ARGUMENT

Egal au Phédon par la force et l'élévation morale des idées, par la vigueur de la dialectique et par l'heureux emploi de la mythologie, le Gorgias lui est inférieur par l'intérêt dramatique. Socrate y joue encore le premier rôle sans doute, mais dans une tout autre situation. Et quant à ses adversaires, Gorgias de Léontium, Polus d'Agrigente et Calliclès d'Athènes, ils sont loin d'inspirer la même sympathie que ses fidèles disciples. Il ne faut donc point s'attendre à une composition aussi animée, aussi vivante. Le Gorgias n'en est pas moins un des plus beaux ouvrages de Platon.

Son objet n'annonce pas d'abord toute son importance philosophique : c'est la Rhétorique. Mais Platon, à son ordinaire, agrandit et élève son sujet, et il est conduit par l'examen de ce que la rhétorique est réellement, et de ce qu'elle doit être, à des considérations supérieures sur le juste et l'injuste, le beau et le laid considérés en eux-mêmes, puis sur le châtiment et l'impunité, enfin sur le bien, non pas seulement dans les discours d'un orateur, mais dans la vie tout entière. De ces hauteurs, où l'avait porté la recherche des principes qui dominent et gouvernent l'art de persuader, il sait descendre sans effort pour faire l'application de ces vérités générales à tous les états et à toutes les actions de la vie. Et après avoir ainsi établi au nom de la raison sa doctrine morale, il invoque à l'appui les traditions des peuples, transmises de siècle en siècle, sous la forme d'un mythe, d'un sens non moins profond que celui du Phédon. Tel est le plan général ; voici la suite de la discussion.

Socrate et Chéréphon rencontrent devant sa maison l'hôte de Gorgias et de Polus, Calliclès, qui leur offre de les présenter aux deux étrangers ; et c'est chez lui que se passe l'entretien. Le premier échange de paroles entre Polus et Chéréphon, et l'exorde déclamatoire de Polus, sont le préambule de la discussion, qui ne s'engage qu'au moment où Socrate apprend directement de Gorgias ce qu'il est et ce qu'il enseigne. Gorgias est rhéteur, et il enseigne la rhétorique. Quel est l'objet de la rhétorique ? Les discours. Toute espèce de discours, comme peuvent en faire à propos de leur art le médecin et le maître de gymnastique ? Non ; mais seulement les discours qui, sans être mêlés à aucune action de la main, ont pour seule fin de persuader. La persuasion est donc le but de la rhétorique. Mais encore quelle espèce de persuasion ? car toutes les sciences veulent persuader quelque chose. Ce que la rhétorique persuade, c'est le juste et l'injuste. Ce n'est pas assez dire ; il faut savoir encore si l'orateur s'adresse à des gens instruits, dont la persuasion sera fondée sur la science, ou à des ignorants, dont la persuasion ne reposera que sur la croyance ; s'il doit instruire en persuadant, ou seulement persuader. Car, s'il ne se propose d'instruire personne, lui-même n'a pas besoin d'être instruit. Mais, s'il n'est pas instruit, il ne pourra pas être consulté sur la justice et l'injustice d'une cause ; et alors à quoi bon la rhétorique ?

Gorgias ne se rend pas à cette première attaque. Il soutient que la rhétorique est par excellence l'art de persuader, en ce sens qu'elle donne les moyens de faire prévaloir son opinion en toute chose envers et contre tous. On en peut user bien ou mal ; mais si l'orateur en fait un mauvais usage, ce n'est pas à la rhétorique, mais à lui qu'il faut s'en prendre. Vaine subtilité, qui ne le soustrait pas aux objections de Socrate. Il faut choisir, en effet : ou bien la rhétorique, étrangère à la science et à la vérité, se borne à faire croire à la foule ignorante que toute chose est vraie ou fausse, juste ou injuste, belle ou laide, selon le besoin du moment ; et c'est un art perfide et immoral ; ou bien la rhétorique s'inspire de la vérité, la répand et la persuade. Voilà le point décisif.

Supposons l'orateur instruit : connaissant la justice et la vérité, il est juste lui-même, incapable de rien faire contre son caractère, c'est-à-dire de persuader jamais l'injustice, la fausseté, la laideur ; et il exerce un art profondément moral dont il est impossible de faire un mauvais usage. C'est la rhétorique selon Socrate, mais non selon Gorgias et Polus ; c'est ce qu'elle doit être, mais non pas ce qu'elle est. Car telle que les rhéteurs la pratiquent, elle n'est pas même un art, mais une routine, sans autre but que de procurer de l'agrément et du plaisir. Elle est au nombre de ces basses pratiques que conseille la flatterie, et qui se sont glissées à la place des arts véritables. Il y a, en effet, des sciences qui ont pour but l'éducation et le perfectionnement de l'âme et du corps, la Politique et la Législation dans l'ordre moral, la Médecine et la Gymnastique dans l'ordre physique. Ce sont des arts salutaires, auxquels la flatterie, qui caresse tous les vices de la nature humaine, a substitué des simulacres funestes à la santé de l'âme et du corps, la cuisine à la médecine, la toilette à la gymnastique, la sophistique à la législation, et à la politique enfin la rhétorique. Il faut donc la prendre pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour une routine, parce qu'elle ne repose sur aucune connaissance de la nature des choses qu'elle traite, ne peut rendre compte de rien, et n'a pour fin que le plaisir. L'orateur qui l'exerce n'est lui-même qu'un flatteur méprisable, qu'on ne regarde même pas.

Plus hardi que Gorgias, dont la circonspection a reculé devant la thèse explicite de l'intérêt personnel, Polus déclare que la force de la rhétorique est dans le pouvoir qu'elle donne à l'orateur de faire ce qu'il veut. Mais qu'est-ce que faire ce que l'on veut ? C'est vouloir apparemment ce qui est avantageux, car il n'est personne qui ne préfère son avantage à tout le reste. Mais, pour un homme dépourvu du sens de discerner le bien du mal, on conviendra que ce n'est pas un grand pouvoir que le pouvoir de faire ce qui lui est avantageux. C'est donc une nécessité que l'orateur soit doué de bon sens avant tout ; et même, cela admis, il n'est pas prouvé qu'il fasse ce qu'il veut. C'est au moins ce qui ne lui arrive pas habituellement. L'orateur, semblable en cela à tous les hommes, en faisant ce qu'il fait d'ordinaire, ne fait pas ce qu'il veut, par la raison qu'il ne veut pas ce qu'il fait mais ce en vue de quoi il fait ce qu'il fait. Il est comme un malade qui prend une potion amère, non pas parce qu'il veut la prendre, mais parce qu'il veut recouvrer la santé. La santé, c'est-à-dire en général son bien, voila ce que chacun veut véritablement. Si donc l'orateur veut son bien en faisant ce qu'il fait tous les jours, il fait ce qu'il veut ; sinon, non. Et dans ce cas, il n'a pas de pouvoir. Par exemple, dira-t-on que l'orateur fait ce qu'il veut quand il fait bannir ou mourir arbitrairement un citoyen ? Non, parce qu'il fait ce qu'il y a de plus contraire à son bien, c'est-à-dire une injustice. Il n'est donc pas puissant ; il n'est même pas heureux, pas plus qu'Archélaüs, usurpateur du trône de Macédoine, pas plus que le grand roi de Perse lui-même, bien qu'il passe pour faire tout ce qui lui plaît. Car il n'y a d'heureux au monde que l'homme sans remords, l'honnête homme. Ce n'est peut-être pas le sentiment de la foule ignorante, mais c'est celui de l'homme de bon sens. Et ce n'est pas assez de dire que l'homme injuste n'est pas heureux ; il faut se pénétrer aussi de cette vérité qu'il y a un homme plus malheureux encore, c'est celui qui commet l'injustice impunément. Pour le coupable, quel qu'il soit, il n'est pas de plus grand malheur que d'échapper au châtiment, de plus grand bienfait que de subir la peine qu'il a méritée.

Socrate insiste avec force sur cette idée, que c'est une chose plus mauvaise et plus laide de commettre une injustice que de la recevoir, au nom de l'identité de nature du Mal et du Laid, du Beau et du Bien. Qu'est-ce qui fait qu'une chose est belle ? Le plaisir, ou l'utilité, ou bien le plaisir et l'utilité. Et d'où vient la laideur d'une chose ? de la douleur ou du mal, ou bien de la douleur et du mal à la fois. Et par suite une chose est plus belle qu'une autre en ce qu'elle procure ou plus de plaisir ou plus de b1en, ou plus de bien et de plaisir ; et une chose est plus laide qu'une autre pour son plus de douleur ou de mal, ou pour son plus de douleur et de mal à la fois. Appliquons ces prémisses à l'injustice commise et à l'injustice reçue. Il est évident qu'il est moins douloureux de la commettre que de la souffrir. Par conséquent, ce n'est ni par la douleur seule, ni par le mal et la douleur ensemble que l'injustice commise surpasse l'injustice reçue. Reste donc que ce soit par le mal. Mais, puisque en principe le mal est inséparable du laid, c'est une nécessité qu'il soit plus laid de commettre que de recevoir l'injustice, par cela seul que cela est plus mal.

Et quelle est la conséquence où nous sommes conduits ? C'est qu'au nom même de l'amour du bien et de l'horreur du mal naturelle à tous les hommes, il n'en est pas un seul qui ne préfère, à moins d'être dénué de bon sens, souffrir l'injustice à être injuste. Cette conclusion, belle en elle-même, le devient plus encore par l'appui qu'elle donne à celle qui la suit : c'est que le plus grand des maux est de n'être pas puni quand on a mérité de l'être. Socrate se complaît à établir sur les preuves les plus solides cet effort suprême de sa dialectique. Il est évident, en effet, que c'est la même chose de subir sa peine et d'être justement châtié. Or ce qui est juste en soi est beau, ce qui est beau est bon et utile. L'utilité du châtiment provient donc de sa justice. Mais quelle utilité ? C'est la même en un sens que le fer et le feu procurent à un malade lorsqu'il s'est livré au chirurgien, et qu'il a recouvré la santé. Mais l'avantage qui vient du châtiment est au-dessus de celui-là de toute la supériorité de l'âme sur le corps : c'est la délivrance d'une maladie morale, de la plus grande de toutes les maladies, l'injustice. Est-il possible de méconnaître que c'est un bien infini que de recouvrer la santé de l'âme si on l'a perdue ? Et dès lors, comment nier que l'impunité fait de l'homme injuste le plus malheureux des hommes, puisqu'elle l'oblige à souffrir le pire des maux, et sans remède ?

Par un retour soudain mais très logique au principal objet de l'entretien, Socrate propose ici à la rhétorique son véritable but, d'accord avec les principes qu'il a rendus évidents. Elle doit être l'art de s'accuser soi-même, et d'accuser aussi ses parents, ses amis ; l'art salutaire d'appeler sur sa tête et sur tous ceux qu'on aime le souverain remède des maladies de l'âme, le juste châtiment. Le plus grand mal qu'elle puisse faire à celui qui l'exerce, la plus cruelle vengeance qu'elle puisse mettre en son pouvoir contre ses ennemis, c'est de se changer en art de dissimuler l'injustice, de soustraire un coupable à sa peine, et de le forcer à vivre en proie au mal qui dévore son âme.

Le silence de Gorgias et de Polus est le meilleur aveu qu'il n'y a rien à répondre à cette réfutation de la rhétorique dépourvue de principe moral, ou, ce qui revient au même, asservie à l'intérêt, telle qu'ils l'avaient présentée. Mais Platon n'a garde de laisser dans l'ombre des arguments d'une autre nature contre la rhétorique fondée sur la justice, arguments tout aussi faibles, mais qui garderaient un semblant de valeur à n'être pas directe-nient repoussés. Ce sont ceux qu'il net dans la bouche de Calliclès.

Calliclès répond que Socrate vient d'exposer à la vérité le sentiment des philosophes, mais non pas celui des politiques. Il traite légèrement et dédaigneusement la philosophie d'étude bonne à former l'esprit des jeunes gens, et d'ailleurs parfaitement inapplicable dans la société. En politique, il faut se résoudre à être en contradiction avec elle et avec soi-même, après tout, si l'on pense comme elle ; car autre est la théorie, autre la pratique. Si au lieu du point de vue de la loi où Socrate s'est placé, on se met au point de vue de la nature, on arrive à des conclusions diamétralement opposées. C'est un fait reconnu, par exemple, que les hommes voient plus de déshonneur à recevoir une injustice qu'à la commettre ; car c'est être traité en esclave et s'humilier devant un plus fort que soi. Les faibles, incapables de se défendre tout seuls, ont inventé les lois et les ont mises au-dessus de la nature. Mais qui est dupe de ces lois ? Malgré la philosophie, malgré la législation, dans toute société, c'est le plus fort qui a le beau rôle. On reconnaît à ces raisonnements l'éternelle prétention des gens auprès desquels les principes ne sont rien, l'expérience tout, et qui s'appellent positifs. Leur thèse est présentée ici tout exprès dans sa crudité provocante. - Que répond Socrate ? Il précise d'abord le sens du mot le plus fort : c'est le plus puissant et le meilleur qu'il faut entendre, de l'aveu de Calliclès. Or, dans la société, le plus fort, c'est le plus grand nombre, parce qu'il est le plus puissant. Mais c'est précisément le plus grand nombre, c'est-à-dire le peuple, qui fait les lois. S'il fait des lois contre l'injustice, c'est qu'il pense qu'il est plus mal de la commettre que de la supporter. De sorte que la loi est en parfait accord avec la nature sur ce point, et que la thèse positive est déjà réfutée. - Calliclès se reprend pour donner à l'expression le plus fort le sens du meilleur seulement. Celui-là doit commander aux autres, parce qu'il est le plus sage, et à ce titre encore être le mieux partagé de tous. Mais en quoi mieux partagé ? en aliments, en boissons, en vêtements ? Non, ce n'est pas cela. Il faut que Calliclès donne à sa pensée un nouveau degré de précision, et qu'il dise ouvertement ce qu'il entend par le plus sage : c'est celui qui a la plus grande habileté et le plus grand courage à se procurer le pouvoir. Plus clairement encore, c'est l'homme absolument libre de réaliser ses désirs, d'assouvir ses passions, sans contrainte et sans mesure aucune. Voilà le héros de la rhétorique positive, l'homme le plus fort, le meilleur, le plus sage, le plus habile, le plus courageux, le plus heureux de tous les hommes. Tout ce qui n'est pas conforme à cet idéal de la puissance oratoire n'est que niaiserie ridicule et convention contraire à la nature.

Mais les objections se succèdent avec une incroyable abondance dans la bouche de Socrate. Si le bonheur consiste à satisfaire ses désirs, plus on a de désirs et plus on est heureux. Il s'ensuit que le plus grand bonheur, c'est d'être toute la vie en proie à une faim, à une soif, à des démangeaisons extrêmes, pourvu qu'on puisse perpétuellement manger, boire, se gratter ; conséquence risible, mais logique. - En second lieu, la théorie ne tend à rien moins qu'à identifier le plaisir avec le bien. Rien de plus faux. Le signe de l'identité entre deux choses, c'est leur coexistence en un même sujet, comme le signe de leur différence essentielle, c'est la nécessité d'exister quelque part l'une sans l'autre. Or n'est-il pas vrai qu'un plaisir n'existe qu'à la condition que le besoin qu'il satisfait continue de subsister, comme la soif dans le plaisir de se désaltérer ? Et le besoin, n'est-ce pas la douleur ? Il suit de là que la douleur et le plaisir existent en même temps, soit dans le corps, soit dans l'âme. Mais si le plaisir est le bien, la douleur est le mal, de sorte qu'il faut admettre que le bien et le mal peuvent se trouver ensemble dans un même sujet, tandis qu'en réalité c'est le contraire qui est vrai, puisque le mal et le bien s'excluent l'un l'autre par essence. - Enfin, la prétendue identité du plaisir et du bien détruit toute différence morale entre les hommes. Puisqu'ils sont tous également appelés à jouir dans la même mesure des mêmes plaisirs et des mêmes douleurs, ils sont tous à ce titre également bons et également méchants ; ou plutôt les plus sensuels, les plus abandonnés à toutes sortes de plaisirs sont meilleurs, par cela seul, que les tempérants et les sages.

Et qu'on n'espère pas se soustraire à cette conséquence détestable en établissant, comme fait Calliclès, une distinction entre les plaisirs. D'abord c'est une concession ruineuse ; et en outre, c'est une arme contre la théorie. Car si l'on veut dire qu'il y a des plaisirs utiles qu'il convient de rechercher, et d'autres nuisibles qu'il faut fuir, on détruit l'identité du plaisir et du bien. On accorde malgré soi que ce n'est pas le plaisir qu'il faut chercher en vue du bien, mais le bien en vue du plaisir. Mais cette recherche exige de la réflexion, de l'habileté, tout un art enfin, avec le bien pour but. A ce compte, tous les arts qui n'ont pour fin que le plaisir, l'art du joueur de flûte et du joueur de lyre, l'art même du poète, qu'il compose des dithyrambes, des tragédies ou des comédies, dès qu'ils se proposent plutôt d'amuser que d'instruire, sont plus nuisibles qu'utiles. De ce genre est la rhétorique, lorsqu'elle n'a en vue que de flatter l'oreille ou l'opinion. C'est ce qui rend si grand le nombre des flatteurs, et si rare celui des vrais orateurs. Il ne faut pas craindre de dire qu'un Thémistocle, un Miltiade, un Périclès lui-même ne sont pas dignes de ce nom, puisque, loin d'instruire le peuple, ils l'ont laissé, de leur propre aveu, plus indocile et plus corrompu qu'ils ne l'avaient trouvé.

Calliclés à son tour est réduit au silence par cette argumentation vigoureuse, et dès ce moment, Socrate, resté seul maître du terrain, remplit à peu près à lui seul toute la fin du dialogue. Il conclut avec force contre son dernier adversaire que, loin de résider dans la libre satisfaction de ses passions, le bonheur de l'homme est au prix de sa modération. L'intempérance jette dans son âme le désordre et le déréglement ; la mesure y établit l'ordre et la règle, et la paix intérieure avec elles. L'homme tempérant, esclave volontaire de son devoir envers les dieux et envers ses semblables, se garde de tout excès. Il est juste, il est sage, il est courageux, et par là même heureux. Voilà le modèle de l'orateur, lequel n'est véritablement grand que par le bien qu'il peut faire au peuple en lui conseillant la justice. La Justice est la règle de toute sa vie privée et publique ; car ce qu'un tel homme redoute le plus au monde, ce n'est lies d'être accusé, condamné, conduit à la mort, mais de commettre une injustice. Son unique souci, c'est de mettre son âme à l'abri de toute faute, jusqu'au moment où il sera prêt à paraître devant les juges qui l'attendent.

A l'appui de ces principes qui ne lui sont pas contestés, Socrate appelle par surcroît la tradition populaire du partage de l'univers entre les fils de Saturne, Jupiter, Neptune et Pluton et de l'établissement aux enfers des trois juges suprêmes, Minos, Eaque et Rhadamanthe. Ils sont chargés de décider sans appel de la destinée des âmes du juste et du méchant, selon qu'elles auront vécu, pure fable, si l'on veut, comme dit Socrate, mais fable bonne à croire jusqu'à ce qu'on ait trouvé quelque chose de meilleur. Mais ce qui n'est point fabuleux, ce sont les principes que la tradition représente, et qui viennent de la raison, ce guide que le sage suit de préférence à tout autre.


INTERLOCUTEURS
CALLICLES, SOCRATE, CHEREPHON, GORGIAS, POLUS

CALLICLES
C'est à la guerre et au combat, Socrate, qu'il faut, dit-on, se trouver ainsi après coup.

SOCRATE
Est-ce que nous venons, comme on dit, après la fête ; et arrivons-nous trop tard ?

CALLICLES
Oui, et après une fête tout à fait charmante. Car Gorgias nous a fait entendre, il n'y a qu'un instant, une infinité de belles choses.

SOCRATE
Chéréphon que voici est la cause de ce retard, Calliclès : il nous a forcés de nous arrêter sur la place.

CHEREPHON
Il n'y a point de mal, Socrate : en tout cas j'y remédierai. Gorgias est mon ami : Ainsi il nous répétera les mêmes choses en ce moment, si tu veux, ou, si tu l'aimes mieux, ce sera pour une autre fois.

CALLICLES
Quoi donc, Chéréphon ? Socrate est-il curieux d'entendre Gorgias ?

CHEREPHON
Nous sommes venus tout exprès.

CALLICLES
Mais, lorsque vous voudrez venir chez moi, Gorgias y loge, il vous exposera sa doctrine.

SOCRATE
Je te suis obligé, Calliclès. Mais serait-il d'humeur à s'entretenir avec nous ? Je voudrais apprendre de lui quelle est la vertu de l'art qu'il professe, ce qu'il promet et ce qu'il enseigne. Pour le reste, il en fera, comme tu dis, l'exposition une autre fois.

CALLICLES
Rien n'est tel que de l'interroger lui-même, Socrate. Car ce point est un de ceux qu'il vient de traiter devant nous. Il disait tout à l'heure à tous ceux qui étaient présents de l'interroger sur telle matière qu'il leur plairait, se faisant fort de les satisfaire sur tout.

SOCRATE
Voilà qui est fort beau. Chéréphon, interroge-le.

CHEREPHON
Que lui demanderai-je ?

SOCRATE
Ce qu'il est.

CHEREPHON
Que veux-tu dire ?

SOCRATE
Par exemple, si son métier était de faire des souliers, il te répondrait qu'il est cordonnier. Ne comprends-tu pas ma pensée ?

CHEREPHON
Je comprends, et je vais l'interroger. Dis-moi, ce que dit Calliclès est-il vrai, que tu te fais fort de répondre à toutes les questions qu'on peut te proposer ?

GORGIAS
Oui, Chéréphon ; c'est ce que je déclarais, il n'y a qu'un moment : et j'ajoute que depuis bien des années personne ne m'a proposé aucune question qui fût nouvelle pour moi.

CHEREPHON
A ce compte, tu dois répondre avec bien de l'aisance, Gorgias.

GORGIAS
Il ne tient qu'à toi, Chéréphon, d'en faire l'essai.

POLUS
Assurément. Mais fais-le sur moi, si tu le juges à propos, Chéréphon : aussi bien Gorgias me paraît fatigué ; car il vient de discourir sur bien des choses.

CHEREPHON
Quoi donc, Polus ? Te flattes-tu de mieux répondre que Gorgias ?

POLUS
Qu'importe, pourvu que je réponde assez bien pour toi ?

CHEREPHON
Cela n'y fait rien. Réponds donc, puisque tu le veux.

POLUS
Interroge.

CHEREPHON
C'est ce que je vais faire. Si Gorgias était habile dans le même art que son frère Hérodicus, quel nom lui donnerions-nous à juste titre ? le même qu'à Hérodicus, n'est-ce pas ?

POLUS
Sans doute.

CHEREPHON
Nous aurions donc raison de l'appeler médecin.

POLUS
Oui.

CHEREPHON
Et s'il était versé dans le même art qu'Aristophon, fils d'Aglaophon, ou que son frère, de quel nom conviendrait-il de l'appeler ?

POLUS
Du nom de peintre évidemment.

CHEREPHON
Puisqu'il est habile dans un certain art, quel nom est-il donc à propos de lui donner ?

POLUS
Il y a, Chéréphon, parmi les hommes, un grand nombre d'arts dont la découverte est venue à la suite d'expériences. Car l'expérience fait que notre vie marche selon les règles de l'art, et l'inexpérience, au hasard. Les uns sont versés dans un art, les autres dans un autre, chacun à sa manière ; les meilleurs sont le partage des meilleurs. Gorgias est de ce nombre, et l'art qu'il possède est le plus beau de tous.

SOCRATE
Il me paraît, Gorgias, que Polus est bien exercé à discourir ; mais il ne tient pas la parole qu'il a donnée à Chéréphon.

GORGIAS
Pourquoi donc, Socrate ?

SOCRATE
Il ne répond pas, ce me semble, à ce qu'on lui demande.

GORGIAS
Interroge-le toi-même, si tu le trouves bon.

SOCRATE
Non ; mais s'il te plaisait de répondre, je t'interrogerais bien plus volontiers : d'autant que sur ce que Polus vient de dire, il m'est évident qu'il s'est bien plus appliqué à ce que l'on appelle la rhétorique, qu'à l'art de converser.

POLUS
Pour quelle raison, Socrate ?

SOCRATE
Par la raison, Polus, que Chéréphon t'ayant demandé en quel art Gorgias est habile, tu fais l'éloge de son art, comme si quelqu'un le méprisait, et tu ne dis point ce qu'il est.

POLUS
N'ai-je pas répondu que c'était le plus beau de tous les arts ?

SOCRATE
J'en conviens : mais personne ne t'interroge sur la qualité de l'art de Gorgias ; on te demande seulement ce qu'il est, et de quel nom on doit appeler Gorgias. Chéréphon t'a mis sur la voie par des exemples, et tu lui as d'abord bien répondu, et en peu de mots. Dis-nous de même quel art professe Gorgias, et quel nom il nous convient de lui donner. Ou plutôt, Gorgias, dis-nous toi-même de quel nom il faut t'appeler et quel art tu professes.

GORGIAS
La rhétorique, Socrate.

SOCRATE
Il faut donc t'appeler rhéteur ?

GORGIAS
Et bon rhéteur, Socrate, si tu veux m'appeler ce que je me glorifie d'être, pour me servir de l'expression d'Homère.

SOCRATE
J'y consens.

GORGIAS
Eh bien, appelle-moi ainsi.

SOCRATE
Ne dirons-nous pas que tu es capable d'enseigner cet art aux autres ?

GORGIAS
C'est de quoi je fais profession, non seulement ici, mais ailleurs.

SOCRATE
Voudrais-tu bien, Gorgias, continuer en partie à interroger, en partie à répondre, comme nous faisons maintenant, et remettre à un autre temps les longs discours, tels que Polus en avait commencé un ? Mais de grâce tiens ce que tu as promis, et réduis-toi à faire des réponses courtes à chaque question.

GORGIAS
Socrate, il y a des réponses qui exigent nécessairement quelque étendue. Je ferai néanmoins en sorte qu'elles soient aussi courtes que possible. Car une des choses dont je me vante, c'est que personne ne dira les mêmes choses en moins de paroles que moi.

SOCRATE
C'est ce qu'il faut ici, Gorgias. Fais-moi voir aujourd'hui ta précision. Tu nous déploieras une autre fois ton abondance.

GORGIAS
Je te contenterai ; et tu conviendras que tu n'as jamais entendu personne s'énoncer plus brièvement.

SOCRATE
Puisque tu te vantes d'être habile dans l'art de la rhétorique, et capable d'enseigner cet art à un autre, apprends-moi quel est son objet : comme l'art du tisserand a pour objet de faire des habits, n'est-ce pas ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Et la musique, la composition des chants ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Par Junon, Gorgias, j'admire tes réponses : il n'est pas possible d'en faire de plus courtes.

GORGIAS
Je me flatte, Socrate, de réussir assez bien en ce genre.

SOCRATE
Tu dis bien. Réponds-moi, je te prie, de même au sujet de la rhétorique, et dis-moi quel est son objet.

GORGIAS
Les discours.

SOCRATE
Quels discours, Gorgias ? ceux qui expliquent aux malades le régime qu'ils doivent observer pour se rétablir ?

GORGIAS
Non.

SOCRATE
La rhétorique n'a donc pas pour objet toute espèce de discours ?

GORGIAS
Non, sans doute.

SOCRATE
Cependant elle apprend à parler ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
N'apprend-elle pas aussi à penser sur let mêmes objets sur lesquels elle apprend à parler ?

GORGIAS
Sans contredit.

SOCRATE
Mais la médecine, que nous venons d'apporter en exemple, ne met-elle pas en état de penser et de parler sur les malades ?

GORGIAS
Nécessairement.

SOCRATE
La médecine, selon les apparences, a donc aussi pour objet les discours.

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Ceux qui concernent les maladies ?

GORGIAS
Assurément.

SOCRATE
La gymnastique n'a-t-elle point pareillement pour objet les discours touchant la bonne et la mauvaise disposition des corps ?

GORGIAS
Cela est vrai.

SOCRATE
Et il en est de même, Gorgias, des autres arts : chacun d'eux a pour objet les discours relatifs au sujet sur lequel il s'exerce.

GORGIAS
Il paraît qu'oui.

SOCRATE
Pourquoi donc n'appelles-tu pas rhétorique les autres arts qui ont aussi pour objet les discours, puisque tu donnes ce nom à un art dont les discours sont l'objet ?

GORGIAS
C'est, Socrate, que tous les autres arts ne s'occupent presque que d'ouvrages de main, et d'autres productions semblables ; au lieu que la rhétorique ne produit aucun ouvrage manuel, et que tout son effet, toute sa vertu est dans les discours. Voilà pourquoi je dis que la rhétorique a les discours pour objet ; et je prétends que je dis vrai en cela.

SOCRATE
Je crois comprendre ce que tu veux désigner par cet art : mais je verrai la chose plus clairement tout à l'heure. Réponds-moi : Il y a des arts, n'est-ce pas ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Parmi tous les arts, les uns consistent, je pense, principalement dans l'action, et n'ont besoin que de très peu de discours ; quelques-uns même n'en ont que faire du tout : mais leur ouvrge peut s'achever dans le silence ; comme la peinture, la sculpture et beaucoup d'autres. Tels sont, à ce qu'il me paraît, les arts que tu dis n'avoir aucun rapport à la rhétorique.

GORGIAS
Tu saisis parfaitement ma pensée, Socrate.

SOCRATE
Il y a, au contraire, d'autres arts qui exécutent tout ce qui est de leur ressort par le discours, et n'ont besoin d'ailleurs d'aucune ou de presque aucune action. Tels sont l'arithmétique, l'art de calculer, la géométrie, le jeu de dés et beaucoup d'autres arts, dont quelques-uns demandent autant de paroles que d'action, et la plupart davantage, si bien que tout leur effet et toute leur force est dans les discours. C'est de ce nombre que tu dis, ce me semble, qu'est la rhétorique.

GORGIAS
C'est la vérité.

SOCRATE
Ton intention n'est pourtant pas, je pense, de donner le nom de rhétorique à aucun de ces arts ; si ce n'est peut-être que, comme tu as dit en termes exprès que la rhétorique est un art dont la vertu est tout entière dans le discours, quelqu'un voulût chicaner sur les mots, et en tirer cette conclusion : Gorgias, tu donnes donc le nom de rhétorique à l'arithmétique ? Mais je ne pense pas que tu appelles ainsi ni l'arithmétique, ni la géométrie.

GORGIAS
Tu ne te trompes point, Socrate, et tu prends ma pensée comme il faut la prendre.

SOCRATE
Allons, achève ta réponse à ma question. Puisque la rhétorique est un de ces arts qui font un grand usage du discours, et que beaucoup d'autres sont dans le même cas, tâche de me dire par rapport à quoi toute la vertu de la rhétorique consiste dans le discours. Si quelqu'un me demandait au sujet d'un des arts que je viens de nommer : Socrate, qu'est-ce que la numération ? je lui répondrais, comme tu as fait tout à l'heure, que c'est un des arts dont toute la vertu est dans le discours. Et s'il me demandait de nouveau : Par rapport à quoi ? je lui dirais que c'est par rapport à la connaissance du pair et de l'impair, pour savoir combien il y a d'unités dans l'un et dans l'autre. Pareillement, s'il me demandait : Qu'entends-tu par l'art de calculer ? je lui dirais que c'est aussi un des arts dont toute la force consiste dans le discours. Et s'il continuait à me demander : Par rapport à quoi ? je lui répondrais, comme ceux qui recueillent les votes dans les assemblées du peuple, que l'art de calculer a tout le reste de commun avec la numération, puisqu'il a le même objet, savoir, le pair et l'impair : mais il y a cette différence que l'art de calculer considère quel est le rapport du pair et de l'impair entre eux, relativement à la quantité. Si on m'interrogeait encore sur l'astronomie, et qu'après que l'aurais répondu que c'est aussi un art qui exécute par le discours tout ce qui est de son ressort, on y ajoutât : Socrate, à quoi se rapportent les discours de l'astronomie ? je dirais qu'ils se rapportent au mouvement des astres, du soleil et de la lune, et qu'ils expliquent en quelle proportion est la vitesse de leur course.

GORGIAS
Tu répondrais très bien, Socrate.

SOCRATE
Réponds-moi de même, Gorgias. La rhétorique est un de ces arts qui achèvent et exécutent tout par le discours, n'est-ce pas ?

GORGIAS
Cela est vrai.

SOCRATE
Dis-moi donc quel est le sujet auquel se rapportent ces discours dont la rhétorique fait usage.

GORGIAS
Ce sont les plus grandes de toutes les affaires humaines, Socrate, et les plus importantes.

SOCRATE
Ce que tu dis là, Gorgias, est une chose controversée, sur laquelle il n'y a encore rien de décidé. Car tu as, je pense, entendu chanter dans les banquets la chanson, où les convives faisant l'énumération des biens de la vie, disent que le premier est de se bien porter, le second d'être beau, le troisième d'être riche sans injustice, comme parle l'auteur de la chanson.

GORGIAS
Je l'ai entendu : mais à quel propos dis-tu cela ?

SOCRATE
C'est que les artisans de ces biens chantés par le peine, savoir, le médecin, le maître de gymnase, l'économe, se mettront aussitôt avec toi sur les rangs, et que le médecin me dira le premier : Socrate, Gorgias te trompe. Son art n'a point pour objet le plus grand des biens de l'homme ; c'est le mien. Si je lui demandais : Toi qui parles de la sorte, qui es-tu ? Je suis médecin, me répondra-t-il. Et que prétends-tu ? que le plus grand des biens est celui que produit ton art ? Peut-on le contester, Socrate, me dira-t-il peut-être, puisqu'il produit la santé ? Est-il un bien préférable pour les hommes à la santé ? Après celui-ci, le maître de gymnase dirait : Socrate, je serais bien surpris que Gorgias fût en état de te montrer quelque bien résultant de son art, plus grand que celui qui résulte du mien : Et toi, mon ami, répliquerais-je, qui es-tu ? quelle est ta profession ? Je suis maître de gymnase, répondrait-il : ma profession est de rendre le corps humain beau et robuste. L'économe venant après le maître de gymnase, et méprisant toutes les autres professions, me dirait, à ce que je m'imagine : Juge toi-même, Socrate, si Gorgias ou quelque autre peut produire un bien plus grand que la richesse ? Quoi donc, lui dirions-nous, es-tu artisan de la richesse ? Sans doute, répondrait-il. Qui es-tu donc ? Je suis économe. Eh quoi ! lui dirions-nous ? est-ce que tu regardes la richesse comme le plus grand de tous les biens ? Assurément, dira-t-il. Cependant, poursuivrai-je, Gorgias, que voici, prétend que son art produit un plus grand bien que le tien. Il est évident qu'il demanderait après cela : Quel est donc ce plus grand bien ? que Gorgias s'explique. Imagine-toi, Gorgias, que la même question t'est faite par eux et par moi ; et dis-moi en quoi consiste ce que tu appelles le plus grand bien de l'homme, et que tu te vantes de produire.

GORGIAS
C'est en effet, Socrate, le plus grand de tous les biens, celui auquel les hommes doivent leur liberté, et même dans chaque ville l'autorité sur les autres citoyens.

SOCRATE
Mais encore quel est-il ?

GORGIAS
C'est, selon moi, d'être en état de persuader par ses discours les juges dans les tribunaux, les sénateurs dans le sénat, le peuple dans les assemblées, en un mot tous ceux qui composent toute espèce de réunion politique. Or ce talent mettra à tes pieds le médecin et le maître de gymnase : et l'on verra que l'économe s'est enrichi, non pour lui, mais pour un autre, pour toi qui possèdes l'art de parler et de gagner l'esprit de la multitude.

SOCRATE
Enfin, Gorgias, il me paraît que tu m'as montré, d'aussi près qu'il est possible, quel art tu penses qu'est la rhétorique : et si j'ai bien compris, tu dis qu'elle est l'ouvrière de la persuasion, que tel est le but de toutes ses opérations, et qu'en somme elle se termine là. Pourrais-tu, en effet, me prouver que le pouvoir de la rhétorique aille plus loin que de faire naître la persuasion dans l'âme des auditeurs ?

GORGIAS
Nullement, Socrate ; et tu l'as, à mon avis, bien définie : car c'est à cela véritablement qu'elle se réduit.

SOCRATE
Ecoute-moi, Gorgias. S'il est quelqu'un qui, en conversant avec un autre, soit jaloux de bien comprendre quelle est la chose dont on parle, sois assuré que je me flatte d'être un de ceux-là, et je pense que tu en es aussi.

GORGIAS
A quoi tend ceci, Socrate ?

SOCRATE
Le voici : tu sauras que je ne conçois en aucune façon de quelle nature est la persuasion que tu attribues à la rhétorique, ni au sujet de quoi cette persuasion a lieu. Ce n'est pas que je ne soupçonne de quoi tu veux parler. Mais je ne t'en demanderai pas moins quelle persuasion la rhétorique fait naître, et sur quoi. Si je t'interroge, au lieu de te faire part de mes conjectures, ce n'est point à cause de toi, mais en vue de cet entretien, et afin qu'il avance de manière que nous connaissions clairement le sujet dont il est question entre nous. Vois toi-même si je suis fondé à t'interroger. Si je te demandais dans quelle classe de peintres est Zeuxis, et si tu me répondais qu'il peint des animaux, n'aurais-je pas raison de te demander en outre quels animaux il peint, et sur quoi il les peint ?

GORGIAS
Sans doute.

SOCRATE
N'est-ce point parce qu'il y a d'autres peintres qui peignent aussi des animaux ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Au lieu que si Zeuxis était le seul qui en peignît, alors tu aurais bien répondu.

GORGIAS
Assurément.

SOCRATE
Dis-moi donc par rapport à la rhétorique : te semble-t-il qu'elle soit la seule qui produise la persuasion, ou qu'il y a d'autres arts qui en font autant ? Voici quelle est ma pensée. Quiconque enseigne quoi que ce soit persuade-t-il ou non ce qu'il enseigne ?

GORGIAS
Il le persuade sans contredit, Socrate.

SOCRATE
Pour revenir donc aux mêmes arts dont il a déjà été fait mention, l'arithmétique et l'arithméticien ne nous enseignent-ils pas ce qui concerne les nombres ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Et en même temps ne persuadent-ils pas ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
L'arithmétique est donc aussi ouvrière de la persuasion.

GORGIAS
Il y a apparence.

SOCRATE
Si l'on nous demandait de quelle persuasion, et sur quoi ? nous dirions que c'est celle qui apprend la quantité du nombre, soit pair, soit impair. Appliquant la même réponse aux autres arts dont nous parlions, il nous sera aisé de montrer qu'ils produisent la persuasion, et d'en marquer l'espèce et l'objet ; n'est-il pas vrai ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
La rhétorique n'est donc pas le seul art dont la persuasion soit l'ouvrage.

GORGIAS
Tu dis vrai.

SOCRATE
Par conséquent, puisqu'elle n'est pas la seule qui produise la persuasion, et que d'autres arts en font autant, nous sommes en droit, comme au sujet du peintre, de demander en outre de quelle persuasion la rhétorique est l'art, et sur quoi roule cette persuasion. Ne juges-tu pas que cette question soit à sa place ?

GORGIAS
Si fait.

SOCRATE
Réponds donc, Gorgias, puisque tu penses ainsi.

GORGIAS
Je parle, Socrate, de cette persuasion qui a lieu dans les tribunaux et les autres assemblées publiques, comme je disais tout à l'heure, et qui roule sur les choses justes ou injustes.

SOCRATE
Je soupçonnais que tu avais en effet en vue cette persuasion et ces objets, Gorgias. Mais je n'en ai rien dit, afin que tu ne fusses pas surpris, si dans la suite de cet entretien je t'interroge sur des choses qui paraissent évidentes. Ce n'est point à cause de toi, je l'ai déjà dit, que j'en agis de la sorte, mais à cause de la discussion, afin qu'elle marche comme il faut, et que sur de simples conjectures nous ne prenions point l'habitude de prévenir et de deviner nos pensées de part et d'autre ; mais que tu achèves comme il te plaira ton discours, suivant les principes que tu auras toi-même établis.

GORGIAS
Rien, Socrate, n'est plus sensé, à mon avis, que cette conduite.

SOCRATE
Allons en avant, et examinons encore ceci. Admets-tu ce qu'on appelle savoir ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Et ce qu'on nomme croire ?

GORGIAS
Je l'admets aussi.

SOCRATE
Te semble-t-il que savoir et croire, la science et la croyance soient la même chose, ou bien deux choses différentes ?

GORGIAS
Je pense, Socrate, que ce sont deux choses différentes.

SOCRATE
Tu penses juste ; et tu pourras en juger à cette marque. Si on te demandait : Gorgias, y a-t-il une croyance fausse et une croyance vraie ? Tu en conviendrais sans doute.

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Mais quoi ? y a-t-il de même une science fausse et une science vraie ?

GORGIAS
Non, certes.

SOCRATE
Il est donc évident que savoir et croire n'est pas la même chose.

GORGIAS
Cela est vrai.

SOCRATE
Cependant ceux qui savent sont persuadés, de même que ceux qui croient.

GORGIAS
J'en conviens.

SOCRATE
Veux-tu qu'en conséquence nous admettions deux espèces de persuasion, dont l'une produit la croyance sans la science, et l'autre produit la science ?

GORGIAS
Sans doute.

SOCRATE
De ces deux persuasions quelle est celle que la rhétorique opère dans les tribunaux et les autres assemblées, au sujet du juste et de l'injuste ? Est-ce celle d'où naît la croyance sans la science, ou celle qui engendre la science ?

GORGIAS
Il est évident, Socrate, que c'est celle d'où naît la croyance.

SOCRATE
La rhétorique, à ce qu'il paraît, est donc ouvrière de la persuasion qui fait croire, et non de celle qui fait savoir, touchant le juste et l'injuste.

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Ainsi l'orateur ne se propose point d'instruire les tribunaux et les autres assemblées sur la matière du juste et de l'injuste, mais uniquement de les amener à croire. Aussi bien ne pourrait-il jamais en si peu de temps instruire tant de personnes à la fois sur de si grands objets.

GORGIAS
Non sans doute.

SOCRATE
Cela posé, voyons, je te prie, ce que nous devons penser de la rhétorique. Pour moi, je ne puis encore me former une idée précise de ce que j'en dois dire. Lorsqu'une ville s'assemble pour faire choix de médecins, de constructeurs de vaisseaux, ou de toute autre espèce d'ouvriers, n'est-il pas vrai que l'orateur n'aura point alors de conseil à donner, puisqu'il est évident que dans chacun de ces choix il faut prendre le plus habile ? Ni lorsqu'il s'agira de la construction des murs, des ports, ou des arsenaux : mais que l'on consultera là-dessus les architectes ; ni lorsqu'on délibérera sur le choix d'un général, sur l'ordre dans lequel on marchera à l'ennemi, sur les postes dont on doit s'emparer : mais qu'en ces circonstances les gens de guerre diront leur avis, et les orateurs ne seront pas consultés. Qu'en penses-tu, Gorgias ? Puisque tu te dis orateur, et capable de former d'autres orateurs, on ne peut mieux s'adresser qu'à toi pour connaître à fond ton art. Figure-toi d'ailleurs que je travaille ici pour tes intérêts. Peut-être parmi les assistants, y en a-t-il qui désirent être de tes disciples ; comme j'en sais beaucoup qui ont cette envie, et qui n'osent pas t'interroger. Persuade-toi donc que, quand je t'interroge, c'est comme s'ils te demandaient eux-mêmes : Gorgias, que nous en reviendra-t-il, si nous prenons tes leçons ? sur quoi serons nous en état de donner conseil à nos concitoyens ? Sera-ce seulement sur le juste et l'injuste, ou en outre sur les objets dont Socrate vient de parler ? Essaye de leur répondre.

GORGIAS
Je vais en effet, Socrate, essayer de te développer en son entier toute la vertu de la rhétorique : car tu m'as mis parfaitement sur la voie. Tu sais sans doute que les arsenaux des Athéniens, leurs murailles, leurs ports, ont été construits, en partie sur les conseils de Thémistocle, en partie sur ceux de Périclès, et non sur ceux des ouvriers.

SOCRATE
Je sais, Gorgias, qu'on le dit de Thémistocle. A l'égard de Périclès, je l'ai entendu moi-même, lorsqu'il conseilla aux Athéniens d'élever la muraille qui sépare Athènes du Pirée.

GORGIAS
Ainsi tu vois, Socrate, que quand il s'agit de prendre un parti sur les objets dont tu parlais, les orateurs sont ceux qui conseillent, et dont l'avis l'emporte.

SOCRATE
C'est aussi ce qui m'étonne, Gorgias, et ce qui est cause que je t'interroge depuis si longtemps sur la vertu de la rhétorique. Elle me paraît merveilleusement grande, à l'envisager sous ce point de vue.

GORGIAS
Et si tu savais tout, Socrate, tu verrais que la rhétorique embrasse, pour ainsi dire, la vertu de tous les autres arts. Je vais t'en donner une preuve bien frappante. Je suis souvent entré avec mon frère et d'autres médecins chez des malades, qui ne voulaient point, ou prendre une potion, ou souffrir qu'on leur appliquât le fer ou le feu. Le médecin ne pouvant rien gagner sur leur esprit, j'en suis venu à bout, moi, sans le secours d'aucun autre art que de la rhétorique. J'ajoute que, si un orateur et un médecin se présentent dans une ville, et qu'il soit question de disputer de vive voix devant le peuple assemblé, ou devant quelque autre compagnie, sur la préférence entre l'orateur et le médecin, on ne fera nulle attention à celui-ci, et l'homme qui a le talent de la parole sera choisi, s'il entreprend de l'être. Pareillement, dans la concurrence avec un homme de toute autre profession, l'orateur se fera choisir préférablement à qui que ce soit ; parce qu'il n'est aucune matière sur laquelle il ne parle, en présence de la multitude d'une manière plus persuasive que tout autre artiste quel qu'il soit. La vertu de la rhétorique est donc telle et aussi grande que je viens de dire. Il faut cependant, Socrate, user de la rhétorique comme on use des autres exercices. Car, parce qu'on a appris le pugilat, le pancrace, le combat avec des armes pesantes, de manière à pouvoir vaincre également ses amis et ses ennemis, on ne doit pas pour cela s'en servir contre tout le monde, ni frapper ses amis, les percer et les tuer. Mais, certes, il ne faut pas non plus, parce que quelqu'un ayant fréquenté les gymnases, s'y étant fait un corps robuste, et étant devenu bon lutteur, aura frappé son père ou sa mère, ou quelque autre de ses parents ou de ses amis, prendre pour cela en aversion et chasser des villes les maîtres de gymnase et d'escrime. Ils n'ont dressé leurs élèves à ces exercices qu'afin qu'ils en fissent un bon usage contre les ennemis et contre les méchants, pour la défense et non pour l'attaque. Et si ces élèves, au contraire, usent mal de leur force et de leur adresse contre l'intention de leurs maîtres, il ne s'ensuit pas de là que les maîtres soient mauvais, non plus que l'art qu'ils professent, ni qu'il en faille rejeter la faute sur lui : mais elle retombe, ce me semble, sur ceux qui en abusent. On doit porter le même jugement de la rhétorique. L'orateur est, à la vérité, en état de parler contre tous et sur tout ; en sorte qu'il sera plus propre que personne à persuader en un instant la multitude sur tel sujet qu'il lui plaira. Mais ce n'est pas une raison pour lui d'enlever aux médecins leur réputation, non plus qu'aux autres artisans, parce qu'il est en son pouvoir de le faire. Au contraire, on doit user de la rhétorique comme des autres exercices, selon les règles de la justice. Et si quelqu'un, s'étant formé à l'art oratoire, abuse de cette faculté et de cet art pour commettre une action injuste, on n'est pas, je pense, en droit pour cela de haïr et de bannir des villes le maître qui lui a donné des leçons. Car il ne lui a mis son art entre les mains qu'afin qu'il s'en servît pour de justes causes, et l'autre en fait un usage tout opposé. C'est donc lui, c'est le disciple qui abuse de l'art que l'équité veut qu'on haïsse, qu'on chasse, qu'on fasse mourir, et non pas le maître.

SOCRATE
Je pense, Gorgias, que tu as assisté comme moi à bien des disputes, et que tu y as remarqué une chose, c'est que, sur quelque sujet que les hommes en, treprennent de converser, ils ont bien de la peine à fixer de part et d'autre leurs idées, et à terminer l'entretien, après s'être instruits, et avoir instruit les autres. Mais, lorsqu'il s'élève entre eux quelque controverse, et que l'un prétend que l'autre parle avec peu de justesse ou de clarté, ils se fâchent, et s'imaginent que c'est par envie qu'on les contredit ; qu'on parle par esprit de dispute, et non à dessein d'éclaircir la matière proposée. Quelques-uns finissent par les injures les plus grossières, et se séparent après avoir dit et entendu des personnalités si odieuses, que les assistants se veulent du mal de s'être trouvés présents à de pareilles altercations. A quel propos te préviens-je là-dessus ? c'est qu'il me paraît que tu ne parles point à présent d'une manière conséquente, ni bien assortie à ce que tu as dit plus haut touchant la rhétorique. J'appréhende donc, si je te réfute, que tu n'ailles te mettre dans l'esprit que mon intention n'est pas de disputer sur la chose même, afin qu'elle s'éclaircisse, mais contre toi. Si donc tu es du même caractère que moi, je t'interrogerai avec plaisir ; sinon, je n'irai pas plus loin. Mais quel est mon caractère ? Je suis de ces gens qui aiment qu'on les réfute, lorsqu'ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres quand ils s'écartent du vrai, et qui du reste ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfutés qu'à réfuter. Je tiens, en effet, pour un bien d'autant plus grand d'être réfuté, qu'il est véritablement plus avantageux d'être délivré du plus grand des maux que d'en délivrer un autre. Or je ne connais pour l'homme aucun mal égal à celui d'avoir des idées fausses sur la matière que nous traitons. Si tu dis donc que tu es dans les mêmes dispositions que moi, continuons la conversation : et si tu crois devoir la laisser là, j'y consens, terminons ici l'entretien.

GORGIAS
Je me flatte, Socrate, d'être de ceux dont tu as fait le portrait : il nous faut pourtant avoir égard aussi à ceux qui nous écoutent. Longtemps avant que tu vinsses, je leur ai déjà expliqué bien des choses ; et si nous reprenons la conversation, peut-être nous mènera-t-elle bien loin. Il convient donc de penser aussi aux assistants, et de n'en retenir aucun qui aurait quelque autre chose à faire.

CHEREPHON
Vous entendez, Gorgias et Socrate, le bruit que font tous ceux qui sont présents, pour témoigner le désir qu'ils ont de vous entendre, si vous continuez à parler. Pour moi, aux Dieux ne plaise que j'aie jamais des affaires si pressées et si importantes, qu'elles m'obligent à quitter une dispute aussi intéressante et aussi bien conduite, pour aller vaquer à quelque chose de plus nécessaire !

CALLICLES
Par tous les Dieux, Chéréphon, tu as raison. J'ai déjà assisté à bien des entretiens ; mais je ne sais si aucun m'a causé autant de plaisir que celui-ci. C'est pourquoi vous m'obligeriez sensiblement si vouliez converser ainsi toute la journée.

SOCRATE
Si Gorgias y consent, tu ne trouveras, Calliclès, nul obstacle de ma part.

GORGIAS
Il serait désormais honteux pour moi de n'y pas consentir, Socrate, surtout après m'être engagé à répondre à quiconque voudra m'interroger. Reprends donc l'entretien, si cela plaît à la compagnie, et propose-moi ce que tu jugeras à propos.

SOCRATE
Ecoute, Gorgias, ce qui me surprend dans ton discours. Peut-être n'as-tu rien dit que de vrai, et t'ai-je mal compris. Tu es, dis-tu, en état de former un homme à l'art oratoire, s'il veut prendre tes leçons ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
C'est-à-dire, n'est-il pas vrai, que tu le rendras capable de parler sur toute chose d'une manière plausible devant la multitude, non en enseignant, mais en persuadant ?

GORGIAS
Justement.

SOCRATE
Tu as ajouté en conséquence, que, touchant la santé du corps, l'orateur s'attirera plus de croyance que le médecin.

GORGIAS
Je l'ai dit, il est vrai, pourvu qu'il ait affaire à la multitude.

SOCRATE
Par la multitude, tu entends sans doute les ignorants : car apparemment l'orateur n'aura point d'avantage sur le médecin, devant des personnes instruites.

GORGIAS
Tu dis vrai.

SOCRATE
Si donc il est plus propre à persuader que le médecin, n'est-il pas plus propre à persuader que celui qui sait ?

GORGIAS
Sans doute.

SOCRATE
Quoique lui-même ne soit pas médecin, n'est-ce pas ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Mais celui qui n'est pas médecin n'est-il point ignorant dans les choses où le médecin est savant ?

GORGIAS
Cela est évident.

SOCRATE
Ainsi l'ignorant sera plus propre à persuader que le savant vis-à-vis des ignorants, s'il est vrai que l'orateur soit plus propre à persuader que le médecin. N'est-ce point ce qui résulte de là, ou s'ensuit-il autre chose ?

GORGIAS
Oui, c'est ce qui en résulte dans le cas présent.

SOCRATE
Cet avantage de l'orateur et de la rhétorique n'est-il pas le même par rapport aux autres arts ? je veux dire qu'il n'est pas nécessaire qu'elle s'instruise de la nature des choses, et qu'il suffit qu'elle invente quelque moyen de persuasion, de manière qu'elle paraisse aux yeux des ignorants plus savante que ceux qui possèdent ces arts.

GORGIAS
N'est-ce pas une chose bien commode, Socrate, de n'avoir pas besoin d'apprendre d'autre art que celui-là, pour ne le céder en rien aux autres artisans ?

SOCRATE
Nous examinerons tout à l'heure, au cas que notre sujet le demande, si en cette qualité l'orateur le cède ou ne le cède point aux autres. Mais auparavant, voyons si par rapport au juste et à l'injuste, à l'honnête et au déshonnête, au bon et au mauvais, l'orateur se trouve dans le même cas que par rapport à ce qui est salutaire au corps, et aux objets des autres arts : de façon qu'il ignore ce qui est bon ou mauvais, honnête ou déshonnête, juste ou injuste, et que sur ces objets il ait seulement imaginé quelque expédient pour persuader, et paraître vis-à-vis des ignorants mieux instruit là-dessus que les savants, quoiqu'il soit lui-même ignorant. Voyons si c'est une nécessité que celui qui veut apprendre la rhétorique sache tout cela, et s'y soit rendu habile, avant que de prendre tes leçons : ou si, au cas qu'il n'en ait nulle connaissance, toi qui es maître de rhétorique, tu ne lui enseigneras point du tout ces choses parce que ce n'est pas ton affaire, et si tu feras en sorte d'ailleurs que, ne les sachant point, il paraisse les savoir, et qu'il passe pour homme de bien sans l'être : ou si tu ne pourras point absolument lui enseigner la rhétorique, à moins qu'il n'ait appris d'avance la vérité sur ces matières. Que penses-tu là-dessus, Gorgias ? au nom de Jupiter, développe-nous, comme tu l'as promis il n'y a qu'un moment, toute la vertu de la rhétorique.

GORGIAS
Je pense, Socrate, que quand il ne saurait rien de tout cela, il l'apprendrait auprès de moi.

SOCRATE
Arrête, je te prie. Tu réponds très bien. Afin donc que tu puisses faire de quelqu'un un orateur, il faut de toute nécessité qu'il connaisse ce que c'est que le juste et l'injuste, soit qu'il l'ait appris avant que d'aller à ton école, soit qu'il l'apprenne de toi.

GORGIAS
Sans contredit.

SOCRATE
Mais quoi ? celui qui a appris le métier de charpentier, est-il charpentier ou non ?

GORGIAS
Il l'est.

SOCRATE
Et quand on a appris la musique, n'est-on pas musicien ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Et quand on a appris la médecine, n'est-on pas médecin ? En un mot, par rapport à tous les autres arts, quand on a appris ce qui leur appartient, n'est-on pas tel que doit être l'élève de chacun de ces arts ?

GORGIAS
J'en conviens.

SOCRATE
Par la même raison donc celui qui a appris ce qui appartient à la justice est juste.

GORGIAS
Sans contredit.

SOCRATE
Mais l'homme juste fait des actions justes.

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Ainsi, c'est une nécessité que l'orateur soit juste, et que l'homme juste veuille faire des actions justes.

GORGIAS
Du moins la chose paraît telle.

SOCRATE
L'homme juste ne voudra donc jamais commettre une injustice.

GORGIAS
C'est une conclusion nécessaire.

SOCRATE
Ne suit-il pas nécessairement de ce qui a été dit que l'orateur est juste ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Jamais, par conséquent, l'orateur ne voudra commettre une injustice.

GORGIAS
Il paraît que non.

SOCRATE
Te rappelles-tu avoir dit un peu plus haut qu'il ne fallait pas s'en prendre aux maîtres de gymnase, ni les chasser des villes, parce qu'un athlète aura abusé du pugilat et fait quelque action injuste, pareillement que si quelque orateur fait un usage injuste de la rhétorique, on ne doit point en faire tomber la faute sur son maître, ni le bannir de l'Etat, mais qu'il faut la rejeter sur l'auteur même de l'injustice, qui n'a point usé de la rhétorique comme il devait ? As-tu dit cela, ou non ?

GORGIAS
Je l'ai dit.

SOCRATE
Venons-nous de voir, ou non, que ce même orateur est incapable de commettre aucune injustice ?

GORGIAS
Nous venons de le voir.

SOCRATE
Et ne disais-tu pas, dès le commencement, Gorgias, que la rhétorique a pour objet les discours qui traitent, non du pair et de l'impair, mais du juste et de l'injuste ? N'est-il pas vrai ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Lors donc que tu parles de la sorte, je supposais que la rhétorique ne pouvait jamais être une chose injuste, puisque ses discours roulent toujours sur la justice. Mais quand je t'ai entendu dire un peu après que l'orateur pouvait faire un usage injuste de la rhétorique, j'ai été surpris, j'ai cru que tes deux discours ne s'accordaient pas : et c'est ce qui m'a fait dire que si tu regardais, ainsi que moi, comme un avantage d'être réfuté, nous pouvions continuer l'entretien : sinon, qu'il fallait le laisser là. Nous étant mis ensuite à examiner la chose, tu vois toi-même qu'il a été accordé que l'orateur ne peut user injustement de la rhétorique, ni vouloir commettre une injustice. Et, par le Chien ! ce n'est pas la matière d'un petit entretien, Gorgias, que d'examiner à fond ce qu'il faut penser à cet égard.

POLUS
Quoi donc, Socrate ! as-tu réellement de la rhétorique l'opinion que tu viens de dire ? ou ne crois-tu pas plutôt que Gorgias a eu honte de t'avouer que l'orateur ne connaît ni le juste, ni l'honnête, ni le bon, et que si on venait chez lui sans être instruit de ces choses, il ne les enseignerait pas ? C'est cet aveu probablement qui est cause de la contradiction où il est tombé, et dont tu t'applaudis, l'ayant jeté dans ces sortes de questions. Mais penses-tu qu'il y ait quelqu'un au monde qui reconnaisse qu'il n'a aucune connaissance de la justice, et qu'il n'est pas en état d'en instruire les autres ? En vérité, c'est une grande étrangeté que d'amener le discours à de pareilles fadaises.

SOCRATE
Charmant Polus, nous nous procurons des amis et des enfants tout exprès, afin que si nous venons à faire quelque faux pas étant devenus vieux, vous autres jeunes gens, vous redressiez et nos actions et nos discours. Si donc nous nous sommes trompés dans ce que nous avons dit, Gorgias et moi, toi qui as tout entendu, relève-nous. Tu le dois. Parmi tous nos aveux, s'il y en a quelqu'un qui te paraisse mal accordé, je te permets de revenir dessus, et de le réformer à ta guise, pourvu seulement que tu prennes garde à une chose.

POLUS
A quoi donc ?

SOCRATE
A réprimer, Polus, cette démangeaison de faire de longs discours, à laquelle tu étais sur le point de te livrer au commencement de cet entretien.

POLUS
Quoi ! ne pourrai-je point parler aussi longtemps qu'il me plaira ?

SOCRATE
Ce serait en user bien mal avec toi, mon cher si étant venu à Athènes, l'endroit de la Grèce où l'on a la plus grande liberté de parler, tu étais le seul que l'on privât de ce droit. Mais mets-toi aussi à ma place. Si tu discours à ton aise, et que tu refuses de répondre avec précision à ce qu'on te propose, ne serais-je pas bien à plaindre à mon tour, s'il ne m'était point permis de m'en aller, et de ne pas t'entendre ? Ainsi, au cas que tu prennes quelque intérêt à la dispute précédente, et que tu veuilles la rectifier, reviens, ainsi que je l'ai dit, sur tel endroit qu'il te plaira, interrogeant et répondant à ton tour, comme nous avons fait Gorgias et moi, combattant mes raisons, et me permettant de combattre les tiennes. Tu te donnes sans doute pour savoir les mêmes choses que Gorgias : n'est-ce pas ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Par conséquent tu te livres aussi à quiconque veut t'interroger sur quelque sujet que ce soit, comme étant en état de le satisfaire.

POLUS
Assurément.

SOCRATE
Eh bien, choisis lequel des deux il te plaira, d'interroger ou de répondre.

POLUS
J'accepte la proposition : réponds-moi, Socrate. Puisque Gorgias te paraît embarrassé d'expliquer ce que c'est que la rhétorique, dis-nous ce que tu en penses.

SOCRATE
Me demandes-tu quelle espèce d'art c'est, selon moi ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
A te dire la vérité, Polus, je ne la tiens pas pour un art.

POLUS
Comment la regardes-tu donc ?

SOCRATE
Comme une chose que tu te vantes d'avoir réduite en art dans un écrit que j'ai lu depuis peu.

POLUS
Quelle chose encore ?

SOCRATE
Une espèce de routine.

POLUS
La rhétorique est donc une routine à ton avis ?

SOCRATE
Oui, à moins que tu ne sois d'un autre sentiment.

POLUS
Et quel est l'objet de cette routine ?

SOCRATE
De procurer de l'agrément et du plaisir.

POLUS
Ne juges-tu pas que la rhétorique est une belle chose, puisqu'elle met en état de plaire aux hommes ?

SOCRATE
Quoi donc, Polus, t'ai-je déjà expliqué ce que j'entends par la rhétorique, pour me demander, comme tu fais, si je ne la trouve pas belle ?

POLUS
Ne t'ai-je point entendu dire que c'est une certaine routine ?

SOCRATE
Puisque tu prises si fort ce qu'on appelle faire plaisir, voudrais-tu bien m'en faire un petit ?

POLUS
Volontiers.

SOCRATE
Demande-moi un peu si je regarde la cuisine comme un art.

POLUS
J'y consens. Quel art est-ce que la cuisine ?

SOCRATE
Ce n'en est point un, Polus.

POLUS
Qu'est-ce donc ? parle.

SOCRATE
Je vais le dire. C'est une espèce de routine.

POLUS
Quel est son objet ? dis.

SOCRATE
Le voici. C'est, mon cher Polus, de procurer de l'agrément et du plaisir.

POLUS
La cuisine et la rhétorique sont-elles la même chose ?

SOCRATE
Point du tout : mais elles font l'une et l'autre partie de la même profession.

POLUS
De quelle profession, s'il te plaît ?

SOCRATE
Je crains qu'il soit trop grossier de dire ce qui en est, et je n'ose le faire à cause de Gorgias, de peur qu'il ne s'imagine que je veux tourner en ridicule sa profession. Pour moi, j'ignore si la rhétorique que Gorgias professe est celle que j'ai en vue, d'autant que la dispute précédente ne nous a pas découvert clairement ce qu'il en pense. Quant à ce que j'appelle rhétorique, c'est une partie d'une certaine chose qui n'est point du tout belle.

GORGIAS
De quelle chose, Socrate ? dis, et ne crains point de m'offenser.

SOCRATE
Il me paraît donc, Gorgias, que c'est une certaine profession où l'art n'entre à la vérité pour rien, mais qui suppose dans une âme le talent de la conjecture, du courage, et de grandes dispositions naturelles à converser avec les hommes. J'appelle flatterie le genre sous lequel elle est comprise. Ce genre me paraît se diviser en je ne sais combien de parties, du nombre desquelles est la cuisine. On croit communément que c'est un art : mais, à mon avis, ce n'en est point un : c'est seulement un usage, une routine. Je compte aussi parmi les parties de la flatterie, la rhétorique, ainsi que la toilette et la sophistique, et j'attribue à ces quatre parties quatre objets différents. Maintenant, si Polus veut m'interroger, qu'il interroge. Car je ne lui ai pas encore expliqué quelle partie de la flatterie je dis qu'est la rhétorique. Il ne s'aperçoit pas que je n'ai point achevé ma réponse ; et comme si elle l'était, il me demande si je ne tiens point la rhéorique pour une belle chose. Pour moi, je ne lui dirai pas si je la tiens pour belle ou pour laide, qu'auparavant je ne lui aie répondu ce que c'est. Cela ne serait pas dans l'ordre, Polus. Demande-moi donc, si tu veux l'entendre, quelle partie de la flatterie je dis qu'est la rhétorique.

POLUS
Soit : je te le demande. Dis-moi quelle partie c'est.

SOCRATE
Comprendras-tu ma réponse ? La rhétorique est, selon moi, le simulacre d'une partie de la politique.

POLUS
Mais encore, est-elle belle ou laide ?

SOCRATE
Je dis qu'elle est laide ; car j'appelle laid tout ce qui est mauvais, puisqu'il faut te répondre comme si tu comprenais déjà ma pensée.

GORGIAS
Par Jupiter, Socrate, je ne conçois pas moi-même ce que tu veux dire.

SOCRATE
Je n'en suis pas surpris, Gorgias ; je n'ai encore rien développé. Mais Polus est jeune et ardent.

GORGIAS
Laisse-le là, et explique-moi en quel sens tu dis que la rhétorique est le simulacre d'une partie de la politique.

SOCRATE
Je vais essayer de t'exposer sur cela ma pensée. Si la chose n'est point telle que je dis, Polus me réfutera. N'y a-t-il pas une substance que tu appelles corps, et une autre que tu appelles âme ?

GORGIAS
Sans contredit.

SOCRATE
Ne juges-tu pas qu'il y a une bonne constitution de l'une et de l'autre ?

GORGIAS
Oui.

SOCRATE
Ne reconnais-tu pas aussi à leur égard une constitution qui paraît bonne, et qui ne l'est pas ? Je m'explique. Plusieurs paraissent avoir le corps bien constitué ; et tout autre qu'un médecin ou un maître de gymnase ne s'apercevrait pas aisément qu'il est mal constitué.

GORGIAS
Tu as raison.

SOCRATE
Je dis donc qu'il y a dans le corps et dans l'âme je ne sais quoi, qui fait juger qu'ils sont l'un et l'autre en bon état, quoiqu'ils ne s'en portent pas mieux pour cela.

GORGIAS
Cela est vrai.

SOCRATE
Voyons si je pourrai te faire entendre plus clairement ce que je veux dire. Je dis qu'il y a deux arts qui répondent à ces deux substances. Celui qui répond à l'âme, je l'appelle politique. Pour l'autre, qui regarde le corps, je ne saurais le désigner par un seul nom. Mais quoique la culture du corps soit une, j'en fais deux parties, dont l'une est la gymnastique, et l'autre la médecine. Et divisant de même la politique en deux, je mets la partie législative vis-à-vis de la gymnastique, et la partie judiciaire vis-à-vis de la médecine. Car d'un côté la gymnastique et la médecine, et de l'autre la partie législative et la judiciaire ont beaucoup de rapport entre elles, parce qu'elles s'exercent sur le même objet. Néanmoins elles diffèrent l'une de l'autre en quelque chose. Ces quatre arts étant tels que j'ai dit, et ayant toujours pour but le meilleur état possible, les uns du corps, les autres de l'âme, la flatterie s'en est aperçue, je ne dis point par une connaissance réfléchie, mais par voie de conjecture : et s'étant partagée en quatre, elle s'est insinuée sous chacun de ces arts, se donnant pour être l'art sous lequel elle s'est glissée. Elle ne se met nullement en peine du meilleur état ; mais, visant toujours au plus agréable, elle attire dans ses filets les insensés, et les trompe, en sorte qu'elle leur paraît d'un grand prix. La cuisine s'est glissée sous la médecine, et s'attribue le discernement des aliments les plus salutaires au corps. De façon que, si le médecin et le cuisinier avaient à disputer ensemble devant des enfants, ou devant des hommes aussi peu raisonnables que les enfants, pour savoir qui des deux, du cuisinier ou du médecin, connaît mieux les qualités bonnes et mauvaises de la nourriture, le médecin mourrait de faim. Voilà donc ce que j'appelle flatterie, et ce que je dis être une chose honteuse, Polus, car c'est à toi que j'adresse ceci, parce qu'elle ne vise qu'à l'agréable en négligeant le meilleur. J'ajoute que ce n'est point un art, mais une routine, d'autant qu'elle n'a aucun principe certain touchant la nature des choses qu'elle propose, sur lequel elle se conduise ; en sorte qu'elle ne peut rendre raison de rien. Or je n'appelle point art toute chose qui est dépourvue de raison. Si tu prétends me contester ceci, je suis prêt à te répondre. La flatterie en fait de ragoûts s'est donc cachée sous la médecine, comme j'ai dit. Sous la gymnastique s'est glissée de la même manière la toilette, pratique frauduleuse, trompeuse, ignoble et lâche, qui emploie, pour séduire les figures, les couleurs, le poli, et la sensation ; de manière qu'elle engage à se parer d'une beauté empruntée, etqu'elle fait négliger la beauté naturelle que donne la gymnastique. Et pour ne pas m'étendre, je te dirai, comme les géomètres (peut-être me comprendras-tu mieux), que ce que la toilette est à la gymnastique, la cuisine l'est à la médecine ; ou plutôt de cette manière : Ce que la toilette est à la gymnastique, la sophistique l'est à la partie législative ; et ce que la cuisine est à la médecine, la rhétorique l'est à l'art judiciaire. La différence que la nature a mise entre ces choses, est telle que je viens de l'expliquer : mais, à cause de leur affinité, les sophistes et les orateurs se rapprochent des législateurs et des juges et s'appliquent aux mêmes objets. D'où il arrive qu'ils ne savent pas au juste eux-mêmes quelle est leur profession, ni les autres hommes à quoi ils sont bons. Si l'âme, en effet, ne commandait point au corps, et que le corps se gouvernât lui-même ; si l'âme n'examinait point par elle-même, et ne discernait pas la différence de la cuisine et de la médecine, mais que le corps en fût juge, et qu'il les estimât par le plaisir qu'elles lui procurent ; rien ne serait plus commun, mon cher Polus, que ce que dit Anaxagore (car tu es sans doute habile en ces matières) : toutes choses seraient confondues pêle-mêle, on ne pourrait distinguer les aliments salutaires, ni ceux que prescrit le médecin de ceux qu'apprête le cuisinier. Tu as donc entendu ce que je pense de la rhétorique : elle est par rapport à l'âme ce que la cuisine est par rapport au corps. Peut-être est-ce une inconséquence de ma part d'avoir fait un long discours, après te les avoir interdits. Mais je mérite d'être excusé : car lorsque je me suis expliqué en peu de mots, tu ne m'as pas compris, et tu ne savais quel parti tirer de mes réponses : en un mot, il te fallait un développement. Lors donc que tu répondras, si je me trouve dans le même embarras à l'égard de tes réponses, je te permets de t'étendre à ton tour. Mais tant que je pourrai en tirer parti, laisse-moi faire : rien n'est plus juste. Et maintenant, si cette réponse te donne quelque avantage sur moi, fais-en usage.

POLUS
Que dis-tu ? La rhétorique est, à ton avis, la même chose que la flatterie ?

SOCRATE
J'ai dit seulement qu'elle en était une partie. Eh quoi ! Polus, à ton âge, tu manques déjà de mémoire ? que sera-ce donc quand tu seras vieux ?

POLUS
Te semble-t-il que dans les villes les bons orateurs soient regardés comme de vils flatteurs ?

SOCRATE
Est-ce une question que tu me fais, ou un discours que tu entames ?

POLUS
C'est une question.

SOCRATE
Eh bien, il me paraît qu'on ne les regarde pas même.

POLUS
Comment ! on ne les regarde pas ? De tous les citoyens ne sont-ils pas ceux qui ont le plus de pouvoir ?

SOCRATE
Non, si tu entends que le pouvoir est un bien pour celui qui l'a.

POLUS
C'est ainsi que je l'entends.

SOCRATE
Alors, je dis que les orateurs sont de tous les citoyens ceux qui ont le moins d'autorité.

POLUS
Quoi! semblables aux tyrans, ne font-ils pas mourir celui qu'ils veulent ? ne dépouillent-ils pas de ses biens, et ne bannissent-ils pas des villes qui il leur plaît ?

SOCRATE
Par le Chien ! je suis incertain, Polus, à chaque chose que tu dis, si tu parles de ton chef et si tu m'exposes ta façon de penser, ou si tu me demandes la mienne.

POLUS
Je te demande la tienne.

SOCRATE
A la bonne heure, mon cher ami. Pourquoi donc me fais-tu deux questions à la fois ?

POLUS
Comment, deux questions ?

SOCRATE
Ne me disais-tu pas tout à l'heure que les orateurs, comme les tyrans, mettent à mort qui ils veulent ; qu'ils dépouillent de ses biens et chassent des villes qui il leur plaît ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Eh bien, je te dis que ce sont deux questions, et je vais te satisfaire sur l'une et sur l'autre. Je soutiens, Polus, que les orateurs et les tyrans ont très peu de pouvoir dans les villes comme je disais tout à l'heure ; et qu'ils ne font presque rien de ce qu'ils veulent, quoiqu'ils fassent ce qui leur paraît être le plus avantageux.

POLUS
Mais n'est-ce point là avoir un grand pouvoir ?

SOCRATE
Non, à ce que prétend Polus.

POLUS
Moi, je prétends cela ? c'est tout le contraire.

SOCRATE
Tu le prétends, te dis-je. N'as-tu point avoué qu'un grand pouvoir est un bien pour celui qui en est revêtu ?

POLUS
Je le dis encore.

SOCRATE
Crois-tu que ce soit un bien pour quelqu'un de faire ce qui lui paraît être le plus avantageux, lorsqu'il est dépourvu de bon sens ? et appelles-tu cela avoir un grand pouvoir ?

POLUS
Nullement.

SOCRATE
Prouve-moi donc que les orateurs ont du bon sens, et que la rhétorique est un art, et non une flatterie ; et tu m'auras réfuté. Mais tant que tu ne feras rien de ce côté-là, il demeurera toujours vrai que ce n'est point un bien pour les orateurs, ni pour les tyrans, de faire dans les villes ce qui leur plaît. Le pouvoir est à la vérité un bien, comme tu dis. Mals tu conviens toi-même que faire ce qu'on juge à propos, lorsqu'on est dépourvu de bon sens est un mal. N'est-il pas vrai ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Comment donc les orateurs et les tyrans auraient-ils un grand pouvoir dans les villes, à moins que Polus ne réduise Socrate à avouer qu'ils font ce qu'ils veulent ?

POLUS
Quel homme !

SOCRATE
Je dis qu'ils ne font pas ce qu'ils veulent : réfute-moi.

POLUS
Ne viens-tu pas d'accorder qu'ils font ce qu'ils croient être le plus avantageux pour eux ?

SOCRATE
Je l'accorde encore.

POLUS
Ils font donc ce qu'ils veulent.

SOCRATE
Je le nie.

POLUS
Quoi ! lorsqu'ils font ce qu'ils jugent à propos !

SOCRATE
Sans doute.

POLUS
En vérité, Socrate, tu avances des choses pitoyables et insoutenables.

SOCRATE
Ne me condamne pas si vite, charmant Polus, pour parler ton langage. Mais si tu as encore quelque question à me faire, prouve-moi que je me trompe : sinon, réponds-moi.

POLUS
Je consens à te répondre, afin de voir clair dans ce que tu viens de dire.

SOCRATE
Juges-tu que les hommes veulent les actions mêmes qu'ils font habituellement, ou la chose en vue de laquelle ils font ces actions ? Par exemple, ceux qui prennent une potion de la main des médecins, veulent-ils, à ton avis, ce qu'ils font, c'est-à-dire avaler une potion et ressentir de la douleur ? ou bien veulent-ils la santé, en vue de laquelle ils prennent la médecine ?

POLUS
Il est évident qu'ils veulent la santé, en vue de laquelle ils prennent la médecine.

SOCRATE
Pareillement ceux qui vont sur mer, et qui font toute autre espèce de commerce, ne veulent pas ce qu'ils font journellement : car quel est l'homme qui veut aller sur mer, s'exposer à mille dangers, et avoir mille embarras ? Mais ils veulent, ce me semble, la chose en vue de laquelle ils vont sur mer, c'est-à-dire s'enrichir : les richesses, en effet, sont le but de ces voyages par mer.

POLUS
J'en conviens.

SOCRATE
N'en est-il pas de même par rapport à tout le reste ? de façon que quiconque fait une chose en vue d'une autre, ne veut point la chose même qu'il fait, mais celle en vue de laquelle il la fait.

POLUS
Oui.

SOCRATE
Y a-t-il quoi que ce soit au monde qui ne soit ou bon ou mauvais, ou tenant le milieu entre le bon et le mauvais, sans être ni l'un ni l'autre ?

POLUS
Cela ne saurait être autrement, Socrate.

SOCRATE
Ne mets-tu pas au rang des bonnes choses la sagesse, la santé, la richesse et toutes les autres semblables ; et leurs contraires, au rang des mauvaises ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Et par les choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, n'entends-tu pas celles qui tantôt tiennent du bien, tantôt du mal, et tantôt ne tiennent ni de l'un ni de l'autre ? par exemple, être assis, marcher, courir, naviguer : et encore, les pierres, les bois, et les autres choses de cette nature. N'est-ce pas là ce que tu conçois par ce qui n'est ni bon ni mauvais, ou bien est-ce autre chose ?

POLUS
Non, c'est cela même.

SOCRATE
Lorsque les hommes font ces choses indifférentes, les font-ils en vue des bonnes, ou font-ils les bonnes en vue de celles-là ?

POLUS
Ils font les indifférentes en vue des bonnes.

SOCRATE
C'est donc toujours le bien que nous poursuivons ; lorsque nous marchons, c'est dans la pensée que cela nous sera plus avantageux : et c'est en vue du même bien que nous nous arrêtons, lorsque nous nous arrêtons. N'est-ce pas ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Et soit qu'on mette quelqu'un à mort, qu'on le bannisse, ou qu'on lui ravisse ses biens, ne se porte-t-on point à ces actions, persuadé que c'est ce qu'il y a de mieux à faire ? N'est-il pas vrai ?

POLUS
Assurément.

SOCRATE
Tout ce qu'on fait en ce genre, c'est donc en vue du bien qu'on le fait.

POLUS
J'en conviens.

SOCRATE
Ne sommes-nous pas convenus que l'on ne veut point la chose qu'on fait en vue d'une autre, mais celle en vue de laquelle on la fait ?

POLUS
Sans contredit.

SOCRATE
Ainsi on ne veut pas simplement tuer quelqu'un, le bannir de la ville, lui enlever ses biens : mais si cela est avantageux, on veut le faire ; si cela est nuisible, on ne le veut pas. Car, comme tu l'avoues, on veut les choses qui sont bonnes : quant à celles qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, et aux mauvaises, on ne les veut pas. Ce que je dis, Polus, te paraît-il vrai, ou non ? Pourquoi ne réponds-tu pas ?

POLUS
Cela me semble vrai.

SOCRATE
Puisque nous sommes d'accord là-dessus, quand un tyran ou un orateur fait mourir quelqu'un, le condamne au bannissement, ou à la perte de ses biens, croyant que c'est le parti le plus avantageux pour lui-même, quoique ce soit en effet le plus mauvais, il fait alors ce qu'il juge à propos : n'est-ce pas ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Fait-il pour cela ce qu'il veut, s'il est vrai que ce qu'il fait est mauvais ? Que ne réponds-tu ?

POLUS
Il ne me paraît pas qu'il fasse ce qu'il veut.

SOCRATE
Se peut-il donc qu'un tel homme ait un grand pouvoir dans sa ville, si, de ton aveu, c'est un bien d'être revêtu d'un grand pouvoir ?

POLUS
Cela ne se peut.

SOCRATE
Par conséquent, j'avais raison de dire qu'il est possible qu'un homme fasse dans une ville ce qu'il juge à propos, sans jouir néanmoins d'un grand pouvoir, ni faire ce qu'il veut.

POLUS
Comme si toi-même, Socrate, tu n'aimerais pas mieux avoir la liberté de faire dans une ville tout ce qui te plaît, que de ne pas l'avoir : et comme si, lorsque tu vois quelqu'un faire mourir celui qu'il juge à propos, le dépouiller de ses biens, le mettre dans les fers, tu ne lui portais pas envie !

SOCRATE
Supposes-tu qu'il agisse en cela justement, ou injustement ?

POLUS
De quelque manière qu'il agisse, n'est-ce pas toujours une chose digne d'envie ?

SOCRATE
Parle mieux, Polus.

POLUS
Pourquoi donc ?

SOCRATE
Parce qu'il ne faut point porter envie à ceux dont le sort n'en doit exciter aucune, ni aux malheureux mais en avoir pitié.

POLUS
Quoi ! juges-tu que telle est la condition de ceux dont je parle ?

SOCRATE
Quelle autre idée pourrais-je en avoir ?

POLUS
Tu regardes donc comme malheureux et digne de compassion quiconque fait mourir celui qu'il juge à propos, lors même qu'il le condamne justement à la mort ?

SOCRATE
Point du tout : mais aussi il ne me paraît pas digne d'envie.

POLUS
N'as-tu pas dit tout à l'heure qu'il est malheureux ?

SOCRATE
Oui, mon cher, je l'ai dit de celui qui met à mort injustement, et de plus qu'il est digne de pitié. Pour celui qui ôte la vie justement à un autre, je dis qu'il ne doit point faire envie.

POLUS
L'homme qui est injustement mis à mort, n'est-il pas en même temps malheureux et à plaindre ?

SOCRATE
Moins que l'auteur de sa mort, Polus, et moins encore que celui qui a mérité de mourir.

POLUS
Comment cela, Socrate ?

SOCRATE
Le voici. C'est que le plus grand de tous les maux est de commettre l'injustice.

POLUS
Est-ce là le plus grand mal ? Souffrir une injustice n'en est-ce pas un plus grand ?

SOCRATE
Nullement.

POLUS
Aimerais-tu donc mieux recevoir une injustice que de la faire ?

SOCRATE
Je ne voudrais ni l'un ni l'autre. Mais s'il fallait absolument commettre une injustice ou la souffrir, j'aimerais mieux la souffrir que de la commettre.

POLUS
Est-ce que tu n'accepterais pas la condition de tyran ?

SOCRATE
Non, si par être tyran tu entends la même chose que moi.

POLUS
J'entends par là ce que je disais tout à l'heure, avoir le pouvoir de faire dans une ville tout ce qu'on juge à propos, de tuer, de bannir, en un mot d'agir en tout à sa fantaisie.

SOCRATE
Mon cher ami, fais réflexion à ce que je vais dire. Si lorsque la place publique est pleine de monde, tenant un poignard caché sous mon bras je te disais : Je me trouve en ce moment, Polus, revêtu d'un pouvoir merveilleux et égal à celui d'un tyran. De tous ces hommes que tu vois, celui que je jugerai à propos de faire mourir mourra tout à l'heure. S'il me semble que je doive casser la têle à quelqu'un, il l'aura cassée à l'instant. Si je veux déchirer son habit, il sera déchiré : tant est grand le pouvoir que j'ai dans cette ville ! Si tu refusais de me croire, et que je te montrasse mon poignard, peut-être dirais-tu en le voyant : Socrate, il n'est personne, à ce compte, qui n'eût un grand pouvoir. Tu pourrais de la même façon brûler la maison de tel citoyen qu'il te plairait, mettre le feu aux arsenaux des Athéniens, à leurs galères, et à tous les vaisseaux appartenant au public et aux particuliers. Mais la grandeur du pouvoir ne consiste point précisément à faire ce qu'on juge à propos. Le crois-tu ?

POLUS
Non assurément, de la manière que tu viens de dire.

SOCRATE
Me dirais-tu bien la raison pour laquelle tu rejettes un semblable pouvoir ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Dis-la donc.

POLUS
C'est qu'il est inévitable pour quiconque en userait d'être puni.

SOCRATE
Etre puni n'est-ce point un mal ?

POLUS
Sans doute.

SOCRATE
Ainsi, mon cher, tu juges donc de nouveau que l'on a un grand pouvoir lorsque, faisant ce qu'on juge à propos, on ne fait rien que d'avantageux : et qu'alors c'est une bonne chose. C'est en cela que consiste en effet le grand pouvoir : hors de là, c'est une mauvaise chose et un faible pouvoir. Exami-nons encore ceci. Ne convenons-nous point qu'il est quelquefois meilleur de faire ce dont nous parlions à l'instant, de mettre à mort les citoyens, de les bannir, de leur ôter leurs biens ; et que quelquefois il ne l'est point ?

POLUS
Sans contredit.

SOCRATE
Nous sommes donc, à ce qu'il paraît, d'accord sur ce point toi et moi.

POLUS
Oui.

SOCRATE
Dans quel cas dis-tu qu'il est meilleur de faire ces sortes de choses ? Assigne-moi les bornes que tu y mets.

POLUS
Réponds toi-même à cette question, Socrate.

SOCRATE
Eh bien, Polus, puisque tu aimes mieux savoir là-dessus ma pensée, je dis qu'il est meilleur de les faire, lorsqu'on les fait justement, et plus mauvais lorsqu'on les fait injustement.

POLUS
Il est vraiment bien difficile de te réfuter, Socrate. Un enfant même ne te prouverait-il pas que tu ne dis point la vérité ?

SOCRATE
Je serai fort redevable à cet enfant, et je ne te le serai pas moins, si tu me réfutes, et si tu me délivres de mes extravagances. Ne te lasse point d'obliger un homme qui t'aime : de grâce, montre-moi que j'ai tort.

POLUS
Il n'est pas besoin, Socrate, de recourir pour cela à des événements anciens. Ce qui s'est passé hier et avant-hier suffit pour te confondre, et pour démontrer que beaucoup d'hommes coupables d'injustice sont heureux.

SOCRATE
Quels sont ces événements ?

POLUS
Tu vois cet Archélaüs fils de Perdiccas, roi de Macédoine.

SOCRATE
Si je ne le vois, du moins j'en entends parler.

POLUS
Qu'en penses-tu ? est-il heureux ou malheureux ?

SOCRATE
Je n'en sais rien, Polus. Je n'ai point encore eu d'entretien avec lui.

POLUS
Quoi donc ! tu saurais ce qui en est, si tu avais conversé avec lui ; et tu ne peux connaître par une autre voie, d'ici même, s'il est heureux ?

SOCRATE
Non, certes.

POLUS
Evidemment, Socrate, tu diras de même que tu ignores si le grand roi est heureux.

SOCRATE
Et je dirai vrai : car j'ignore l'état de son âme par rapport à la science et à la justice.

POLUS
Eh quoi ! est-ce que tout le bonheur consiste en cela ?

SOCRATE
Oui, selon moi, Polus. Je prétends que quiconque a de la probité et de la vertu, homme ou femme, est heureux ; et que l'injuste, le méchant, est malheureux.

POLUS
Cet Archélaüs dont je parle est donc malheureux, à ton compte ?

SOCRATE
Oui, mon cher ami, s'il est injuste.

POLUS
Et comment ne serait-il pas injuste ? lui qui n'avait aucun droit au trône qu'il occupe, étant né d'une mère esclave d'Alcétas, frère de Perdiccas ; lui qui, selon les lois, était esclave d'Alcétas, qui aurait dû le servir en cette qualité, s'il eût voulu remplir toute justice, et qui en conséquence aurait été heureux, à ce que tu prétends. Au lieu qu'aujourd'hui il est devenu souverainement malheureux, puisqu'il a commis les plus grands forfaits. Car, ayant d'abord envoyé chercher Alcétas, son maître et son oncle, comme pour lui remettre l'autorité dont Perdiccas l'avait dépouillé, il le reçut chez lui, l'enivra, lui et son fils Alexandre, qui était son cousin et à peu près du même âge, et, les ayant mis dans un chariot et transportés de nuit hors du palais, il les fit égorger tous deux, et s'en débarrassa ainsi. Cet attentat commis, il ne s'aperçut point du malheur extrême où il s'était précipité, il n'en conçut nul repentir ; et peu de temps après, loin de consentir à devenir heureux, en prenant soin, comme la justice l'exigeait, de l'éducation de son frère, fils légitime de Perdiccas, âgé d'environ sept ans, à qui la couronne appartenait de droit, et en lui rendant cette couronne, il le jeta dans un puits après l'avoir fait étouffer, et dit à Cléopâtre, mère de l'enfant, qu'il était tombé dans ce puits en poursuivant une oie, et y était mort. Aussi s'étant rendu coupable de plus de crimes qu'aucun homme de Macédoine, est-il aujourd'hui, non pas le plus heureux, mais le plus malheureux de tous les Macédoniens. Et peut-être y a-t-il plus d'un Athénien, à commencer par toi, qui préférerait la condition de tout autre Macédonien à celle d'Archélaüs.

SOCRATE
Dès le commencement de cet entretien, Polus, je t'ai fait compliment sur ce que tu me paraissais fort versé dans la rhétorique, ajoutant que tu as négligé l'art de converser. Voilà donc ces raisons avec lesquelles un enfant me réfuterait ? et à t'entendre, tu as détruit avec ces raisons ce que j'ai avancé, que l'injuste n'est point heureux. Par où, mon cher ? puisque je ne t'accorde absolument rien de ce que tu as dit.

POLUS
C'est que tu ne le veux pas : car du reste tu penses comme moi.

SOCRATE
Tu es admirable de prétendre me réfuter avec des arguments de rhétorique, comme ceux qui croient faire la même chose devant les tribunaux. Là, en effet, un avocat s'imagine en avoir réfuté un autre, lorsqu'il a produit un grand nombre de témoins distingués touchant la vérité de ce qu'il avance, et que sa partie adverse n'en a produit qu'un seul, ou point du tout. Mais cette sorte de réfutation ne sert de rien pour découvrir la vérité. Car quelquefois un accusé peut être condamné à faux sur la déposition d'un grand nombre de témoins, qui paraissent être de quelque poids. Et, dans le cas présent, presque tous les Athéniens et les étrangers seront de ton avis sur les choses dont tu parles ; et, si tu veux produire contre moi des témoignages pour me prouver que la vérité n'est pas de mon côté, tu auras, quand il te plaira, pour témoins Nicias, fils de Nicérate, et ses frères, qui ont donné ces trépieds qu'on voit rangés dans le temple de Bacchus ; tu as encore, si tu veux, Aristocrate, fils de Scellios, de qui est cette belle offrande dans le temple d'Apollon Pythien ; tu auras aussi toute la famille de Périclès, et telle autre famille d'Athènes que tu jugeras à propos de choisir. Mais je suis, quoique seul, d'un autre avis : car tu ne dis rien qui m'oblige d'en changer ; mais, produisant contre moi une foule de faux témoins, tu entreprends de me déposséder de mon bien et de la vérité. Pour moi, je ne crois point avoir rien conclu qui en vaille la peine sur le sujet de notre dispute à moins que je ne te réduise à rendre toi-même témoignage à la vérité de ce que je dis : et tu n'avances, je pense, de rien contre moi, à moins que je ne dépose, étant seul, en ta faveur, et que tu ne comptes absolument pour rien le témoignage des autres. Voilà donc deux manières de réfuter : l'une que tu crois bonne, ainsi que bien d'autres ; l'autre, que je juge telle aussi de mon côté. Comparons-les ensemble, et voyons si elles ne diffèrent en rien. Car les objets sur lesquels nous ne sommes point d'accord ne sont pas de petite conséquence : au contraire, il n'y en a peut-être point qu'il soit plus beau de connaître et plus honteux d'ignorer, puis-que le point capital auquel ils aboutissent, c'est de savoir ou d'ignorer qui est heureux ou malheureux. Et, pour en venir au sujet de notre dispute, tu prétends en premier lieu qu'il est possible qu'on soit heureux étant injuste, et au milieu même de l'injustice : puisque tu crois qu'Archélaüs, quoique injuste, n'en est pas moins heureux. N'est-ce pas-là l'idée que nous devons prendre de ta manière de penser ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Et moi, je soutiens que la chose est impossible. Voilà un premier point sur lequel nous ne nous accordons pas. Soit. Mais le coupable sera-t-il heureux, si on lui fait justice, et s'il est puni ?

POLUS
Point du tout ; au contraire, s'il était dans ce cas, il serait très malheureux.

SOCRATE
Si le coupable échappe à la punition qu'il mérite, il sera donc heureux, à ton compte ?

POLUS
Assurément.

SOCRATE
Et moi, je pense, Polus, que l'homme injuste et criminel est malheureux en toute manière ; mais qu'il l'est encore davantage s'il ne subit aucun châtiment, et si ses crimes demeurent impunis ; et qu'il l'est moins s'il reçoit de la part des hommes et des Dieux la juste punition de ses forfaits.

POLUS
Tu avances là d'étranges paradoxes, Socrate.

SOCRATE
Je vais essayer, mon cher, de te faire dire les mêmes choses que moi : car je te tiens pour mon ami. Voilà donc les objets sur lesquels nous sommes divisés de sentiment. Juges-en toi-même. J'ai dit plus haut que commettre une injustice est un plus grand mal que de la souffrir.

POLUS
Cela est vrai.

SOCRATE
Et toi, que c'est un plus grand mal de la souffrir.

POLUS
Oui.

SOCRATE
J'ai avancé que ceux qui agissent injustement sont malheureux, et tu m'as réfuté là-dessus.

POLUS
Oui, par Jupiter !

SOCRATE
A ce que tu crois, Polus.

POLUS
Et probablement j'ai raison de le croire.

SOCRATE
De ton côté, tu tiens les méchants pour heureux, lorsqu'ils ne portent pas la peine de leur injustice.

POLUS
Sans contredit.

SOCRATE
Et moi, je dis qu'ils sont très malheureux, et que ceux qui subissent le châtiment qu'ils méritent le sont moins. Veux-tu aussi réfuter cela ?

POLUS
Cette assertion est encore plus difficile à réfuter que la précédente, Socrate.

SOCRATE
Point du tout, Polus : mais c'est une entreprise impossible ; car le vrai ne se réfute jamais.

POLUS
Comment dis-tu ? Quoi ! un homme que l'on surprend dans quelque forfait, comme celui d'aspirer à la tyrannie, qu'on met ensuite à la torture, qu'on déchire, à qui on brûle les yeux, qui après avoir souffert en sa personne des tourments sans mesure, sans nombre, et de toute espèce, et en avoir vu souffrir autant à ses enfants et à sa femme, est enfin mis en croix, ou enduit de poix et brûlé vif, cet homme sera plus heureux que si, échappant à ces supplices, il devenait tyran, s'il passait toute sa vie, maître dans sa ville, faisant ce qui lui plaît, étant un objet d'envie pour ses concitoyens et pour les étrangers, et regardé comme heureux par tout le monde ? Et tu prétends qu'il est impossible de réfuter de pareilles absurdités ?

SOCRATE
Tu cherches à m'épouvanter par de grands mots, brave Polus ; mais tu ne me réfutes point ; et tout à l'heure tu appelais les témoins à ton secours. Quoi qu'il en soit, rappelle-moi une petite chose : as-tu supposé que cet homme aspirât injustement à la tyrannie ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Cela étant, l'un ne sera pas plus heureux que l'autre, ni celui qui a réussi à s'emparer injustement de la tyrannie, ni celui qui a été puni : car il ne saurait se faire que de deux malheureux l'un soit plus heureux que l'autre. Mais le plus malheureux des deux est celui qui a échappé et s'est mis en possession de la tyrannie. Pourquoi ris-tu, Polus ? C'est sans doute encore une nouvelle manière de réfuter, que de rire au nez d'un homme, sans alléguer aucune raison contre ce qu'il avance.

POLUS
Ne crois-tu pas être réfuté suffisamment, Socrate, en avançant ainsi des choses qu'aucun homme ne soutiendra jamais ? Interroge plutôt qui tu voudras des assistants.

SOCRATE
Je ne suis point du nombre des politiques, Polus ; et, l'an passé, le sort m'ayant fait sénateur, lorsque ma tribu présida à son tour aux assemblées du peuple, et qu'il me fallut recueillir les suffrages, je me rendis ridicule, parce que je ne savais comment m'y prendre. Ne me parle donc point de recueillir les suffrages des assistants, et si, comme je l'ai déjà dit, tu n'as point de meilleurs arguments à m'opposer, laisse-moi t'interroger à mon tour, et fais l'essai de ma façon de réfuter, que je crois être la bonne. Je ne sais produire qu'un seul témoin en faveur de ce que je dis ; c'est celui-là même avec qui je converse ; et je ne tiens nul compte de la multitude. Je ne recueille d'autre suffrage que le sien : pour la foule, je ne lui adresse pas même la parole. Vois donc si tu veux souffrir à ton tour que je te réfute, en t'engageant à répondre à mes questions. Car je suis convaincu que toi et moi, et les autres hommes, nous pensons tous que c'est un plus grand mal de commettre l'injustice que de la souffrir, et de n'être point puni de ses crimes que d'en être puni.

POLUS
Je soutiens, au contraire, que ce n'est ni mon sentiment, ni celui d'aucun autre. Toi-même, aimerais-tu mieux qu'on te fit une injustice que d'en faire à autrui ?

SOCRATE
Oui, et toi aussi, et tout le monde.

POLUS
Il s'en faut bien : ni toi, ni moi, ni qui que ce soit n'est dans cette disposition.

SOCRATE
Eh bien, répondras-tu ?

POLUS
J'y consens : car je suis extrêmement curieux de savoir ce que tu diras.

SOCRATE
Afin de l'apprendre, réponds-moi, Polus, comme si je commençais pour la première fois à t'interroger. Quel est le plus grand mal, à ton avis, de faire une injustice, ou de la recevoir ?

POLUS
De la recevoir, selon moi.

SOCRATE
Et quel est le plus laid de faire une injustice, ou de la recevoir ? Réponds.

POLUS
De la faire.

SOCRATE
Si cela est plus laid, c'est donc aussi un plus grand mal.

POLUS
Point du tout.

SOCRATE
J'entends. Tu ne crois pas, à ce qu'il paraît, que le beau et le bon, le mauvais et le laid soient la même chose ?

POLUS
Non, certes.

SOCRATE
Et que dis-tu de ceci ? toutes les belles choses en fait de corps, de couleurs, de figures, de sons, de professions, les appelles-tu belles sans avoir rien en vue ? Et, pour commencer par les beaux corps, quand tu dis qu'il sont beaux, n'est-ce point ou par rapport à leur usage, à cause de l'utilité qu'on peut tirer d'un chacun ; ou en vue d'un certain plaisir, lorsque leur aspect fait naître un sentiment de joie dans l'âme de ceux qui les regardent ? Est-il hors de là quelque autre raison qui te fasse dire qu'un corps est beau ?

POLUS
Je n'en connais point.

SOCRATE
N'appelles-tu pas belles de même toutes les autres choses, figures, couleurs, à raison du plaisir ou de l'utilité qui en revient, ou de l'un et de l'autre à la fois ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
N'en est-il pas ainsi des sons, et de tout ce qui appartient à la musique ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Ce qui est beau pareillement en fait de lois et de genres de vie ne l'est pas, sans doute, pour une autre raison que parce qu'il est ou utile, ou agréable, ou bien l'un et l'autre ?

POLUS
Il ne me le paraît pas.

SOCRATE
N'est-ce point la même chose par rapport à la beauté des sciences ?

POLUS
Sans contredit : et c'est bien définir le beau, Socrate, que de le fixer, comme tu fais, à ce qui est bon ou agréable.

SOCRATE
Le laid est donc bien défini par les deux contraires, le douloureux et le mauvais ?

POLUS
Nécessairement.

SOCRATE
De deux belles choses, si l'une est plus belle que l'autre, n'est-ce point parce qu'elle la surpasse ou en agrément, ou en utilité, ou dans tous les deux ?

POLUS
Sans doute.

SOCRATE
Et de deux choses laides, si l'une est plus laide que l'autre, ce sera parce qu'elle cause ou plus de douleur, ou plus de mal, ou l'un et l'autre. N'est.ee pas une nécessité ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Voyons à présent. Que disions-nous tout à l'heure touchant l'injustice faite ou reçue ? Ne disais-tu pas qu'il est plus mauvais de souffrir l'injustice, et plu laid de la commettre ?

POLUS
Cela est vrai.

SOCRATE
Si donc il est plus laid de faire une injustice que de la recevoir, c'est ou parce que cela est plus fâcheux et cause plus de douleur, ou parce que c'est un plus grand mal, ou l'un et l'autre à la fois, N'est-ce pas encore une nécessité ?

POLUS
Sans contredit.

SOCRATE
Examinons, en premier lieu, s'il est plus douloureux de commettre une injustice que de la souffrir, et si ceux qui la font ressentent plus de douleur que ceux qui la reçoivent.

POLUS
Nullement, Socrate, pour ce point-là.

SOCRATE
L'action de commettre une injustice ne l'emporte donc pas du côté de la douleur.

POLUS
Non.

SOCRATE
Si cela est, elle ne l'emporte point par conséquent à raison de la douleur et du mal à la fois.

POLUS
Il n'y a pas d'apparence.

SOCRATE
Il reste donc qu'elle l'emporte par l'autre endroit.

POLUS
Oui.

SOCRATE
Par l'endroit du mal : n'est-ce pas ?

POLUS
Apparemment.

SOCRATE
Puisque faire une injustice l'emporte du côté du mal, c'est donc une chose plus mauvaise que de la recevoir.

POLUS
Cela est évident.

SOCRATE
La plupart des hommes ne reconnaissent-ils point, et n'as-tu pas toi-même avoué, qu'il est plus laid de commettre une injustice que la souffrir ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Ne venons-nous pas de voir que c'est une chose plus mauvaise ?

POLUS
Il paraît qu'oui.

SOCRATE
Préférerais-tu ce qui est plus laid et plus mauvais à ce qui l'est moins ? N'aie pas honte de répondre Polus ; il ne t'en arrivera aucun mal. Mais livre-toi généreusement à ce discours, comme à un médecin ; réponds, et accorde ou nie ce que je te demande.

POLUS
Je ne le préférerais point, Socrate.

SOCRATE
Est-il quelqu'un au monde qui le préférât ?

POLUS
Il me semble que non, du moins selon ce qui vient d'être dit.

SOCRATE
Ainsi j'avais raison lorsque je disais que ni moi, ni toi, ni qui que ce soit n'aimerait mieux faire une injustice que de la recevoir, parce que c'est une chose plus mauvaise.

POLUS
Il y a apparence.

SOCRATE
Vois-tu présentement, Polus, comparaison faite de ma manière de réfuter avec la tienne, qu'elles ne se ressemblent en rien ? Tous les autres t'accordent ce que tu avances, excepté moi. Pour moi, il me suffit de ton seul aveu, de ton seul témoignage ; je ne recueille point d'autre suffrage que le tien, et je me mets peu en peine de ce que les autres pensent. Que ce point demeure donc arrêté entre nous. Passons à l'examen de l'autre, sur lequel nous n'étions pas d'accord, savoir, si être puni pour les injustices qu'on a commises est le plus grand des maux, comme tu le pensais ; ou si c'est un plus grand mal de jouir de l'impunité, comme je le croyais. Procédons de cette manière. Porter la peine de son injustice, et être châtié à juste titre, n'est-ce pas la même chose, selon toi ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Pourrais-tu me nier que tout ce qui est juste, en tant que juste, est beau ? fais-y réflexion avant que de répondre.

POLUS
Il me paraît que cela est ainsi, Socrate.

SOCRATE
Considère encore ceci. Lorsque quelqu'un fait une chose, n'est-il pas nécessaire qu'il y ait un patient qui réponde à cet agent ?

POLUS
Je le pense ainsi.

SOCRATE
Ce que le patient souffre n'est-il pas le même et de même nature que ce que fait l'agent ? Voici ce que je veux dire : Si quelqu'un frappe, n'est-ce pas une nécessité qu'une chose soit frappée ?

POLUS
. Assurément.

SOCRATE
Et s'il frappe fort ou vite, que la chose soit frappée de même ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Ce qui est frappé éprouve donc une passion de même nature que l'action de celui qui frappe.

POLUS
Sans doute.

SOCRATE
Pareillement, si quelqu'un brûle, il est nécessaire qu'une chose soit brûlée.

POLUS
Cela ne peut être autrement.

SOCRATE
Et s'il brûle fort ou d'une manière douloureuse, que la chose soit brûlée précisément de la façon dont on la brûle.

POLUS
Sans difficulté.

SOCRATE
Il en est de même si une chose coupe : car une autre est coupée.

POLUS
Oui.

SOCRATE
Et si la coupure est grande, ou profonde, ou douloureuse, la chose coupée l'est exactement de la manière dont on la coupe.

POLUS
Il y a apparence.

SOCRATE
En un mot, vois si tu m'accordes à l'égard de toute autre chose ce que je viens de dire, que ce que fait l'agent, le patient le souffre tel que l'agent le fait.

POLUS
Je l'accorde.

SOCRATE
Ces aveux faits, dis-moi si être puni, c'est souffrir, ou agir.

POLUS
Nécessairement, c'est souffrir, Socrate.

SOCRATE
De la part de quelque agent sans doute ?

POLUS
Cela va s'en dire : de la part de celui qui châtie.

SOCRATE
Quiconque châtie à bon droit ne châtie-t-il point justement ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Fait-il en cela une action juste, ou non ?

POLUS
Il fait une action juste.

SOCRATE
Ainsi, celui qui est châtié, lorsqu'on le punit souffre une chose juste.

POLUS
Apparemment.

SOCRATE
N'avons-nous pas avoué que tout ce qui est juste est beau ?

POLUS
Sans contredit.

SOCRATE
Ce que fait la personne qui châtie, et ce que souffre la personne châtiée est donc beau.

POLUS
Oui.

SOCRATE
Mais ce qui est beau est en même temps bon ; car il est ou agréable, ou utile.

POLUS
Nécessairement.

SOCRATE
Ainsi ce que souffre celui qui est puni, est bon.

POLUS
Il paraît qu'oui.

SOCRATE
Il lui en revient, par conséquent, quelque utilité.

POLUS
Oui.

SOCRATE
Est-ce l'utilité que je conçois, je veux dire, de devenir meilleur quant à l'âme, s'il est vrai qu'il soit châtié à juste titre ?

POLUS
Cela est vraisemblable.

SOCRATE
Ainsi celui qui est puni est délivré de la méchanceté qui est en son âme.

POLUS
Oui.

SOCRATE
N'est-il pas délivré par 1à du plus grand des maux ? Envisage la chose de cette manière. Connais-tu, par rapport à l'acquisition des richesses, quelque autre mal pour l'homme que la pauvreté ?

POLUS
Non : je ne connais que celui-là.

SOCRATE
Et par rapport à la constitution du corps, n'appelles-tu point mal la faiblesse, la maladie, la laideur, et ainsi du reste ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Tu penses sans doute que l'âme a aussi son mal ?

POLUS
Sans contredit.

SOCRATE
N'est-ce pas ce que tu nommes injustice, ignorance, lâcheté, et les autres défauts semblables ?

POLUS
Assurément.

SOCRATE
A ces trois choses donc, les richesses, le corps et l'âme, répondent, selon toi, trois maux, la pauvreté, la maladie, l'injustice.

POLUS
Oui.

SOCRATE
De ces trois maux quel est le plus laid ? N'est-ce pas l'injustice, et, pour le dire en un mot, le vice de l'âme ?

POLUS
Sans comparaison.

SOCRATE
Si c'est le plus laid, n'est-ce pas aussi le plus mauvais ?

POLUS
Comment entends-tu ceci, Socrate ?

SOCRATE
Le voici. En conséquence de nos aveux précédents, ce qui est le plus laid est toujours tel, parce qu'il cause la plus grande douleur, ou le plus grand dommage, ou l'un et l'autre ensemble.

POLUS
Cela est vrai.

SOCRATE
Or ne venons-nous pas de reconnaître que l'injustice et tout vice de l'âme est ce qu'il y a de plus laid ?

POLUS
Nous l'avons reconnu en effet.

SOCRATE
N'est-ce point tel, ou parce que rien n'est plus douloureux, ou parce que rien n'est plus dommageable, ou à cause de l'un et de l'autre ?

POLUS
De toute nécessité.

SOCRATE
Or, est-il plus douloureux d'étre injuste, intempérant, lâche, ignorant, que d'être indigent ou malade ?

POLUS
Il me paraît que non, Socrate, du moins à prendre ainsi les choses.

SOCRATE
Le vice de l'âme n'est donc le plus laid que parce qu'il l'emporte sur les autres en dommage et en mal, d'une manière extraordinaire, et qui passe tout ce qu'on pourrait dire, puisque, de ton aveu, il ne l'emporte point du côté de la douleur.

POLUS
Selon toute apparence.

SOCRATE
Mais ce qui l'emporte par l'excès du dommage est le plus grand de tous les maux.

POLUS
Oui.

SOCRATE
Donc l'injustice, l'intempérance, et les autres vices de l'âme sont de tous les maux les plus grands.

POLUS
Il paraît qu'oui.

SOCRATE
Quel art nous délivre de la pauvreté ? N'est-ce pas l'économie ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Et de la maladie ? N'est-ce pas la médecine ?

POLUS
Sans difficulté.

SOCRATE
Et de la méchanceté et de l'injustice ? Si tu ne comprends pas de cette manière, vois de celle-ci. Où et chez qui conduisons-nous ceux dont le corps est malade ?

POLUS
Chez les médecins, Socrate.

SOCRATE
Où conduit-on ceux qui s'abandonnent à l'injustice et au libertinage ?

POLUS
Tu veux dire apparemment chez les juges.

SOCRATE
N'est-ce pas pour y être punis ?

POLUS
Sans doute.

SOCRATE
Ceux qui châtient avec raison ne suivent-ils point en cela les règles d'une certaine justice ?

POLUS
C'est évident.

SOCRATE
Ainsi l'économie délivre de l'indigence, la médecine de la maladie, et la justice de l'intempérance et de l'injustice.

POLUS
Je le pense ainsi.

SOCRATE
Mais de ces trois choses dont tu parles, quelle est la plus belle ?

POLUS
De quelles choses ?

SOCRATE
De l'économie, de la médecine, et de la justice ?

POLUS
La justice l'emporte de beaucoup, Socrate.

SOCRATE
Puisqu'elle est la plus belle, c'est donc parce qu'elle procure le plus grand plaisir, ou la plus grande utilité, ou l'un et l'autre.

POLUS
Oui.

SOCRATE
Est-ce donc une chose agréable d'être entre les mains des médecins ? et le traitement qu'on fait aux malades leur cause-t-il du plaisir ?

POLUS
de ne le crois pas.

SOCRATE
Mais c'est une chose utile : n'est-ce pas ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Car elle délivre d'un grand mal : en sorte qu'il est avantageux de souffrir la douleur afin de recouvrer la santé.

POLUS
Sans contredit.

SOCRATE
L'homme qui est ainsi entre les mains des médecins est-il dans la situation la plus heureuse par rapport au corps ? Ou bien est-ce celui qui n'a point été malade ?

POLUS
Il est évident que c'est le second.

SOCRATE
En effet, le bonheur ne consiste pas, ce semble, à être soulagé du mal, mais à n'y être point du tout sujet.

POLUS
Cela est vrai.

SOCRATE
Mais quoi ! de deux hommes malades quant au corps, ou quant à l'âme, quel est le plus malheureux, de celui qu'on traite et qu'on guérit de son mal, ou de celui qu'on ne traite point, et qui le garde toujours ?

POLUS
Il me paraît que c'est celui qu'on ne traite point.

SOCRATE
Ainsi la punition procure la délivrance du plus grand des maux, la méchanceté.

POLUS
J'en conviens.

SOCRATE
Car elle rend sage, elle oblige à devenir plus juste, et elle est la médecine de l'âme.

POLUS
Oui.

SOCRATE
Le plus heureux, par conséquent, est celui qui ne reçoit point du tout le mal dans son âme : puisque nous avons vu que ce mal est le plus grand des maux.

POLUS
Cela est évident.

SOCRATE
Le second est celui qu'on en a délivré.

POLUS
Vraisemblablement.

SOCRATE
C'est celui-là même qui a reçu des avis, des réprimandes, qui a subi la punition.

POLUS
Oui.

SOCRATE
Ainsi celui qui admet chez soi l'injustice, et n'en est pas délivré, mène la vie la plus malheureuse.

POLUS
Selon toute apparence.

SOCRATE
Cet homme, n'est-ce pas celui qui s'étant rendu coupable des plus grands crimes, et, se permettant les injustices les plus criantes, parvient à se mettre au-dessus des réprimandes, des corrections, des punitions ? Telle est, comme tu disais, la situation d'Archelaüs, et celle des autres tyrans, des orateurs, et de tous ceux qui jouissent d'un grand pouvoir.

POLUS
Il paraît qu'oui.

SOCRATE
Et véritablement, mon cher Polus, tous ces gens-là ont fait à peu près la même chose que celui qui étant attaqué des plus grandes maladies, trouverait le moyen de ne point subir de la part des médecins le traitement des vices de son corps, et de ne point passer par les remèdes ; craignant, comme un enfant, qu'on ne lui applique le fer et le feu, parce que cela fait mal. Ne te semble-t-il pas que la chose est ainsi ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Le principe d'une telle conduite serait sans doute l'ignorance des avantages de la santé et de la bonne constitution du corps. Il paraît bien, d'après nos aveux précédents, que ceux qui fuient leur châtiment, se conduisent de la même manière, mon cher Polus. Ils voient ce qu'elle a de douloureux, mais ils sont aveugles sur son utilité ; ils ignorent combien on est plus à plaindre d'habiter avec une âme qui n'est pas saine, mais corrompue, injuste et imp1e, qu'avec un corps malade. C'est pourquoi ils mettent tout en oeuvre pour échapper à la punition, et n'être point délivrés du plus grand des maux. Dans cette vue ils amassent des richesses, ils se font des amis, et s'étudient à acquérir le talent de la parole et de la persuasion. Mais si les choses dont nous sommes convenus sont vraies, Polus, vois-tu ce qui résulte de ce discours ? ou veux-tu que nous en tirions ensemble les conclusions ?

POLUS
J'y consens, à moins que tu ne sois d'un autre avis.

SOCRATE
Ne suit-il pas de là que l'injustice est le plus grand des maux ?

POLUS
Il me le semble, du moins.

SOCRATE
N'avons-nous pas vu que la punition procure la délivrance de ce mal ?

POLUS
Vraisemblablement.

SOCRATE
Et que l'impunité ne fait que l'entretenir ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
Commettre l'injustice n'est donc que le second mal pour la grandeur : mais la commettre et n'en être pas châtié, c'est le premier et le plus grand de tous les maux.

POLUS
Il y a toute apparence.

SOCRATE
Mon cher ami, n'est-ce point sur ceci que nous étions partagés de sentiment ? Tu regardais comme heureux Archelaüs, parce que, s'étant rendu coupable des plus grands crimes, il n'en subissait aucun châtiment : et moi, je soutenais au contraire qu'Archelaüs, et tout autre quel qu'il soit, qui ne porte pas la peine des injustices qu'il a commises, doit être tenu pour infiniment plus malheureux qu'aucun autre ; que l'auteur d'une injustice est toujours plus malheureux que celui qui la souffre, et le méchant qui demeure impuni, plus que celui que l'on châtie. N'est-ce pas-là ce que je disais ?

POLUS
Oui.

SOCRATE
N'est-il pas démontré que j'avais la vérité pour moi ?

POLUS
Il me paraît qu'oui.

SOCRATE
A la bonne heure. Mais si cela est vrai, Polus, quelle est donc la grande utilité de la rhétorique ? Car c'est une conséquence de nos aveux qu'il faut, avant toutes choses, se préserver de toute action injuste, parce que c'est un grand mal en soi. N'est-ce pas ?

POLUS
Assurément.

SOCRATE
Et que si on a commis une injustice soi-même, ou quelque autre personne à qui l'on s'intéresse, il faut aller se présenter au lieu où l'on recevra au plus tôt la correction convenable, et s'empresser de se rendre auprès du juge comme auprès d'un médecin, de peur que la maladie de l'injustice venant à séjourner dans l'âme n'y engendre une corruption secrète, et ne la rende incurable. Que pouvons-nous dire autre chose, Polus, si nos premiers aveux subsistent ? N'est-ce pas une nécessité que ce que nous disons s'accorde de cette manière avec ce qui a été établi auparavant, et ne puisse s'y accorder autrement ?

POLUS
Comment, en effet, tenir un autre langage, Socrate ?

SOCRATE
La rhétorique, Polus, ne nous est donc d'aucun usage pour défendre, en cas d'injustice, notre cause, non plus que celle de nos parents, de nos amis, de nos enfants, de notre patrie : à quoi sert-elle alors, sinon à s'accuser soi-même avant tout autre, ensuite ses proches et ses amis, dès qu'ils auront commis quelque injustice, et à ne point tenir le crime secret, mais à l'exposer eu grand jour, afin que le coupable soit puni et recouvre la santé ? Il faudrait, en ce cas, se faire violence ainsi qu'aux autres pour s'élever au-dessus de toute crainte, et s'offrir les yeux fermés et de grand coeur, comme on s'offre au médecin, pour souffrir les incisions et les brûlures s'attachant à la poursuite du bon et de l'honnête, sans tenir aucun compte de la douleur : en sorte que si la faute qu'on a faite mérite des coups de fouet, on se présente pour les recevoir ; si les fers, on tende les mains aux chaînes ; si une amende, on la paye ; si le bannissement, on s'y condamne ; si la mort, on la subisse : qu'on soit le premier à déposer contre soi-même et ses proches ; qu'on ne s'épargne pas, et que pour cela on mette en oeuvre la rhétorique, afin que par la manifestation de ses crimes on parvienne à être délivré du plus grand des maux, de l'injustice. Accorderons-nous cela, Polus, ou le nierons-nous ?

POLUS
Cela me paraît bien étrange, Socrate. Toutefois peut-être est-ce une suite de ce que nous avons dit plus haut.

SOCRATE
Ainsi, il faut ou renverser nos discours précédents, ou convenir que ceci en résulte nécessairement.

POLUS
Oui ; la chose est ainsi.

SOCRATE
Et l'on prendra le contre-pied, lorsqu'il sera question de faire du mal à quelqu'un, soit à son ennemi, soit à tout autre. Il faut ne pas s'exposer soi-même aux mauvais traitements de la part de son ennemi, et tâcher de s'en garantir. Mais, s'il commet une injustice envers quelque autre, il faut s'efforcer de toutes les manières, et d'action et de paroles, de le soustraire au châtiment, et empêcher qu'il ne paraisse devant les juges ; et au cas qu'il y paraisse, mettre tout en oeuvre pour qu'il échappe, et ne soit pas puni : de façon que, s'il a volé une grande quantité d'argent, il ne le rende point, mais qu'il le garde, et l'emploie en dépenses injustes et impies pour son usage et celui de ses amis ; que si son crime mérite la mort, il ne la subisse point, et, s'il se peut, qu'il ne meure jamais, mais que demeurant méchant, il soit immortel ; sinon, qu'il vive dans le crime le plus longtemps qu'il est possible. Voilà, Polus, à quoi la rhétorique me semble utile : car pour celui qui n'est dans le cas de faire aucune injustice, je ne vois pas qu'elle puisse lui être d'une grande utilité, s'il est vrai même qu'elle lui en soit d'aucune, comme en effet nous avons vu plus haut qu'elle n'est bonne à rien.

CALLICLES
Dis-moi, Chéréphon, Socrate parle-t-il sérieusement, ou badine-t-il ?

CHEREPHON
Il me paraît, Calliclès, qu'il parle très sérieusement : mais rien n'est tel que de l'interroger lui-même.

CALLICLES
Par tous les dieux ! tu as raison ; c'est ce que j'ai envie de faire. Socrate, dis-moi, croirons-nous que tout ceci est sérieux de ta part, ou que ce n'est qu'un badinage ? Car si c'est tout de bon que tu parles, et si ce que tu dis est vrai, la conduite que nous tenons, tous tant que nous sommes, qu'est-ce autre chose qu'un renversement de l'ordre, et une suite d'actions toutes contraires, ce semble, à nos devoirs ?

SOCRATE
Si les hommes, Calliclès, n'étaient pas sujets aux mêmes passions, ceux-ci d'une façon, ceux-là d'une autre, mais que chacun de nous eût sa passion particulière, différente de celles des autres, il ne serait point aisé de faire connaître à autrui ce qu'on éprouve soi-même. Je parle de la sorte, en faisant réflexion que nous sommes actuellement affectés toi et moi de la même manière, et que nous aimons tous deux deux choses : moi, Alcibiade fils de Clinias, et la philosophie ; toi, le peuple d'Athènes, et le fils de Pyrilampe. Je remarque donc tous les jours que, tout éloquent que tu es, lorsque les objets de ton amour sont d'un autre avis que toi, et quelle que soit leur façon de penser, tu n'as pas la force de les contredire, et que tu passes comme il leur plaît du blanc au noir. En effet, quand tu parles aux Athéniens assemblés, s'ils soutiennent que les choses ne sont pas telles que tu dis, tu changes aussitôt de sentiment, pour te conformer à leurs intentions. La même chose t'arrive vis-à-vis de ce beau garçon, le fils de Pyrilampe. Tu ne saurais résister ni à ses volontés, ni à ses discours, en sorte que si quelqu'un, témoin du langage que tu tiens ordinairement pour leur complaire, en paraissait surpris, et le trouvait absurde, tu lui répondrais probablement, si tu voulais dire la vérité, qu'à moins qu'on ne vienne à bout de faire cesser tes amours de parler comme ils font, tu ne cesseras point toi-même de parler comme tu fais. Figure-toi donc que tu as la même réponse à entendre de ma part, et ne t'étonne point des discours que je tiens ; mais engage la philosophie, mes amours, à ne plus parler de même. Car c'est elle, mon cher ami, qui dit ce que tu as entendu ; et elle est beaucoup moins étourdie que l'autre objet de mes amours. Le fils de Clinias parle tantôt d'une façon, tantôt d'une autre ; mais la philosophie a toujours le même langage. Ce qui te paraît en ce moment si étrange est d'elle : tu étais présent à ses discours. Ainsi, ou réfute ce qu'elle disait tout à l'heure par ma bouche, et prouve-lui que commettre l'injustice et vivre dans l'impunité après l'avoir commise, n'est pas le comble de tous les maux ; ou, si tu laisses cette vérité subsister dans toute sa force, je te jure, Calliclès, par le Chien, Dieu des Egyptiens, que Calliclès ne s'accordera point avec lui-même, et sera toute sa vie dans une contradiction perpétuelle. Cependant il vaudrait beaucoup mieux pour moi, ce me semble, que la lyre dont j'aurais à me servir fût mal montée et peu d'accord avec elle-même, que le choeur dont j'aurais fait les frais détonnât et que la plupart des hommes, au lieu de penser comme moi, fussent d'un sentiment opposé, que si j'étais seul mal d'accord avec moi-même, et obligé de me contredire moi-même.

CALLICLES
Il me paraît, Socrate, que tu triomphes dans tes discours, comme si tu étais réellement un déclamateur populaire. Toute ta déclamation porte sur ce qu'il est arrivé à Polus la même chose, qu'il a prétendu être arrivée à Gorgias vis-à-vis de toi. Il a dit, en effet, que lorsque tu as demandé à Gorgias, en supposant qu'on se rendît auprès de lui pour apprendre la rhétorique, et qu'on n'eût aucune connaissance de ce qui appartient à la justice, s'il en donnerait des leçons, Gorgias avait eu honte de répondre conformément à la vérité, et avait dit qu'il l'enseignerait, à cause de l'usage reçu parmi les hommes, qui trouveraient mauvais qu'on fît une réponse contraire ; que cet aveu avait réduit Gorgias à tomber en contradiction, et que tu en avais été fort aise : en un mot, il s'est moqué de toi avec raison en cette rencontre, autant qu'il m'a paru. Mais voilà qu'il se trouve à présent dans le même cas que Gorgias. Je t'avoue, pour moi, que je ne suis nullement satisfait de Polus, en ce qu'il t'a accordé qu'il est plus laid de faire une injustice que de la recevoir ; car c'est pour t'avoir passé ce point qu'il s'est embarrassé dans la dispute, et que tu lui as fermé la bouche, parce qu'il a eu honte de parler suivant sa pensée. En effet, Socrate, sous prétexte de chercher la vérité, à ce que tu dis, tu jettes ceux avec qui tu converses sur des questions propres à un déclamateur, et qui ont pour objet ce qui est beau, non selon la nature, mais selon la loi. Or, dans la plupart des choses, la nature et la loi sont opposées entre elles : d'où il arrive que si on se laisse aller à la honte, et que l'on n'ose dire ce qu'on pense, on est forcé de se contredire. Tu as aperçu cette subtile distinction, et tu la fais servir à dresser des pièges dans la dispute. Si quelqu'un parle de ce qui appartient à la loi, tu l'interroges sur ce qui regarde la nature ; et s'il parle de ce qui est dans l'ordre de la nature, tu l'interroges sur ce qui est dans l'ordre de la loi. C'est ce que tu viens de faire au sujet de l'injustice commise et reçue. Polus parlait de ce qui est plus laid en ce genre, à consulter la nature. Toi, au contraire, tu t'es attaché à la loi. Selon la nature, tout ce qui est plus mauvais est aussi plus laid. Souffrir une injustice est donc une chose plus laide. Mais selon la loi, il est plus laid de la commettre. Et en effet, succomber sous l'injustice d'autrui n'est pas le fait d'un homme, mais d'un vil esclave, pour qui il est plus avantageux de mourir que de vivre, lorsque souffrant des injustices et des affronts, il n'est pas en état de se défendre soi-même, non plus que ceux à qui il s'intéresse. Pour les lois, comme elles sont, à ce que je pense, l'ouvrage des plus faibles et du plus grand nombre, en les portant ils n'ont eu égard qu'à eux-mêmes et à leurs intérêts : s'ils approuvent, s'ils blâment quelque chose, ce n'est que dans cette vue. Pour effrayer les plus forts, qui pourraient avoir plus que les autres, et les empêcher d'en venir là, ils disent que c'est une chose laide et injuste d'avoir quelque avantage sur les autres, et que travailler à devenir plus puissant, c'est se rendre coupable d'injustice. Car étant les plus faibles, ils se tiennent, je crois, trop heureux que tout soit égal. Telle est la raison pour laquelle dans l'ordre de la loi, il est injuste et laid de chercher à l'emporter sur les autres, et pourquoi on a donné à cela le nom d'injustice. Mais la nature démontre, ce me semble, qu'il est juste que celui qui vaut mieux ait plus qu'un autre qui vaut moins, et le plus puissant plus que le plus faible. Elle fait voir en mille rencontres que cela est ainsi, tant en ce qui concerne les animaux que les hommes eux-mêmes, parmi lesquels nous voyons des Etats et des nations entières, où la règle du juste est que le plus fort commande au plus faible, et qu'il soit mieux partagé. De quel droit, en effet, Xerxès fit-il la guerre à la Grèce, et son père aux Scythes ? Et ainsi d'une infinité d'autres exemples qu'on pourrait citer. Dans ces sortes d'entreprises, on agit, je pense, selon la nature, et l'on suit la loi même de la nature, quoique peut-être on ne consulte guère la loi que les hommes ont établie. Nous prenons dès la jeunesse les meilleurs et les plus forts d'entre nous ; nous les formons et les domptons, comme on dompte des lionceaux, par des discours pleins d'enchantements et de prestiges, leur faisant entendre qu'il faut s'en tenir à l'égalité, et qu'en cela consiste le beau et le juste. Mais je m'imagine que s'il paraissait un homme né avec de grandes qualités, qui, secouant et brisant toutes ces entraves, trouvât le moyen de s'en débarrasser, qui foulant aux pieds vos écritures, et vos prestiges, et vos enchantements, et vos lois toutes contraires à la nature, aspirât à s'élever au-dessus de tous, et de votre esclave devînt votre maître : alors on verrait briller la justice telle qu'elle est dans l'institution de la nature. Pindare me paraît appuyer ce sentiment dans l'Ode où il dit que la loi est la Reine des mortels et des immortels. Elle mène, poursuit-il, avec soi la force, et d'une main puissante la rend légitime. J'en juge par les actions d'Hercule, qui sans les avoir achetés... Ce sont à peu près les paroles de Pindare, car je ne sais point cette Ode par coeur. Mais le sens est qu'Hercule emmena avec lui les boeufs de Géryon, sans qu'il les eût achetés, ou qu'on les lui eût donnés, laissant à entendre que cette action était juste, à consulter la nature, et que les boeufs et tous les autres biens des faibles et des petits appartiennent de droit au plus fort et au meilleur. La vérité est donc telle que je dis : tu le reconnaîtras toi-même si, laissant là la philosophie, tu t'appliques à de plus grands objets. J'avoue, Socrate, que la philosophie est une chose amusante, lorsqu'on l'étudie avec modération dans la jeunesse. Mais si on s'y arrête plus longtemps qu'il ne faut, elle est le fléau des hommes. Quelque beau naturel que l'on ait, si on continue à philosopher dans un âge déjà avancé, c'est une nécessité que l'on soit absolument neuf en toutes les choses sur lesquelles on ne peut se dispenser d'être instruit, si l'on veut devenir homme de bien, et se faire une réputation. Les philosophes n'ont effectivement aucune connaissance des lois qui s'observent dans une ville ; ils ignorent comment il faut traiter avec les hommes dans les rapports publics ou particuliers qu'on a avec eux ; ils n'ont nulle expérience des plaisirs et des passions humaines, ni, en un mot, de ce qu'on appelle la vie. Aussi, lorsqu'ils se trouvent chargés de quelque affaire domestique ou civile, ils se rendent ridicules, à peu près comme les politiques, quand ils assistent à vos assemblées et à vos disputes. Car rien n'est plus vrai que ce mot d'Euripide : Chacun s'applique avec plaisir aux choses pour lesquelles il a le plus de talent ; il y consacre la meilleure partie du jour, afin de se surpasser lui-même. Au contraire, on s'éloigne de celles où l'on réussit mal, et on en parle avec mépris ; tandis que par amour-propre on vante les premières, croyant par là se vanter soi-même. Mais le meilleur est, à mon avis, d'avoir quelque connaissance des unes et des autres. Il est bon d'avoir une teinture de philosophie, autant qu'il en faut pour que l'esprit soit cultivé, et il n'est pas honteux à un jeune homme de philosopher. Mais lorsqu'on est sur le retour de l'âge, et qu'on philosophe encore, la chose devient alors ridicule, Socrate. Pour moi, je suis par rapport à ceux qui s'appliquent à la philosophie, dans la même disposition d'esprit qu'à l'égard de ceux qui bégayent et s'amusent à jouer. Quand je vois un enfant à qui cela convient encore bégayer ainsi en parlant et badiner, j'en suis fort aise, je trouve cela gracieux, à propos, et séant à cet âge ; et si j'entends un enfant articuler avec précision, cela me choque, me blesse l'oreille, et me paraît sentir l'esclave. Mais si c'est un homme que l'on entend ainsi bégayer, ou que l'on voit jouer, la chose est jugée ridicule, indécente à cet âge, et digne du fouet. Telle est ma façon de penser touchant ceux qui se mêlent de philosophie. Quand je vois un jeune homme s'y adonner, j'en suis charmé, cela me semble à sa place, et je juge que ce jeune homme a de la noblesse dans les sentiments. S'il la néglige au contraire, je le regarde comme une âme basse, qui ne se croira jamais capable d'aucune action belle et généreuse. Mais lorsque je vois un vieillard qui philosophe encore, et n'a point renoncé à cette étude, je le tiens digne du fouet, Socrate. Comme je disais en effet tout à l'heure, quelque beau naturel qu'ait cet homme, il ne peut manquer de se dégrader, en évitant les endroits fréquentés de la ville et les places publiques, où les hommes, selon le poète, acquièrent de la célébrité et en se cachant, comme il fait, il passe le reste de ses jours à jaser dans un coin avec trois ou quatre enfants, sans que jamais il sorte de sa bouche aucun discours noble, grand, et qui en vaille la peine. Socrate, je pense du bien de toi, et je suis de tes amis. Il me paraît que je suis en ce moment dans les mêmes sentiments à ton égard, que Zéthus vis-à-vis de l'Amphion d'Euripide, dont j'ai déjà fait mention : car il me vient à la pensée de t'adresser un discours semblable à celui que Zéthus tenait à son frère. Tu négliges, Socrate, ce qui devrait faire ta principale occupation, et tu avilis par un personnage d'enfant une âme aussi bien faite que la tienne. Tu ne saurais proposer un avis dans les délibérations sur la justice, ni saisir dans une affaire ce qu'elle a de plausible et de vraisemblable, ni suggérer aux autres un conseil généreux. Cependant, mon cher Socrate (ne t'offense point de ce que je vais dire ; c'est par bienveillance que je te parle ainsi), ne trouves-tu pas qu'il est honteux pour toi d'être dans l'état où je suis persuadé que tu es, ainsi que les autres qui passent leurs jours à marcher sans cesse dans ia carrière philosophique ? Si quelqu'un mettait actuellement la main sur toi, ou sur un de ceux qui te ressemblent, et te conduisait en prison, disant que tu lui as fait tort, quoiqu'il n'en soit rien, tu sais que tu serais fort embarrassé de ta personne, que la tête te tournerait, et que tu ouvrirais la bouche toute grande, sans savoir que dire. Lorsque tu paraîtrais devant les juges, quelque vil et méprisable que fût ton accusateur, tu serais mis à mort, s'il lui plaisait de te faire condamner à cette peine. Or quelle estime, Socrate, peut-on faire d'un art qui rend plus mauvais ceux qui s'y appliquent avec les meilleures qualités, les met hors d'état de se secourir eux-mêmes, et de sauver des plus grands dangers, ni leur personne, ni celle d'aucun autre ; qui les expose à se voir dépouillés de tous leurs biens par leurs ennemis, et à traîner dans leur patrie une vie sans honneur ? La chose est un peu forte à dire, mais enfin on peut impunément frapper au visage un homme de ce caractère. Ainsi crois-moi, mon cher, laisse là tes arguments ; cultive les belles choses, exerce-toi à ce qui te donnera la réputation d'homme habile, abandonnant à d'autres ces vaines subtilités, qu'on les traite d'extravagances ou de puérilités, qui finiront par te réduire à la misère ; et propose-toi pour modèles, non ceux qui disputent sur ces frivolités, mais les personnes qui ont du bien, du crédit, et qui jouissent des autres avantages de la vie.

SOCRATE
Si mon âme était d'or, Calliclès, ne penses-tu pas que ce serait un grand sujet de joie pour moi d'avoir trouvé quelque pierre excellente, de celles dont on se sert pour éprouver l'or ; de façon qu'approchant mon âme de cette pierre, si elle m'en rendait un témoignage favorable, je reconnusse à n'en pouvoir douter que je suis en bon état, et que je n'ai plus besoin d'aucune épreuve ?

CALLICLES
A quel propos me demandes-tu cela, Socrate ?

SOCRATE
Je vais te le dire : je crois avoir fait en ta personne cette heureuse rencontre.

CALLICLES
Pourquoi cela ?

SOCRATE
Je suis bien assuré que si tu tombes d'accord avec moi sur les opinions que j'ai dans l'âme, ces opinions sont vraies. Je remarque, en effet, que pour examiner comme il faut si une âme est bien ou mal, il faut avoir trois qualités, que tu réunis toutes, la science, la bienveillance et la franchise. Je me trouve avec bien des gens, qui ne sont pas capables de me sonder, parce qu'ils ne sont pas savants comme toi. Il en est d'autres qui sont savants ; mais comme ils ne s'intéressent pas à moi comme toi, ils ne veulent pas me dire la vérité. Quant à ces deux étrangers, Gorgias et Polus, ils sont habiles l'un et l'autre, et de mes amis ; mais ils manquent d'une certaine hardiesse à parler, et ils sont plus circonspects qu'il ne convient de l'être. Comment ne le seraient-ils pas, puisqu'ils ont, par mauvaise honte, porté la timidité à cet excès de se contredire l'un et l'autre en présence de tant de personnes, et cela sur les objets les plus importants ? Pour toi, tu as d'abord tout ce qu'ont les autres. Car tu es grandement habile, comme la plupart des Athéniens en conviendront ; et de plus, tu as de la bienveillance pour moi. Voici par où j'en juge. Je sais, Calliclès, que vous êtes quatre, qui avez étudié ensemble la philosophie, toi, Tisandre d'Aphidne, Andron fils d'Androtion, et Nausicide de Cholarge. Je vous ai entendus un jour délibérer jusqu'à quel point il fallait cultiver la sagesse ; et je sais que l'avis qui l'emporta, fut qu'on ne devait pas se proposer de devenir un philosophe consommé, et que vous vous avertissiez mutuellement de prendre garde qu'ayant philosophé plus qu'il ne convient, vous ne vous fissiez tort sans le savoir. Aujourd'hui donc que je t'entends me donner le même conseil qu'à tes plus intimes amis, c'est une preuve décisive pour moi que tu m'es affectionné. Que tu aies d'ailleurs ce qu'il faut pour me parler avec toute liberté, et ne me rien déguiser par honte, outre que tu le dis toi-même, le discours que tu viens de m'adresser en fait foi. Puisque les choses sont ainsi, il est évident que ce que tu m'accorderas dans cette discussion sur le sujet qui nous partage aura passé par une épreuve suffisante de ta part et de la mienne, et qu'il ne sera plus nécessaire de le soumettre à un nouvel examen. Car tu ne me l'auras laissé passer ni par défaut de lumières, ni par excès de honte : tu ne feras non plus aucun aveu à dessein de me tromper, étant mon ami, comme tu le dis. Ainsi le résultat de tes aveux et des miens sera la pleine et entière vérité. Or, de toutes les considérations, Calliclès, la plus belle est sans doute celle qui concerne les objets sur lesquels tu m'as fait une leçon : quel on doit être, à quoi il faut s'appliquer, et jusqu'à quel point, soit dans la vieillesse, soit dans la jeunesse. Quant à moi, si le genre de vie que je mène est répréhensible à quelques égards, sois persuadé que la faute n'est pas volontaire de ma part, et que l'ignorance seule en est la cause. Ne renonce donc pas à me donner des avis, comme tu as si bien commencé ; mais explique-moi à fond quelle est la profession que je dois embrasser, et comment je m'y prendrai pour l'exercer : et si après que la chose aura été arrêtée entre nous, tu découvres dans la suite que je ne suis pas fidèle à mes conventions, tiens-moi pour un homme sans coeur, et désormais ne me fais plus part de tes conseils, comme en étant absolument indigne. Expose donc, je te prie, de nouveau, ce que vous entendez par le juste, toi et Pindare ; c'est, dis-tu, qu'à consulter la nature, le plus puissant a droit de s'emparer de ce qui appartient au plus faible, le meilleur de commander au moins bon, et celui qui vaut davantage d'avoir plus que celui qui vaut moins. As-tu quelque autre idée du juste ? ou ma mémoire est-elle fidèle ?

CALLICLES
C'est ce que j'ai dit alors, et ce que je dis encore.

SOCRATE
Est-ce le même homme que tu appelles meilleur et plus puissant ? car je t'avoue que je n'ai pu comprendre ce que tu voulais dire ; ni si par les plus puissants tu entendais les plus forts, et s'il faut que les plus faibles soient soumis aux plus forts, comme tu l'as, ce me semble, insinué, en disant que les grands Etats attaquent les petits en vertu du droit de nature, parce qu'ils sont plus puissants et plus forts ; ce qui suppose que plus puissant, plus fort et meilleur sont la même chose : ou peut-on être meilleur, et en même temps plus petit et plus faible ; plus puissant, et aussi plus méchant ? ou le meilleur et le plus puissant sont-ils compris sous la même définition ? Distingue-moi nettement si plus puissant, meilleur, et plus fort expriment la même idée, ou des idées différentes.

CALLICLES
Je te déclare donc nettement que ces trois mots expriment la même idée.

SOCRATE
Dans l'ordre de la nature, la multitude n'est-elle pas plus puissante qu'un seul ? Cette même multitude qui, comme tu disais tout à l'heure, fait des lois contre l'individu ?

CALLICLES
Sans contredit.

SOCRATE
Les lois du plus grand nombre sont donc celles des plus puissants.

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
Et, par conséquent, des meilleurs ; puisque, selon toi, les plus puissants sont aussi les meilleurs de beaucoup.

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Leurs lois sont donc belles suivant la nature, étant celles des plus puissants.

CALLICLES
J'en conviens.

SOCRATE
Or le grand nombre ne pense-t-il pas que la justice consiste, ainsi que tu le disais il n'y a qu'un moment, dans l'égalité, et qu'il est plus laid de commettre une injustice que de la souffrir ? Cela est-il vrai, ou non ? Et prends garde d'aller montrer ici de la honte. Le grand nombre pense-t-il, ou non qu'il est juste d'avoir autant, etnon pas plus que les autres, et que faire une injustice est une chose plus laide que de la recevoir ? Ne me refuse pas une réponse là-dessus, Calliclès, afin que si tu en conviens, je m'affermisse dans mon sentiment, le voyant appuyé du suffrage d'un homme capable d'en juger.

CALLICLES
Eh bien, oui ; le grand nombre est dans cette persuasion.

SOCRATE
Ainsi ce n'est pas suivant la loi seulement, mais encore suivant la nature, qu'il est plus laid de faire une injustice que de la recevoir, et que la justice consiste dans l'égalité. De sorte qu'il paraît que tu ne disais pas la vérité tout à l'heure, et que tu m'accusais à tort, en soutenant que la nature et la loi sont opposées l'une à l'autre, que je le savais fort bien, et que je me servais de cette connaissance pour tendre des pièges dans mes discours, faisant tomber la dispute sur la loi, lorsqu'on parlait de la nature, et sur la nature, lorsqu'on parlait de la loi.

CALLICLES
Cet homme-là ne cessera pas de dire des pauvretés. Socrate, réponds-moi : n'as-tu pas honte, à ton âge, d'éplucher ainsi les mots, et de croire que tu as cause gagnée lorsqu'on s'est mépris sur une expression ? Penses-tu que par les plus puissants j'entende autre chose que les meilleurs ? Ne te dis-je pas depuis longtemps que je prends ces termes de meilleur et de plus puissant dans la même acception ? T'imagines-tu que ma pensée est qu'on doit tenir pour des lois ce qui aura été arrêté dans une assemblée composée d'un ramas d'esclaves et de gens de toute espèce, qui n'ont d'autre mérite peut-être que la force du corps ?

SOCRATE
A la bonne heure, très sage Calliclès. C'est donc ainsi que tu l'entends ?

CALLICLES
Sans doute.

SOCRATE
Je soupçonnais aussi depuis longtemps, mon cher, que tu prenais le mot plus puissant en ce sens : et je ne t'interroge que par l'envie de connaître clairement ta pensée. Car tu ne crois pas apparemment que deux soient meilleurs qu'un, ni tes esclaves meilleurs que toi, parce qu'ils sont plus forts. Dis-moi donc de nouveau qui sont ceux que tu appelles les meilleurs, puisque ce ne sont point les plus forts : et de grâce tâche de m'instruire d'une manière plus douce, afin que je ne m'enfuie point de ton école.

CALLICLES
Tu railles, Socrate.

SOCRATE
Non, Calliclès, non par Zéthus, sous le nom duquel tu m'as raillé tout à l'heure assez longtemps. Allons, dis-moi qui sont ceux que tu appelles les meilleurs.

CALLICLES
Ceux qui valent mieux.

SOCRATE
Tu vois que tu ne dis toi-même que des mots et que tu n'expliques rien. Ne me diras-tu point si par les meilleurs et les plus puissants tu entends les plus sages, ou d'autres semblables ?

CALLICLES
Oui, par Jupiter, ce sont ceux-là que j'entends, et très fort.

SOCRATE
Ainsi, souvent un sage est meilleur, à ton avis, que dix mille qui ne le sont pas ; c'est à lui qu'il appartient de commander, et aux autres d'obéir ; et en qualité de maître, il doit avoir plus que ses sujets. Voilà, ce me semble, ce que tu veux dire, s'il est vrai qu'un seul soit meilleur que dix mille ; et je n'épluche point les mots.

CALLICLES
C'est justement ce que je dis : et mon sentiment est que, selon la nature, il est juste que le meilleur et le plus sage commande, et soit mieux partagé que ceux qui n'ont point de mérite.

SOCRATE
Tiens-t'en donc là. Que réponds-tu maintenant à ceci ? Si nous étions plusieurs dans un même lieu, comme nous sommes ici, et que nous eussions en commun différents mets et différents breuvages ; que notre assemblée fût composée de toutes sortes de gens, les uns forts, les autres faibles, et qu'un d'entre nous, en qualité de médecin, eût plus de sagesse que les autres touchant l'usage de ces aliments ; que d'ailleurs il fût, comme il est vraisemblable, plus fort que les uns et plus faible que les autres : n'est-il pas vrai que cet homme, étant plus sage que nous, sera aussi meilleur et plus puissant par rapport à ces choses ?

CALLICLES
Sans contredit.

SOCRATE
Faudra-t-il, parce qu'il est meilleur, qu'il ait une plus forte part d'aliments que les autres ? Ou plutôt, en qualité de chef ne doit-il pas être chargé de la distribution du tout ? Et pour ce qui est de la consommation des aliments, et de leur usage pour la nourriture de son corps, ne faut-il pas qu'il s'abstienne d'en prendre plus que les autres, sous peine d'être incommodé ; mais qu'il s'en donne plus qu'à ceux-ci, et moins qu'à ceux-là ; et s'il est le plus faible de tous, quoique le meilleur, qu'il en ait le moins de tous, Calliclès ? Cela n'est-il pas ainsi, mon cher ?

CALLICLES
Tu me parles d'aliments, de breuvages, de médecins, et d'autres sottises semblables. Ce n'est point là ce que je veux dire.

SOCRATE
N'avoues-tu pas que le plus sage est le meilleur ? accorde ou nie.

CALLICLES
Je l'accorde.

SOCRATE
Et que le meilleur doit avoir davantage ?

CALLICLES
Oui, mais il n'est pas question d'aliments et de breuvages.

SOCRATE
J'entends : peut-être s'agit-il d'habits ; et faut-il que le plus habile à fabriquer des étoffes porte l'habit le plus grand, et marche chargé d'un plus grand nombre de vêtements et des plus beaux ?

CALLICLES
De quels habits me parles-tu ?

SOCRATE
Apparemment donc il faut que le plus entendu à faire des chaussures, et le meilleur en ce genre, en ait aussi plus que les autres ; et le cordonnier doit peut-être aller par les rues portant les plus grands souliers et en plus grand nombre.

CALLICLES
Quels souliers ? radotes-tu ?

SOCRATE
Si ce n'est point cela que tu as en vue, peut-être est-ce ceci : par exemple, que le laboureur entendu, sage et habile dans la culture des terres, doit avoir plus de semences, et en jeter dans son champ beaucoup plus que les autres.

CALLICLES
Tu rebats toujours les mêmes choses, Socrate.

SOCRATE
Non seulement les mêmes choses, Calliclès, mais sur le même objet.

CALLICLES
Oui, par tous les dieux, tu as sans cesse à la bouche des cordonniers, des foulons, des cuisiniers et des médecins, comme s'il était ici question d'eux.

SOCRATE
Ne me diras-tu pas enfin en quoi doit être plus puissant et plus sage, celui que la justice autorise à avoir plus que les autres ? Ne souffriras-tu pas que je te le suggère, et ne voudrais-tu pas le dire toi-même ?

CALLICLES
Je te le dis depuis longtemps. D'abord, par les plus puissants, je n'entends ni les cordonniers, ni les cuisiniers, mais ceux qui sont entendus dans les affaires publiques et la bonne administration d'un Etat : et non seulement entendus, mais courageux, capables d'exécuter les projets qu'ils ont conçus, et ne se rebutant point par mollesse d'âme.

SOCRATE
Tu le vois, mon cher Calliclès, nous ne nous faisons pas l'un à l'autre les mêmes reproches. Tu me reproches de dire toujours les mêmes choses, et tu m'en fais un crime. Je me plains au contraire de ce que tu ne parles jamais d'une manière uniforme sur les mêmes objets ; et de ce que par les meilleurs et les plus puissants, tu entends tantôt les plus forts, et tantôt les plus sages. Voilà que tu en donnes une troisième définition ; et à présent les plus puissants et les meilleurs sont, selon toi, les plus courageux. Mon cher, dis-moi une fois pour toutes qui sont ceux que tu appelles les meilleurs et les plus puissants, et par rapport à quoi.

CALLICLES
J'ai déjà dit que ce sont les hommes habiles dans les affaires politiques et courageux : à eux appartient le gouvernement des Etats, et il est juste qu'ils aient plus que les autres, puisqu'ils commandent, et que ceux-là obéissent.

SOCRATE
Sont-ce, mon cher ami, ceux qui commandent à eux-mêmes ? ou en quoi fais-tu consister leur empire et leur dépendance ?

CALLICLES
De quoi parles-tu ?

SOCRATE
Je parle de chaque individu, en tant qu'il commande à lui-même. Est-ce qu'il ne faut pas qu'on exerce un empire sur soi-même, mais seulement sur les autres ?

CALLICLES
Qu'entends-tu par commander à soi-même ?

SOCRATE
Rien d'extraordinaire, mais ce que tout le monde entend savoir, être tempérant, maître de soi-même, et commander à ses passions et à ses désirs.

CALLICLES
Que tu es charmant ! tu nous parles d'imbéciles sous le nom de tempérants.

SOCRATE
Comment cela ? il n'est personne qui ne comprenne que ce n'est pas là ce que je veux dire.

CALLICLES
C'est cela même, Socrate. Comment, en effet, un homme serait-il heureux, s'il est asservi à quoi que ce soit ? Mais je vais te dire avec toute liberté ce que c'est que le beau et le juste dans l'ordre de la nature. Pour mener une vie heureuse, il faut laisser prendre à ses passions tout l'accroissement possible, et ne point les réprimer. Lorsqu'elles sont ainsi parvenues à leur comble, il faut être en état de les satisfaire par son courage et son habileté, et de remplir chaque désir à mesure qu'il naît. C'est ce que la plupart des hommes ne sauraient faire, à ce que je pense ; et de là vient qu'ils condamnent ceux qui en viennent à bout, cachant par honte leur propre impuissance. Ils disent donc que l'intempérance est une chose laide, comme je l'ai remarqué plus haut ; ils enchaînent ceux qui sont nés avec de plus grandes qualités qu'eux ; et ne pouvant fournir à leurs passions de quoi les contenter, ils font l'éloge de la tempérance et de la justice par pure lâcheté. Et dans le vrai, pour quiconque a eu le bonheur de naître de parents rois, ou bien qui a eu assez de grandeur d'âme pour se procurer quelque souveraineté, comme une tyrannie ou une royauté, y aurait-il rien de plus honteux et de plus dommageable que la tempérance, lorsque des hommes de ce caractère, pouvant jouir de tous les biens de la vie, sans que personne les en empêche, se donneraient eux-mêmes pour maîtres, les lois, les discours et la censure du vulgaire ? Comment cette beauté prétendue de la justice et de la tempérance ne les rendrait-elle pas malheureux, puisqu'elle leur ôterait la liberté de donner davantage à leurs amis qu'à leurs ennemis ; et cela, tout souverains qu'ils sont dans leur propre ville ? Tel est l'état des choses dans la vérité, Socrate, après laquelle tu cours, dis-tu. La mollesse, l'intempérance, la licence, lorsqu'il ne leur manque rien, voilà la vertu et la félicité. Toutes ces autres belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que des extravagances humaines, auxquelles il ne faut avoir nul égard.

SOCRATE
Tu viens, Calliclès, d'exposer ton sentiment avec beaucoup de courage et de liberté : tu t'expliques nettement sur des choses que les autres pensent, il est vrai, mais qu'ils n'osent pas dire. Je te conjure donc de ne te relâcher en aucune manière, afin que nous voyions clairement quel genre de vie il faut embrasser. Et dis-moi ; tu soutiens que pour être tel qu'on doit être, il ne faut point gourmander ses passions, mais les laisser s'accroître le plus qu'il est possible, et se ménager d'ailleurs de quoi les satisfaire, et qu'en cela consiste la vertu ?

CALLICLES
Oui, je le soutiens.

SOCRATE
Cela posé, on a donc grand tort de dire que ceux qui n'ont besoin de rien sont heureux.

CALLICLES
A ce compte, il n'y aurait rien de plus heureux que les pierres et les cadavres.

SOCRATE
Mais aussi ce serait une terrible vie que celle dont tu parles. En vérité, je ne serais pas surpris que ce que dit Euripide fût vrai : Qui sait si la vie n'est pas pour nous une mort, et la mort une vie ? Peut-être mourons-nous réellement nous autres, comme je l'ai ouï dire à un sage qui prétendait que notre vie actuelle est une mort, notre corps un tombeau, et que cette partie de l'âme où résident les passions est de nature à changer de sentiment, et à passer d'une extrémité à l'autre. Un homme d'esprit, Sicilien peut-être ou Italien, expliquant ceci par la Fable où il excellait, appelait, par une allusion de nom, cette partie de l'âme un tonneau, à cause de sa facilité à croire et à se laisser persuader, et les insensés, des profanes qui n'ont pas été initiés. Il comparait la partie de l'âme de ces insensés dans laquelle résident les passions, en tant qu'elle est intempérante et ne saurait rien retenir, à un tonneau percé, à cause de son insatiable avidité. Cet homme, Calliclès, pensait tout au contraire de toi, que de tous ceux qui sont aux enfers (il entendait par ce mot ce qu'il y a d'invisible), les plus malheureux sont ces profanes, et qu'ils portent dans un tonneau percé de l'eau qu'ils puisent avec un crible également percé. Ce crible, disait-il en m'expliquant sa pensée, c'est l'âme : et il désignait par un crible l'âme de ces insensés, pour marquer qu'elle est percée, et que la défiance et l'oubli ne lui permettent point de rien retenir. Toute cette explication est assez bizarre. Néanmoins elle fait entendre ce que je veux te donner à connaître, si je puis réussir à t'engager à changer de sentiment, et à préférer à une vie insatiable et dissolue une vie réglée, à qui ce qu'elle a sous la main suffit, et qui n'en désire pas davantage. Ai-je gagné en effet quelque chose sur ton esprit, et, revenant sur tes pas, crois-tu que les tempérants sont plus heureux que les débauchés ? ou n'ai-je rien fait, et quand j'emploierais plusieurs explications mythologiques semblables, n'en seras-tu pas plus disposé à changer d'avis ?

CALLICLES
Tu dis vrai pour le dernier point, Socrate.

SOCRATE
Souffre que je te propose un nouvel emblème sorti de la même école que le précédent. Vois si ce que tu dis de ces deux vies, la tempérante et la déréglée, n'est pas comme si tu supposais que deux hommes ont chacun un grand nombre de tonneaux ; que les tonneaux de l'un sont en bon état, et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait, et d'autres de plusieurs autres liqueurs ; que d'ailleurs les liqueurs de chaque tonneau sont rares, malaisées à avoir, et qu'on ne peut se les procurer qu'avec des peines infinies ; que celui-ci ayant une fois rempli ses tonneaux, n'y verse plus rien désormais, n'a plus aucune inquiétude, et est parfaitement tranquille à cet égard ; que l'autre peut, à la vérité, se procurer les mêmes liqueurs, mais difficilement, comme le premier ; que du reste ses tonneaux étant percés et pourris, il est obligé de les remplir sans cesse jour et nuit, sous peine d'être dévoré par les chagrins les plus cuisants. Ce tableau étant l'image de l'une et de l'autre vie, dis-tu que celle du libertin est plus heureuse que celle du tempérant ? Ce discours t'engage-t-il à convenir que la condition du second est préférable à celle de l'autre ? ou ne fait-il nulle impression sur ton esprit ?

CALLICLES
Aucune, Socrate. Car cet homme dont les tonneaux demeurent remplis ne goûte plus aucun plaisir, et dès qu'une fois ils sont pleins, il est dans le cas dont je parlais tout à l'heure, de vivre comme une pierre, sans ressentir désormais ni plaisir ni douleur. Mais la douceur de la vie consiste à y verser le plus qu'on peut.

SOCRATE
N'est-ce pas une nécessité que plus on y verse, plus il s'en écoule, et qu'il y ait de grands trous pour ces écoulements ?

CALLICLES
Sans doute.

SOCRATE
La condition dont tu parles n'est point à la vérité celle d'un cadavre ni d'une pierre ; mais c'est celle d'un gouffre. De plus, dis-moi : ne reconnais-tu point ce qu'on appelle avoir faim et manger ayant faim ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Ainsi qu'avoir soif et boire ayant soif ?

CALLICLES
Oui ; et je soutiens que c'est vivre heureux que d'éprouver ces désirs et les autres semblables et d'être en état de les remplir.

SOCRATE
Fort bien, mon cher ; continue comme tu as commencé, et prends garde que la honte ne s'empare de toi. Mais il faut, ce me semble, que je ne sois pas honteux de mon côté. Et d'abord, dis-moi, si c'est vivre heureux que d'avoir la gale et des démangeaisons, d'être à même de se gratter à son aise, et de passer toute sa vie à se gratter ?

CALLICLES
Que tu es absurde, Socrate, et un vrai bavard !

SOCRATE
Aussi, Calliclès, ai-je déconcerté Polus et Gorgias. Pour toi, je n'ai pas peur que tu te troubles, ni que tu rougisses : tu es trop courageux ; mais réponds seulement à ma question.

CALLICLES
Je dis donc que celui qui se gratte vit agréablement.

SOCRATE
Et si sa vie est agréable, n'est-elle pas heureuse ?

CALLICLES
Sans contredit.

SOCRATE
Est-ce assez qu'il éprouve des démangeaisons à la tête seulement ? ou faut-il qu'il en sente encore quelque autre part ? je te le demande. Vois, Calliclès, ce que tu répondras, si on pousse les questions en ce genre aussi loin qu'elles peuvent aller. Et pour le dire en somme, les choses étant telles, est-ce que la vie des débauchés n'est point triste, honteuse et misérable ? Oseras-tu soutenir que ces hommes-là même sont heureux, s'ils ont abondamment de quoi se satisfaire ?

CALLICLES
Ne rougis-tu point, Socrate, de faire tomber la conversation sur de pareils propos ?

SOCRATE
Est-ce moi, mon cher, qui y donne occasion, ou celui qui avance effrontément que quiconque ressent du plaisir, de quelque nature qu'il soit, est heureux, sans mettre aucune distinction entre les plaisirs honnêtes et les déshonnêtes ? Explique-moi donc encore ceci. Prétends-tu que l'agréable et le bon sont la même chose ? ou admets-tu des choses agréables qui ne sont pas bonnes ?

CALLICLES
Afin qu'il n'y ait pas contradiction dans mon discours, si je dis que l'un est différent de l'autre, je réponds que c'est la même chose.

SOCRATE
Tu gâtes tout ce qui a été dit précédemment, et nous ne cherchons plus ensemble la vérité avec l'exactitude requise, si tu réponds autrement que selon ta pensée, mon cher Calliclès.

CALLICLES
Tu m'en donnes l'exemple, Socrate.

SOCRATE
Si cela est, je ne fais pas bien, non plus que toi. Mais vois, mon cher, si le bien ne consiste point en toute autre chose que dans le plaisir quel qu'il soit. Car si ce sentiment est vrai, il paraît qu'il en résulte toutes les conséquences honteuses queue viens d'indiquer à mots couverts, et beaucoup d'autres semblables.

CALLICLES
Oui, à ce que tu crois, Socrate.

SOCRATE
Et toi, Calliclès, assures-tu tout de bon que cela est vrai ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Attaquerai-je ce discours, comme étant sérieux de ta part ?

CALLICLES
Très sérieux.

SOCRATE
A la bonne heure. Puisque telle est ta manière de penser, explique-moi ceci. N'est-il point une chose que tu appelles science ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Ne parlais-tu pas aussi tout à l'heure du courage joint à la science ?

CALLICLES
Cela est vrai.

SOCRATE
N'as-tu pas distingué ces deux choses, par la raison que le courage est autre que la science ?

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
Mais quoi ! la volupté est-elle la même chose que la science, ou en diffère-t-elle ?

CALLICLES
Elle en diffère, très sage Socrate.

SOCRATE
Et le courage est-il pareillement différent de la volupté ?

CALLICLES
Sans contredit.

SOCRATE
Attends, pour que nous nous gravions ceci dans la mémoire : Calliclès d'Acharnée soutient que l'agréable et le bon sont la même chose, et que la science et le courage sont différents l'un de l'autre et du bon. Socrate d'Alopèce convient-il de cela ou non ?

CALLICLES
Il n'en convient pas.

SOCRATE
Je ne pense pas non plus que Calliclès en convienne, lorsqu'il réfléchira sérieusement sur lui-même. Car, dis-moi : ne crois-tu pas que la manière d'être des gens heureux est contraire à celle des malheureux ?

CALLICLES
Sans doute.

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
Puisque ces deux manières d'être sont opposées n'est-ce pas une nécessité qu'il en soit d'elles comme de la santé et de la maladie ? Car le même homme n'est point à la fois sain et malade, et ne perd pas la santé en même temps qu'il est délivré de la maladie.

CALLICLES
Que veux-tu dire ?

SOCRATE
Le voici. Prenons pour exemple telle partie du corps qu'il te plaira. N'a-t-on pas quelquefois une maladie d'yeux qu'on appelle ophthalmie ?

CALLICLES
Qui en doute ?

SOCRATE
On n'a pas apparemment dans le même temps les yeux sains.

CALLICLES
En aucune manière.

SOCRATE
Mais quoi ! lorsqu'on est guéri de l'ophthalmie, perd-on la santé des yeux, et est-on enfin privé à la fois de l'un et de l'autre ?

CALLICLES
Non, certes.

SOCRATE
Car ce serait, je pense, une chose prodigieuse et absurde : n'est-ce pas ?

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
Mais, autant qu'il me semble, l'un vient et l'autre s'en va tour à tour.

CALLICLES
J'en conviens.

SOCRATE
N'en faut-il pas dire autant de la force et de la faiblesse ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Et encore de la vitesse et de la lenteur ?

CALLICLES
Sans contredit.

SOCRATE
Acquiert-on de même et perd-on tour à tour les biens et les maux, le bonheur et le malheur ?

CALLICLES
Oui, certes.

SOCRATE
Si donc nous découvrons de certaines choses que l'on a encore au moment qu'on en est délivré, ne sera-t-il pas évident qu'elles ne sont ni un bien ni un mal ? Avouons-nous cela ? Examine bien avant de répondre.

CALLICLES
Je l'avoue sans balancer.

SOCRATE
Revenons maintenant à ce qui a été accordé plus haut. As-tu dit de la faim que ce fût un sentiment agréable ou douloureux ? Je parle de la faim prise en elle-même.

CALLICLES
Oui, c'est un sentiment douloureux. Et manger ayant faim est une chose agréable.

SOCRATE
J'entends : mais la faim en elle-même est-elle douloureuse ou non ?

CALLICLES
Je dis qu'elle l'est.

SOCRATE
Et la soif aussi sans doute ?

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
Est-il besoin que je te fasse de nouvelles questions ? ou conviens-tu que tout besoin, tout désir est douloureux ?

CALLICLES
J'en conviens : n'interroge pas davantage.

SOCRATE
A la bonne heure. Boire ayant soif n'est-ce pas, selon toi, une chose agréable ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
N'est-il pas vrai qu'avoir soif cause de la douleur ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Et boire est-ce l'assouvissement d'un besoin, et un plaisir ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Ainsi boire, c'est avoir du plaisir ?

CALLICLES
Sans doute.

SOCRATE
Et parce qu'on a soif ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
C'est-à-dire parce qu'on éprouve de la douleur ?

CALLICLES
OUi.

SOCRATE
Vois-tu qu'il résulte de là que quand tu dis : Boire ayant soif, c'est comme si tu disais : Goûter du plaisir en ressentant de la douleur ? Ces deux sentiments ne concourent-ils pas dans le même temps et dans le même lieu, soit de l'âme, soit du corps, comme il te plaira, car cela n'y fait rien, à mon avis ? Cela est-il vrai ou non ?

CALLICLES
Cela est vrai.

SOCRATE
Mais n'as-tu pas avoué qu'il est impossible d'êtremalheureux en même temps qu'on est heureux ?

CALLICLES
Je le dis encore.

SOCRATE
Tu viens aussi de reconnaître qu'on peut goûter du plaisir en ressentant de la douleur.

CALLICLES
Il y a apparence.

SOCRATE
Jonc, goûter du plaisir n'est point être heureux, ni ressentir de la douleur être malheureux ; et, par conséquent, l'agréable est autre que le bon.

CALLICLES
Je ne sais quels raisonnements captieux tu emploies, Socrate.

SOCRATE
Tu le sais très bien ; mais tu dissimules, Calliclès. Tout ceci n'est qu'un badinage de ta part. Mais allons en avant, afin que tu voies bien jusqu'à quel point tu es sage, toi qui me donnes des avis. Ne cesse-t-on pas en même temps d'avoir soif et de sentir le plaisir qu'il y a à boire ?

CALLICLES
Je n'entends rien à ce que tu dis.

GORGIAS
Ne parle point de la sorte, Calliclès ; réponds du moins à cause de nous, afin d'achever cette dispute.

CALLICLES
Socrate est toujours le même, Gorgias. Il fait de petites questions, qui ne sont de nulle importance, et puis il vous réfute.

GORGIAS
Que t'importe ? ce n'est point ton affaire, Calliclès. Tu t'es engagé à laisser Socrate argumenter à sa guise.

CALLICLES
Continue donc tes interrogations minutieuses et étroites, puisque tel est l'avis de Gorgias.

SOCRATE
Tu es heureux, Calliclès, d'avoir été initié aux grands mystères avant de l'être aux petits ; pour moi, je n'aurais pas cru que cela fût permis. Reviens donc à l'endroit où tu en es resté, et dis-moi si on ne cesse point en même temps d'avoir soif et de sentir du plaisir.

CALLICLES
Je l'avoue.

SOCRATE
Ne perd-on pas de même à la fois le sentiment de la faim et des autres désirs, et celui du plaisir ?

CALLICLES
Cela est vrai.

SOCRATE
On cesse donc en même temps d'avoir de la douleur et du plaisir ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Or, on ne peut pas, comme tu en es convaincu, perdre à la fois les biens et les maux. N'en conviens-tu pas encore ?

CALLICLES
Sans doute : que s'ensuit-il ?

SOCRATE
Il s'ensuit, mon cher ami, que le bon et l'agréable, le mauvais et le douloureux ne sont pas la même chose, puisqu'on cesse en même temps d'éprouver les uns, et non pas les autres ; ce qui en montre la différence. Comment, en effet, l'agréable serait-il la même chose que le bon, et le douloureux que le mauvais ? Examine encore ceci, si tu veux, de cette autre manière ; car je ne crois pas que tu sois mieux d'accord avec toi-même. Vois donc : N'appelles-tu pas bons ceux qui sont bons, à cause du bien qui est en eux, comme tu appelles beaux ceux en qui se trouve la beauté ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Mais quoi ! appelles-tu gens de bien les insensés et les lâches ? Tu ne le faisais pas tout à l'heure ; mais tu donnais ce nom aux hommes courageux et intelligents. Ne dis-tu pas encore que ceux-là sont les gens de bien ?

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
N'as-tu pas vu dans la joie des enfants dépourvus de raison ?

CALLICLES
Si fait.

SOCRATE
N'as-tu pas vu aussi dans la joie des hommes faits qui étaient insensés ?

CALLICLES
Je le pense. Mais à quoi tendent ces questions ?

SOCRATE
A rien : réponds toujours.

CALLICLES
J'en ai vu.

SOCRATE
Et des hommes raisonnables dans la tristesse et dans la joie, n'en as-tu pas vu ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Lesquels ressentent plus vivement la joie et la douleur, des sages ou des insensés ?

CALLICLES
Je ne crois pas qu'il y ait grande différence.

SOCRATE
Cela me suffit. N'as-tu pas vu à la guerre des hommes lâches ?

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
Lorsque les ennemis se retiraient, lesquels t'ont paru témoigner plus de joie, des lâches ou des courageux ?

CALLICLES
Il m'a semblé que tantôt les uns et tantôt les autre, s'en réjouissaient davantage, ou du moins à peu près également.

SOCRATE
Cela n'y fait rien. Les lâches ressentent donc aussi de la joie ?

CALLICLES
Très fort.

SOCRATE
Et les insensés de même, à ce qu'il paraît ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Quand l'ennemi s'avance, les lâches seuls en sont-ils attristés, ou les courageux le sont-ils aussi ?

CALLICLES
Les uns et les autres.

SOCRATE
Le sont-ils également ?

CALLICLES
Les lâches le sont peut-être davantage.

SOCRATE
Et quand l'ennemi se retire, ne sont-ils pas aussi plus joyeux ?

CALLICLES
Peut-être.

SOCRATE
Ainsi les insensés et les sages, les lâches et le courageux ressentent la douleur et le plaisir à peu près également, à ce que tu dis, et les lâches plus que les courageux.

CALLICLES
Je le soutiens.

SOCRATE
Mais les sages et les courageux sont bons ; les lâches et les insensés sont méchants.

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Les bons et les méchants éprouvent donc la joie et la douleur à peu près également.

CALLICLES
Je le prétends.

SOCRATE
Mais les bons et les méchants sont-ils à peu près également bons ou méchants ? ou plutôt les méchants ne sont-ils pas même meilleurs et pires que les bons ?

CALLICLES
Par Jupiter, je ne sais ce que tu dis.

SOCRATE
Ne sais-tu pas que tu as dit que les bons sont bons par la présence du bien, et les méchants, méchants par celle du mal ; et que le plaisir est un bien, et la douleur un mal ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Le bien ou le plaisir se trouve donc en ceux qui ressentent de la joie, dans le temps qu'ils en ressentent.

CALLICLES
Sans contredit.

SOCRATE
Ceux qui ressentent de la joie sont donc bons par la présence du bien ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Eh quoi ! le mal ou la douleur ne se rencontrent-ils pas en ceux qui ressentent de la peine ?

CALLICLES
Sans doute.

SOCRATE
Dis-tu encore, ou ne dis-tu plus que les méchants sont méchants par la présence du mal ?

CALLICLES
Je le dis encore.

SOCRATE
Ainsi ceux qui goûtent de la joie sont bons, et ceux qui éprouvent de la douleur, méchants.

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
Et ils le sont davantage, si ces sentiments sont plus vifs ; moins, s'ils sont plus faibles ; également, s'ils sont égaux.

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Ne prétends-tu pas que les sages et les insensés, les lâches et les courageux ressentent la joie et la douleur à peu près également, et même les lâches davantage ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Tire en commun avec moi les conclusions qui résultent de ces aveux : car il est beau, dit-on, de dire et de considérer jusqu'à deux et trois fois les belles choses. Nous avouons que le sage et le courageux sont bons, n'est-ce pas ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Et que l'insensé et le lâche sont méchants ?

CALLICLES
Sans doute.

SOCRATE
De plus, que celui qui goûte de la joie est bon.

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Et celui qui ressent de la douleur, méchant.

CALLICLES
Nécessairement.

SOCRATE
Enfin que le bon et le méchant éprouvent également de la joie et de la douleur, et le méchant peut-être davantage.

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Donc le méchant devient aussi bon et même meilleur que le bon. Ceci, et ce qui a été dit plus haut, ne suit-il pas du sentiment qui confond ensemble le bon et l'agréable ? Ces conséquences ne sont-elles pas inévitables, Calliclès ?

CALLICLES
Il y a longtemps, Socrate, que je t'écoute et t'accorde bien des choses, faisant réflexion en même temps que si on te donne quoi que ce soit en badinant, tu le saisis avec le même empressement que les enfants. Penses-tu donc que mon sentiment, ou celui de tout autre homme, n'est point que les plaisirs sont les uns meilleurs, les autres plus mauvais ?

SOCRATE
Ah ! ah ! Calliclès, que tu es rusé! Tu me traites comme un enfant, en me disant tantôt que les choses sont d'une façon, tantôt qu'elles sont d'une autre, et tu cherches ainsi à me tromper. Je ne croyais pas pourtant, au commencement, que tu pusses consentir à me tromper, parce que je te tenais pour mon ami. Mais je me suis abusé, et je vois bien que c'est une nécessité pour moi de me contenter, selon le vieux proverbe, des choses telles qu'elles sont, et de prendre ce que tu me donnes. Tu dis donc présentement, à ce qu'il paraît, que les voluptés sont, les unes bonnes, les autres mauvaises, n'est-ce pas?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Les bonnes ne sont-elles pas les avantageuses, et les mauvaises celles qui sont nuisibles ?

CALLICLES
Sans doute.

SOCRATE
Les avantageuses sont apparemment celles qui procurent quelque bien, et les mauvaises celles qui font du mal ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Ne parles-tu point des voluptés que je vais dire : à l'égard du corps, par exemple, de celles qui se rencontrent, comme nous avons dit, dans le manger et le boire ? Et ne tiens-tu pas pour bonnes celles qui procurent au corps la santé, la force, ou quelque autre bonne qualité semblable ; et pour mauvaises celles qui engendrent les qualités contraires ?

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
N'en est-il pas ainsi des douleurs, et les unes ne sont-elles pas bonnes et les autres mauvaises ?

CALLICLES
Sans contredit.

SOCRATE
Ne faut-il pas choisir et se ménager les voluptés et les douleurs qui font du bien ?

CALLICLES
Oui, certes.

SOCRATE
Et fuir celles qui font du mal ?

CALLICLES
Cela est évident.

SOCRATE
Car, s'il t'en souvient, nous sommes convenus, Polus et moi, qu'en toutes choses on doit agir dans la vue du bien. Penses-tu aussi, comme nous, que le bien est la fin de toutes les actions, et que tout le reste doit s'y rapporter, et non pas le bien se rapporter aux autres choses ? Joins-tu ton suffrage aux nôtres ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Ainsi, il faut faire toutes choses, même les agréables, en vue du bien, et non le bien en vue de l'agréable.

CALLICLES
Sans doute.

SOCRATE
Le premier venu est-il en état de discerner parmi les choses agréables les bonnes d'avec les mauvaises ? ou bien est-il besoin pour cela d'un expert en chaque genre ?

CALLICLES
Il en est besoin.

SOCRATE
Rappelons ici ce que j'ai dit à ce sujet à Polus et à Gorgias. Je disais, s'il t'en souvient, qu'il y a de certaines industries qui ne vont que jusqu'au plaisir, et, se bornant à le procurer, ignorent ce qui est bon et ce qui est mauvais ; et qu'il y en d'autres qui ont cette connaissance. Du nombre des industries dont l'objet sont les plaisirs du corps, j'ai mis la cuisine, non comme un art, mais comme une routine ; et j'ai compté la médecine parmi les arts qui ont le bien pour objet. Et, au nom de Jupiter qui préside à l'amitié, ne crois pas, Calliclès, qu'il te convienne de badiner ici vis-à-vis de moi, ni de me répondre contre ta pensée tout ce qui te vient à la bouche, ni de prendre ce que je dis pour un badinage de ma part. Tu vois que notre dispute roule sur une matière très importante. Et quel homme, en effet, s'il a un peu de jugement, montrera pour quelque sujet que ce soit plus d'empressement que pour savoir de quelle manière il doit vivre ; s'il faut qu'il embrasse la vie à laquelle tu l'invites, et agir comme doit agir un homme, selon toi, discourant devant le peuple assemblé, s'exerçant à la rhétorique, et administrant les affaires publiques de la même façon qu'on les administre aujourd'hui ; ou s'il doit préférer la vie consacrée à la philosophie ; et en quoi ce genre de vie diffère du précédent ? Peut-être est-il plus à propos de les distinguer l'un de l'autre, comme j'ai commencé tout à l'heure à le faire, et après les avoir séparés et être convenus entre nous que ce sont deux vies différentes, d'examiner en quoi cette différence consiste, et laquelle des deux n'érite d'être préférée. Tu ne comprends peut-être pas encore ce que je veux te dire.

CALLICLES
Non, vraiment.

SOCRATE
Je vais donc te l'expliquer plus clairement. Nous sommes demeurés d'accord, toi et moi, qu'il y a un bon et un agréable, et que l'agréable est autre que le bon ; de plus, qu'il y a de certaines industries et de certaines façons de se les procurer, qui tendent, les unes à la recherche de l'agréable, les autres à celle du bon. Commence avant tout par m'accorder ou me nier ce point.

CALLICLES
Je l'accorde.

SOCRATE
Voyons si tu m'accorderas aussi que ce que je disais à Polus et à Gorgias t'a paru vrai. Je leur disais que l'adresse du cuisinier ne me paraît point être un art, mais une routine ; qu'au contraire la médecine est un art, me fondant sur ce que la médecine a étudié la nature du sujet sur lequel elle s'exerce, connaît les causes de ce qu'elle fait, et peut rendre raison de chacune de ses opérations ; au lieu que la cuisine, appliquée tout entière à l'apprêt du plaisir, tend à ce but sans être dirigée par aucune règle, n'ayant examiné ni la nature du plaisir, ni les motifs de ses opérations, qu'elle est tout à fait dépourvue de raison, ne tient, pour ainsi dire, compte de rien, et n'est qu'un usage, une routine, un simple souvenir que l'on conserve de ce qu'on a coutume de faire, et par où l'on procure du plaisir. Considère donc d'abord si cela te paraît bien dit ; et ensuite s'il y a par rapport à l'âme de pareilles professions, dont les unes marchant suivant les règles de l'art, prennent soin de ménager à l'âme ce qui lui est plus avantageux, et dont les autres négligent ce point, et, comme je l'ai dit au sujet du corps, s'occupent uniquement du plaisir de l'âme et des moyens de lui en procurer, n'examinant, du reste, en aucune manière quels sont les bons plaisirs et les mauvais, et ne se mettant en peine d'autre chose que d'affecter l'âme agréablement, que cela lui soit avantageux ou non. Pour moi, je pense, Calliclès, qu'il y en a, et je soutiens que telle est la flatterie, tant par rapport au corps que par rapport à l'âme, et à toute autre chose dont on ménage le plaisir, sans avoir fait la moindre recherche de ce qui lui est utile ou préjudiciable. Es-tu du même avis que moi là-dessus, ou d'un avis contraire ?

CALLICLES
Non, mais je te passe ce point, afin de terminer cette dispute, et par complaisance pour Gorgias.

SOCRATE
La flatterie dont je parle a-t-elle lieu à l'égard d'une âme et non pas à l'égard de deux et de plusieurs ?

CALLICLES
Elle a lieu à l'égard de deux et de plusieurs âmes.

SOCRATE
Ainsi, on peut chercher à complaire à une foule d'âmes assemblées, sans s'embarrasser de ce qui est le plus avantageux pour elles.

CALLICLES
Je le pense.

SOCRATE
Pourrais-tu me dire quelles sont les professions qui produisent cet effet ? ou plutôt, si tu l'aimes mieux, je t'interrogerai, et à mesure qu'il te paraîtra qu'une profession est, de ce genre, tu diras oui ; si tu ne juges pas qu'elle en soit, tu diras non. Commençons par la profession de joueur de flûte. Ne te semble-t-il point, Calliclès, qu'elle vise uniquement à nous procurer du plaisir, et qu'elle ne se met point en peine d'autre chose ?

CALLICLES
Il me le semble.

SOCRATE
Ne portes-tu pas le même jugement de toutes les autres semblables, comme celle de jouer de la lyre dans les jeux publics ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Mais quoi ! n'en diras-tu pas autant des exercices des choeurs et de la composition des dithyrambes ? Crois-tu que Cinésias, fils de Mélès, se soucie beaucoup que ses chants soient propres à rendre meilleurs ceux qui les entendent, et qu'il vise à autre chose qu'à plaire à la foule des spectateurs ?

CALLICLES
Cela est évident, Socrate, pour Cinésias.

SOCRATE
Et son père Mélès ? penses-tu que quand il chantait sur la lyre, il eût en vue le bien ? Est-ce qu'il ne visait pas aussi au plus agréable, quoique son chant déplût aux spectateurs ? Examine bien. Ne juges-tu pas que toute espèce de chant sur la lyre et toute composition dithyrambique ont été inventées en vue du plaisir ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Et la tragédie, ce poème imposant et admirable, à quoi tend-elle ? Tous ses efforts, tous ses soins n'ont-ils point, à ton avis, pour objet unique de plaire au spectateur ? ou, lorsqu'il se présente quelque chose d'agréable et de gracieux, mais en même temps de mauvais, prend-elle sur soi de le supprimer, et de déclamer et chanter ce qui est désagréable, mais utile, que les spectateurs y trouvent du plaisir ou non ? De ces deux dispositions, quelle est, à ton avis, celle de la tragédie ?

CALLICLES
Il est clair, Socrate, qu'elle penche davantage du côté du plaisir et de l'agrément du spectateur.

SOCRATE
N'avons-nous pas vu tout à l'heure, Calliclès, que tout cela n'est que flatterie ?

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
Mais si on ôtait de quelque poésie que ce soit le chant, le rythme et la mesure, resterait-il autre chose que les paroles ?

CALLICLES
Non.

SOCRATE
Ces paroles ne s'adressent-elles pas à la multitude et au peuple assemblé ?

CALLICLES
Sans doute.

SOCRATE
La poésie est donc une espèce de déclamation populaire.

CALLICLES
Il y a apparence.

SOCRATE
C'est une rhétorique, par conséquent, que cette déclamation populaire : car ne te semble-t-il pas que les poètes font sur les théâtres le personnage d'orateurs ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Nous avons donc trouvé une rhétorique pour le peuple, c'est-à-dire pour les enfants, les femmes et les hommes libres et les esclaves, réunis ensemble, rhétorique dont nous ne faisons pas grand cas, puisque nous avons dit qu'elle n'était que flatterie.

CALLICLES
Cela est vrai.

SOCRATE
Fort bien. Et que nous emble de cette rhétorique faite pour le peuple d'Athènes, et les peuples des autres cités, tous composés de personnes libres ? Te paraît-il que les orateurs fassent toujours leurs harangues en vue du plus grand bien, et se proposent pour but de rendre par leurs discours leurs citoyens aussi vertueux qu'il est possible ? Ou bien les orateurs eux-mêmes, cherchant à plaire aux citoyens, et négligeant l'intérêt public pour ne s'occuper que de leur intérêt personnel, ne se conduisent-ils point avec les peuples comme avec des enfants, s'appliquant uuiquement à leur faire plaisir, sans s'inquiéter s'ils deviendront par là meilleurs ou pires ?

CALLICLES
Il y a quelque distinction à faire ici. Certains orateurs parlent en vue de l'utilité publique ; d'autres sont tels que tu dis.

SOCRATE
Cela me suffit : car s'il y a deux manières de haranguer, l'une des deux est une flatterie et une pratique honteuse, et l'autre est honnête ; j'entends celle qui travaille à rendre meilleures les âmes des citoyens, et s'applique en toute rencontre à dire ce qui est le plus avantageux, que cela doive être agréable ou fâcheux aux auditeurs. Mais tu n'as jamais vu de rhétorique semblable, ou si tu peux me nommer quelque orateur de ce caractère, pourquoi ne me dis-tu pas son nom ?

CALLICLES
Par Jupiter ! je n'en connais aucun entre tous ceux d'aujourd'hui.

SOCRATE
Eh quoi ! m'en nommerais-tu un parmi les anciens, au sujet duquel on dise que les Athénien sont devenus meilleurs depuis qu'il a commencé à les haranguer, de moins bons qu'ils étaient auparavant ? Car pour moi, je ne vois pas qui ce pourrait être.

CALLICLES
Quoi donc ? n'entends-tu pas dire que Thémistocle fut un homme de bien, ainsi que Cimon, Miltiade et ce Périclès mort depuis peu, et dont tu as entendu les discours ?

SOCRATE
Si la véritable vertu consiste, comme tu l'as dit, Calliclès, à contenter ses passions et celles des autres, tu as raison. Mais si ce n'est pas cela, si, comme nous avons été forcés d'en convenir dans la suite de cette discussion, la vertu consiste à satisfaire ceux de nos désirs qui, étant remplis, rendent l'homme meilleur, et à ne rien accorder à ceux qui le rendent pire ; et si, d'ailleurs, il y a un art pour cela, peux-tu me dire qu'aucun de ceux que tu viens de nommer ait été vertueux ?

CALLICLES
Je ne sais quelle réponse te faire.

SOCRATE
Tu la trouveras si tu la cherches bien. Examinons donc ainsi paisiblement si quelqu'un d'entre eux a été tel. N'est-il pas vrai que l'homme vertueux, qui, dans tous ses discours, a le plus grand bien en vue, ne parlera point à l'aventure, et se proposera un but ? Il se conduira comme tous les artistes qui, visant chacun à la perfection de leur ouvrage, ne prennent point au hasard ce qu'ils emploient pour l'exécuter, mais choisissent ce qui est propre à lui donner la forme qu'il doit avoir. Par exemple, si tu veux jeter les yeux sur les peintres, les architectes, les constructeurs de vaisseaux, en un mot sur tel ouvrier qu'il te plaira, tu verras que chacun d'eux place dans un certain ordre tout ce qu'il place, et qu'il force chaque partie de s'adapter et de s'arranger avec les autres, jusqu'à ce que le tout ait l'assortiment, la forme et la beauté qu'il doit avoir. Ce que les autres ouvriers font par rapport à leur ouvrage, ceux dont nous parlions auparavant, je veux dire les maîtres de gymnase et les médecins, le font à l'égard du corps, en y mettant de l'ordre et de l'arrangement. Reconnaissons-nous ou non que la chose est ainsi ?

CALLICLES
A la bonne heure, que cela soit.

SOCRATE
Une maison où règne l'ordre et l'arrangement n'est-elle pas bonne ? et si le désordre y est, n'est-elle pas mauvaise ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
N'en faut-il pas dire autant d'un vaisseau ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Nous tenons le même langage au sujet de notre corps.

CALLICLES
Sans contredit.

SOCRATE
Et notre âme sera-t-elle bonne, si elle est déréglée ? Ne le sera-t-elle pas plutôt si tout y est dans l'ordre et dans la règle ?

CALLICLES
C'est ce qu'on ne saurait nier après les aveux précédents.

SOCRATE
Quel nom donnerait-on à l'effet que produisent la règle et l'ordre par rapport au corps ? tu l'appelles probablement santé et force ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Essaye à présent de trouver et de me dire pareillement le nom de l'effet que la règle et l'ordre produisent dans l'âme.

CALLICLES
Pourquoi ne le dis-tu pas toi-même, Socrate ?

SOCRATE
Si tu l'aimes mieux, je le dirai : seulement, si tu juges que j'ai raison, conviens-en ; sinon, réfute-moi, et ne me laisse rien passer. Il me semble donc que l'on donne le nom de salutaire à tout ce qui entretient l'ordre dans le corps, d'où naissent la Santé et les autres bonnes qualités corporelles. Cela est-il vrai ou non ?

CALLICLES
Cela est vrai.

SOCRATE
Et qu'on appelle légitime et loi tout ce qui met de l'ordre et de la règle dans l'âme : d'où se forment les hommes justes et réglés. Ce qui en est l'effet, c'est la justice et la tempérance. L'accordes-tu ou le nies-tu ?

CALLICLES
Soit.

SOCRATE
Ainsi le bon orateur, celui qui se conduit selon les règles de l'art, visera toujours à ce but dans les discours qu'il adressera aux âmes, et dans toutes ses actions ; s'il fait au peuple quelque concession, il la fera dans cette vue ; s'il lui ôte quelque chose, ce sera par le même motif. Son esprit sera sans cesse occupé des moyens de faire naître la justice dans l'âme de ses concitoyens, et d'en bannir l'injustice ; d'y faire germer la tempérance, et d'en écarter l'intempérance ; d'y introduire enfin toutes les vertus, et d'en exclure tous les vices. Conviens-tu de cela ou non ?

CALLICLES
J'en conviens.

SOCRATE
Que sert-il, en effet, Calliclès, à un corps malade et mal disposé, qu'on lui présente des mets en abondance et les breuvages les plus exquis, ou toute autre chose qui, suivant toute bonne règle, ne lui sera pas plus avantageuse que dommageable, et même moins ? Cela est-il vrai ?

CALLICLES
A la bonne heure.

SOCRATE
Car ce n'est point, je pense, un avantage pour un homme de vivre avec un corps malsain, puisque c'est une nécessité qu'il mène en cet état une vie malheureuse. N'est-ce pas ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Aussi les médecins laissent-ils pour l'ordinaire à ceux qui se portent bien la liberté de satisfaire leurs appétits, comme de manger autant qu'ils veulent, lorsqu'ils ont faim, et de boire de même, lorsqu'ils ont soif. Mais ils ne permettent presque jamais aux malades de se rassasier de ce qu'ils désirent. Accordes-tu cela aussi ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Mais, mon cher, ne faut-il pas tenir la même conduite à l'égard de l'âme ? Je veux dire que, tandis qu'elle est mauvaise, c'est-à-dire insensée, intempérante, injuste et impie, on doit l'éloigner de ce qu'elle désire, et ne lui rien permettre que ce qui peut la rendre meilleure. Est-ce ton avis ou non ?

CALLICLES
C'est mon avis.

SOCRATE
Car c'est le parti le plus avantageux pour l'âme.

CALLICLES
Sans doute.

SOCRATE
Mais tenir quelqu'un éloigné de ce qu'il désire, n'est-ce pas le corriger ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Il vaut donc mieux pour l'âme d'être corrigée, que de vivre dans la licence, comme tu le pensais tout à l'heure.

CALLICLES
Je ne comprends rien à ce que tu dis. Socrate : interroge quelque autre.

SOCRATE
Voilà un homme qui ne saurait souffrir ce qu'on fait pour lui, ni endurer la chose même dont nous parlons, c'est-à-dire la correction

CALLICLES
Je me soucie comme de rien de tous tes discours ; et je ne t'ai répondu que par complaisance pour Gorgias.

SOCRATE
Soit. Que ferons-nous donc ? Laisserons-nous cette discussion imparfaite ?

CALLICLES
Tout ce qu'il te plaira.

SOCRATE
Mais on dit communément qu'il n'est pas permis de laisser imparfaits les contes même, et qu'il faut y mettre une tête, afin qu'ils n'aillent point sans tête de côté et d'autre. Réponds donc à ce qui reste pour donner une tête à cet entretien.

CALLICLES
Que tu es pressant, Socrate ! Si tu m'en crois, tu renonceras à cette dispute, ou tu l'achèveras avec quelque autre.

SOCRATE
Et quel autre le voudra ? De grâce, ne quittons pas ce discours sans l'achever.

CALLICLES
Ne pourrais-tu point l'achever seul, soit en parlant de suite, soit en te répondant toi-même ?

SOCRATE
Non, de peur qu'il ne m'arrive ce que dit Epicharme, et que je ne sois seul à dire ce que deux hommes disaient auparavant. Je vois bien pourtant que de toute nécessité il faudra que j'en vienne là. Cependant, si nous le décidons ensemble, je pense que tous tant que nous sommes, nous devons être très empressés de connaître ce qu'il y a de vrai et de faux dans le sujet que nous traitons ; car il est de notre intérêt commun que la chose soit mise en évidence. Ainsi je vais exposer ce que je pense là-dessus. Si quelqu'un trouve que je reconnais pour vraies des choses qui ne le sont pas, qu'il ne manque point de m'arrêter et de me réfuter. Aussi bien je ne parle pas comme un homme sûr de ce qu'il dit ; mais je cherche en commun avec vous. C'est pourquoi si celui qui me contestera une chose me paraît avoir raison, je serai le premier à en tomber d'accord. Au reste, je ne vous propose ceci qu'autant que vous jugerez qu'il faut achever cette dispute : si vous n'en êtes pas d'avis, laissons-la pour ce qu'elle est, et allons-nous-en.

GORGIAS
Pour moi, Socrate, mon avis n'est pas que nous nous retirions, mais que tu finisses ce discours ; et il me paraît que les autres pensent de même. Je serai charmé de t'entendre exposer ce qui te reste à dire.

SOCRATE
Et moi, Gorgias, je reprendrais de tout mon coeur la conversation avec Calliclès, jusqu'à ce que je lui eusse rendu le morceau d'Amphion pour celui de Zéthus. Mais puisque tu ne veux pas, Calliclès, achever cette dispute avec moi, écoute-moi du moins, et lorsqu'il m'échappera quelque chose qui ne te paraîtra pas bien dit, arrête-moi : si tu me prouves que j'ai tort, je ne me fâcherai pas contre toi, comme tu fais contre moi ; au contraire, je te tiendrai pour mon plus grand bienfaiteur.

CALLICLES
Parle, mon cher, et achève.

SOCRATE
Ecoute donc ; je vais reprendre notre dispute dès le commencement. L'agréable et le bon sont-ils la même chose ? Non, comme nous en sommes convenus, Calliclès et moi. Faut-il faire l'agréable en vue du bon, ou le bon en vue de l'agréable ? Il faut faire l'agréable en vue du bon. L'agréable n'est-il point ce qui cause en nous un sentiment de plaisir, lorsque nous en jouissons ? et le bon, ce qui nous rend bons par sa présence ? Sans contredit. Or nous sommes bons, nous et toutes les autres choses qui sont bonnes, par la présence de quelque vertu. Cela me paraît incontestable, Calliclès. Mais la vertu de quelque chose que ce soit, meuble, corps, âme, animal, ne se rencontre pas ainsi en elle à l'aventure d'une manière très parfaite ; elle doit sa naissance à l'arrangement, à l'art qui convient à chacune de ces choses. Cela est-il vrai ? Pour moi, je dis qu'oui. La vertu de chaque chose est donc réglée et arrangée par l'ordre. J'en conviendrais. Ainsi un certain ordre propre à chaque chose est ce qui la rend bonne, lorsqu'il se trouve en elle. C'est mon avis. Par conséquent, l'âme en qui se trouve l'ordre qui lui convient, est meilleure que celle où il n'y a aucun ordre. Nécessairement. Mais l'âme en qui l'ordre règne est réglée. Comment ne le serait-elle pas ? L'âme réglée est tempérante ? De toute nécessité. Donc l'âme tempérante est bonne. Je ne saurais aller contre cela, mon cher Calliclès : pour toi, si tu as quelque chose à y opposer, apprends-le-moi.

CALLICLES
Poursuis, mon cher.

SOCRATE
Je dis donc que si l'âme tempérante est bonne, celle qui est dans une disposition toute contraire est mauvaise. Cette âme c'est l'âme insensée et intempérante.

CALLICLES
Sans contredit.

SOCRATE
L'homme tempérant s'acquitte de tous ses devoirs envers les dieux et envers ses semblables : car il ne serait plus tempérant, s'il ne les remplissait pas. Il est nécessaire que cela soit ainsi. En s'acquittant de ses devoirs vis-à-vis de ses semblables, il fait des actions justes ; et en les remplissant vis-à-vis des dieux, il fait des actions saintes. Or quiconque fait des actions justes et saintes est nécessairement juste et saint. Cela est vrai. Nécessairement encore il est courageux. Car il n'est pas d'un homme tempérant ni de rechercher ni de fuir ce qu'il ne convient pas qu'il recherche ou qu'il fuie. Mais lorsque le devoir l'exige, il faut qu'il rejette, qu'il embrasse, qu'il supporte avec patience les choses et les personnes, le plaisir et la douleur. De sorte qu'il est de toute nécessité, Calliclès, que l'homme tempérant étant, comme on l'a vu, juste, courageux et saint, soit parfaitement homme de bien, qu'étant homme de bien, toutes ses actions soient bonnes et honnêtes, et qu'agissant bien, il soit heureux ; qu'au contraire le méchant, dont les actions sont mauvaises, soit malheureux ; et le méchant, c'est celui qui est dans une disposition contraire à celle du tempérant : c'est le libertin, dont tu vantes la condition. Quant à moi, voilà ce que je pose pour certain, ce que j'assure être vrai. Mais si cela est vrai, il n'y a point, ce semble, d'autre parti à prendre, pour quiconque veut être heureux, que de s'attacher et de s'exercer à la tempérance, de fuir de toutes ses forces la vie licencieuse ; il doit par-dessus tout faire en sorte de n'avoir aucun besoin de correction ; mais s'il eu a besoin lui-même, ou quelqu'un de ses proches, soit dans la vie privée, soit qu'il se mêle des affaires publiques, il faut qu'on lui fasse subir un châtiment, et qu'on le corrige, si l'on veut qu'il soit heureux. Tel est, à mon avis, le but vers lequel on doit diriger sa conduite, rapportant toutes ses actions et celles de l'Etat à cette fin, que la justice et la tempérance règnent en celui qui aspire à être heureux. Et il faut bien se garder de donner une libre carrière à ses passions, de s'efforcer de les satisfaire, ce qui est un mal sans remède, et de mener ainsi une vie de brigand. Un tel homme en effet ne saurait être ami des autres hommes, ni des dieux : car il est impossible qu'il ait aucun rapport avec eux, et où il n'y a point de rapport, l'amitié ne peut avoir lieu. Les sages, Calliclès, disent qu'un lien commun unit le ciel et la terre, les dieux et les hommes, au moyen de l'amitié, de la modération, de la tempérance et de la justice : et c'est pour cette raison, mon cher, qu'ils donnent à cet univers le nom d'Ordre, et non celui de désordre ou de licence. Mais, tout sage que tu es, il me paraît que tu ne fais point attention à cela, et que tu ne vois pas que l'égalité géométrique a beaucoup de pouvoir chez les dieux et chez les hommes. Ainsi tu crois qu'il faut s'étudier à avoir plus que les autres, et négliger la géométrie. A la bonne heure. Il nous faut donc réfuter ce que je viens de dire, et montrer qu'on n'est point heureux par la possession de la justice et de la tempérance, et malheureux par celle du vice : ou si ce discours est vrai, il faut examiner ce qui en résulte. Or, il en résulte, Calliclès, tout ce que j'ai dit plus haut, et sur quoi tu m'as demandé si je parlais sérieusement, lorsque j'ai avancé qu'il fallait, en cas d'injustice, s'accuser soi-même, accuser son fils, son ami, et se servir de la rhétorique à cette fin. Et ce que tu as cru que Polus m'accordait par honte était donc vrai, à savoir, qu'autant il est plus laid, autant aussi il est plus mauvais de faire une injustice que de la recevoir. Il n'est pas moins vrai que, pour être un bon orateur, il faut être juste et versé dans la science des choses justes ; ce que Polus a dit pareillement que Gorgias m'avait accordé par honte. Les choses étant ainsi, examinons un peu les reproches que tu me fais, et si tu as raison ou non de me dire que je ne suis pas en état de me défendre moi-même, ni aucun de mes amis, ou de mes proches, et de me tirer des plus grands dangers, que je suis, comme les hommes déclarés infâmes, à la merci du premier venu, qu'on veuille me frapper au visage (c'était là ton expression), ou me ravir mes biens, ou me bannir de la ville, ou enfin me faire mourir ; et qu'être dans une pareille situation, c'est la chose du monde la plus laide. Tel était ton sentiment. Voici le mien ; je l'ai déjà dit plus d'une fois ; mais rien n'empêche de le répéter.

Je soutiens, Calliclès, que ce qu'il y a de plus laid n'est pas d'être frappé injustement sur la joue, ni de se voir mutiler le corps, ou couper la bourse, mais qu'il est plus laid et plus mauvais de me frapper et de m'enlever injustement ce qui n'appartient ; et que me voler, s'emparer de ma personne percer ma muraille, commettre en un mot quelque espèce d'injustice que ce soit envers moi et ce qui est à moi, est une chose plus mauvaise et plus laide pour l'auteur de l'injustice que pour moi qui la souffre. Ces vérités qui, à ce que je prétends, ont été démontrées dans toute la suite de cet entretien, sont, autant qu'il me semble, attachées et liées entre elles par des raisons de fer et de diamant, pour me servir d'une expression un peu grossière peut-être. Si tu ne parviens à les rompre, toi ou quelque autre plus vigoureux que toi, il n'est pas possible de parler sensément sur ces objets, si on parle autrement que je fais. Car, pour moi, je tiens toujours là-dessus le même langage, à savoir, que je n'ai point de certitude que cela soit vrai ; mais de tous ceux avec qui j'ai conversé, comme je le fais maintenant avec toi, il n'en est aucun qui ait pu éviter de se rendre ridicule, en soutenant une opinion contraire. Ainsi je suppose que mon sentiment est le véritable ; mais s'il l'est, si l'injustice est le plus grand de tous les maux pour celui qui la commet, et si, tout grand qu'est ce mal, c'en est un plus grand encore, s'il se peut, de n'être point puni pour les injustices qu'on a commises, quel est le genre de secours qu'on ne peut être incapable de se procurer à soi-même, sans être véritablement digne de risée ? N'est-ce pas le secours dont l'effet est de détourner de nous le plus grand dommage ? Oui, ce qu'il y a incontestablement de plus laid, c'est de ne pouvoir se ménager ce secours à soi-même, ni à ses amis, ni à ses proches. Il faut mettre au second rang pour la laideur, l'impuissance de parer au second mal ; au troisième, l'impuissance d'éviter le troisième, et ainsi de suite, à proportion de la grandeur du mal. Ainsi, autant il est beau de pouvoir se garantir de chacun de ces maux, autant il est laid de ne pouvoir le faire. Cela est-il comme je dis, Calliclès, ou autrement ?

CALLICLES
Cela est comme tu dis.

SOCRATE
De ces deux choses, commettre l'injustice et la recevoir, la première étant, selon nous, un plus grand mal, et la seconde un moindre, que faut-il donc que l'homme se procure pour être à portée de se secourir lui-même, et pour jouir du double avantage de ne commettre et de ne recevoir aucune injustice ? Est-ce la puissance, ou la volonté ? Voici ce que je veux dire. Je demande si pour ne recevoir aucune injustice, il suffit qu'on ne veuille pas en recevoir, ou s'il faut se rendre assez puissant pour se mettre à l'abri de toute injustice.

CALLICLES
Il est clair qu'on ne parviendra à s'en garantir qu'en se rendant puissant.

SOCRATE
Et par rapport à l'autre point, qui est de commettre l'injustice, est-ce assez de ne le vouloir pas pour n'en point commettre, de sorte qu'en effet on n'en commettra point ? ou faut-il de plus acquérir pour cela une certaine puissance, un certain art faute duquel, si on ne l'apprend et ne le réduit en pratique, on tombera dans l'injustice ? Pourquoi ne me me réponds-tu pas là-dessus, Calliclès ? Juges-tu que, quand nous sommes convenus, Polus et moi, que personne ne commet l'injustice à dessein, mais que tous les méchants sont tels malgré eux, nous ayons été forcés à cet aveu par de bonnes raisons, ou non ?

CALLICLES
Je te passe ce point, Socrate, afin que tu termines ton discours.

SOCRATE
Il faut donc, à ce qu'il paraît, se procurer aussi une certaine puissance, un certain art, pour ne point faire d'injustice.

CALLICLES
Sans doute.

SOCRATE
Mais quel est le moyen de se garantir de toute ou de presque toute injustice de la part d'autrui ? Vois si tu es sur cela de mon avis. Je pense qu'il faut avoir toute autorité dans sa ville, en qualité de souverain ou de tyran, ou être l'ami de ceux qui gouvernent.

CALLICLES
Vois-tu, Socrate, combien je suis disposé à t'approuver quand tu dis bien ? Ceci me paraît tout à fait bien dit.

SOCRATE
Examine si ce que j'ajoute est moins vrai. Il me semble, comme l'ont dit d'anciens et sages personnages, que le semblable est ami de son semblable, autant qu'il est possible de l'être. Ne penses-tu pas de même ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Ainsi, partout où il se trouve un tyran sauvage et sans éducation, s'il y a dans sa ville quelque citoyen beaucoup meilleur que lui, il le craindra, et ne pourra jamais lui être attaché de toute son âme.

CALLICLES
Cela est vrai.

SOCRATE
Ce tyran n'aimera pas non plus tout citoyen d'un mérite fort inférieur au sien : car il le méprisera, et n'aura jamais pour lui l'affection qu'on a pour un ami.

CALLICLES
Cela est encore vrai.

SOCRATE
Le seul ami qui lui reste, par conséquent, le seul à qui il donnera sa confiance, est celui qui, étant du même caractère, approuvant et blâmant les mêmes choses, consentira à lui obéir et à être soumis à ses volontés. Cet homme jouira d'nn grand crédit dans la ville ; personne ne lui nuira impunément. N'est-ce pas ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Si quelqu'un des jeunes gens de cette ville se disait à lui-même : De quelle manière pourrai-je m'élever à un grand pouvoir, et me mettre à l'abri de toute injustice ? La voie pour y parvenir est, ce me semble, de s'accoutumer de bonne heure à se plaire et à se déplaire aux mêmes choses que le tyran, et à s'efforcer d'acquérir la plus parfaite ressemblance avec lui. N'est-il pas vrai ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Par ce moyen, il se mettra bien vite, disons-nous, au-dessus des atteintes de l'injustice, et se rendra puissant parmi ses concitoyens.

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
Mais se garantira-t-il également de commettre l'injustice ? ou s'en faut-il beaucoup, au cas qu'il ressemble à son maître qui est injuste, et qu'il ait un grand pouvoir auprès de lui ? Pour moi, je pense, au contraire, que toutes ses démarches tendront à se mettre en état de commettre les plus grandes injustices, et de n'avoir aucun châtiment à appréhender. N'est-ce pas ?

CALLICLES
Il y a apparence.

SOCRATE
Il admettra, par conséquent, en soi le plus grand des maux, ayant l'âme malade et dégradée par sa ressemblance avec son maître, et par sa puissance.

CALLICLES
Je ne sais, Socrate, quel secret tu as de tourner et de retourner le discours en tout sens. Ignores-tu que cet homme qui se modèle sur le tyran fera mourir, s'il le juge à propos, et dépouillera de ses biens celui qui ne veut pas faire comme lui ?

SOCRATE
Je le sais, mon cher Calliclès : il faudrait que je fusse sourd pour l'ignorer, après l'avoir entendu tout à l'heure plus d'une fois de ta bouche, de celle de Polus, et de presque tous les habitants de cette ville. Mais écoute-moi à mon tour. Je conviens qu'il mettra à mort qui il voudra : mais il sera méchant, et celui qu'il fera mourir homme de bien.

CALLICLES
N'est-ce pas justement ce qu'il y a de plus fâcheux ?

SOCRATE
Non, du moins pour l'homme sensé, comme ce discours le prouve. Crois-tu donc qu'on doive s'appliquer à vivre le plus longtemps qu'il est possible, et faire l'apprentissage des arts qui nous sauvent en toute rencontre des plus grands dangers, comme la rhétorique, que tu me conseilles aujourd'hui d'étudier, et qui fait notre sûreté devant les tribunaux ?

CALLICLES
Oui, par Jupiter, je te donne un très bon conseil,

SOCRATE
Eh quoi ! mon cher, l'art de nager te paraît bien estimable ?

CALLICLES
Non, certes.

SOCRATE
Cependant il sauve les hommes de la mort, lorsqu'ils se trouvent dans les circonstances où l'on a besoin de cet art. Mais si celui-ci te paraît méprisable, je vais t'en nommer un plus important, l'art de diriger les vaisseaux, qui ne préserve pas seulement les âmes, mais aussi les corps et les biens des plus grands dangers, comme la rhétorique. Cet art est modeste et sans pompe ; il ne s'en fait point accroire, et ne se pavane pas, comme s'il produisait des effets merveilleux : mais quoiqu'il nous procure les mêmes avantages que l'art oratoire, il ne prend, je pense, que deux oboles, pour nous ramener sains et saufs d'Egine ici ; si c'est de l'Egypte ou du Pont, pour un si grand bienfait, et pour avoir conservé tout ce que je viens de dire, notre personne et nos biens, nos enfants et nos femmes, après nous avoir mis à terre sur le port, il n'exige que deux drachmes. Quant à celui qui possède cet art, et qui nous a rendu un si grand service, dès qu'il est débarqué, il se promène dans une contenance modeste le long du rivage et de son vaisseau. Car il sait, à ce que j'imagine, se dire à lui-même qu'il ne sait quels sont les passagers à qui il fait du bien, en les préservant d'être submergés, et ceux à qui il a fait tort, sachant qu'ils ne sont pas sortis de son vaisseau meilleurs qu'ils n'y sont entrés, ni pour le corps, ni pour l'âme. Il raisonne donc de la sorte : Si quelqu'un dont le corps est atteint de maladies graves et sans remède n'a point été suffoqué par les eaux, c'est un malheur pour lui de n'être point mort, et il ne m'a aucune obligation. Si donc on reçoit dans son âme, substance bien plus précieuse que le corps, une foule de maux incurables, est-ce un bien de vivre, et rend-on service à un tel homme, en le sauvant, soit de la mer, soit des mains de la justice, soit de tout autre danger ? Au contraire, le pilote sait que ce n'est pas pour le méchant un avantage de vivre, parce que c'est une nécessité qu'il vive malheureux. Voilà pourquoi il n'est point d'usage que le pilote tire vanité de son art, quoique nous lui devions notre salut, non plus, mon cher ami, que le machiniste, qui dans certains cas peut sauver autant de choses, je ne dis pas que le pilote, mais que le général d'armée, et tout autre, quel qu'il soit, puisqu'il conserve quelquefois des villes entières. Ainsi, ne va pas le mettre en comparaison avec l'avocat. Cependant, Calliclès, s'il voulait tenir le même langage que toi, et vanter son art, il t'accablerait par ses raisons, en te prouvant que tu dois te faire machiniste, et en t'y exhortant, parce que les autres arts ne sont rien auprès de celui-là : et il aurait belle matière à discourir. Tu ne l'en mépriserais pas moins toutefois, lui et son art ; tu lui dirais comme une injure qu'il n'est qu'un machiniste ; tu ne voudrais ni lui donner ta fille en mariage, ni épouser la sienne. Néanmoins, à examiner les raisons sur lesquelles tu estimes si fort ton art de quel droit méprises-tu le machiniste et les autres dont j'ai parlé ? Je sais bien que tu vas me dire que tu es meilleur qu'eux, et de meilleure famille, mais si par meilleur il ne faut pas entendre ce que j'entends, et si toute la vertu consiste à mettre en sûreté sa personne et ses biens, ton mépris pour le machiniste, le médecin et les autres arts dont le but est de veiller à notre conservation, est digne de risée. Mais, mon cher, prends garde que le beau, que le bon ne soit autre chose que d'assurer le salut des autres et le sien. En effet, celui qui est vraiment homme ne doit point souhaiter de vivre, si longtemps que l'on suppose, ni témoigner de l'attachement pour la vie ; mais laissant à Dieu le soin de tout cela, et ajoutant foi à ce que disent les femmes, que personne n'a jamais échappé à la destinée, il faut voir après cela de quelle manière on s'y prendra pour passer le mieux qu'il est possible le temps qu'on a à vivre. Est-ce en se conformant aux moeurs du gouvernement sous lequel on vit ? Il faut donc que, dès ce moment, tu t'efforces de ressembler le plus qu'il se peut au peuple d'Athènes, si tu veux lui être cher, et avoir un grand crédit dans cette ville. Vois si c'est là ton avantage et le mien. Mais il est à craindre, mon cher ami, qu'il ne nous arrive la même chose qui arrive, dit-on, aux femmes de Thessalie, lorsqu'elles font descendre la lune, et que nous ne puissions faire choix d'une telle puissance dans Athènes, qu'aux dépens de ce que nous avons de plus cher. Et si tu crois que quelqu'un au monde t'apprendra le secret de devenir puissant dans cette ville, sans avoir aucun trait de ressemblance avec le gouvernement, que cette ressemblance soit pour toi un bien, ou plutôt un mal, comme je le pense, tu te trompes, Calliclès. Car il ne suffit pas de contrefaire les Athéniens ; il faut être né avec un caractère tel que le leur, pour contracter une amitié réelle avec eux, comme avec le fils de Pyrilampe. Ainsi quiconque te donnera une parfaite conformité avec eux fera de toi un politique et un orateur, ce qui est l'objet de tes désirs. Les hommes, en effet, se plaisent aux discours qui se rapportent à leur caractère, et tout ce qui y est étranger les offense : à moins, mon cher ami, que tu ne sois d'un autre avis. Avons-nous quelque chose à opposer à cela, Calliclès ?

CALLICLES
Je ne sais comment, Socrate, il me paraît que tu as raison ; mais avec tout cela je suis dans le même cas que la plupart de ceux qui t'écoutent : tu ne me persuades point.

SOCRATE
Cela vient, Calliclès, de ce que l'amour du peuple et du fils de Pyrilampe, enraciné dans ton âme, combat mes raisons. Mais si nous réfléchissons ensemble plus souvent et plus à fond sur les mêmes objets, peut-être te rendras-tu. Rappelle-toi donc ce que nous avons dit, qu'il y a deux façons de cultiver le corps et l'âme ; l'une qui a pour but le plaisir, l'autre qui se propose le bien, et loin de chercher à les flatter, combat au contraire leurs inclinations. N'est-ce pas là ce que nous avons distinctement expliqué ci-dessus ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Celle qui ne vise qu'à la volupté est basse, et n'est autre chose qu'une flatterie pure. N'est-ce pas ?

CALLICLES
A la bonne heure, puisque tu le veux.

SOCRATE
Au lieu que l'autre ne pense qu'à rendre meilleur l'objet de nos soins, soit le corps, soit l'âme.

CALLICLES
Sans doute.

SOCRATE
N'est-ce pas ainsi que nous devons entreprendre la culture de l'Etat et des citoyens, en travaillant à les rendre aussi bons qu'il est possible ? puisque, sans sans cela, comme nous l'avons vu plus haut, tout autre service qu'on leur rendrait ne leur serait d'aucune utilité ; à moins que l'âme de ceux à qui on doit procurer de grandes richesses, ou un accroissement de leur domaine, ou quelque autre genre de puissance, ne soit bonne et honnête. Poserons-nous cela pour certain ?

CALLICLES
Je le veux bien, si cela te fait plaisir.

SOCRATE
Si nous nous excitions mutuellement, Calliclès, à nous charger de quelque entreprise publique, par exemple, de la construction des murs, des arsenaux, des temples, des édifices les plus considérables, ne serait-il point à propos de nous sonder nous-mêmes, et d'examiner en premier lieu si nous sommes habiles ou non dans l'architecture, et de qui nous avons appris cet art ? Cela serait-il nécessaire ou non ?

CALLICLES
Sans contredit.

SOCRATE
La seconde chose qu'il faudrait examiner, n'est-ce pas si nous avons bâti de notre chef quelque maison pour nous ou pour nos amis, et si cette maison est bien ou mal construite ? Et, cet examen fait, si nous trouvions que nous avons eu des maîtres habiles et célèbres, que sous leur direction nous avons bâti un grand nombre de beaux édifices, et beaucoup d'autres aussi par nous-mêmes, depuis que nous avons quitté nos maîtres, les choses étant ainsi, il n'y aurait que de la prudence à nous charger des ouvrages publics ; si, au contraire, nous ne pouvions dire quels ont été nos maîtres, ni montrer aucun bâtiment de notre façon ; ou si nous en montrions plusieurs, mais mal entendus, ce serait une folie de notre part d'entreprendre aucun ouvrage public, et de nous y encourager l'un l'autre. Avouerons-nous que cela est bien dit, ou non ?

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
N'en est-il pas de même de toutes les autres choses ? par exemple, si nous avions dessein de servir le public en qualité de médecins, et que nous nous y portassions mutuellement, comme étant suffisamment versés dans cet art ; ne nous étudierions-nous point de part et d'autre, toi et moi ? Voyons, dirais-tu, comment Socrate lui-même se porte, et si quelque autre, libre ou esclave, a été guéri de quelque maladie par les soins de Socrate. J'en ferais autant, je pense, par rapport à toi. Et, s'il se trouvait que nous n'avons rendu la santé à personne, ni étranger, ni citoyen, ni homme, ni femme, au nom de Jupiter, Calliclès, ne serait-ce pas véritablement une chose ridicule, que des hommes en vinssent à cet excès d'extravagance, de vouloir, comme l'on dit, faire sur la cruche même l'apprentissage du métier de potier, de se consacrer au service du public, et d'exhorter les autres à en faire autant, avant que d'avoir fait en particulier plusieurs coups d'essai suffisants, avant d'avoir réussi un bon nombre de fois, et d'avoir suffisamment exercé leur art ? Ne juges-tu pas qu'une pareille conduite serait insensée ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Maintenant donc, ô le meilleur des hommes ! que tu commences depuis peu à te mêler des affaires publiques, que tu m'engages à t'imiter, et que tu me reproches de n'y prendre aucune part, ne nous examinerons-nous point l'un l'autre ? Voyons un peu : Calliclès a-t-il par le passé rendu quelque citoyen meilleur ? Est-il quelqu'un qui, étant auparavant méchant, injuste, libertin et insensé, soit devenu honnête homme par les soins de Calliclès, étranger, citoyen, esclave ou homme libre ? Dis-moi, Calliclès, si on te questionnait là-dessus, que répondrais-tu ? Diras-tu que ton commerce a rendu quelqu'un meilleur ? As-tu honte de me déclarer si, n'étant que simple particulier, et avant que de te mêler du gouvernement de l'Etat, tu as fait quelque chose de semblable ?

CALLICLES
Tu es un disputeur, Socrate.

SOCRATE
Ce n'est point par esprit de dispute que je t'interroge, mais dans le désir sincère d'apprendre comment tu crois qu'on doit se conduire chez nous dans l'administration publique : et si en te mêlant des affaires de l'Etat, tu te proposeras un autre objet que de faire de nous des citoyens accomplis. Ne sommes-nous pas convenus déjà plusieurs fois que tel doit être le but du politique ? En sommes-nous tombés d'accord ou non ? Réponds. Nous en sommes tombés d'accord, puisqu'il faut que je réponde pour toi. Si donc tel est l'avantage que l'homme de bien doit tâcher de procurer à sa patrie, réfléchis un peu, et dis-moi s'il te semble encore que ces personnages dont tu parlais il y a quelque temps, Périclès, et Cimon, et Miltiade, et Thémistocle, aient été de bons citoyens.

CALLICLES
Sans doute.

SOCRATE
S'ils ont été bons citoyens, il est évident, par conséquent, qu'ils ont rendu leurs compatriotes meilleurs, de pires qu'ils étaient auparavant. L'ont-il fait ou non ?

CALLICLES
Ils l'ont fait.

SOCRATE
Lorsque Périclès commença à parler en public, les Athéniens étaient donc plus mauvais que quand il les harangua pour la dernière fois ?

CALLICLES
Peut-être.

SOCRATE
Il ne faut pas dire peut-être, mon cher : cela suit nécessairement de nos aveux, s'il est vrai que Périclès fût un bon citoyen.

CALLICLES
Eh bien ! qu'est-ce que cela fait ?

SOCRATE
Rien. Mais dis-moi de plus : est-ce l'opinion commune que les Athéniens sont devenus meilleurs par les soins de Périclès ? ou, tout au contraire, qu'il les a corrompus ? J'entends dire en effet que Périclès a rendu les Athéniens paresseux, lâches, babillards et intéressés, ayant le premier soudoyé les troupes.

CALLICLES
Tu entends tenir ce langage, Socrate, à ceux qui ont les oreilles froissées.

SOCRATE
Du moins, ce qui suit n'est pas un ouï-dire. Je sais certainement, et tu sais toi-même que Périclès s'acquit au commencement une grande réputation, et que les Athéniens, dans le temps qu'ils étaient plus méchants, ne rendirent contre lui aucune sentence infamante : mais que sur la fin de la vie de Périclès, quand ils furent devenus bons et vertueux par son moyen, ils le condamnèrent pour cause de péculat, et que peu s'en fallut qu'ils ne le condamnassent à mort, sans doute comme un mauvais citoyen.

CALLICLES
Quoi donc ! Périclès était-il tel pour cela ?

SOCRATE
On tiendrait pour méchant gardien tout homme qui aurait des ânes, des chevaux, des boeufs à garder, s'il lui ressemblait, et si ces animaux devenus féroces entre ses mains, ruaient, frappaient de la corne, mordaient, quoiqu'ils ne fissent rien de semblable lorsqu'on les lui a confiés. Ne juges-tu pas en effet qu'on s'entend mal à gouverner quelque animal que ce soit, quand, l'ayant reçu doux, on le rend plus intraitable qu'on ne l'a reçu ? Est-ce ton avis ou non ?

CALLICLES
Je le veux bien, pour te faire plaisir.

SOCRATE
Fais-moi donc encore le plaisir de me dire si l'homme est ou n'est pas dans la classe des animaux ?

CALLICLES
Comment n'en serait-il pas ?

SOCRATE
N'est-ce point des hommes que Périclès prenait soin ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Eh bien ! ne fallait-il pas, comme nous en sommes convenus, que d'injustes qu'ils étaient, ils devinssent plus justes sous sa conduite, puisqu'il en prenait soin, s'il eût été réellement bon politique ?

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
Mais les justes sont doux, comme dit Homère, et toi, qu'en dis-tu ? ne penses-tu pas de même ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Or, Périclès les a rendus plus féroces qu'ils n'étaient quand il s'en est chargé, et cela contre lui-même, la chose du monde la plus contraire à ses intentions.

CALLICLES
Veux-tu que je te l'accorde ?

SOCRATE
Oui, si tu trouves que je dis vrai.

CALLICLES
Soit donc.

SOCRATE
Et les rendant plus féroces, ne les a-t-il pas, conséquemment, rendus plus injustes et plus méchants ?

CALLICLES
Soit.

SOCRATE
Ainsi Périclès n'était point, à ce compte, un bon politique.

CALLICLES
Tu le dis.

SOCRATE
Et toi aussi assurément, si on en juge par tes aveux. Dis-moi encore au sujet de Cimon : ceux dont il prenait soin ne lui firent-ils pas subir la peine de l'ostracisme, afin d'être dix ans entiers sans entendre sa voix ? Ne tinrent-ils pas la même conduite à l'égard de Thémistocle, et, de plus, ne le condamnèrent-ils point au bannissement ? Pour Miltiade, le vainqueur de Marathon, ils le condamnèrent à être précipité dans la fosse, et sans le premier prytane, il y eût été jeté. Cependant, s'ils avaient tous été de bons citoyens, comme tu le prétends, il ne leur serait jamais arrivé rien de semblable. Il n'est pas naturel que les habiles conducteurs de chars ne tombent point de leurs chevaux dans les commencements, et qu'ils en tombent, après avoir rendu leurs chevaux plus dociles, et être devenus eux mêmes meilleurs cochers. C'est ce qui n'arrive ni dans la conduite des chars, ni dans aucune autre action. Qu'en penses-tu ?

CALLICLES
Non, en effet.

SOCRATE
Ce qui a été dit plus haut était donc vrai, à ce qu'il paraît, que nous ne connaissons aucun homme de cette ville qui ait été bon politique. Tu avouais toi-même qu'il n'y en a point aujourd'hui ; mais tu soutenais qu'il y en a eu autrefois ; et tu as nommé par préférence ceux dont je viens de parler. Or nous avons vu qu'ils n'ont aucun avantage sur ceux de nos jours. C'est pourquoi, s'ils étaient orateurs, ils n'ont fait usage ni de la véritable rhétorique, car jamais ils ne seraient déchus de leur puissance, ni de la rhétorique flatteuse.

CALLICLES
Cependant, Socrate, il s'en faut de beaucoup qu'aucun des politiques d'aujourd'hui exécute d'aussi grandes choses que tel de ceux-là qu'il te plaira.

SOCRATE
Aussi, mon cher, je ne les méprise pas en qualité de serviteurs du peuple : il me paraît, au contraire, qu'à cet égard ils l'emportent sur ceux de nos jours, et qu'ils ont montré plus d'industrie à procurer au peuple ce qu'il désirait. Mais pour ce qui est de faire changer d'objet à ses désirs, de ne pas lui permettre de les satisfaire, et de tourner les citoyens, soit par voie de persuasion, soit par voie de contrainte, vers ce qui pouvait les rendre meilleurs, c'est en quoi il n'y a, pour ainsi dire, aucune différence entre eux et ceux d'à présent. Voilà toutefois la seule entreprise digne d'un bon citoyen. A l'égard des vaisseaux, des murailles, des arsenaux et de beaucoup d'autres choses semblables, je conviens avec toi que ceux du temps passé s'entendaient mieux à nous procurer tout cela que ceux de nos jours. Mais il nous arrive, à toi et à moi, une chose plaisante dans cette dispute. Depuis le temps que nous conversons, nous n'avons pas cessé de tourner autour du même objet, et nous ne nous entendons pas l'un l'autre. Je m'imagine donc que tu as souvent avoué et reconnu que par rapport au corps et à l'âme il y a deux manières de les soigner ; l'une servile, qui se propose de fournir par tous les moyens possibles des aliments aux corps, lorsqu'ils ont faim, de la boisson, lorsqu'ils ont soif, des vêtements pour le jour et pour la nuit, et des chaussures, lorsqu'ils ont froid, en un mot toutes les autres choses dont le corps peut avoir besoin. Je me sers exprès de ces images, afin que tu comprennes mieux ma pensée. Lorsqu'on est en état de fournir à ces besoins, comme marchand, comme trafiquant, comme artisan de quelqu'une de ces choses, boulanger, cuisinier, tisserand, cordonnier, tanneur, il n'est pas surprenant qu'étant tel on s'imagine être le pourvoyeur des nécessités du corps, et qu'on soit regardé sur ce pied par quiconque ignore qu'outre tous ces arts, il y en a un dont les parties sont la gymnastique et la médecine, auquel l'entretien du corps appartient véritablement ; que c'est à lui qu'il convient de commander à tous les autres arts, et de se servir de leurs ouvrages, parce qu'il sait ce qu'il y a dans le boire et le manger de salutaire et de nuisible à la santé, et que les autres arts l'ignorent. C'est pourquoi il faut qu'en ce qui concerne le soin du corps, les autres arts soient réputés des fonctions serviles et basses ; et que la gymnastique et la médecine tiennent, comme il est juste, le rang de maîtresses. Que les mêmes choses aient lieu à l'égard de l'âme, il me paraît quelquefois que tu comprends que telle est ma pensée ; et tu me fais des aveux comme un homme qui entend parfaitement ce que je dis. Mais tu ajoutes un moment après qu'il y a eu dans cette ville d'excellents hommes d'Etat ; et quand je te demande lesquels, tu me présentes des hommes qui, pour les affaires politiques, sont précisément tels que, si, te demandant quels ont été ou quels sont les gens habiles dans la gymnastique et capables de bien dresser les corps, tu me nommais très sérieusement Théarion le boulanger, Mithécos qui a écrit sur la cuisine de Sicile, et Sarambos le marchand de vin ; prétendant qu'ils ont excellé dans l'art de traiter les corps, parce qu'ils savaient apprêter admirablement, l'un le pain, l'autre les ragoûts, le troisième le vin. Peut-être te fâcherais-tu contre moi, si je te disais à ce sujet : Tu n'as, mon cher ami, nulle idée de la gymnastique ; tu me nommes des serviteurs de nos besoins, dont toute l'occupation est de les satisfaire, mais qui ne connaissent point ce qu'il y a de bon et d'honnête en ce genre ; qui, après avoir rempli de toutes sortes d'aliments et engraissé le corps des hommes, et en avoir reçu des éloges, finissent par ruiner jusqu'à leur tempérament primitif. Ceux-ci, vu leur ignorance, n'accuseront point ces soutiens de leur gourmandise d'être cause des maladies qui leur surviennent et de la perte de leur premier embonpoint : mais ils en rejetteront la faute sur ceux qui se trouvent présents alors, et leur ont donné quelques conseils. Et lorsque les excès de bouche qu'ils ont faits, sans aucun égard pour leur santé, auront amené longtemps après des maladies, ils s'en prendront à ces derniers, les blâmeront, et leur feront du mal, s'ils en sont capables ; pour les premiers, au contraire, qui sont la vraie cause de leurs maux, ils les combleront de louanges. Or, voilà précisément la conduite que tu tiens à présent, Calliclès. Tu exaltes des hommes qui ont fait faire bonne chère aux Athéniens, en leur servant tout ce qu'ils désiraient. Ils ont agrandi l'Etat, disent les Athéniens ; mais ils ne s'aperçoivent pas que cet agrandissement n'est qu'une enflure, une tumeur pleine de corruption ; et que c'est là tout ce qu'ont fait ces anciens politiques, pour avoir rempli la cité de ports, d'arsenaux, de murailles, de tributs et d'autres sottises semblables, sans y joindre la tempérance et la justice. Lors donc que la maladie se déclarera, ils s'en prendront à ceux qui se mêleront pour lors de leur donner des conseils, et ils n'auront que des éloges pour Thémistocle, Cimon et Périclès, les vrais auteurs de leurs maux. Peut-être se saisiront-ils de toi, si tu n'es sur tes gardes, et de mon ami Alcibiade, quand, outre leurs acquisitions, ils auront perdu leurs anciens domaines, quoi, que vous ne soyez point les premiers auteurs, mais peut-être les coopérateurs de leur chute. Au reste, je vois qu'il se passe aujourd'hui une chose tout à fait déraisonnable, et j'en entends dire autant des hommes qui nous ont précédés. Je remarque, en effet, que, quand la ville punit quelqu'un de ceux qui se mêlent des affaires publiques, comme coupable de malversation, ils s'emportent et se plaignent amèrement des mauvais traitements qu'on leur fait, après les services sans nombre qu'ils ont rendus à l'Etat. Est-ce donc injustement, comme ils le prétendent, que le peuple les fait périr ? Non, rien n'est plus faux. Jamais un homme à la tête d'un Etat ne peut être injustement opprimé par l'Etat qu'il gouverne. Mais il paraît qu'il en est de ceux qui se donnent pour politiques, comme des sophistes. Car les sophistes, gens habiles d'ailleurs, tiennent à certain égard une conduite dépourvue de bon sens. En même temps qu'ils font profession d'enseigner la vertu, ils accusent souvent leurs élèves d'être coupables envers eux d'injustice, en ce qu'ils les frustrent, de l'argent qui leur est dû, et ne témoignent pour eux aucune sorte de reconnaissance, après les bienfaits qu'ils en ont reçus. Or, y a-t-il rien de plus inconséquent qu'un pareil discours ? Ne juges-tu pas toi-même, mon cher ami, qu'il est absurde de dire que des hommes devenus bons et justes par les soins de leur maître, et dans l'âme de qui l'injustice a fait place à la justice, agissent injustement par un vice qui n'est plus en eux ? Tu m'as réduit, Calliclès, à faire une harangue dans les formes, en refusant de me répondre.

CALLICLES
Quoi donc ! ne pourrais-tu point parler à moins qu'on ne te réponde ?

SOCRATE
Il y a apparence que je le puis, puisque je m'étends à présent en longs discours, depuis que tu ne veux plus me répondre. Mais, mon cher, au nom de Jupiter qui préside à l'amitié, dis-moi, ne trouves-tu point absurde qu'un homme qui se vante d'en avoir rendu un autre vertueux, se plaigne de lui comme d'un méchant, tandis que par ses soins il est devenu, et qu'il est réellement bon ?

CALLICLES
Cela me paraît absurde.

SOCRATE
N'est-ce pas pourtant le langage que tu entends tenir à ceux qui font profession de former les hommes à la vertu ?

CALLICLES
Il est vrai : mais que peut-on attendre autre chose de gens méprisables, tels que les sophistes ?

SOCRATE
Eh bien ! que diras-tu de ceux qui, se vantant d'être à la tête d'un Etat et de donner tous leurs soins à le rendre très vertueux, l'accusent ensuite à la première occasion, d'être très corrompu ? Crois-tu qu'il y ait quelque différence entre eux et les précédents ? Le sophiste et l'orateur, mon cher, sont la même chose, ou deux choses très ressemblantes, comme je le disais à Polus. Mais, faute de connaître cette ressemblance, tu penses que la rhétorique est ce qu'il y a de plus beau au monde, et tu méprises la profession de sophiste. Dans la vérité cependant, la sophistique est d'autant plus belle que la rhétorique, que la fonction de législateur l'emporte sur celle de juge, et la gymnastique sur la médecine. Et je croyais, pour moi, que les sophistes et les orateurs étaient les seuls qui n'eussent aucun droit de reprocher au sujet qu'ils forment d'être mauvais à leur égard ; ou qu'en l'accusants ils s'accusaient eux-mêmes de n'avoir fait aucun bien à ceux qu'ils se vantent de rendre meilleurs. Cela n'est-il pas vrai ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Ce sont aussi les seuls qui pourraient n'exiger aucune récompense des avantages qu'ils procurent, si ce qu'ils disent était vrai. En effet, quelqu'un qui aurait reçu toute autre espèce de bienfait, par exemple, qui serait devenu léger à la course par les soins d'un maître de gymnase, serait peut-être capable de le frustrer de la reconnaissance qu'il lui doit, si le maître de gymnase la laissait à sa discrétion, et qu'il n'eût pas fait avec lui une convention pour le prix, en vertu de laquelle il reçoit de l'argent en même temps qu'il lui communique l'agilité. Car ce n'est point, je pense, la lenteur à la course, mais l'injustice qui fait les hommes méchants. N'est-ce pas ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Si donc quelqu'un détruisait ce principe de méchanceté, je veux dire l'injustice, il n'aurait point à craindre qu'on se comportât injustement à son égard : et il serait le seul qui pourrait en sûreté placer son bienfait gratuitement, s'il était réellement en son pouvoir de rendre les hommes vertueux. N'en conviens-tu pas ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
C'est probablement pour cette raison qu'il n'y a nulle honte à recevoir un salaire pour les autres conseils que l'on donne, touchant l'architecture, par exemple, ou tout autre art semblable.

CALLICLES
Il y a apparence.

SOCRATE
Au lieu que, si l'on a pour objet d'inspirer à un homme toute la vertu qu'il peut avoir, et de lui apprendre à gouverner parfaitement sa famille ou sa patrie, on tient pour une chose honteuse de refuser ses conseils, à moins qu'on ne nous donne de l'argent. N'est-ce pas ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Et il est évident que la raison de cette différence c'est que, de tous les bienfaits, celui-là est le seul qui porte la personne qui l'a reçu à désirer de faire du bien à son tour à son bienfaiteur : en sorte que l'on regarde comme un bon signe de donner à l'auteur d'un tel bienfait des marques de sa reconnaissance, et comme un mauvais signe de ne lui en donner aucune. La chose n'est-elle pas ainsi ?

CALLICLES
Oui.

SOCRATE
Explique-moi donc nettement à laquelle de ces deux manières de prendre soin de l'Etat tu m'invites, si c'est à combattre les penchants des Athéniens, dans la vue d'en faire d'excellents citoyens, en qualité de médecin, ou à être le serviteur de leurs passions, et à ne traiter avec eux qu'à dessein de les flatter. Dis-moi là-dessus la vérité, Calliclès : il est juste qu'ayant débuté par me parler avec franchise, tu continues jusqu'au bout à me dire ce que tu penses. Ainsi, réponds-moi sincèrement et généreusement.

CALLICLES
Je dis donc que je t'invite à être le serviteur des Athéniens.

SOCRATE
C'est-à-dire, très généreux Calliclès, que tu exhortes à devenir leur flatteur.

CALLICLES
Si tu aimes mieux les traiter de Mysiens, Socrate, à la bonne heure. Mais si tu ne prends le parti de les flatter...

SOCRATE
Ne me répète point ce que tu m'as déjà dit souvent, que le premier venu me mettra à mort, si tu ne veux pas que je te répète à mon tour que ce sera un méchant qui fera mourir un homme de bien : ni qu'il me ravira ce que je puis posséder, afin que je ne te dise point que, m'ayant dépouillé de mes biens, il ne saura quel usage en faire ; mais que, comme il me les aura ravis injustement, il en usera de même injustement ; et si injustement, d'une manière laide, et, par conséquent, mal.

CALLICLES
Tu me parais, Socrate, être dans la ferme confiance qu'il ne t'arrivera rien de semblable, comme si tu étais éloigné de tout danger, et qu'aucun homme, très méchant peut-être et très-méprisable, ne pût te traîner devant les tribunaux.

SOCRATE
Je serais à coup sûr insensé, Calliclès, si je ne croyais que, dans une ville comme Athènes, il n'est personne qui ne soit exposé à toutes sortes d'accidents. Mais ce que je sais, c'est que si je parais devant quelque tribunal pour un de ces accidents dont tu me menaces, celui qui m'y citera sera un méchant homme : car jamais un citoyen vertueux ne citera en justice un innocent. Et il ne serait pas étonnant que je fusse condamné à mort. Veux-tu savoir pourquoi je m'y attends ?

CALLICLES
Je le veux bien.

SOCRATE
Je pense que je m'applique à la véritable politique avec un petit nombre d'Athéniens (pour ne pas dire que je m'y applique seul) et qu'aucun autre que moi ne remplit aujourd'hui les devoirs d'un homme d'Etat. Comme donc je ne cherche nullement à flatter ceux avec qui je m'entretiens chaque jour, que je vise au plus utile et non au plus agréable, et que je ne veux rien faire de toutes ces belles choses que tu me conseilles, je ne saurai que dire, lorsque je me trouverai devant mes juges ; et ce que je disais à Polus revient fort bien ici ; je serai jugé comme le serait un médecin accusé devant des enfants par un cuisinier. Examine, en effet, ce qu'un médecin au milieu de pareils juges aurait à dire pour sa défense, si on l'accusait en ces termes : Enfants, cet homme vous a fait beaucoup de mal : il vous perd, vous et ceux qui sont plus jeunes que vous, et vous jette dans le désespoir, vous coupant, vous brûlant, vous amaigrissant et vous étouffant : il vous donne des potions très amères, et vous fait mourir de faim et de soif. Il ne vous sert pas, comme moi, des mets de toute espèce, en grand nombre et agréables au goût. Encore un coup, que penses-tu que dirait un médecin dans un danger si pressant ? Répondra-t-il, ce qui est vrai : Enfants, je n'ai fait tout cela que pour vous conserver la santé. Comment crois-tu que de tels juges se récrieront sur cette réponse ? de toutes leurs forces, n'est-ce pas ?

CALLICLES
Il y a tout lieu de le croire.

SOCRATE
Ce médecin donc ne se trouvera-t-il pas, à ton avis, dans le plus grand embarras sur ce qu'il doit dire ?

CALLICLES
Assurément.

SOCRATE
Je sais bien que la même chose m'arriverait, si je comparaissais en justice. Car je ne pourrai parler aux juges des plaisirs que je leur ai procurés, plaisirs qu'ils comptent pour autant de bienfaits et de services : et je ne porte envie ni à ceux qui les procurent, ni à ceux qui en jouissent. Si on m'accuse, ou de corrompre la jeunesse, en remplissant son esprit de doutes, ou de parler mal des citoyens d'un âge plus avancé, tenant sur leur compte des discours mordants, soit en particulier, soit en public, je ne pourrai pas dire, comme il est vrai, que si j'agis et parle de la sorte, c'est avec justice, ayant en vue votre avantage, ô juges, et rien autre chose. Ainsi, je dois m'attendre à tout ce qu'il plaira au sort d'ordonner.

CALLICLES
Juges-tu, Socrate, qu'il soit beau pour un citoyen d'être dans une semblable position, qui le met hors d'état de se secourir lui-même ?

SOCRATE
Oui, Calliclès, pourvu qu'il puisse répondre d'une chose dont tu es convenu plus d'une fois : pourvu dis-je, qu'il puisse produire pour sa défense de n'avoir aucun discours, aucune action injuste à se reprocher, ni envers les dieux, ni envers les hommes. Car nous avons reconnu souvent que ce secours est pour lui le plus puissant de tous. Si l'on me prouvait donc que je suis incapable de me donner ce secours à moi-même, ou à quelque autre, je rougirais d'être pris en défaut sur ce point, devant peu comme devant beaucoup de personnes, et même vis-à-vis de moi seul ; et je serais au désespoir qu'une pareille impuissance fût cause de ma mort. Mais si je perdais la vie, faute d'avoir quelque usage de la rhétorique flatteuse, je suis bien sûr que tu me verrais supporter la mort de bonne grâce. Aussi bien personne ne craint-il la mort, à moins qu'il ne soit tout à fait insensé et lâche. Ce qu'on craint, c'est de commettre l'injustice, puisque le plus grand des malheurs est de descendre aux enfers avec une âme chargée de crimes. J'ai envie, si tu le souhaites, de te prouver par un récit que la chose est ainsi.

CALLICLES
Puisque tu as achevé tout le reste, achève encore ceci.

SOCRATE
Ecoute donc, comme l'on dit, un beau récit, que tu prendras, à ce que j'imagine, pour une fable et que je crois être une vérité. Car je te donne pour vrai ce que je vais dire. Jupiter, Neptune et Pluton partagèrent ensemble l'Empire, comme Homère le rapporte après l'avoir reçu des mains de leur père. Or, du temps de Saturne, c'était une loi parmi les hommes, qui a toujours subsisté et subsiste encore parmi les dieux, que celui des mortels qui avait mené une vie juste et sainte allât après sa mort dans les îles Fortunées, où il jouissait d'un bonheur parfait, à l'abri de tous maux : qu'au contraire celui qui avait vécu dans l'injustice et dans l'impiété allât dans un lieu de punition et de supplice, appelé Tartare. Sous le règne de Saturne, et dans les premières années de celui de Jupiter, ces hommes étaient jugés vivants par des juges vivants, qui prononçaient sur leur sort le jour même qu'ils devaient mourir. Aussi ces jugements se rendaient-ils mal. C'est pourquoi Pluton et les gouverneurs des îles Fortunées, étant allés trouver Jupiter, lui dirent qu'on leur envoyait des hommes qui ne méritaient ni les récompenses, ni les châtiments qu'on leur avait assignés. Je ferai cesser cette injustice, répondit Jupiter. Ce qui fait que les jugements se rendent mal aujourd'hui, c'est qu'on juge les hommes tout vêtus : car on les juge lorsqu'ils sont en vie. Ainsi, poursuivit-il, plusieurs dont l'âme est corrompue sont revêtus de beaux corps, de noblesse, de richesses ; et lorsqu'il est question de prononcer, il se présente une foule de témoins en leur faveur, prêts à attester qu'ils ont bien vécu. Les juges se laissent éblouir par tout cela ; et, de plus, eux-mêmes jugent vêtus, ayant devant leur âme des yeux, des oreilles et toute la masse du corps qui les enveloppe. Leurs vêtements, par conséquent, et ceux des personnes qu'ils jugent sont pour eux autant d'obstacles. Ainsi, il faut commencer, dit-il, par ôter aux hommes la prescience de leur dernière heure ; car maintenant ils la connaissent d'avance. J'ai déjà donné mes ordres à Prométhée, afin qu'il les dépouille de ce privilège. En outre, je veux qu'on les juge dans une nudité entière de ce qui les environne : et qu'à cet effet ils ne soient jugés qu'après leur mort. Il faut encore que le juge lui-même soit nu, mort, et qu'il examine immédiatement par son âme l'âme d'un chacun, dès qu'il sera mort, et que, séparé de sa parenté, il aura laissé tout cet attirail sur la terre, afin que le jugement soit équitable. J'étais instruit de cet abus avant vous : en conséquence, j'ai établi pour juges trois de mes fils, deux d'Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, Eaque. Lorsqu'ils seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie, à l'endroit où aboutissent trois chemins, dont un conduit aux îles Fortunées et un autre au Tartare. Rhadamanthe jugera les hommes de l'Asie, Eaque ceux de l'Europe ; je donnerai à Minos l'autorité suprême pour décider en dernier ressort dans les cas où ils se trouveraient embarrassés l'un ou l'autre, afin que la sentence touchant le terme auquel les hommes doivent aboutir après la mort soit portée avec toute l'équité possible. Tel est, Calliclès, le récit que j'ai entendu et que je tiens pour vrai. En raisonnant sur ce discours, voici ce qui me paraît en résulter. La mort n'est autre chose, à ce que je pense, que la séparation de ces deux choses, l'âme et le corps. Au moment qu'elles sont séparées l'une de l'autre, chacune d'elles n'est pas beaucoup différente de ce qu'elle était du vivant de l'homme. Le corps conserve sa nature et les vestiges bien marqués des soins qu'on a pris de lui, ou des accidents qu'il a éprouvés : par exemple, si quelqu'un étant en vie avait un grand corps, qu'il le tînt de la nature ou de l'éducation, ou de l'une et de l'autre, après sa mort son cadavre est grand ; s'il avait de l'embonpoint, son cadavre en a aussi ; et ainsi du reste. Pareillement, s'il avait pris plaisir à cultiver sa chevelure, son cadavre a beaucoup de cheveux. Si c'était un homme à étrivières, qui portât sur son corps les traces et les cicatrices des coups de fouet ou de toute autre blessure, lorsqu'il est mort, on peut voir les mêmes traces sur son cadavre. S'il avait quelque membre rompu ou disloqué durant sa vie, ces défauts sont encore visibles après sa mort. En un mot, tel on s'est étudié à être pendant la vie en ce qui concerne le corps, tel on est en tout ou en grande partie, durant un certain temps, après la mort. Or, il me paraît, Calliclès, que c'est la même chose à l'égard de l'âme ; et que quand elle est dépouillée de son corps, elle porte les marques évidentes de son caractère, et des affections diverses que chacun a éprouvées dans son âme, par suite du genre de vie qu'il a embrassé. Après donc qu'ils sont arrivés devant leur juge, comme ceux d'Asie devant Rhadamanthe, Rhadamanthe les faisant approcher examine l'âme de chacun, sans savoir de qui elle est. Et souvent ayant entre les mains le grand roi, ou quelque autre souverain ou potentat, il découvre qu'il n'y a rien de sain en son âme, mais que les parjures et les injustices l'ont en quelque sorte flagellée et couverte de cicatrices, dont chaque action a gravé l'empreinte sur son âme ; que le mensonge et la vanité y ont tracé mille détours obliques, et qu'il n'y a rien de droit en elle, parce qu'elle a été élevée loin de la vérité. Il voit que la puissance sans bornes, la vie molle et licencieuse, une conduite déréglée ont rempli cette âme de désordre et d'infamie. Dès qu'il a vu tout cela, il l'envoie honteusement à la prison, où elle ne sera pas plutôt arrivée, qu'elle subira les châtiments convenables. Or il arrive à quiconque subit une peine, et est châtié par un autre d'une manière raisonnable, ou qu'il en devient meilleur, et que la punition tourne à son avantage, ou qu'il sert d'exemple aux autres, afin qu'étant témoins des tourments qu'il souffre, ils en craignent autant pour eux, et travaillent à s'amender. Ceux qui tirent du profit des punitions qu'ils subissent de la part des dieux et des hommes sont ceux dont les fautes sont de nature à pouvoir s'expier. Mais cet amendement ne s'opère en eux, soit sur la terre, soit aux enfers, que par la voie des douleurs et des souffrances ; car il n'est pas possible d'être délivré autrement de l'injustice. Pour ceux qui ont commis les plus grands crimes, et qui, pour cette raison, sont incurables, on fait sur eux un exemple pour les autres. Leur supplice n'est pour eux d'aucune utilité, parce qu'ils sont incapables de guérison ; mais il est utile aux autres, qui voient les tourments très grands, très douloureux et effroyables, qu'ils souffrent à jamais pour leurs fautes, étant en quelque sorte suspendus dans la prison des enfers, comme un exemple qui sert tout à la fois de spectacle et d'instruction à tous les méchants qui y abordent sans cesse. Je soutiens qu'Archelaüs sera de ce nombre, si ce que Polus a dit de lui est vrai, ainsi que tout autre tyran qui lui ressemblera. Je crois même que la plupart de ceux qui sont donnés ainsi en spectacle sont des tyrans, des rois, des potentats, des hommes d'Etat. Car ce sont ceux qui, à cause du pouvoir dont ils sont revêtus, commettent les actions les plus injustes et les plus impies. Homère me rend ici témoignage. Ceux qu'il représente comme tourmentés pour toujours dans les enfers sont des rois et des potentats, tels que Tantale, Sisyphe et Tityus. Quant à Thersite, et aux autres méchants qui ont vécu dans une condition privée, aucun poète ne l'a représenté souffrant les plus grands supplices comme un coupable d'une espèce incurable ; sans doute parce qu'il n'avait pas tout pouvoir ; en quoi il était plus heureux que ceux qui pouvaient être impunément méchants. En effet, mon cher Calliclès, les plus grands scélérats se forment de ceux qui ont en main l'autorité. Rien n'empêche pourtant qu'il ne se rencontre parmi eux des hommes vertueux, et on ne saurait assez admirer ceux qui le sont. Car c'est une chose bien difficile, Calliclès, et digne des plus grandes louanges, de vivre dans la justice, lorsqu'on a une pleine liberté de mal faire ; et il s'en trouvé très peu de ce caractère. Il y a eu néanmoins, et dans cette ville et ailleurs, et il y aura sans doute encore des personnages excellents en ce genre de vertu, qui consiste à administrer suivant les règles de la justice ce qui leur est confié. De ce nombre a été Aristide, fils de Lysimaque, qui s'est acquis par là beaucoup de célébrité dans toute la Grèce ; mais la plupart des hommes au pouvoir, mon cher, deviennent méchants. Pour revenir donc à ce que je disais, lorsque quelqu'un d'eux tombe entre les mains de ce Rhadamanthe, il ne connaît nulle autre chose de lui, ni quel il est, ni quels sont ses parents, sinon qu'il est méchant ; et l'ayant connu pour tel, il le relègue au Tartare, après lui avoir mis un certain signe, selon qu'il le juge susceptible ou incapable de guérison. Arrivé au Tartare, le coupable est puni comme il mérite de l'être. D'autres fois, voyant une âme qui a vécu saintement et dans la vérité, l'âme d'un particulier, ou de quelque autre, mais surtout, comme je le pense, Calliclès, celle d'un philosophe uniquement occupé de lui-même, et qui durant sa vie a évité l'embarras des affaires, il en est ravi, et l'envoie aux îles Fortunées. Eaque en fait autant de son côté. L'un et l'autre exerce ses jugements tenant une baguette en main. Pour Minos, il est seul assis, et a inspection sur eux : il a un sceptre d'or, comme Ulysse dans Homère rapporte qu'il l'a vu, tenant un sceptre d'or, et rendant la justice aux morts. J'ajoute donc, Calliclès, une foi entière à ces discours ; et je m'étudie à paraître devant le juge avec l'âme la plus intègre. Ainsi, méprisant ce que la plupart des hommes estiment, et ne visant qu'à la vérité, je ferai mes efforts pour vivre et pour mourir, lorsque le temps en sera venu, aussi vertueux qu'il dépendra de moi. J'invite tous les autres hommes, autant que je puis, et je t'invite toi-même, à mon tour, à embrasser ce genre de vie, et à t'exercer à ce combat, le plus intéressant, à mon avis, de tous ceux d'ici-bas. Je te fais un reproche de ce que tu ne seras point en état de te secourir toi-même, lorsqu'il faudra comparaître et subir le jugement dont je parle ; de ce que, quand tu seras en présence de ton juge, le fils d'Egine, et qu'il t'aura pris et amené devant son tribunal, tu ouvriras la bouche toute grande, et perdras la tête ni plus ni moins que moi devant les juges de cette ville. Peut-être qu'alors on le frappera ignominieusement sur la joue, et que l'on te fera toutes sortes d'outrages. Tu regardes apparemment tout cela comme des contes de vieille femme et tu n'en fais nul cas. Il ne serait pas surprenant que nous n'en tinssions aucun compte, si, après bien des recherches, nous pouvions trouver quelque chose de meilleur et de plus vrai. Mais tu vois que vous trois, qui êtes les plus savants des Grecs d'aujourd'hui, toi, Polus et Gorgias, vous ne sauriez prouver qu'on doive mener une autre vie que celle qui nous sera utile quand nous serons là-bas. Au contraire, de tant de sentiments que nous avons discutés, tous les autres ont été réfutés ; et le seul qui demeure inébranlable, c'est celui-ci, qu'on doit plutôt prendre garde de faire une injustice que d'en recevoir, et qu'avant toutes choses il faut s'appliquer, non pas à paraître homme de bien, mais à l'être, tant en public qu'en particulier ; que si quelqu'un devient méchant en quelque point, il faut le châtier ; et qu'après être juste, le second bien est de le devenir, et de subir la punition qu'on a méritée ; qu'il faut fuir toute flatterie, tant pour soi-même que pour les autres, qu'ils soient en petit ou en grand nombre ; et qu'on ne doit jamais faire usage de la rhétorique, ni d'aucune autre profession, qu'en vue de la justice. Rends-toi donc à mes raisons, et suis-moi dans la route qui te conduira au bonheur dans cette vie et après ta mort, comme ce discours vient de le montrer. Souffre qu'on te méprise comme un insensé, qu'on t'insulte, si l'on veut, et même laisse-toi frapper de grand coeur de cette manière qui te paraît si outrageante. Il ne t'en arrivera aucun mal, si tu es réellement homme de bien et adonné à la pratique de la vertu. Après que nous l'aurons ainsi cultivée en commun, alors, si nous le jugeons à propos, nous nous mêlerons des affaires publiques, et, sur quelque parti que nous délibérions, nous serons plus en état de délibérer que nous ne le sommes à présent. Car il est honteux pour nous que, dans la situation où nous paraissons être, nous nous en fassions accroire, comme si nous valions quelque chose, tandis que nous changeons à tout instant de sentiment sur les mêmes objets, et cela, sur ce qu'il y a de plus important ; tant est grande notre ignorance ! Ainsi, servons-nous du discours qui nous éclaire maintenant, comme d'un guide qui nous fait voir que le meilleur parti que nous puissions suivre, c'est de vivre et de mourir dans la pratique de la justice et des autres vertus. Marchons dans la route qu'il nous trace, et engageons les autres à nous imiter. N'écoutons pas le discours qui t'a séduit, et auquel tu m'exhortes à me rendre ; car il ne vaut rien, mon cher Calliclès.


Traduction de Dacier et Grou, notes d'E. Chauvet et A. Saisset - Charpentier, Paris (1873)