtre, que les rois désignaient autrefois et que César désigne aujourd'hui. Une autre dépendance des palais royaux est ce qu'on appelle le Sêma, vaste enceinte renfermant les sépultures des rois et le tombeau d'Alexandre. L'histoire nous apprend comment Ptolémée, fils de Lagus, intercepta au passage le corps du Conquérant et l'enleva à Perdiccas qui le ramenait de Babylone [en Macédoine], mais qui, par ambition et dans l'espoir de s'approprier l'Egypte, s'était détourné de sa route. A peine arrivé en Egypte, Perdiccas périt de la main de ses propres soldats : il s'était laissé surprendre par une brusque attaque de Ptolémée et bloquer dans une île déserte, et ses soldats furieux s'étaient rués sur lui et l'avaient percé de leurs sarisses. Les membres de la famille royale qui étaient avec lui, à savoir Aridée, les jeunes enfants d'Alexandre et sa veuve Roxane, purent [continuer leur route] et s'embarquer pour la Macédoine ; seul le corps du roi fut retenu par Ptolémée qui le transporta à Alexandrie et l'y ensevelit en grande pompe. Il y est encore, mais non plus dans le même cercueil ; car le cercueil actuel est de verre, et celui où l'avait mis Ptolémée était d'or. C'est Ptolémée dit Coccès ou Parisactos qui s'empara de ce premier cercueil, dans une expédition à main armée préparée au fond de la Syrie, mais très vivement repoussée, ce qui l'empêcha de tirer de son sacrilège le parti qu'il en avait espéré.

9. Quand on entre dans le grand port, on a à main droite l'île et la tour de Pharos et à main gauche le groupe des rochers et la pointe Lochias, avec le palais qui la couronne. Une fois entré, on voit se dérouler sur la gauche, à mesure qu'on avance, les palais, dits du dedans du port, qui font suite à celui du Lochias, et qui étonnent par le nombre de logements qu'ils renferment, la variété des constructions et l'étendue des jardins. Au-dessus de ces palais est le bassin que les rois ont fait creuser pour leur seul usage et que l'on appelle le port fermé. Antirrhodos qui le précède est un îlot avec palais et petit port, dont le nom ambitieux semble un défi jeté à la grande île de Rhodes. En arrière d'Antirrhodos est le théâtre, après quoi l'on aperçoit le Posidium, coude que fait la côte à partir de ce qu'on appelle l'Emporium et sur lequel on a bâti un temple à Poséidôn ou Neptune. Antoine ayant ajouté un môle à ce coude, il se trouve par le fait avancer maintenant jusqu'au milieu du port. Le môle se termine par une belle villa royale qu'Antoine a fait bâtir également et à laquelle il a donné le nom de Timonéum. Ce fut là, à proprement parler, son dernier ouvrage : il le fit exécuter quand, après sa défaite d'Actium, se voyant abandonné de tous ses partisans, il se fut retiré à Alexandrie, décidé à vivre désormais comme un autre Timon, loin de cette foule d'amis qui naguère l'entouraient. Vient ensuite le Caesaréum, précédant l'entrepôt, les docks et les chantiers de la marine, lesquels se prolongent jusqu'à l'Heptastade. Voilà tout ce qui borde le grand port.

10. Le port de l'Eunoste fait suite immédiatement à l'Heptastade ; puis, au-dessus de l'Eunoste, se présente un bassin creusé de main d'homme, dit le Cibôtos, et qui a aussi ses chantiers et son arsenal. Un canal navigable débouche à l'intérieur de ce bassin et le met en communication directe avec le Maréotis. La ville s'étend un peu au delà de ce canal, puis commence la Nécropole, faubourg rempli de jardins, de tombeaux et d'établissements pour l'embaumement des morts. En deçà du canal, maintenant, il y a le Sarapéum et plusieurs autres enclos sacrés, d'origine fort ancienne, mais à peu près abandonnés aujourd'hui par suite des nouvelles constructions faites à Nicopolis. Nicopolis a, en effet, maintenant son amphithéâtre et son stade, c'est à Nicopolis que se célèbrent les jeux quinquennaux, et, comme toujours, les choses nouvelles ont fait négliger les anciennes.

La ville d'Alexandrie peut être dépeinte d'un mot : «une agglomération de monuments et de temples». Le plus beau des monuments est le Gymnase avec ses portiques longs de plus d'un stade. Le tribunal et ses jardins occupent juste le centre de la ville. Là aussi s'élève, comme un rocher escarpé au milieu des flots, le Panéum, monticule factice, en forme de toupie ou de pomme de pin, au haut duquel on monte par un escalier en limaçon pour découvrir de là au-dessous de soi le panorama de la ville. La grande rue qui traverse Alexandrie dans le sens de sa longueur va de la Nécropole à la porte Canobique en passant près du Gymnase. Au delà de cette porte est l'Hippodrome qui donne son nom à tout un faubourg s'étendant en rues parallèles jusqu'au canal dit de Canope. Puis on traverse l'Hippodrome et l'on arrive à Nicopolis, nouveau centre de population qui s'est formé sur le bord même de la mer et qui est devenu déjà presque aussi important qu'une ville. La distance d'Alexandrie à Nicopolis est de 30 stades. César Auguste a beaucoup fait pour l'embellissement de cette localité, en mémoire de la victoire remportée ; par lui naguère sur les troupes qu'Antoine en personne avait menées à sa rencontre, victoire qui, en lui livrant d'emblée la ville, réduisit Antoine à se donner la mort et Cléopâtre à se remettre vivante entre ses mains ; mais on sait comment peu de temps après Cléopâtre, dans la tour où on la gardait, attenta elle aussi secrètement à ses jours, soit en se faisant piquer par un aspic, soit en usant d'un de ces poisons subtils qui tuent par le seul contact (car l'une et l'autre tradition ont cours). Quoi qu'il en soit, cette mort mit fin à la monarchie des Lagides, laquelle avait duré une longue suite d'années.

11. Des mains de Ptolémée, fils de Lagus, successeur immédiat d'Alexandre, le sceptre de l'Egypte avait passé aux mains de Philadelphe, puis d'Evergète, de Philopator l'amant d'Agathoclée, d'Epiphane et de Philométor, le fils prenant au fur et à mesure la place de son père. Seul Philométor eut pour successeur son frère Evergète II dit Physcon, puis vint Ptolémée Lathyre, et, après lui, de nos jours Aulétès, propre père de Cléopâtre. Passé le troisième des Ptolémées, tous ces Lagides, perdus de vices et de débauches, furent de très mauvais rois, mais les pires de tous furent le quatrième, le septième et le dernier, Aulétès, qui à la honte de ses autres déportements ajoutait celle de professer pour la flûte une véritable passion, se montrant même si fier de son talent de virtuose, qu'il ne rougissait pas d'établir dans son palais des concours de musique et de se mêler aux concurrents pour disputer le prix. Indignés, les Alexandrins le chassèrent, et, de ses trois filles ayant choisi l'aînée qui seule était légitime, ils la proclamèrent reine. Quant à ses fils, encore tout jeunes enfants, ils furent complètement écartés, comme ne pouvant être alors d'aucune utilité. A peine la nouvelle reine avait-elle pris possession du trône, qu'on fit venir de Syrie pour l'épouser un certain Cybiosactès, qui se prétendait issu du sang des rois de Syrie ; mais, au bout de quelques jours, la reine, qui n'avait pu se faire à ses manières basses et ignobles, s'en débarrassait en le faisant étrangler. Un remplaçant, Archélaüs, se présenta, il se disait lui aussi de sang royal et se faisait passer pour le fils de Mithridate Eupator : en réalité il était fils d'Archélaüs, cet adversaire de Sylla que les Romains avaient plus tard comblé d'honneurs, l'aïeul par conséquent du dernier roi de Cappadoce, notre contemporain. Ajoutons qu'il était grand prêtre de Comana dans la province du Pont. Il se trouvait dans le camp de Gabinius, au moment de faire campagne avec lui contre les Parthes, quand tout à coup il partit sans prévenir Gabinius pour rejoindre des amis sûrs qui le conduisirent à la reine et le firent [agréer d'elle et] proclamer roi. Cependant Aulétès était venu à Rome : là, il se voit accueilli par le grand [Pompée] qui le recommande au Sénat et fait décréter son retour dans ses Etats en même temps que le supplice en masse de la majeure partie de l'ambassade, composée de cent membres, que les Alexandrins avaient envoyée pour déposer contre lui, et dont le chef était Dion l'académicien qui fut compris naturellement au nombre des victimes. Ramené par Gabinius, Ptolémée fait mettre à mort Archélaüs et sa propre fille ; mais il ne prolonge que de bien peu les années de son règne et meurt de maladie, laissant deux fils et deux filles, dont l'aînée n'était autre que Cléopâtre. Les Alexandrins se donnent alors pour rois l'aîné des fils et Cléopâtre. Bientôt les partisans du jeune roi se soulèvent, Cléopâtre est chassée et s'embarque avec sa soeur pour la Syrie. Sur ces entrefaites, le grand Pompée, réduit à fuir de Palaeopharsale, arrive en vue de Péluse et du mont Casius et est assassiné lâchement par les familiers du roi. César, qui le suivait de près, fait mettre à mort le roi malgré son jeune âge, et rétablit sur le trône Cléopâtre en lui adjoignant seulement pour collègue le frère qui lui restait et qui était à peine sorti de l'enfance. Antoine à son tour, après la mort de César et la campagne de Philippes, passe en Asie et met le comble aux honneurs et à la fortune de Cléopâtre en l'épousant. Cléopâtre lui donne plusieurs enfants, partage avec lui les dangers de la guerre d'Actium et l'entraîne dans sa fuite. César Auguste accourt sur leurs traces, assiste à une double catastrophe et met fin à cette longue orgie dont l'Egypte avait été le théâtre.

12. L'Egypte est aujourd'hui province romaine et acquitte à ce titre un tribut considérable ; en revanche elle trouve dans les différents préfets que Rome lui envoie autant d'administrateurs sages et éclairés. Le légat romain a le rang de roi. Immédiatement au-dessous de lui est le dicaeodote,juge souverain de la plupart des procès. Il y a aussi l'idiologue, officier spécialement chargé de rechercher les biens vacants et qui comme tels doivent échoir à César. Ces hauts dignitaires ont pour les assister des affranchis de César et des économes, à qui ils confient des affaires plus ou moins importantes. Ajoutons que les forces militaires se composent de trois corps d'armée, dont un est caserné en ville, tandis que les deux autres stationnent en pleine campagne. Indépendamment de ces trois corps, il y a neuf cohortes romaines qui sont ainsi réparties : trois à Alexandrie, trois à Syène sur la frontière de l'Ethiopie en guise de poste avancé, trois dans le reste de l'Egypte. On compte enfin trois détachements de cavalerie cantonnés de même dans les positions les plus favorables. En fait de magistratures indigènes, Alexandrie nous offre : 1° l'exégète, qui porte la robe de pourpre, représente la loi et la tradition nationale et pourvoit aux besoins de la ville ; 2° le notaire ou hypomnématographe ; 3° l'archidicaste ou chef de la justice ; 4° le commandant de la garde de nuit. Ces différentes magistratures existaient encore au temps des Ptolémées, mais, par suite de l'incurie des rois, les lois et règlements avaient cessé d'être appliqués et dans cette anarchie la prospérité de la ville avait complètement péri. Polybe, qui avait visité Alexandrie [à cette époque], flétrit l'état de désordre dans lequel il l'avait trouvée. Il distingue dans sa population un triple élément : 1° l'élément égyptien et indigène, vif et irritable de sa nature, et partant fort difficile à gouverner ; 2° l'élément mercenaire, composé de gens lourds et grossiers, devenus très nombreux et très indisciplinés, car il y avait longtemps déjà qu'en Egypte la coutume était d'entretenir des soldats étrangers, et ces mercenaires, encouragés par le caractère méprisable des rois, avaient fini par apprendre à commander plutôt qu'à obéir ; 3° l'élément alexandrin, devenu pour les mêmes causes presque aussi ingouvernable, bien que supérieur aux deux autres par sa nature : car, pour être de sang mêlé, les Alexandrins n'en avaient pas moins une première origine grecque et ils n'avaient pas perdu tout souvenir du caractère national et des moeurs de la Grèce. Et, comme cette partie de la population, [la meilleure des trois,] était menacée de disparaître complètement, ayant été presque exterminée par Evergète et par Physcon, sous le règne duquel précisément Polybe visita l'Egypte (on sait comment Physcon, tiraillé entre les factions, avait à plusieurs reprises lâché ses soldats sur le peuple alexandrin et autorisé ainsi de vrais massacres), on peut juger de l'état dans lequel était tombée cette malheureuse cité. Il ne restait plus, en vérité, s'écrie Polybe, qu'à redire ces paroles découragées du Poète :

 «Aller en Egypte ! voyage long et pénible !» (Od. IV, 483)

13. Cet état de choses durait encore, si même il n'avait empiré, sous le règne des derniers Ptolémées. En revanche, on peut dire que les Romains ont fait tout ce qui dépendait d'eux pour corriger la plus grande partie de ces abus, en établissant dans la ville l'excellente police dont j'ai parlé plus haut, et en maintenant dans le reste du pays, mais avec des pouvoirs limités aux affaires de peu d'importance, certaines magistratures locales confiées à des épistratèges, des nomarques, des ethnarques. Toutefois, ce qui aujourd'hui encore contribue le plus à la prospérité d'Alexandrie, c'est cette circonstance qu'elle est le seul lieu de l'Egypte qui se trouve également bien placé et pour le commerce maritime par l'excellente disposition de son port, et pour le commerce intérieur par la facilité avec laquelle lui arrivent toutes les marchandises qui descendent le Nil, ce qui fait d'elle le plus grand entrepôt de toute la terre. Tels sont les avantages particuliers à la ville d'Alexandrie. - Pour ce qui est de l'Egypte maintenant, Cicéron nous apprend dans un de ses discours que le tribut annuel payé à Ptolémée Aulétès, le père de Cléopâtre, s'élevait à la somme de 12 500 talents. Mais, du moment que l'Egypte pouvait fournir encore d'aussi forts revenus au plus mauvais, au plus nonchalant de ses rois, que ne peut-elle pas rapporter aujourd'hui que les Romains surveillent son administion avec tant de soin et que ses relations commerciales avec l'Inde et la Troglodytique ont pris tant d'extension Comme en effet les plus précieuses marchandises viennent de ces deux contrées d'abord en Egypte, pour se répandre de là dans le monde entier, l'Egypte en tire un double droit (droit d'entrée, droit de sortie), d'autant plus fort que les marchandises elles-mêmes sont plus précieuses, sans compter les avantages inhérents à tout monopole, puisque Alexandrie est pour ainsi dire l'unique entrepôt de ces marchandises et qu'elle peut seule en approvisionner les autres pays.

Mais, pour se rendre encore mieux compte de cette situation incomparable d'Alexandrie, ou n'a qu'à parcourir le reste du pays, en rangeant d'abord la côte à partir du Catabathmus, car l'Egypte s'étend en réalité jusque-là, et la Cyrénaïque, avec les possessions circonvoisines des barbares Marmarides, ne commence qu'après.

14. Depuis le Catabathmus jusqu'à Paraetonium, le trajet en ligne droite est de 900 stades. Il y a là une ville et un grand port de 40 stades de tour environ. La ville est appelée tantôt Paraetonium, tantôt Ammonia. Dans l'intervalle se succèdent Aegyptiôncômé, la pointe d'Aenésisphyre, une chaîne de rochers connue sous le nom de Roches Tyndarées et un groupe de quatre petites îles avec un port commun aux quatre ; puis viennent le cap Drépanum, l'île d'Aenésippée, qui a aussi son port, et le bourg d'Apis, qui est à 100 stades de Paraetonium et à cinq journées de marche du temple d'Ammon. De Paraetonium, maintenant, [à Alexandrie] on compte, à peu de chose près, 1300 stades. Des principaux points intermédiaires le premier qui se présente est la pointe de Leucé-Acté, ainsi nommée de ce qu'elle est formée d'une terre blanchâtre ; le port de Phoenicûs lui succède, ainsi que le bourg de Pnigeus ; puis vient l'île de Sidonie, laquelle possède un port. Antiphres, qui suit immédiatement, n'est pas située sur la mer même, mais un peu au-dessus. Il s'en faut que cette partie de la côte soit favorable à la vigne, et c'est à croire en vérité qu'on y met dans les tonneaux plus d'eau de mer que de vin : le bicium (c'est ainsi qu'on nomme ce vin) est, avec la bière, la boisson ordinaire des gens du peuple à Alexandrie, mais les quolibets portent surtout sur le vin d'Antiphres. Le port de Derris, situé plus loin, tire son nom du voisinage d'un rocher tout noir qui ressemble assez à une peau de bête (derris). La localité après Derris a aussi un nom [significatif,] celui de Zéphyrium ; puis vient le port Leucaspis, précédant plusieurs autres ports encore. On relève plus loin la position de Cynossêma. Celle de Taposiris, qui suit, n'est pas à proprement parler maritime. Taposiris est un lieu de panégyris ou d'assemblée très fréquenté, qu'il ne faut pas confondre avec une autre localité du même nom située de l'autre côté d'Alexandrie, à une distance passablement grande de la ville. Dans le voisinage de Taposiris, mais sur le bord même de la mer, un site rocheux et escarpé attire aussi en toute saison les bandes joyeuses du pays. Viennent maintenant Plinthiné et Niciûcômé, et, après ces deux localités, Cherronesus, position fortifiée, qui se trouve déjà très près d'Alexandrie et de Nécropolis, puisqu'elle n'en est qu'à 70 stades. Le lac Maria, qui s'étend jusqu'ici, a 150 stades et plus de largeur et un peu moins de 300 stades de longueur. Il renferme huit îles, et ses bords sont partout couverts de belles habitations. Ils produisent aussi du vin, et en telle quantité qu'on met en tonneaux pour l'y laisser vieillir une partie de la récolte : ce vin est connu sous le nom de maréotique.

15. Entre autres plantes qui croissent dans les lacs et marais de l'Egypte, nous signalerons le byblus et le cyamus dit d'Egypte dont on fait [ces vases appelés] ciboires. Les tiges de l'une et de l'autre plantes ont à peu près la même hauteur, 10 pieds environ ; mais, tandis que le byblus a sa tige lisse jusqu'en haut et n'est garni qu'à son sommet d'une houppe chevelue, le cyamus porte des feuilles et des fleurs en plus d'un endroit de sa tige. Il produit aussi un fruit semblable à la fève de nos pays (la différence n'est que dans la grosseur et dans le goût). Les cyamons offrent un charmant coup d'oeil et servent de riant abri à ceux qui veulent se divertir et banqueter en liberté. Montés sur des barques à tentes, dites thalamège, les gais compagnons s'enfoncent au plus épais des cyames et vont goûter le plaisir de la bonne chère à l'ombre de leur feuillage. Les feuilles des cyames sont en effet extrêmement larges, au point qu'on peut s'en servir en guise de coupes et d'assiettes, elles présentent une concavité naturelle qui les rend même très propres à cet usage. Cela est si vrai, que les ateliers d'Alexandrie en sont remplis et qu'on n'y emploie guère d'autres vases. Ajoutons que la vente de ces feuilles constitue une source de revenu pour les gens de la campagne. Voilà ce que l'on peut dire au sujet du cyamus. Quant au byblus, assez rare ici, [aux environs d'Alexandrie,] où il n'est pas l'objet d'une culture spéciale, il croît surtout dans la partie inférieure du Delta. On en distingue deux espèces, une médiocre et une bonne ; celle-ci est connue sous le nom d'hiératique. Mais dans le Delta même on a vu introduire par quelques particuliers avides d'augmenter leurs revenus l'adroite pratique appliquée en Judée au palmier, au palmier caryote surtout et au balsamier : on y empêche en beaucoup d'endroits le byblus de pousser, la rareté naturellement en augmente le prix, l'intérêt des consommateurs en souffre à coup sûr, mais les propriétaires en revanche y gagnent un gros accroissement de revenus.

16. Quand on sort d'Alexandrie par la porte Canobique, on voit à droite le canal de Canope, qui borde le lac. Ce canal a une branche qui mène à Schédia sur le Nil et une autre qui aboutit à Canope, mais avant de bifurquer il touche à Eleusis. On nomme ainsi un village situé près d'Alexandrie et de Nicopolis, sur le bord même du canal Canobique, et rempli de maisons de plaisance et de riants belvédères ouverts aux voluptueux, hommes et femmes, qui, en y mettant le pied, franchissent en quelque sorte le seuil du canobisme et de la perdition. Un peu plus loin qu'Eleusis, sur la droite, se détache la branche qui mène à Schédia. Il y a quatre schoenes de distance entre Alexandrie et Schédia, ville naissante, qui possède à la fois la station des thalamèges, où les gouverneurs viennent s'embarquer pour aller inspecter le haut du fleuve, et le bureau de péage chargé de percevoir les droits sur les marchandises qui descendent ou remontent le fleuve : c'est même en vue de ce service qu'a été établi en cet endroit du fleuve le pont de bateaux (schedia) qui a donné son nom à la ville. Passé l'embranchement de Schédia, le canal principal jusqu'à Canope ne cesse de suivre parallèlement la partie de la côte comprise entre le Phare et la bouche Canobique, la mer et le canal n'étant plus séparés l'un de l'autre que par l'étroite bande de terre sur laquelle on a bâti, tout de suite après Nicopolis, la Petite Taposiris, et qui projette ce cap Zéphyrium au haut duquel a été érigé un petit temple en l'honneur de Vénus Arsinoé. Ajoutons que la tradition place en cc même endroit de la côte certaine ville des temps anciens appelée Thonis, du nom du roi qui offrit l'hospitalité à Ménélas et à Hélène. On se rappelle ce que dit Homère à propos de ces remèdes dont Hélène avait le secret :

«baumes précieux que la reine Polydamna, épouse de Thô, lui avait appris à connaître» (Od. IV, 228).

17. La ville de Canope est à 125 stades d'Alexandrie par la route de terre : son nom rappelle le pilote de Ménélas, Canobus, mort, dit-on, ici même. Elle a pour principal monument ce temple de Sarapis, objet dans tout le pays de la plus profonde vénération pour les cures merveilleuses dont il est le théâtre et auxquelles les hommes les plus instruits et les plus considérables sont les premiers à ajouter foi, car ils y envoient de leurs gens pour y coucher et dormir à leur intention, quand ils ne peuvent y venir coucher et dormir en personne. Il y en a dans le nombre qui écrivent l'histoire de leur propre guérison, il y en a d'autres qui recueillent les différentes prescriptions médicales émanées de l'oracle de Sarapis, et qui en font ressortir l'efficacité. Mais le spectacle le plus curieux à coup sûr est celui de la foule qui, pendant les panéyyries ou grandes assemblées, descend d'Alexandrie à Canope par le canal : le canal est alors couvert, jour et nuit, d'embarcations toutes chargées d'hommes et de femmes, qui, au son des instruments, s'y livrent sans repos ni trêve aux danses les plus lascives, tandis qu'à Canope même les auberges qui bordent le canal offrent à tout venant les mêmes facilités pour goûter le double plaisir de la danse et de la bonne chère.

18. A Canope succède immédiatement Héracléum, qui possède un temple dédié à Hercule ; puis on voit s'ouvrir la bouche Canobique et commencer le Delta. A la droite du canal de Canope s'étend le nome Ménélaïte, qu'on a appelé ainsi bel et bien pour honorer le frère de Ptolémée et point du tout, j'en donne ma foi, pour faire honneur au héros, [frère d'Agamemnon,] quoi qu'en aient pu dire certains géographes, et Artémidore tout le premier. La bouche Bolbitique du Nil succède à la bouche Canobique, puis vient la bouche Sébennytique, précédant elle-même la bouche Phatnitique. Sous le rapport de l'importance, la branche Phatnitique du Nil occupe le troisième rang après les deux branches principales, qui se trouvent comprendre et déterminer le Delta : car c'est à une faible distance du sommet du Delta que cette branche intérieure a son point de départ. La bouche Mendésienne, qui vient après, est presque contiguë à la bouche Phatnitique et précède la bouche Tanitique, qui elle-même précède la bouche Pélusiaque, la dernière de toutes. Dans l'intervalle que laissent entre elles ces différentes bouches, il s'en trouve encore d'autres qui sont moins indiquées, moins apparentes, et que l'on pourrait appeler à cause de cela de fausses bouches. Aucune des bouches du Nil n'est à proprement parler inaccessible, mais, dans presque toutes, à cause des récifs et des bas-fonds marécageux qui s'y trouvent, l'entrée est singulièrement incommode, et cela, non pas seulement pour les grands bâtiments, elle l'est même pour les simples transports. Malgré cet inconvénient, le commerce adopta de préférence la bouche Canobique comme port ou emporium, tant que les ports d'Alexandrie demeurèrent fermés pour les causes que nous avons mentionnées ci-dessus. Tout de suite après avoir dépassé la bouche Bolbitine, on voit s'avancer assez loin dans la mer une pointe basse et sablonneuse dite l'Agnûcéras ; puis on relève l'une après l'autre la vigie de Persée et le Milèsiôntichos, château fort ainsi nommé en mémoire des Milésiens qui, sous le règne de Psammitichus (on sait que ce roi était contemporain de Cyaxare le Mède), abordèrent avec trente vaisseaux à la bouche Bolbitine, débarquèrent là et élevèrent l'ouvrage en question, pour remonter plus tard jusqu'au nome Saïtique, où, après avoir vaincu Inarus dans un combat naval, ils bâtirent la ville de Naucratis un peu au-dessus de Schédia. Au delà de Milèsiôntichos, en s'avançant vers la bouche Sébennytique, on aperçoit plusieurs lacs ou étangs, le lac Butique entre autres, ainsi appelé de la ville de Buto ; puis vient la ville même de Sébennys, précédant Saïs, qui est la métropole ou capitale du Delta inférieur, et qui professe pour Athéné un culte particulier. Le tombeau de Psammitichus est dans le temple même de cette déesse. Non loin de Buto, dans une île, est une autre ville appelée Hermopolis. Buto possède, elle, un mantéum ou oracle de Latone.

19. Dans l'intérieur des terres, au-dessus des bouches Sébennytique et Phatnitique, mais dans les limites du nome Sébennytique, se trouvent l'île et la ville de Xoïs. On y remarque également Hermopolis, Lycopolis et cette Mendès, dont les habitants adorent, en fait de divinités, le dieu Pan ; et en fait d'animaux sacrés, le bouc, les boucs y ayant même, si l'on en croit Pindare, commerce avec les femmes. Les environs de Mendès maintenant nous offrent Diospolis avec sa ceinture de marais et Léontopolis ; puis un peu plus loin se présente la ville de Busiris en plein nome Busirite, précédant celle de Cynopolis. Eratosthène prétend que la xénélasie, c'est-à-dire la proscription de l'étranger, était une coutume commune à tous les peuples barbares ; qu'en ce qui concerne les Egyptiens l'accusation repose surtout sur le mythe sanglant dont Busiris est le héros et le nome Busirite le théâtre ; mais que ce mythe, d'origine évidemment moderne, paraît être l'oeuvre de gens qui, pour se venger d'avoir été mal accueillis par les habitants dudit nome, auront voulu dénoncer et flétrir leur caractère inhospitalier, vu que jamais, au grand jamais, il n'a existé de roi ni de tyran du nom de Busiris ; que le vers d'Homère, ce vers tant de fois cité :

«Aller en Egypte ! voyage long et pénible !» (Od. IV, 483)

a dû contribuer singulièrement aussi à accréditer l'accusation, rapproché de cette double circonstance que la côte d'Egypte est dépourvue d'abris et que son seul port naturel, le port de Pharos, est demeuré longtemps fermé par suite de la consigne donnée à ces bandes de bouviers ou de brigands, pour mieux dire, de s'opposer par la force à toute tentative de débarquement ; mais qu'il ne faut pas oublier que les Carthaginois, de leur côté, coulaient à fond impitoyablement tout navire étranger qu'ils rencontraient naviguant dans leurs parages et se dirigeant, soit vers l'île de Sardaigne, soit vers les Colonnes [d'Hercule], et que c'est même là ce qui explique comment la plupart des renseignements sur les contrées occidentales de la terre sont si peu dignes de foi ; qu'enfin les Perses avaient soin d'égarer les ambassadeurs qu'on leur envoyait en les promenant dans des labyrinthes sans issue ou dans des chemins impraticables.

20. Au nome Busirite confine, non seulement le nome Athribite avec la ville d'Athribis, mais encore le nome Prosopite, lequel a pour chef-lieu Aphroditépolis. Au-dessus, maintenant, des bouchés Mendésienne et Tanitique, s'étendent, outre un grand lac, le nome Mendésien, le nome Léontopolite dont le chef-lieu s'appelle [aussi] Aphroditépolis, voire un troisième nome dit le nome Pharbétite. Puis vient la bouche Tanitique, ou, comme on l'appelle quelquefois, la bouche Saïtique, et, [au-dessus de cette bouche,] le nome Tanite, lequel comprend la grande ville de Tanis.

21. Dans l'intervalle des bouches Tanitique et Pélusiaque il n'y a, à proprement parler, qu'une suite de lacs et de grands marécages entrecoupés de nombreux villages. Péluse elle-même est tout environnée de marais et de fondrières (certains auteurs donnent à ces marais le nom de barathres) ; la ville est bâtie à plus de 20 stades de la mer et son mur d'enceinte mesure également 20 stades de tour. Son nom lui vient précisément de la boue [pêlos] des fondrières qui l'entourent. On s'explique aussi par cette disposition des lieux comment l'entrée de l'Egypte est si difficile du côté du levant, c'est-à-dire par la frontière de Phénicie et de Judée, seule route pourtant que puisse prendre le voyageur qui vient du pays des Nabatéens, bien que cette partie de l'Arabie, la Nabatée, soit elle-même contiguë à l'Egypte. Tout l'espace compris entre le Nil et le golfe Arabique, dont Péluse se trouve former le point extrême, appartient en effet déjà à l'Arabie, et n'offre qu'un désert ininterrompu qu'une armée ne saurait franchir. Quant à l'isthme qui sépare Péluse du fond du golfe d'Héroopolis, isthme long de 1000 stades, si ce n'est même de 1500, au dire de Posidonius, il a l'inconvénient, non seulement d'être sablonneux et de manquer d'eau, mais d'être infesté de serpents qui se cachent sous le sable.

22. En remontant depuis Saladia dans la direction de Memphis, on aperçoit sur la droite une quantité de villages s'étendant jusqu'au lac Maria ; la vue porte même de ce côté jusqu'au village dit de Chabrias (en grec Chabriûcômé). Mais Hermopolis est bâtie sur le bord même du fleuve précédant Gynaecopolis et le nome Gynaecopolite, qui à leur tour précèdent immédiatement Momemphis et le nome Momemphite. Dans l'intervalle rien à noter que l'ouverture de plusieurs canaux qui se dirigent vers le lac Maréotis. Les Momemphites adorent Aphrodité. On entretient de plus chez eux une vache sacrée, tout comme à Memphis on entretient le boeuf Apis et à Héliopolis le boeuf Mnévis. Seulement, tandis que le boeuf Apis et le boeuf Mnévis sont rangés au nombre des dieux, les animaux qu'on entretient ailleurs (et c'est un usage commun à bon nombre de villes, tant au dedans qu'au dehors du Delta, d'entretenir ainsi soit des boeufs, soit des vaches) n'ont pas le rang de divinités, mais reçoivent simplement un caractère sacré.

23. Au-dessus de Momemphis s'étend le nome Nitriote avec une double nitrière qui donne une très grande quantité de nitre. Sarapis est l'objet d'un culte particulier dans tout ce nome, qui est en même temps le seul lieu de l'Egypte où la brebis figure comme victime dans les sacrifices. Tout près desdites nitrières, et dans les limites mêmes du nome Nitriote, est la ville de Ménélaüs. A gauche, maintenant, dans le Delta, on aperçoit sur le fleuve même Naucratis, à 2 schoenes du fleuve Saïs, et un peu au-dessus de Saïs l'asile d'Osiris, ainsi nommé de cc que la tradition y place la sépulture de ce dieu, mais il faut dire que cette tradition est très contestée, qu'elle l'est surtout par les habitants de l'île Philae, île située au-dessus de Syène et d'Eléphantine, lesquels invoquent une autre fable et racontent qu'Isis avait déposé dans le sein de la terre, en plusieurs endroits de l'Egypte, des coffres en aussi grand nombre qui étaient censés contenir le corps d'Osiris, qu'entre tous ces coffres personne n'aurait pu distinguer le vrai cercueil, et qu'en agissant ainsi Isis avait voulu dérouter la vengeance de Typhon et empêcher qu'il n'arrachât le corps à son tombeau.

24. Tels sont les détails qu'une description méthodique des lieux relève dans l'intervalle d'Alexandrie au sommet du Delta. Artémidore estime que la distance, quand on remonte le fleuve jusque-là, est de 28 schoenes, et que ces 28 schoenes (à 30 stades par schoene) équivalent à 840 stades. Nous avons observé toutefois, en faisant précisément ce même trajet sur le Nil, que les gens du pays, dans les indications de distances qu'ils donnaient, se servaient de schoenes de différentes longueurs, pouvant atteindre, d'après l'évaluation commune, jusqu'à 40 stades et plus suivant les lieux. La mesure du schoene en Egypte n'a donc jamais eu rien de fixe, et Artémidore lui-même nous en fournit la preuve dans la suite du passage que nous venons de citer, car il déclare en termes exprès que, depuis Memphis jusqu'à la Thébaïde, le schcene employé est de 120 stades, tandis que de la Thébaïde à Syène on se sert d'un schoene de 60. En revanche, pour mesurer le trajet que l'on fait en remontant le fleuve depuis Péluse jusqu'à ce même sommet du Delta, Artémidore revient au schoene de 30 stades et évalue la distance totale à 25 schoenes, soit 750 stades. Il ajoute que le premier canal qui se présente à partir de Péluse est le même qui alimente les lacs connus sous le nom de lacs des marais : ces lacs, au nombre de deux, sont situés à gauche par rapport au grand fleuve, juste au-dessus de Péluse et en pleine Arabie. Mais ce ne sont pas les seuls que contienne la région qui forme le côté extérieur du Delta, Artémidore en signale encore plusieurs autres qu'alimentent respectivement d'autres canaux. L'un des deux lacs dits des marais est bordé par le nome Séthroïte, qu'Artémidore range cependant au nombre des dix nomes du Delta. Deux autres canaux viennent encore grossir ces deux mêmes lacs.

25. Un dernier canal débouche dans l'Erythrée, c'est-à-dire dans le golfe Arabique près de la ville d'Arsinoé, ou de Cléopatris, comme on l'appelle aussi quelquefois : ce canal traverse les lacs amers, ainsi nommés parce qu'en effet primitivement leurs eaux avaient un goût d'amertume, mais, depuis, par suite du mélange des eaux du fleuve résultant de l'ouverture du canal, la nature de ces eaux a changé, elles sont devenues poissonneuses et attirent une foule d'oiseaux, de ceux qui hantent d'ordinaire les lacs. Le premier roi qui entreprit de creuser ce canal fut Sésostris, dès avant la guerre de Troie ; suivant d'autres, ce fut le fils de Psammitichus, mais ce prince n'aurait pu que commencer les travaux, ayant été interrompu par la mort. Plus tard, Darius, Ier du nom, en reprit la suite et il allait les achever quand, se laissant ébranler par une erreur alors commune, il renonça à l'entreprise : on lui avait dit et il avait cru que la mer Erythrée était plus élevée que l'Egypte, et que, si l'on perçait de part en part l'isthme intermédiaire, l'Egypte entière serait submergée par les eaux de cette mer. Les Ptolémées néanmoins passèrent outre, et, ayant achevé le percement, ils en furent quittes pour fermer par une double porte l'espèce d'euripe ainsi formé, de manière à pouvoir, à volonté et sans difficulté, sortir du canal dans la mer Extérieure ou rentrer de la mer dans le canal. Mais il a été traité tout au long du niveau des mers dans les premiers livres du présent ouvrage.

26. Arsinoé a dans son voisinage, outre les deux villes d'Héroopolis et de Cléopatris situées l'une et l'autre à l'extrémité du golfe Arabique au fond de la branche qui regarde l'Egypte, des ports, des villages, plusieurs canaux aussi, et des lacs à portée de ces canaux. Du même côté est le nome Phagrôriopolite avec la ville de Phagrôriopolis [qui lui donne son nom]. C'est du bourg de Phacuse maintenant (lequel semble ne faire qu'un avec Philônocômé) que part le canal qui débouche dans la mer Erythrée. Ledit canal a une largeur de 100 coudées et une profondeur d'eau suffisante pour donner passage à un bâtiment jaugeant dix mille. Ces localités [de Phacuse et de Philônocômé] sont situées à peu de distance du sommet du Delta.

27. Tel est le cas aussi de la ville de Bubaste et du nome Bubastite, voire du nome Héliopolite, qui est situé un peu au-dessus. Héliopolis, chef-lieu de ce dernier nome, est bâtie sur une terrasse très élevée et doit son illustration à son temple d'Hélios ou du Soleil et à la présence du boeuf Mnévis qui y est nourri dans un sêcos ou sanctuaire particulier et qui reçoit là des populations de tout le nome les mêmes honneurs divins que le boeuf Apis reçoit à Memphis. En avant de la terrasse sur laquelle s'élève Héliopolis s'étendent des lacs où se déverse le trop-plein des eaux du canal voisin. Aujourd'hui, à vrai dire, la ville tout entière n'est plus qu'un désert, mais son ancien temple, bâti dans le pur style égyptien, est encore debout : il porte seulement en maints endroits la trace de cette fureur sacrilège qui poussa Cambyse à gâter par le fer, par le feu, tous les temples, voire tous les obélisques [qu'il rencontrait sur son passage] et qu'il a laissés derrière lui ou mutilés, ou brûlés. Deux de ces obélisques qui n'étaient pas complètement détériorés ont été transportés à Rome, mais on en voit d'autres, tant ici qu'à Thèbes (aujourd'hui Diospolis), les uns encore debout, bien que mangés par le feu, les autres gisants sur le sol.

28. En général, voici quelle est la disposition de ces anciens temples [d'Egypte]. A l'entrée du téménos ou de l'enceinte sacrée, se trouve une avenue pavée en pierre, ayant de largeur un plèthre environ (plutôt moins que plus) et de longueur le triple et le quadruple, voire même quelquefois davantage : on appelle cette avenue le dromos : témoin ce vers de Callimaque :

«Voilà le dromos, le dromos sacré d'Anubis».

Sur toute la longueur et des deux côtés règne une suite de sphinx en pierre, espacés entre eux de 20 coudées ou d'un peu plus de 20 coudées, de sorte qu'il y a double rangée de sphinx, la rangée de droite et la rangée de gauche. Au bout de cette avenue de sphinx, on arrive à un grand propylée auquel en succède un second, puis un troisième, sans que le nombre des propylées pourtant, non plus que celui des sphinx, ait rien de fixe : ce nombre varie d'un temple à l'autre, de même que la longueur et la largeur du dromos. Au delà des propylées commence le néôs [ou temple proprement dit], qui se compose d'un grand pronaos d'un effet imposant, et d'un sécos proportionné à la grandeur du pronaos, mais qui ne contient aucune statue, du moins aucune statue d'homme (car on y trouve parfois la statue de tel ou tel animal sacré). Les deux côtés du pronaos sont couverts par ce qu'on appelle les ptères (les ailes), deux murs de même hauteur que le néôs, qui, distants l'un de l'autre à leur point de départ d'un peu plus que la largeur même du soubassement du temple, suivent en avançant deux lignes convergentes, de manière à ne plus être séparés au bout que par une distance de 50 à 60 coudées. Ces murs sont décorés de bas-reliefs représentant de grandes figures, assez semblables par leur style à celles des bas-reliefs tyrrhéniens et aux plus anciennes sculptures grecques. Ajoutons que, [dans certains temples,] à Memphis, par exemple, on a ajouté un édifice à plusieurs rangées de colonnes qui rappelle par son ordonnance le style barbare, car, à part les dimensions imposantes des colonnes, leur grand nombre et leur alignement sur plusieurs rangées, l'édifice n'a rien de gracieux ni de pittoresque, il accuse plutôt l'effort, et l'effort impuissant.

29. A Héliopolis, nous avons vu aussi certains bâtiments très vastes qui servaient au logement des prêtres. On assure en effet que cette ville avait été choisie comme séjour de prédilection par les anciens prêtres, tous hommes voués à l'étude de la philosophie et à l'observation des astres. Aujourd'hui malheureusement rien ne subsiste plus, ni de ce corps savant, ni de ses doctes exercices. Il n'y a plus personne pour diriger ces utiles travaux et nous n'avons plus trouvé que de simples desservants et de pauvres guides bons tout au plus pour expliquer aux étrangers les curiosités du temple. Un certain Chaerémon, que le gouverneur Aelius Gallus avait avec lui quand il entreprit de remonter le Nil depuis Alexandrie pour visiter l'Egypte, s'était bien annoncé comme possédant une partie de la science [des anciens prêtres], mais le malheureux ne réussit par sa fanfaronnade et sa sottise qu'à faire rire tout le monde à ses dépens. Nous vîmes, je le répète, à Héliopolis les édifices consacrés jadis au logement des prêtres ; mais ce n'est pas tout, on nous y montra aussi la demeure de Platon et d'Eudoxe. Eudoxe avait accompagné Platon jusqu'ici. Une fois arrivés à Héliopolis, ils s'y fixèrent tous deux et vécurent là treize ans dans la société des prêtres : le fait est affirmé par plusieurs auteurs. Ces prêtres, si profondément versés dans la connaissance des phénomènes célestes, étaient en même temps des gens mystérieux, très peu communicatifs, et ce n'est qu'à force de temps et d'adroits ménagements qu'Eudoxe et Platon purent obtenir d'être initiés par eux à quelques-unes de leurs spéculations théoriques. Mais ces Barbares en retinrent par devers eux cachée la meilleure partie. Et, si le monde leur doit de savoir aujourd'hui combien de fractions de jour (de jour entier) il faut ajouter aux 365 jours pleins pour avoir une année complète, les Grecs ont ignoré la durée vraie de l'année et bien d'autres faits de même nature jusqu'à ce que des traductions en langue grecque des Mémoires des prêtres égyptiens aient répandu ces notions parmi les astronomes modernes, qui ont continué jusqu'à présent à puiser largement dans cette même source comme dans les écrits et observations des Chaldéens.

30. A Héliopolis commence la partie du cours du Nil dite au-dessus du Delta. Et, comme on appelle Libye tout ce qu'on a à sa droite en remontant depuis là, y compris même les environs d'Alexandrie et ceux du lac Maréotis, et Arabie tout ce qu'on a à sa gauche, Héliopolis, on le voit, se trouve être en Arabie, tandis que la ville de Cercésura, qui est juste en face de l'Observatoire d'Eudoxe, appartient à la Libye. On montre aujourd'hui encore en avant d'Héliopolis, tout comme en avant de Cnide, l'observatoire qui servit à Eudoxe à déterminer certains mouvements des corps célestes. A Cercésura, on est dans le nome Létopolite. Plus haut, sur le fleuve, on rencontre Babylone, place forte située au haut d'une montagne escarpée, dont le nom rappelle certaine insurrection de captifs Babyloniens, qui, [s'étant retranchés en ce lieu, ne capitulèrent] qu'après avoir obtenu du roi l'autorisation d'en faire désormais leur demeure. L'une des trois légions chargées aujourd'hui de garder l'Egypte y a son cantonnement : une rampe descend du camp au bord du Nil, et un système de roues et de limaces, disposé le long de cette rampe et mû par les bras de cent cinquante captifs, élève l'eau du Nil jusqu'au camp. De Babylone on aperçoit très distinctement les Pyramides situées de l'autre côté du Nil vers Memphis, à une distance en somme assez rapprochée.

31. Memphis elle-même, cette ancienne résidence des rois d'Egypte, n'est pas loin non plus, car depuis la pointe du Delta jusqu'à cette ville on ne compte que 3 schoenes. Elle possède plusieurs temples, un entre autres, qui est consacré à Apis, c'est-à-dire à Osiris : là, dans un sêcos particulier, est nourri le boeuf Apis dont la personne, avons-nous dit, est considérée comme divine. Le boeuf Apis n'a de blanc que le front et quelques autres petites places encore, d'ailleurs il est tout noir, et ce sont là les signes d'après lesquels, à la mort du titulaire, on choisit toujours le successeur. Son sêcos est précédé d'une cour contenant un autre sêcos qui sert à loger sa mère. A une certaine heure du jour on lâche Apis dans cette cour, surtout pour le montrer aux étrangers, car, bien qu'on puisse l'apercevoir par une fenêtre dans son sêcos, les étrangers tiennent beaucoup aussi à le voir dehors en liberté ; mais, après l'avoir laissé s'ébattre et sauter quelque temps dans la cour, on le fait rentrer dans sa maison. Le temple d'Apis est tout à côté de l'Héphestaeum, temple non moins magnifique, et qui, entre autres détails remarquables, offre un néôs de dimensions extraordinaires. En avant du temple, dans le dromos même, on voit se dresser un colosse monolithe. L'usage est de donner dans ce dromos le spectacle de combats de taureaux, et l'on élève des taureaux exprès en vue de ces combats, comme on élève ailleurs des chevaux pour les courses. Une fois lâchés dans le dromos, ces taureaux engagent une espèce de mêlée, et celui qui est reconnu vainqueur reçoit un prix. Memphis a un autre de ses temples qui est dédié à Vénus, à l'Aphrodité grecque, s'il ne l'est à Hélène comme quelques-uns le prétendent.

32. Il y a enfin le Sarapéum, mais ce temple est bâti en un lieu tellement envahi par le sable, qu'il s'y est formé par l'effet du vent de véritables dunes, et que, quand nous le visitâmes, les sphinx étaient déjà ensevelis, les uns jusqu'à la tête, les autres jusqu'à mi-corps seulement, et qu'il était facile d'imaginer quel danger on eût couru à être surpris sur le chemin du temple par une violente bourrasque. Memphis est une grande ville, très peuplée, qui, ainsi qu'Alexandrie, a vu se fixer dans ses murs un grand nombre d'étrangers de toute nation : aussi occupe-t-elle le second rang après Alexandrie parmi les villes de l'Egypte. Ses abords et ceux des palais des rois sont défendus par différents lacs : ces palais, qui sont aujourd'hui presque tous ruinés et abandonnés, couvraient tout le sommet d'une colline et descendaient jusqu'au niveau de la basse ville, qui en cet endroit touche à la fois à un lac et à un grand bois.

33. A 40 stades au delà de Memphis, règne une côte montagneuse sur laquelle se dressent plusieurs pyramides, qui sont autant de sépultures royales. Trois de ces pyramides sont particulièrement remarquables. Il y en a même deux, sur les trois, qui sont rangées au nombre des sept Merveilles du monde, et rien n'est plus juste : elles n'ont pas moins d'un stade de hauteur, leur forme est quadrangulaire et la longueur de chacun de leurs côtés n'est inférieure que de très peu à leur hauteur. L'une des deux pyramides est un peu plus grande que l'autre. A une certaine hauteur sur un de ses côtés se trouve une pierre qui peut s'enlever, et, qui une fois enlevée, laisse voir l'entrée d'une galerie tortueuse ou syringe, aboutissant au tombeau. Ces deux pyramides sont bâties l'une à côté de l'autre sur le même plan. Plus loin maintenant et sur un point plus élevé de la montagne est la troisième pyramide, qui, de dimensions beaucoup moindres que les deux autres, se trouve cependant avoir coûté beaucoup plus cher de construction : cette différence tient à ce que, depuis la base jusqu'à moitié de la hauteur environ, il n'a été employé d'autre pierre que cette pierre noire qui entre aussi dans la composition des mortiers, pierre qu'on fait venir des montagnes situées tout à l'extrémité de l'Ethiopie, et qui, par son extrême dureté et sa difficulté à se laisser travailler, augmente beaucoup le prix de la main-d'oeuvre. La pyramide en question passe pour être le tombeau d'une courtisane célèbre et pour avoir été édifiée aux frais de ses amants, et ladite courtisane ne serait autre que cette Doricha dont parle Sappho, l'illustre mélographe, comme ayant été la maîtresse de son frère Charaxus, au temps où celui-ci, négociant en vins de Lesbos, fréquentait Naucratis pour ses affaires. Quelques auteurs donnent à cette même courtisane le nom de Rhodôpis et racontent à son sujet la fable ou légende que voici : un jour, comme elle était au bain, un aigle enleva une de ses chaussures des mains de sa suivante, et s'envola vers Memphis où, s'étant arrêté juste au-dessus du roi, qui rendait alors la justice en plein air dans une des cours de son palais, il laissa tomber la sandale dans les plis de sa robe. Les proportions mignonnes de la sandale et le merveilleux de l'aventure émurent le roi, il envoya aussitôt par tout le pays des agents à la recherche de la femme dont le pied pouvait chausser une chaussure pareille ; ceux-ci finirent par la trouver dans la ville de Naucratis, et l'amenèrent au roi, qui l'épousa et qui, après sa mort, lui fit élever ce magnifique tombeau.

34. En visitant les pyramides, nous avons observé un fait extraordinaire et qui nous a paru mériter de ne pas être passé sous silence. Il s'agit de gros tas d'éclats de pierre qui couvrent le sol en avant des pyramides et dans lesquels on n'a qu'à fouiller pour trouver de petites pétrifications ayant la forme et la dimension d'une lentille et reposant parfois sur un lit de débris [également pétrifiés] assez semblables à des épluchures de légumes à moitié écossés. On prétend que ces pétrifications sont les restes des repas des ouvriers qui ont élevé les pyramides, mais la chose n'est guère vraisemblable. Il existe en effet dans une des plaines de notre pays une colline allongée, remplie, comme celle-ci, de fragments de tuf siliceux qui ont aussi cette configuration lenticulaire. La formation des cailloux de la mer et des rivières qui soulève à peu près les mêmes difficultés s'explique à la rigueur par la nature du mouvement qu'imprime aux corps tout courant d'eau, mais ici la question est plus embarrassante. Un autre fait curieux [que nous n'avons pas observé nous-même,] mais dont nous devons la connaissance à autrui, c'est qu'aux environs de la carrière d'où furent extraites les pierres des pyramides (cette carrière est située en vue des pyramides mêmes, de l'autre côté du Nil, sur la rive Arabique) il existe une montagne passablement rocheuse appelée le Troïcum, dans laquelle s'ouvre une caverne profonde, et qu'il y a en outre à une très petite distance de cette caverne et du fleuve un gros bourg, du nom de Troïa, qui passe pour avoir été fondé anciennement par les prisonniers troyens que Ménélas traînait à sa suite, ce prince leur ayant permis de s'établir en ce lieu.

35. Après Memphis, et toujours en Libye, se trouve la ville d'Acanthus, avec son temple d'Osiris et son bois d'acanthes thébaïques (l'acanthe est l'arbre qui donne le commi). Puis vient, sur la rive opposée, en Arabie, le nome Aphroditopolite, qui a pour chef-lieu une ville de même nom où l'on nourrit une vache blanche à titre d'animal sacré. Le nome Héracléote qu'on atteint ensuite occupe une grande île du Nil. Juste en face de cette île on voit commencer le canal qui va, en Libye arroser le nome Arsinoïte, et, comme ce canal a double ouverture, il semble intercepter une portion de l'île entre ses deux branches. De tous les nomes d'Egypte, le nome Arsinoïte est le plus remarquable sous le triple rapport du pittoresque, de la fertilité et de la culture. Il est le seul notamment où vienne l'olivier, où surtout il grandisse, acquière toute sa croissance et donne, non seulement de beaux et bons fruits, mais aussi (à condition que la cueille en soit bien faite) de l'huile excellente : faute de soins suffisants, la récolte la plus abondante ne donnerait qu'une huile ayant mauvaise odeur. Dans tout le reste de l'Egypte l'olivier fait défaut, il ne se rencontre guère que dans les vergers d'Alexandrie, mais là, s'il a été possible de faire venir l'arbre même, on n'est pas parvenu à en tirer de l'huile. Le nome Arsinoïte produit en outre beaucoup de vin, du blé, des légumes et en général toutes les plantes ou semences utiles. Il possède aussi cet admirable lac Moeris, qu'on prendrait en vérité pour une mer, à voir son étendue et la couleur bleue de ses eaux. Ajoutons que ses rives ressemblent tout à fait aux plages marines et que cette ressemblance donne lieu de supposer que ce qui s'est produit aux environs du temple d'Ammon s'est produit également ici, d'autant que les deux emplacements, peu distants l'un de l'autre, ne sont guère loin non plus de Paraetonium. Or il y a tout lieu de croire, tant les preuves abondent, que le temple d'Ammon était situé primitivement sur le bord de la mer : il est donc naturel aussi de supposer qu'à l'origine toute cette région du lac Moeris était également maritime, la basse Egypte et la contrée qui s'étend jusqu'au lac Sirbonitis formant alors une mer, laquelle même pouvait communiquer avec l'Erythrée, j'entends avec la partie voisine aujourd'hui d'Héroopolis et du fond de la branche Aelanitique.

36. Mais nous avons déjà traité et discuté cette question tout au long dans le premier livre de notre Géographie : si nous y revenons donc présentement, ce ne sera que pour résumer dans une vue d'ensemble l'oeuvre de la nature et l'oeuvre de la Providence et pour les comparer. Or qu'a fait la nature ? Elle a, dans le mouvement de gravitation qui emporte tous les corps vers un seul et même point, centre de l'univers autour duquel tous ces corps se disposent circulairement, réuni les parties les plus denses et les plus rapprochées du centre pour en former la terre, réuni de même les parties moins denses et moins centrales, qui se présentaient immédiatement après les autres, pour en former l'eau, ces deux éléments figurant chacun une sphère, la terre une sphère solide, l'eau une sphère creuse capable d'enserrer la terre. Et la Providence, à son tour, qu'a-t-elle fait ? Elle a voulu, elle qui aurait pu varier son oeuvre à l'infini et la produire sous mille et mille formes, créer d'abord les êtres animés à titre d'êtres supérieurs, et, parmi les êtres animés, comme les plus parfaits, les dieux et les hommes, pour qui même elle a créé et arrangé tout le reste. Aux dieux elle a assigné le ciel pour demeure, aux hommes elle a donné la terre, les plaçant ainsi les uns et les autres aux deux extrémités du monde (car on sait que les extrémités d'une sphère sont le centre et la surface courbe qui la termine). Seulement, comme l'eau entoure la terre et que l'homme, animal terrestre et nullement aquatique, a besoin de vivre dans l'air et de participer ainsi que la plupart des êtres créés au bienfait de la lumière, elle a ménagé sur la terre quantité de hauteurs et de cavités destinées, celles-ci à recevoir la totalité ou la plus grande partie des eaux qui cachent et recouvrent la terre, celles-là à recéler l'eau dans leurs flancs de manière à n'en laisser écouler que la portion utile à l'homme et à ce qui l'entoure en fait d'animaux et de plantes. Mais, puisque la matière est toujours en mouvement et qu'elle est soumise à de grands changements (double loi sans laquelle on ne saurait même concevoir la possibilité de gouverner un monde tel que celui-ci, à la fois si vaste et si compliqué), il faut bien supposer que la terre, non plus que l'eau, ne restent pas toujours identiquement les mêmes, sans éprouver ni accroissement ni diminution, et qu'elles ne conservent pas, l'une par rapport à l'autre, éternellement la même position, alors surtout que la permutation entre elles serait la chose la plus naturelle et la plus facile, eu égard à leur proximité, il faut bien supposer (tranchons le mot) qu'une notable portion de la terre se change en eau et qu'une notable partie des eaux se solidifie et devient continent ou terre ferme, en passant par divers états successifs analogues aux différences d'aspect et de nature que présente en si grand nombre la terre elle-même ; car, si la terre est ici friable, là au contraire dure, si ailleurs elle est rocheuse, ferrugineuse et que sais-je encore ? la même diversité s'observe dans l'élément liquide, l'eau pouvant être saumâtre ou douce et potable, salubre avec des propriétés médicales, ou insalubre, froide enfin ou thermale. Mais, si les choses se passent ainsi, pourquoi donc s'étonner que quelques parties de la terre aujourd'hui habitées aient été primitivement couvertes par la mer et que plus d'une mer actuelle ait été anciennement habitée, pourquoi s'étonner que, de même qu'on voit à la surface de la terre, ici se tarir d'anciennes sources, d'anciennes rivières, d'anciens lacs, là au contraire s'en ouvrir et s'en former de nouveaux, des montagnes y aient pris la place de plaines, et réciproquement des plaines la place de montagnes? Mais n'oublions pas que nous avons déjà ailleurs amplement traité le même sujet et bornons-nous à ce que nous venons de dire.

37. Le lac Moeris, par son étendue et sa profondeur, est apte à contenir, lors des crues du Nil, l'excédant de l'inondation, sans en rien laisser déborder sur les terres habitées et cultivées ; il peut aussi, lorsque les eaux commencent à se retirer, rendre au Nil cet excédant par l'une ou l'autre des embouchures du canal en gardant encore assez d'eau (et le canal pareillement) pour suffire aux arrosements. La nature à elle seule eût apparemment produit ce double effet, mais on a voulu aider la nature et à cette fin on a fermé les deux bouches du canal par des portes-écluses pour permettre aux architectes de mesurer exactement l'eau qui entre et l'eau qui sort. Indépendamment de ces ouvrages, citons encore le labyrinthe, monument qui, par ses proportions et ses dispositions étranges, égale presque les pyramides, et tout à côté du labyrinthe le tombeau du roi qui l'a édifié. Après avoir dépassé sur le fleuve de 30 ou 40 stades environ la première entrée du canal, on aperçoit un terrain plat en forme de table sur lequel sont bâtis un village et un vaste palais ou plutôt un assemblage de palais : autant en effet on comptait de nomes dans l'ancienne Egypte, autant on compte de ces palais, de ces aulae, pour mieux dire, entourées de colonnes, et placées à la suite les unes des autres toutes sur une seule ligne et le long d'un même côté de l'enceinte, de sorte qu'on les prendrait à la rigueur pour les piliers ou contreforts d'un long mur. Leurs entrées respectives font face à ce mur, mais se trouvent précédées ou masquées par de mystérieuses constructions appelées cryptes, dédale de longues et innombrables galeries reliées ensemble par des couloirs tortueux, dédale tellement inextricable, qu'il serait de toute impossibilité à un étranger de passer d'une aula dans l'autre et de ressortir sans guide. Le plus curieux, c'est qu'à l'imitation des chambres, [des aulae,] dont chacune a pour plafond un monolithe, les cryptes sont recouvertes, mais dans le sens de leur largeur, de dalles ou de pierres d'un seul morceau de dimensions extraordinaires, sans mélange de poutres ni d'autres matériaux d'aucune sorte, si bien qu'en montant sur le toit (lequel n'est pas très élevé, vu que l'édifice n'a qu'un étage) on découvre une véritable plaine pavée, et pavée de ces énormes pierres. Et maintenant, que l'on se retourne pour reporter sa vue sur les aulae, on voit se dérouler devant soi toute une enfilade de palais flanqués chacun de vingt-sept colonnes monolithes, bien que les pierres employées dans l'assemblage des murs soient déjà de dimensions énormes. A l'extrémité enfin de cet édifice, qui couvre plus d'un stade de terrain, est le tombeau en question : il a la forme d'une pyramide quadrangulaire pouvant avoir 4 plèthres de côté et autant de hauteur. Imandès est le nom du roi qui y est enseveli. On explique le nombre des aulne du labyrinthe, en disant qu'il était d'usage anciennement que des députations de chaque nome, précédées de leurs prêtres et prêtresses, se rassemblassent en ce lieu pour y sacrifier en commun et pour y juger solennellement les causes les plus importantes. Or chaque députation était conduite à l'aula qui avait été spécialement affectée au nome qu'elle représentait.

38. Après avoir rangé et dépassé ces monuments, on atteint, 100 stades plus loin, la ville d'Arsinoé. Cette ville portait anciennement le nom de Crocodilopolis, et en effet le crocodile est dans tout le nome l'objet d'un culte particulier. Le crocodile sacré est nourri dans un lac à part, les prêtres savent l'apprivoiser et l'appellent Such. Sa nourriture consiste en pain, en viandes, en vin, que lui apporte chacun des visiteurs étrangers qui se succèdent. C'est ainsi que notre hôte, personnage considérable dans le pays, qui s'était offert à nous servir de guide ou de cicerone, eut la précaution, avant de partir pour le lac, de prendre sur sa table un gâteau, un morceau de viande cuite, ainsi qu'un flacon d'hydromel ; nous trouvâmes le monstre étendu sur la rive, les prêtres s'approchèrent, et, tandis que les uns lui écartaient les mâchoires, un autre lui introduisit dans la gueule le gâteau, puis la viande, et réussit même à lui ingurgiter l'hydromel. Après quoi le crocodile s'élança dans le lac et nagea vers la rive opposée ; mais un autre étranger survint muni lui aussi de son offrande, les prêtres la lui prirent des mains, firent le tour du lac en courant, et, ayant rattrapé le crocodile, lui firent avaler de même les friandises qui lui étaient destinées.

39. Passé le nome Arsinoïte, on entre dans le nome Héracléotique et l'on atteint Héracléopolis, ville dont les habitants rendent les honneurs divins à l'ichneumon, prenant en cela le contre-pied des croyances des Arsinoïtes. On a vu quelle adoration les Arsinoïtes ont pour le crocodile, adoration qui va jusqu'à ne pas oser porter la main sur un seul de ces animaux et jusqu'à laisser infestés de crocodiles le lit du canal et les eaux du lac Moeris. Or, en adorant comme ils font l'ichneumon, les Héracléopolites rendent hommage par le fait à l'ennemi mortel du crocodile, voire à celui de l'aspic. L'ichneumon, en effet, détruit les oeufs de ces animaux et parfois ces animaux eux-mêmes contre lesquels il se façonne avec de la boue une espèce de cuirasse. Après s'être bien roulé dans la vase, et bien séché ensuite au soleil, il saisit brusquement l'aspic, soit par la tête, soit par la queue, l'entraîne dans le fleuve et l'y noie. Avec le crocodile il procède autrement : il épie le moment où celui-ci se chauffe au soleil, la gueule toute grande ouverte, et, se glissant dans ce gouffre béant pour ronger l'intestin et l'estomac de son ennemi, il n'en ressort qu'après que le corps du crocodile n'est déjà plus qu'un cadavre.

40. Vient ensuite le nome Cynopolite avec la ville de Cynopolis. Les habitants de cette ville adorent Anubis, et attribuent aux chiens certains privilèges, notamment celui de recevoir la nourriture spéciale réservée aux animaux sacrés. De l'autre côté du Nil est la ville d'Oxyrynchus ainsi que le nome du même nom. L'animal appelé oxyrrhynque est ici particulièrement honoré, on lui a même élevé un temple ; toutefois on peut dire que son culte est commun à toute la nation égyptienne. Il y a en effet un certain nombre d'animaux que tous les Egyptiens sans distinction respectent et honorent : on en compte trois parmi les quadrupèdes, le boeuf, le chien et le chat ; deux parmi les oiseaux, l'épervier et l'ibis ; deux également parmi les poissons, le lépidote et l'oxyrrhynque. A côté de ceux-là, il en est d'autres dont le culte est essentiellement local : le culte de la brebis, par exemple, est particulier aux Saïtes et aux Thébaïtes, celui du latos (l'un des principaux poissons du Nil) est particulier aux Latopolites ; celui du loup est spécial aux Lycopolites ; celui du cynocéphale spécial aux Hermopolites. Les Babyloniens (j'entends ceux d'auprès de Memphis) sont seuls à adorer le cébus, animal [étrange] à figure de satyre, tenant le milieu d'ailleurs entre le chien et l'ours et originaire d'Ethiopie ; les Thébains sont seuls à adorer l'aigle ; les Léontopolites seuls à adorer le lion. La chèvre et le bouc ne sont honorés qu'à Mendès ; la musaraigne ne l'est qu'à Athribis, et il en est de même pour beaucoup d'autres. Quant aux causes qui ont pu donner naissance à ces différents cultes, elles sont très diversement rapportées par les Egyptiens.

41. A Cynopolis succède Hermopoliticophylacé, bureau de péage pour les marchandises qui descendent le fleuve venant de la Thébaïde. On commence là à faire usage des schoenes de 60 stades et jusqu'à Syène et Eléphantine on n'en connaît point d'autres. Les points qu'on relève ensuite sont : 1° Thébaïcophylacé ; 2° l'entrée du canal qui mène à Tanis ; 3° Lycopolis ; 4° Aphroditopolis ; puis vient Panopolis, dont la population anciennement était toute composée de tisserands et de tailleurs de pierre.

42. Ptolémaïs, qui suit, est la plus grande ville de la Thébaïde, elle ne le cède même pas en étendue à Memphis et possède une administration ou municipalité calquée toute sur le modèle grec. Au-dessus d'elle est Abydos avec le Memnonium, palais d'une magnifique ordonnance, construit tout en pierres de taille sur un plan à peu près semblable à celui que nous avons décrit en parlant du labyrinthe, mais un peu moins compliqué. Ajoutons qu'il s'y trouve une source à une grande profondeur, et que, pour descendre à cette source, on a construit des galeries basses avec voûtes creusées dans des blocs monolithes dont les dimensions et la structure sont également extraordinaires. Un canal dérivé de la Grande Eau aboutità Abydos en longeant un bois d'acanthes ou d'acacias d'Egypte consacré à Apollon. Abydos paraît avoir été jadis une très grande ville, puisqu'elle venait tout de suite après Thèbes, ce n'est plus aujourd'hui qu'une localité de très mince importance. Peut-être faut-il voir dans Memnon, comme quelques-uns l'affirment, le même prince que les Egyptiens appellent Ismandès dans leur langue, seulement, à ce compte, le labyrinthe ne serait lui aussi qu'un memnonium, oeuvre de la même main qui a élevé les monuments d'Abydos et de Thèbes (on sait que Thèbes a son memnonium ainsi qu'Abydos).

Juste à la hauteur d'Abydos, mais à une distance de sept journées de marche dans le désert, se trouve la première des trois auasis que possède la Libye. Cette auasis est aujourd'hui un centre de population important, ce qui s'explique par l'abondance de ses eaux et par la fertilité de son sol, qui, plus particulièrement favorable à la vigne, se prête aussi aux autres genres de culture. La seconde auasis située en face du lac Moeris et la troisième qui avoisine le mantéum ou oracle d'Ammon sont également de grands centres de population.

43. Nous avons déjà eu occasion de parler d'Ammon et d'en parler longuement, si nous y revenons encore, c'est uniquement pour faire remarquer que l'art de la divination en général et les oracles en particulier étaient plus en honneur anciennement qu'ils ne le sont aujourd'hui, qu'il règne actuellement à leur égard une grande indifférence, les Romains se bornant aux oracles sibyllins et à la science augurale tyrrhénienne, laquelle enseigne à tirer des présages des entrailles des victimes, du vol ou du chant des oiseaux, et des signes ou apparences célestes. De là cet abandon presque complet dans lequel on laisse l'oracle d'Ammon lui-même, si vénéré pourtant autrefois, à en juger surtout par le témoignage des historiens d'Alexandre. Car parmi toutes les exagérations que leur inspire leur esprit de flatterie, ces historiens ne laissent pas de nous donner quelques renseignements dignes de foi. Tel est le cas, par exemple, de Callisthène, quand il nous dit que ce fut principalement par un sentiment d'ambitieuse émulation, et parce qu'il avait appris que Persée et Hercule y étaient montés avant lui, qu'Alexandre voulut pénétrer jusqu'à l'oracle d'Ammon, qu'il partit à cet effet de Paraetonium et s'opiniâtra en dépit des vonts du sud qui l'avaient assailli ; que, s'étant égaré, il faillit être englouti sous des tourbillons de poussière, et qu'il ne dut son salut qu'à des pluies bienfaisantes et à la rencontre de deux corbeaux qui lui servirent de guide. Ici pourtant la flatterie perce déjà pour ne plus se démentir dans toute la suite du récit. Qu'ajoute en effet Callisthène ? Que le prêtre ne permit qu'au roi tout seul de franchir le seuil du temple dans son costume ordinaire, mais que toute sa suite dut changer d'habit au préalable, qu'elle dut également demeurer en dehors du sanctuaire pour entendre la réponse de l'oracle, Alexandre seul ayant été admis à l'entendre du dedans ; que l'oracle d'Ammon, différent en cela de l'oracle de Delphes et de celui des Branchides, ne s'exprimait pas au moyen de sons articulés, mais généralement au moyen de gestes et de signes analogues à ceux qu'Homère attribue à Jupiter :

«Il dit, et de ses noirs sourcils le souverain des dieux fait un signe» (Il. I, 528),

le prophète, bien entendu, se substituant à Jupiter et jouant pour ainsi dire son rôle, que cette fois-ci pourtant le prophète répondit au roi de vive voix et très distinctement qu'il était fils de Jupiter. Et Callisthène ne s'en tient pas là : pour dramatiser encore plus les choses, il nous montre, tant d'années après qu'Apollon avait abandonné l'oracle des Branchides en haine du sacrilège de ces amis de la Perse, de ces partisans de Xerxès devenus les spoliateurs du temple dont ils étaient les gardiens, tant d'années après que la fontaine fatidique avait cessé de couler, il nous montre cette fontaine jaillissant de nouveau et des députés milésiens apportant à Memphis force oracles qui non seulement proclamaient la naissance divine d'Alexandre, mais qui prédisaient la victoire d'Arbèles, la mort prochaine de Darius et jusqu'aux révolutions de Lacédémone. Il nous montre même Athénaïs d'Erythrée, soi-disant héritière de l'inspiration de l'antique sibylle érythréenne, se prononçant hautement sur l'illustre origines du héros macédonien. Et les autres historiens confirment ce que dit là Callisthène.

44. Les habitants d'Abydos adorent Osiris, mais, contrairement à ce qui se pratique pour les autres dieux, il est expressément défendu dans le temple d'Osiris de faire entendre, soit un morceau de chant, soit un prélude d'instrument (flûte ou cithare), avant de procéder au sacrifice. Diospolis, dite Diospolis parva, qui fait suite à Abydos, précède elle-même Tentyra. Les Tentyrites se distinguent entre tous les Egyptiens par le mépris et le dégoût qu'ils professent pour le crocodile, le regardant comme la bête la plus malfaisante qu'il y ait au monde. Partout ailleurs en Egypte, bien qu'on sache à quoi s'en tenir sur la férocité du crocodile et sur les dangers dont il menace l'homme, on le respecte et on s'abstient de lui faire aucun mal, les Tentyrites, au contraire, le harcèlent et le détruisent par tous les moyens. Quelques auteurs prétendent que les Tentyrites bénéficient à l'égard du crocodile de la même antipathie naturelle qui préserve les Psylles de la Cyrénaïque de la morsure des serpents, et que c'est parce qu'ils savent n'en avoir rien à craindre qu'ils plongent dans le Nil et le traversent à la nage tranquillement, tandis qu'aucun autre Egyptien n'oserait le faire. Les premiers crocodiles qui furent apportés à Rome pour y être montrés étaient accompagnés par des Tentyrites. Le bassin où on les avait mis avait un de ses côtés surmonté d'un plat-bord, sorte de chauffoir en plein soleil destiné à recevoir ces animaux à leur sortie de l'eau : or il fallait que les Tentyrites se missent à l'eau soit pour les tirer avec un filet jusqu'à cette plate-forme et les y exhiber aux yeux du public, soit pour les en arracher et les faire se replonger dans le bassin. C'est Aphrodite que l'on adore à Tentyra. Il y a de plus derrière le sanctuaire de cette déesse un temple consacré à Isis, et à la suite de ce temple certains édifices appelés Typhonia, lesquels précèdent eux-mêmes l'entrée du canal qui mène à Coptos. On sait que les Egyptiens et les Arabes se partagent la ville de Coptos.

45. De Coptos part une espèce d'isthme qui aboutit à la mer Rouge près de Bérénice. Cette ville de Bérénice n'a pas de port, mais les ressources qu'elle tire de l'isthme lui permettent d'avoir toujours ses hôtelleries largement approvisionnées. C'est Philadelphe qui entreprit, dit-on, de faire ouvrir par ses troupes une route à travers cet isthme, et qui, pour parer au manque d'eau, y disposa de distance en distance des stations pourvues [d'aiguades pour les voyageurs et d'écuries pour les chameaux] ; et ce qui paraît lui avoir suggéré l'idée d'un semblable travail, c'est l'extrême difficulté de la navigation de la mer Rouge pour les bâtiments surtout qui viennent du fond du golfe. Or l'expérience a vérifié à quel point l'idée était utile et pratique, et aujourd'hui toutes les marchandises de l'Inde et de l'Arabie, et, parmi les marchandises de l'Ethiopie, toutes celles qu'on expédie par le golfe Arabique sont amenées à Coptos qui en est devenu, pour ainsi dire, l'entrepôt général. Non loin de Bérénice, maintenant, est la ville de Myoshormos, qui peut offrir, elle, un abri sûr aux bâtiments naviguant dans ces parages. Apollonopolis non plus n'est guère éloignée de Coptos : on voit donc que l'isthme se trouve compris entre quatre villes se correspondant deux à deux ; néanmoins Coptos et Myoshormos ont la vogue, et le commerce passe tout entier par elles deux. Autrefois les marchands montés sur leurs chameaux voyageaient de nuit, se guidant, comme font les marins, d'après les astres, et portant avec eux leur eau ; mais aujourd'hui on a disposé sur la route un certain nombre d'aiguades, soit sous forme de puits creusés à une très grande profondeur, soit sous forme de citernes destinées à recevoir les eaux du ciel, bien que les pluies soient rares dans le pays. La route en question est de six à sept journées. C'est dans l'isthme également que se trouvent les fameuses mines d'émeraudes et autres pierres précieuses : pour exploiter ces mines, les Arabes ont creusé des galeries à de grandes profondeurs.

46. La ville qui fait suite à Apollonopolis est Thèbes, ou, comme on l'appelle aujourd'hui, Diospolis. On connaît les vers d'Homère :

«Thèbes a cent portes, et chacune de ses cent portes peut donner passage
à deux cents guerriers avec leurs chevaux et leurs chars» (
Il. IX, 383).

Ailleurs encore, pour donner une idée de la richesse de cette ville, Homère s'exprime ainsi :

«Me donnât-il tout ce que possède Thèbes, la Thèbes d'Egypte, où les maisons recèlent tant de trésors !» (Il. IX, 381)

Et ce que dit là le Poète maint auteur le confirme, s'autorisant même de cette richesse pour décerner à Thèbes le titre de métropole de l'Egypte. On peut, du reste, se figurer aujourd'hui encore quelle était anciennement l'étendue de cette cité, car une partie de ses monuments subsiste et couvre une étendue de terrain qui ne mesure pas moins de 80 stades en longueur. En général, ces monuments sont des édifices sacrés, mais presque tous ont été mutilés par Cambyse. Quant à la ville actuelle, elle se compose de bourgades éparses, bâties les unes sur la rive Arabique du Nil du même côté où était l'ancienne ville, les autres sur la rive opposée aux environs du Memnonium. Sur cette même rive se dressaient naguère presque côte à côte deux colosses monolithes : de ces colosses, l'un s'est conservé intact, mais toute la portion supérieure de l'autre à partir du siège a été renversée, à la suite, paraît-il, d'un violent tremblement de terre. On croit généralement dans le pays qu'une fois par jour la partie du second colosse qui demeure encore assise sur son trône et d'aplomb sur sa base fait entendre un bruit analogue à celui que produirait un petit coup sec. Effectivement, lors de la visite que je fis à ce monument en compagnie d'Aelius Gallus et de sa nombreuse cohorte d'amis et de soldats (c'était vers la première heure du jour), j'entendis le bruit en question, mais d'où venait-il ? De la base de la statue ou de la statue elle-même ? Je n'ose rien affirmer à cet égard. Il se pourrait même qu'il eût été produit exprès par une des personnes alors rangées autour du piédestal, car dans une question aussi mystérieuse on peut admettre toutes les explications imaginables, avant de croire qu'une masse de pierre ainsi disposée soit capable d'émettre un son. Il y a, maintenant, au-dessus du Memnonium, des sépultures royales taillées en plein roc dans des cavernes, elles sont au nombre de quarante, le travail en est admirable et mérite d'être vu. Je signalerai enfin dans Thèbes même un certain nombre d'obélisques avec inscriptions attestant la richesse de ces anciens rois et l'étendue de leur domination (laquelle comprenait la Scythie, la Bactriane, l'Inde et jusqu'à l'Ionie actuelle), et indiquant en outre le montant de leurs revenus et le nombre de leurs soldats, nombre égal ou peu s'en faut à un million d'hommes. Les prêtres de Thèbes passent pour s'occuper surtout d'astronomie et de philosophie. C'est d'eux que vient l'usage de rapporter le cours du temps non plus à la lune, mais au soleil : aux douze mois de trente jours ainsi formés ils ajoutent chaque année cinq jours complémentaires, et, comme il reste encore pour parfaire l'année entière une certaine fraction de jour, tenant compte de cet excédant, ils forment une période composée d'autant d'années de 365 jours en nombre rond qu'il faut additionner ensemble de ces fractions excédantes de jour pour obtenir un jour entier. Du reste, les prêtres de Thèbes font remonter à Hermès toute leur science en pareille matière. Quant à Zeus, leur divinité principale, ils l'honorent en lui consacrant une de ces jeunes vierges que les Grecs appellent Pallades, vierges chez qui la plus exquise beauté s'allie à la naissance la plus illustre. [Une fois au service du dieu,] cette jeune fille est libre de prostituer sa beauté et de s'abandonner à qui elle veut, jusqu'à sa première purgation menstruelle ; passé cette époque, on la marie, non sans avoir, au préalable, pris le deuil en son honneur, à l'expiration de son temps de prostitution.

47. La ville d'Hermonthis, qui succède à Thèbes, partage ses respects entre Apollon et Zeus et entretient en outre un boeuf sacré. Crocodilopolis, qui est la ville qui vient ensuite, a naturellement le crocodile pour animal sacré ; puis on arrive à Aphroditèpolis et tout de suite après à Latopolis, dont les habitants adorent à la fois Athéné et le Latos. A Latopolis succèdent la ville et le temple d'Ilithye, et, sur la rive opposée, Hiéracônpolis, ainsi nommée du culte que l'on y rend à l'épervier (iépax) : enfin l'on atteint Apollonopolis, qui, [ainsi que Tentyra,] fait une guerre d'extermination aux crocodiles.

48. Les noms de Syène et d'Eléphantine désignent, le premier une ville située sur la frontière même de l'Ethiopie et de l'Egypte, le second à la fois une île et une ville : l'île est située dans le Nil à un demi-stade en avant de Syène, et la ville, contenue dans l'île même, possède un temple de Cnuphis et un nilomètre comme Memphis. Le nilomètre est un puits, bâti en pierres de taille tout au bord du Nil, dans lequel l'eau monte et s'abaisse comme dans le fleuve lui-même, ce qui permet d'annoncer sûrement si la prochaine inondation atteindra le maximum, le minimum ou le niveau moyen des crues. A cet effet, on a gravé sur les parois du puits des raies correspondant aux crues normales et aux autres hauteurs auxquelles le fleuve a pu atteindre, et des inspecteurs spéciaux communiquent leurs observations à qui veut en prendre connaissance, car ils savent longtemps à l'avance sur des indices certains la date précise [et l'importance] ; de la future inondation, et ils n'en font pas mystère. Rien de plus utile qu'un semblable renseignement tant pour les cultivateurs qu'il fixe sur la quantité d'eau qu'ils auront à mettre en réserve, sur les travaux qu'ils auront à exécuter en fait de digues et de canaux et sur les autres précautions à prendre, que pour les gouverneurs qui règlent les taxes en conséquence, toute augmentation dans la crue du fleuve impliquant naturellement une surélévation de l'impôt. Signalons aussi le fameux puits de Syène, qui, par suite de la position de Syène juste sous le tropique, permet de reconnaître le moment précis du solstice d'été. C'est ici en effet pour la première fois depuis notre départ de nos pays (j'entends de notre Grèce d'Asie), que, dans notre marche au midi, nous nous trouvons avoir le soleil juste au-dessus de notre tête et que nous observons que le gnomon ne projette point d'ombre à midi. Or, de ce que le soleil donne d'aplomb sur notre tête, il résulte forcément que ses rayons doivent atteindre à n'importe quelle profondeur la surface de l'eau dans les puits, les parois des puits ayant la même direction que le corps de l'observateur quand il est debout, c'est-à-dire la direction verticale.

Il y a à Syène en permanence trois cohortes romaines qui sont préposées à la garde de la frontière.

49. Un peu au-dessus d'Eléphantine est la petite cataracte, où les bateliers du pays donnent parfois aux gouverneurs un curieux spectacle. La cataracte se trouve juste au milieu du fleuve et consiste en une chaîne de rochers, dont la partie supérieure, plate et unie, laisse couler l'eau avec une extrême rapidité jusqu'à un escarpement qui l'interrompt brusquement et du haut duquel l'eau tombe avec fracas, non sans laisser subsister des deux côtés près de la rive un chenal praticable et qu'il est même assez facile en somme de remonter. Les bateliers remontent par là au-dessus de la cataracte, puis s'abandonnant au courant, eux et leur barque, ils sont emportés jusqu'au bord de l'escarpement et le franchissent sans qu'il leur arrive jamais d'accident, à eux non plus qu'à leur embarcation. Un peu en amont de la petite cataracte se trouve [l'île de] Philae, dont la population est mi-partie éthiopienne, mi-partie égyptienne, et qui, déjà semblable à Eléphantine par l'étendue, lui ressemble encore par l'aspect de ses monuments, de ses temples notamment, tous bâtis dans le style égyptien. Ajoutons que la divinité adorée dans ces temples est un oiseau, auquel on donne le nom d'épervier, sans qu'il m'ait paru avoir aucune ressemblance ni avec les éperviers de nos pays ni même avec ceux de l'Egypte, vu qu'il est beaucoup plus grand et que son plumage est bien autrement brillant et varié. On nous assura qu'il était originaire d'Ethiopie et qu'à la mort de chaque titulaire, voire dès avant sa mort on fait venir de ce même pays l'oiseau qui doit lui succéder. L'épervier que nous vîmes était malade et bien près de sa fin.

50. Depuis Syène jusqu'à la hauteur de Philae nous avions fait la route en char, une route de 100 stades environ à travers une plaine unie comme une table, mais où nous pûmes voir, tout le long du chemin à droite et à gauche, se dresser, comme autant d'Hermées, maints rochers ronds de forme presque cylindrique, et si parfaitement polis à leur surface qu'il serait absolument impossible d'y monter : chacun de ces rochers, de la même pierre noire et dure qui sert à faire les mortiers, était posé sur un rocher plus grand et supportait à son tour un bloc plus petit ou bien se présentait tout d'une pièce, formant une seule masse complètement isolée. Le plus grand de ces rochers ne mesurait pas moins de 12 pieds de diamètre, le diamètre de tous les autres sans exception dépassait 6 pieds. Pour passer dans l'île, nous nous servîmes d'un pactôn : on donne ce nom à une petite embarcation formée de simples lattes ou layettes, ce qui la fait ressembler à une natte flottante. En nous tenant tantôt debout les pieds dans l'eau, tantôt assis sur des espèces de banquettes, nous fîmes la traversée aisément [un peu confus seulement] d'avoir eu peur pour rien, car il n'y a vraiment pas de danger pourvu que le radeau ne soit pas trop chargé.

51. Partout en Egypte les palmiers qu'on rencontre sont de l'espèce la plus commune, souvent même le fruit en est immangeable, tel est le cas en particulier pour le Delta et pour les environs d'Alexandrie. En revanche on peut dire que le palmier de la Thébaïde l'emporte sur les palmiers de tous les autres pays. Mais, cela étant, il y a lieu de s'étonner que le Delta et le canton d'Alexandrie, placés comme ils sont sous le même climat que la Judée, et limitrophes d'un pays qui produit, outre le palmier ordinaire, un palmier caryote généralement supérieur à celui de la Babylonie, offrent à cet égard une telle différence. La Thébaïde a aussi, comme la Judée, les deux espèces, le palmier ordinaire et le caryote ; le caryote y donne un fruit plus dur peut-être, mais plus agréable au goût, plus sucré. Les plus beaux fruits viennent d'une île qui est même à cause de cela une source de très gros revenus pour les gouverneurs. Dépendante autrefois du domaine royal, cette île a passé directement aux mains des gouverneurs romains, sans avoir jamais été la propriété d'un particulier.

52. Parmi les nombreuses sornettes que débitent Hérodote et tant d'autres historiens, qui, comme lui, mêlent le merveilleux à leurs récits pour leur donner quelque chose de plus poétique, de plus artistique, et pour en relever le goût si l'on peut dire, figure l'assertion suivante, que «le Nil a ses sources dans le voisinage des îles qui se pressent aux abords de Syène et d'Eléphantine et que le canal à traverser pour s'y rendre est proprement un abîme, une mer sans fond». (Or la vérité est que] le prétendu abîme est encombré d'îles, dont les unes sont couvertes tout entières lors des débordements du fleuve, tandis que les autres ne le sont qu'en partie, ce qui force même à avoir recours à des limaces pour y arroser les endroits trop élevés.

53. Si l'Egypte dès l'origine a joui d'une paix ininterrompue, elle le doit à une double circonstance, à ce que les ressources qu'elle tire d'elle-même lui ont toujours suffi et à ce que ses abords sont très difficiles pour une armée venant du dehors : déjà protégée du côté du nord par la mer d'Egypte et par l'absence de ports et autres abris sur tout le littoral de cette mer, elle l'est encore à l'orient et au couchant par les solitudes de la double chaîne libyque et arabique, dont nous avons parlé plus haut. Enfin du côté du midi, au-dessus de Syène, elle se trouve avoir pour voisins les Troglodytes, les Blemmyes, les Nubae et les Mégabares, tous peuples éthiopiens qui mènent la vie nomade et ne sont en somme ni bien nombreux ni bien belliqueux, quoique les Anciens les aient jugés tels pour quelques actes de brigandage commis à l'égard de voyageurs sans défiance. Ajoutons que les Ethiopiens plus méridionaux, dont les possessions s'étendent dans la direction de Méroé, ne sont pas plus nombreux, qu'habitant cette longue, étroite et sinueuse vallée du Nil que nous avons décrite précédemment, ils n'ont pas réussi davantage à former un Etat uni et compacte, et qu'ils se trouvent par le fait aussi mal pourvus pour la guerre que pour les besoins et nécessités de la vie commune. Encore actuellement la même tranquillité règne dans toute l'Egypte, et ce qui le prouve, c'est que trois cohortes romaines, pas même complètes, suffisent à garder la frontière, et que, toutes les fois que les Ethiopiens ont osé prendre l'offensive, ils ont compromis leurs propres possessions. Dans le reste du pays non plus ou ne voit pas que les Romains entretiennent de bien grandes forces, les gouverneurs n'ont même jamais eu besoin de concentrer leurs troupes, tant les Egyptiens, eu dépit de leur nombre, tant leurs voisins aussi sont d'hutueur peu guerrière. Cornélius Gallus, le premier gouverneur établi en Egypte par César [Auguste] n'hésita pas à attaquer avec une poignée d'hommes Héroopolis qui s'était soulevée, et il la prit d'assaut. Il comprima de même en peu de temps une insurrection survenue en Thébaïde à cause des impôts. Plus tard Pétrone tint tête, rien qu'avec sa garde, à l'innombrable populace d'Alexandrie qui l'avait assailli à coups de pierres, il lui tua quelques hommes et dispersa aisément le reste. Enfin nous avons raconté l'expédition d'Aelius Gallus en Arabie à la tête d'une partie de la garnison d'Egypte, et cette expédition démontre en somme le peu de solidité des troupes arabes, car, sans la trahison de Sylla'us, Gallus eût infailliblement conquis toute l'Arabie Heureuse.

54. Les Ethiopiens cependant avaient cru pouvoir mépriser la faiblesse des Romains depuis qu'une partie de leurs troupes avait été retirée d'Egypte et avait suivi Gallus dans son expédition contre les Arabes, et ils s'étaient jetés sur la Thébaïde et sur les trois cohortes cantonnées àSyène, ils avaient même réussi par la rapidité de leurs mouvements à s'emparer coup sur coup et de Syène, et d'Eléphantine, et de Philae, et, non contents d'avoir fait de nombreux prisonniers, ils avaient emporté comme trophées les statues de César. Pétrone accourut, et, avec moins de dix mille hommes d'infanterie que soutenaient huit cents cavaliers, il ne craignit pas d'attaquer une armée de trente mille Ethiopiens, les rejeta d'abord en désordre sur Pselchis de l'autre côté de leur frontière, puis leur envoya des députés chargés de réclamer d'eux tout le butin qu'ils avaient pris et de leur demander des explications sur les motifs de leur agression. Leur réponse fut qu'ils avaient eu à se plaindre des nomarques, à quoi Pétrone objecta que les nomarques n'étaient point les maîtres de l'Egypte et que le seul souverain du pays était César. Ils demandèrent alors trois jours pour délibérer, mais ils s'en tinrent là, et, comme ils ne faisaient rien de ce que Pétrone était en droit d'attendre, celui-ci marcha à eux et les força de se battre. Il eut bientôt fait de mettre en pleine déroute une multitude aussi mal commandée qu'elle était mal armée (on sait qu'avec leurs boucliers longs faits de cuir de boeuf même pas apprêté, les Ethiopiens ont pour toutes armes offensives des haches ou des épieux, auxquels un petit nombre seulement ajoutent des sabres). Une partie des vaincus fut refoulée dans la ville, une autre s'enfuit dans le désert, d'autres enfin trouvèrent un refuge non loin du champ de bataille dans une île du fleuve où ils avaient pu passer à la nage, la force du courant en cet endroit écartant les crocodiles. Parmi les fuyards sc trouvaient les généraux de la reine Candace, cette femme à l'âme virile à qui [une blessure reçue en combattant] avait fait perdre un oeil, et qui de nos jours exerçait le pouvoir suprême en Ethiopie. Mais Pétrone, à son tour, fait traverser le fleuve à ses gens sur des radeaux et dans des barques et prend comme avec un filet tous les fuyards que l'île avait recueillis ; il les dirige aussitôt vers Alexandrie, et, marchant de sa personne sur Pselchis, il lui donne l'assaut et s'en empare. Pour peu qu'on ajoute aux prisonniers faits dans l'île le nombre de ceux qui avaient péri dans le combat, on trouve qu'en réalité très peu d'ennemis échappèrent. De Pselchis, Pétrone se transporta devant Premnis, autre place très forte, et il dut franchir pour s'y rendre les mêmes dunes, sous lesquelles l'armée de Cambyse, surprise par un tourbillon de vent, était demeurée naguère engloutie. Attaquée résolument, Premnis tomba en son pouvoir ; puis ce fut le tour de Napata, propre capitale de la reine Candace. Le prince royal s'y était enfermé ; quant à elle, retranchée dans une forteresse voisine, elle essaya d'arrêter le vainqueur au moyen d'une ambassade chargée de solliciter son amitié et de lui offrir de lui rendre les prisonniers faits dans Syène ainsi que les statues de César. Mais Pétrone passant outre attaqua Napata d'où le fils de Candace s'était sauvé à temps, et, une fois maître de la ville, il la fit raser de fond en comble et réduisit tous les habitants en esclavage. Cela fait, il rebroussa chemin avec tout son butin, ayant jugé que plus loin le pays devait être impraticable à une armée. Il avait eu soin seulement, avant de s'éloigner, de rendre Premnis plus forte qu'elle n'était auparavant, et y avait mis à cet effet une garnison de quatre cents hommes avec des vivres pour deux ans. C'est alors qu'il se mit en route pour regagner Alexandrie. Il avait, au préalable, disposé de ses prisonniers, en avait vendu une partie à l'encan et, prélevant sur le reste un millier, il l'avait envoyé à César, comme celui-ci justement revenait de son expédition contre les Cantabres. Quant aux autres, ils périrent tous de maladie. Cependant Candace avait repris l'offensive et mis sur pied des forces encore plus considérables, avec lesquelles elle menaçait la garnison de Premnis. Heureusement Pétrone eut le temps d'arriver à son secours, il pénétra dans la place et pourvut à sa sûreté mieux encore qu'auparavant. Candace ayant essayé alors de parlementer, Pétrone invita ses émissaires à se rendre plutôt en ambassade auprès de César ; et, comme ceux-ci prétendaient ne pas savoir qui était César et par quels chemins ils pourraient arriver jusqu'à lui, Pétrone leur fournit une escorte. Ils parvinrent ainsi à Samos où se trouvait César prêt à passer en Syrie et ayant déjà dépêché Tibère en Arménie, ils le virent et obtinrent de lui tout ce qu'ils demandaient, jusqu'à la remise du tribut que lui-même leur avait imposé.


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