Apothéose, déification d'un mortel.

Le naturalisme était le principe de la plupart des religions antiques ; mais comme les anciens peuples se représentaient leurs dieux sous les traits des hommes, ils arrivèrent aisément à croire que les hommes pouvaient devenir des dieux. Cette croyance avait pénétré à des degrés différents chez une grande partie des nations de l'ancien monde.

En Egypte, les Pharaons se donnaient le titre de «fils du soleil», les monuments nous les montrent adorant leurs prédécesseurs. Ils réunissent si bien en eux la nature divine et la nature humaine qu'on les voit quelquefois s'honorer eux-mêmes et offrir un culte à leur propre image. Les Ptolémées recueillirent avec grand soin cette part de leur héritage. Ils organisèrent solennellement dans leur capitale le culte de tous les princes qui avaient gouverné l'Egypte depuis Alexandre. La célèbre inscription de Rosette nous montre que le roi régnant, majeur ou mineur, était tenu pour dieu comme les autres et associé aux hommages que recevaient ses prédécesseurs.

Les Grecs admettaient l'existence des héros ou demi-dieux, c'est-à-dire d'êtres issus d'un dieu et d'une mortelle et participant des deux natures. Parmi les héros on rangeait ordinairement les fondateurs de villes et les éponymes de nations qui étaient devenus illustres (epônumoi, ktistai, archêgetai), et ils recevaient un culte : on leur assimila par la suite, et on admit aux mêmes honneurs des hommes remarquables par des mérites extraordinaires. Héraclès, «le favori et l'orgueil des Hellènes», fut placé dans l'Olympe, quoiqu'il eût commencé, d'après la légende généralement acceptée, par être un homme, et mis sur le même rang que les immortels. Cet exemple porta plus tard ses fruits. A l'époque de la guerre du Péloponèse, le Spartiate Lysandre, vainqueur des Athéniens, fut adoré dans l'Asie Mineure. Quand la Grèce eut perdu sa liberté, tous les tyrans qui l'asservirent reçurent tour à tour les honneurs divins. Des temples furent élevés à Flamininus, après la défaite de Philippe, et l'on composa, pour le célébrer, des hymnes qui se chantaient encore du temps de Plutarque. Après lui les mêmes hommages furent prodigués à presque tous les proconsuls, aux plus mauvais aussi bien qu'aux meilleurs. La Sicile institua des fêtes en l'honneur de Verrès, et la Cilicie bâtit un temple à son gouverneur Appius, le prédécesseur de Cicéron, qui l'avait entièrement ruinée.

C'est à Rome que l'apothéose a pris sa forme la plus régulière et la plus curieuse ; elle y a produit des conséquences religieuses et politiques fort importantes : c'est là aussi qu'il convient surtout de l'étudier. Les Romains semblaient pourtant par eux-mêmes n'être pas trop portés à mettre des hommes dans le ciel. Leur mythologie primitive contient peu de héros. On raconte que leur premier roi, Romulus, fut divinisé après sa mort et identifié avec le dieu sabin Quirinus ; mais après lui, aucun autre personnage de leur histoire légendaire n'obtint le même honneur. Le seul précédent qui pouvait autoriser chez eux l'apothéose, c'était cette croyance fort répandue qu'après sa mort le père de famille devenu dieu sous le nom de Lare protége les siens [Lares]. Comme l'Etat est constitué sur le modèle de la famille, il est naturel que le roi aussi bien que le père soit divinisé et devienne le Lare de l'Etat. Le premier prince à qui l'apothéose ait été officiellement décernée à Rome après Romulus fut Jules César. De son vivant, le sénat, qui ne savait qu'imaginer pour le flatter, avait décidé qu'on lui élèverait une statue avec cette inscription : «c'est un demi-dieu» ; puis, allant plus loin encore, on décréta qu'on lui bâtirait un temple où il serait adoré sous le nom de Jupiter Julius. Après ses funérailles, le peuple, qui le regrettait beaucoup, lui éleva un autel et une colonne de vingt pieds à l'endroit où son corps avait été brûlé, et une sorte de culte s'organisa sur cet autel improvisé. Le consul Dolabella fit détruire la colonne et disperser ceux qui venaient y prier ; mais après la victoire des Triumvirs, en 712, le sénat fut contraint de ratifier l'apothéose populaire et donna officiellement à César le nom de divus Julius. Pendant les fêtes brillantes qui furent célébrées en l'honneur du nouveau dieu, une comète parut dans le ciel. «L'apparition de cet astre, disait Auguste dans ses mémoires, parut au peuple la preuve que l'âme de César avait été reçue parmi les immortels, et lorsqu'on lui éleva plus tard une statue sur le Forum, on plaça une étoile sur sa tête. On retrouve cette étoile sur quelques médailles, ainsi que la reproduction du temple qui fut bâti à César après que le sénat l'eut proclamé dieu. Sur celle qui est reproduite à droite, on voit l'étoile au fronton du temple, et sur la frise ces mots : DIVO IVL.

L'exemple était donné. Le successeur de César, Auguste eut à se défendre contre l'empressement des peuples qui voulaient à toute force le diviniser. La conduite qu'il tint en cette occasion fut très prudente : après la victoire d'Actium, il permit à la province d'Asie et à celle de Bithynie de lui élever des temples à Pergame et à Nicomédie, mais à la condition que son culte y serait associé à celui de la déesse Rome et qu'aucun Romain n'y prendrait part. Les autres provinces profitèrent de cette permission. Vers l'époque de la guerre des Cantabres s'éleva l'autel de Tarragone et en 742 celui de Lyon, autels monumentaux, auprès desquels l'Espagne citérieure et les Gaules vinrent célébrer des fêtes en l'honneur de Rome et d'Auguste.

Quant à la conduite que tint Auguste au sujet de l'introduction de son culte dans Rome et dans l'Italie, les écrivains ne sont pas entièrement d'accord. Dion Cassius prétend que dans toute l'Italie personne n'osa lui rendre les honneurs divins de son vivant ; mais cette affirmation est démentie par les inscriptions. Elles nous montrent que, pendant qu'il vivait encore, il avait des prêtres et des temples à Pise, à Pompéi, à Assise, à Préneste, à Putéoles, et dans d'autres villes importantes ; il faut donc s'en tenir à l'opinion de Suétone qui nous dit que, tant qu'il vécut, il n'interdit son culte que dans Rome (in urbe quidem pertinacissime abstinuit hoc honore) ; encore essaya-t-on de bien des manières de lui faire violence. Il ne put empêcher que dans les chapelles domestiques ou ne lui élevât des autels où l'on venait attester sa divinité. Il avait rétabli les Compitalia et réparé les chapelles consacrées aux Lares des carrefours. Ces Lares étaient au nombre de deux, on en ajouta un troisième, le génie d'Auguste, et l'ensemble prit le nom de Lares impériaux (Lares Augusti). Ainsi, du vivant même d'Auguste, son génie, associé aux dieux Lares, reçut à Rome un culte solennel; mais tant qu'il vécut, on n'osa pas lui élever officiellement d'autel ou de temple à lui-même dans la capitale de l'empire. Ce n'est qu'après qu'il fut mort à Nola, l'an 767 de Rome (14 après JC.), qu'on lui accorda les hommages qu'il avait en partie refusés pendant sa vie. Le cérémonial qu'on imagina à cette occasion servit de précédent et fut presque toujours employé dans la suite, quand on accorda l'apothéose à quelqu'un de ses successeurs. C'est au sénat qu'était réservé le droit de reconnaître et de proclamer le nouveau dieu ; il lui revenait d'après la législation romaine. Cependant, dans la suite, les empereurs l'ont quelquefois revendiqué pour eux. Après que le sénat eut décerné l'apothéose à Auguste, son corps fut enfermé dans un cercueil couvert de tapis de pourpre et porté sur un lit d'ivoire et d'or. Au-dessus du cercueil on avait placé une image en cire, qui le représentait vivant et revêtu des ornements du triomphe.

Au Champ de Mars, on dressa un immense bûcher à plusieurs étages en forme de pyramide (pyra), orné de guirlandes, de draperies, de statues séparées par des colonnes. Le corps fut posé au sommet de la pyramide, et fut ensuite entouré par les prêtres ; puis les chevaliers, les soldats, courant tout autour du bûcher (decursio), y jetèrent les récompenses militaires qu'ils avaient obtenues pour leur valeur. Des centurions s'approchant ensuite avec des flambeaux y mirent le feu. Pendant qu'il brûlait, un aigle s'en échappa, comme pour emporter avec lui dans l'Olympe l'âme du prince. Un bûcher semblable est figuré sur un assez grand nombre de médailles impériales, notamment sur celles d'Antonin et de Marc-Aurèle. On en voit un ici, d'après une médaille frappée après la mort de Pertinax.

Les beaux bas-reliefs de la colonne Antonine présentent aussi quelques images relatives à la consécration des empereurs. Sur deux des faces du piédestal on voit la decursio : les soldats avec leurs armes, les cavaliers avec leurs enseignes courent autour du bûcher. Sur la troisième, un génie ailé, le génie de l'Univers, selon Vignoli, ou celui de l'Eternité, d'après Visconti, emporte sur ses ailes, Antonin et sa femme Faustine, divinisés tous les deux, et auprès desquels sont placés les deux aigles qui s'envolèrent du bûcher à leurs funérailles. Au-dessous du génie, Rome, dans son costume traditionnel, les regarde partir, et sur son visage se peignent à la fois le regret de les perdre et la joie des honneurs qu'ils reçoivent.

Après son apothéose, Auguste ne fut plus désigné que par le nom qu'il avait donné lui-même à César : on l'appela divus Augustus. Primitivement, le mot divus n'était pas différent de deus. Varron penchait même à croire qu'il s'appliquait plutôt aux dieux qui l'avaient toujours été, tandis que deus convenait mieux à ceux qui avaient commencé par être des hommes (dii manes), et Virgile a employé une fois ces deux mots dans le sens indiqué par Varron, mais l'usage en décida autrement. Le mot divus fut si bien réservé aux princes qui avaient été déifiés après leur mort, qu'on regarda comme un mauvais présage pour Néron qu'un consul l'eût appelé divus dans le sénat. Quelquefois, mais rarement, on donna aux princes divinisés le nom d'un dieu. On trouve, dans des inscriptions, Livie appelée Cérès, et Hadrien appelé Jupiter ; ce genre d'hommage était extrêmement usité chez les Grecs ; les Romains paraissent y avoir toujours répugné. Cependant on possède beaucoup d'images de princes et de princesses représentés avec les attributs de dieux et de déesses.

L'apothéose était ordinairement désignée par certains symboles qu'on rencontre sur les monuments et surtout sur les monnaies des empereurs déifiés. C'est notamment l'image d'un aigle ou d'un paon, soit placés sur un autel ou sur un globe céleste, soit supportant l'empereur et l'impératrice qui montent au ciel. Ces princes sont représentés eux-mêmes, avec les attributs des dieux, assis sur un trône, tenant à la main le sceptre, la foudre ou la hasta pura, portant sur la tête la couronne radiée, quelquefois surmontée du nimbe. Sur une belle médaille d'Auguste (restitution de Titus), ici reproduite à droite, on voit aussi devant l'empereur un autel allumé. A partir de Néron, la couronne radiée se retrouve même sur les monnaies des empereurs vivants.

En même temps qu'on décernait l'apothéose à Auguste, on créait, pour l'honorer, un collège de prêtres [sodales Augustales], qui se composait de vingt et un membres tirés au sort parmi les plus grands personnages de Rome et auxquels on adjoignit les membres de la famille impériale. Ce collège se choisit un président [Flamen Augustalis], qui fut Germanicus. Tibère éleva au nouveau dieu, près du Forum, un temple qui fut inauguré par Caligula ; on le voit sur des monnaies de ces deux empereurs.

Un autre temple lui fut consacré par Livie, sa femme, au Palatin : des jeux furent fondés en son honneur [Ludi Augustales]. Nous ne suivrons pas à travers l'empire, toute l'histoire de l'apothéose impériale. Qu'il nous suffise de dire qu'elle fut souvent décernée à des princes et à des princesses qui ne méritaient guère un tel honneur, comme Claude et les deux Faustines.

Cet abus donna lieu à des réclamations très vives de la part des gens sensés. On connaît la charmante satire de Sénèque contre l'apothéose de Claude (Apocoloquintose), où il le représente qui monte au ciel clopin-clopant et finirait par s'y établir, si Auguste, qui voit le tort qu'un pareil collègue peut faire à sa divinité, ne le faisait précipiter dans les enfers. On connaît aussi les vers sanglants de Lucain, dans lesquels il prétend que l'apothéose décernée aux Césars est une façon de punir les dieux d'avoir laissé périr la république. Cependant l'apothéose dura autant que l'empire ; elle survécut même au paganisme. Les premiers empereurs chrétiens furent déclarés dieux par le sénat, comme leurs prédécesseurs. Mais à ce moment l'apothéose avait à peu près perdu tout caractère religieux ; ce n'était plus qu'un hommage et une flatterie comme une autre, qu'un prince chrétien pouvait accepter sans trop de scrupule. Les habitants d'Hispellum ayant demandé à Constantin de lui élever un temple, il y consentit, «à condition, disait-il, que l'édifice qui devait porter son nom ne serait pas souillé par les pratiques coupables d'une superstition dangereuse». Ce n'était donc plus qu'un monument civil, une sorte d'hôtel de ville, où les décurions se réunissaient pour protester de leur dévouement au prince et signer des décrets en son honneur. Il est probable que l'empereur Gratien, qui refusa le premier les insignes de grand pontife, fut aussi le premier qui ne fut pas officiellement appelé dieu après sa mort.

L'apothéose a eu dans l'empire romain des conséquences politiques très graves dont il faut dire un mot en finissant. On a vu qu'Auguste avait permis aux provinces de lui bâtir des temples en compagnie de la déesse Rome. Autour de ces temples de Rome et d'Auguste se réunirent partout les députés qui formaient le conseil de la province (concilium en latin, en grec koinon). Ces réunions n'avaient lieu d'abord que pour célébrer les fêtes impériales ; mais bientôt ces conseils s'arrogèrent des prérogatives importantes. Ils envoyèrent des legati au souverain et se permirent de louer et de blâmer les administrateurs de la province. C'est par eux qu'une sorte de réveil de l'esprit provincial eut lieu dans tout l'empire. Les députés, réunis dans le temple de Rome et d'Auguste, nommaient un président qui s'appelait en Orient grand prêtre (archiereus), et en Occident prêtre ou flamine de la province. Ces grands prêtres et ces flamines finirent, quand on organisa la hiérarchie du clergé païen, sous Maximin et sous Julien, par obtenir un droit de suprématie et de surveillance sur les autres prêtres et furent à peu près ce qu'ont été plus tard les métropolitains du christianisme, qui les remplacèrent. Le culte des Césars était célébré aussi dans chaque municipe, et, il y avait à peu près les mêmes caractères qu'au chef-lieu de la province. Le flamine de l'empereur était aussi le prêtre le plus important de la ville et prenait quelquefois le titre de flamine du municipe. Enfin, s'il est vrai, comme on le croit généralement, que la corporation des Augustales, qui se composait d'affranchis et de petits négociants, s'était constituée pour rendre les honneurs divins aux empereurs, elle devait former comme le dernier échelon du culte impérial dans les provinces. C'est ainsi que le culte des Césars s'étendit à tout l'empire et, par une série d'institutions diverses qui s'adressaient aux différentes classes de la société, l'embrassa tout entière.

Article de G. Boissier