1° Des changements apportés à l'idée de fête. La fête, anniversaire historique

Si les Romains de la République ne touchèrent pas à leur calendrier primitif dans ce qu'il y avait d'essentiel, le nombre et la destination de ses jours de fête publique, en revanche, le caractère même des fêtes se modifia peu à peu : l'esprit n'attacha plus à ces jours le même sens qu'à l'origine ; la signification s'en altéra en même temps, de la même manière que la religion romaine. Aux dieux impersonnels et rustiques, sans corps et sans légende, des croyances primitives, l'influence hellénique substitua des dieux vivants, personnels, des dieux que nous pourrions appeler «politiques», ayant leur histoire et intimement mêlés aux événements de la vie romaine. Cette transformation de la divinité devait fatalement dénaturer le caractère de ses fêtes. Déjà nous avons vu que les nouvelles fêtes de temples ne sont autres que des anniversaires des «naissances des dieux», des jours où ils ont pris corps sur la terre. Mais cette révolution religieuse eut un effet rétroactif sur les anciennes fêtes. On oublia que la fête correspondait à un retour régulier de la vie rurale ou municipale, la fin des semailles ou la purification de la cité : on ne se rappela pas toujours qu'elle était le symbole de l'activité humaine confiée à la protection ou abritée contre la colère des dieux. Le sens de ces fêtes va maintenant s'adapter à la vie des dieux, puisque, désormais, on leur prête une vie : on les considérera comme rappelant un épisode de leur existence parmi les hommes, comme instituées en souvenir d'un bienfait qu'ils avaient accordés ; elles devinrent, pour la plupart des Romains, des anniversaires de l'histoire religieuse et politique.

On sait quelle place ces fêtes d'anniversaire avaient prise dans la théologie des autres peuples, par exemple chez les Hébreux. Le septième jour était devenu pour eux l'anniversaire du jour où le Seigneur s'était reposé après avoir créé le monde. La Pâque était le souvenir du jour où Dieu avait aidé son peuple à sortir d'Egypte. Les différentes fêtes traditionnelles furent peu à peu rapportées par leurs prêtres aux événements de la vie de Dieu ou de la vie d'Israël. Les Romains transformèrent, suivant le même procédé, leurs anciens jours de fête. Leur calendrier «agraire» devint, à la fin de la république, un calendrier d'«histoire sacrée». Il importe de bien noter ce changement d'ailleurs purement théologique. Car presque toutes les fêtes qui vont apparaître dans le calendrier, y compris les fêtes chrétiennes, auront ce caractère de «souvenir historique».

Cette transformation de l'idée de fête se fit à la fois dans l'esprit du populaire et dans celui des théologiens. Les érudits du temps de César et d'Auguste l'empruntèrent sans doute autour d'eux et, l'évhémérisme aidant, contribuèrent à l'établir par leurs recherches. Tout concourut ensemble : l'idée purement humaine que le peuple se faisait de ses dieux, le travail des philosophes, cherchant une origine historique aux vieilles choses de la religion, et l'instinct des poètes et des artistes, désireux de donner aux puissances divines une allure vivante et imagée. C'est ainsi que, désormais, chez Ovide, chez Denys ou Tite-Live, même chez le savant Varron, la plupart des anciennes fêtes seront expliquées par l'histoire des rapports entre les hommes et les dieux. Et parfois même, les calendriers publics enregistreront l'origine de la fête. Le jour des Poplifugia devint l'anniversaire d'une fuite tumultueuse du peuple romain, soit au temps des guerres contre les Fidénates, soit après la mort de Romulus. Les Lucaria rappelaient, dit-on, l'asile que les bois avaient donné aux Romains dans leurs guerres contre les Gaulois ; ce qui était étrangement dénaturer cette fête, qui se rattachait au culte le plus solennel de la religion des ancêtres. La fête mortuaire des Carnaria aurait été instituée par Junius Brutus lorsqu'il expulsa les Tarquins ; et le seul motif qu'on eut de faire cette attribution fut l'analogie qu'on trouva entre le nom du mois de juin où elles se célébraient, et celui de Junius Brutus. Egarés par ces puérilités étymologiques, tous les Romains tombèrent d'accord pour faire du Regifugium l'anniversaire de la fuite de Tarquin le Superbe. Il n'était pas de fête plus ancienne et plus symbolique que celle des Lupercales : mythologues et poètes s'acharnaient, au lieu de chercher à la comprendre, à la rattacher à l'histoire de Romulus. La fête des Vinalia du printemps s'expliquait d'elle-même : mais tous les Romains prétendaient que c'était Enée qui, dans le combat contre Mézence, avait voué à Jupiter, avec ce jour-là, les prémices du vin nouveau : Caton, Varron, pour ne point parler d'Ovide, qui n'est point toujours sérieux, l'affirmaient, et Verrius Flaccus inscrivit sur ses Fastes publics cette très ridicule histoire. C'est ainsi que, peu à peu, toutes ces fêtes primitives vinrent se ranger dans le cycle légendaire des premiers temps de Rome, comme autant de «voeux» promis à la divinité «méritante» par la volonté des rois et des peuples. Et ce vieux calendrier des fêtes, symbole perpétuel de la vie humaine dans sa lutte contre la nature, devint le répertoire d'une épopée nationale créée de sang-froid.

De la théorie et de la recherche, cette conception de la fête passa dans la pratique au temps de l'empereur Auguste.

2° Institution de fêtes politiques sous Auguste

L'établissement de la monarchie sous Auguste eut, en effet, comme conséquence immédiate, de transformer en fêtes perpétuelles, obligatoires pour le peuple entier, tous les anniversaires des jours heureux pour le prince. Pour la première fois depuis le roi Numa, de nouvelles fêtes publiques furent instituées, auxquelles le peuple devait participer, feriatus et coronatus, comme dit un calendrier. La destination traditionnelle des jours où on les fixa fut changée : ce que les consuls et les pontifes de la Rome républicaine n'essayèrent jamais, le régime impérial le tenta. De nouveaux jours néfastes et purs furent ajoutés aux cinquante feriae primitives. Toutes les grandes victoires de César, tous les événements glorieux ou heureux du règne d'Auguste, leurs jours de naissance à tous deux furent décrétés jours de fêtes. La journée perdit sur le calendrier sa marque primitive, N ou C ou F, pour prendre NP la note des fêtes. Feriae ex senatusconsulto, quod eo die, Imperator Caesar Augustus adoptavit filium Tiberium Caesarem, inscrivent par exemple les calendriers à la date du 26 juin, anniversaire du jour de l'adoption de Tibère par Auguste.

La première en date de ces créations fut la fête de la naissance de Jules César, instituée en l'an 12 avant notre ère. Puis, ce fut celle de la naissance d'Octave, créée en l'an 31 ou en l'an 30. Il ne semble pas que dès le début ces fêtes aient été imposées au peuple entier avec le caractère des anciennes fêtes. Le jour de la fête d'Auguste, le 23 septembre, garda quelque temps encore sa marque traditionnelle F, et ne fut inscrit dans les Fastes, comme fête publique et jour chomé NP, que dans les dernières années avant notre ère. Jusque-là on ne peut considérer cette fête que comme une fête privée, mais une fête analogue aux Parentales ou aux Caristies, célébrée le même jour dans toutes les familles et dans tous les collèges. Mais, aux abords de l'ère chréienne (entre 19 et 4 av. JC, peut-être 8 av. JC), les fêtes impériales sont définitivement organisées sur le modèle des anciennes fêtes publiques, avec la participation des magistrats, des prêtres et du peuple, et la marque consacrée NP.

Voici la liste de toutes les fêtes impériales organisées au temps d'Auguste, en l'honneur des victoires ou des jours de bonheur des deux premiers Césars :

49 et 47 av. JC 2 août         Victoires de César en Espagne et dans le Pont
48 9 août Victoire de Pharsale
47 27 mars Prise d'Alexandrie
46 6 avril Victoire de Thapsus
45 17 mars Victoire de Munda
42 12 juillet Naissance de César (date de l'institution de cette fête)
39 et 36 3 septembre Victoires d'Auguste en Sicile
31 2 septembre Victoire d'Actium
31 ou 30 23 septembre      Naissance d'Auguste (date de l'institution de cette fête)
30 1er août Prise d'Alexandrie
19 12 octobre Augustalia, retour d'Auguste
12 6 mars Auguste nommé souverain pontife
2 5 février Auguste, père de la patrie
4 apr. JC 26 juin Adoption de Tibère
14 17 septembre Apothéose d'Auguste

Toutes ces fêtes impériales sont en fait des anniversaires d'histoire politique.

Il faut ajouter que l'empereur Auguste organisa, vers le même temps, en fêtes publiques, certains anniversaires religieux, ceux des dédicaces de temples ou d'autels fondés par César ou par lui. Ce qui n'eût été, sous la République, qu'une fête locale, «la fête d'un dieu en son sanctuaire», devint souvent une fête générale du peuple romain. Voici la liste des principales fêtes de temple instituées ainsi au début du régime impérial (d'après les calendriers. Nous marquons d'un astérique les fêtes qui ne paraissent pas avoir été fixées comme publiques et inscrites NP).

46 av. JC     20 juillet Veneri Genetrici in foro Caesaris
26 septembre Ibid.
42 18 août Aedes Divi Julii
29 28 août Ara Victoriae in Curia
22 1er septembre      Jovi Tonanti in Capitolio
20 12 mai Aedicula Martis in Capitolio
13 4 juillet Arae Pacis constituta
12 28 avril Aedicula Vestae in Palatio
9 30 janvier Ara Pacis dicata
2 1er août Marti Ultori in foro Augusto
7 apr. JC 11 juin Aedes Concordiae in porticu Liviae
10 août Arae Cereri et Opi
10 16 janvier Aedes Concordiae Augustae
? 27 juin Aedes Larum Praestinum

Rien ne montre mieux que ces fêtes impériales et que la monarchie se fondait et comment elle s'organisait. Les naissances, les victoires, les guérisons du prince étaient autant de fêtes familiales célébrées dans la maison auquel ils appartenaient ; ce sont par définition des fêtes domestiques :

Invenies illic et testa domestica vobis

dit Ovide à Germanicus en parlant de ses Fastes. Mais elles sont maintenant aussi célébrées par l'Etat au même titre que les anniversaires du paterfamilias sont observés par sa famille. Les fêtes des Césars, fêtes privées d'un homme ou d'une gens, deviennent fêtes du peuple. Voilà un premier point à noter. Mais il faut bien remarquer, à côté de cela, que ces nouvelles fêtes, si politiques, si historiques, si humaines qu'elles paraissent par leur origine, ressemblent cependant à toutes les fêtes de l'histoire romaine. On aurait grand tort de les regarder comme des «fêtes nationales», instituées en faveur d'un homme ou réservées à la mémoire d'un événement. L'antiquité romaine n'eut point de fête qui ne fût par essence un jour religieux : elle n'a pas de fêtes civiles. Ces jours appartenaient toujours à un dieu, la Concorde, la Victoire, la Paix. Surtout, ils appartenaient à l'empereur, être divin ou religieux : à son âme divinisée, le divas Julius, s'il s'agissait de Jules César ; à sa puissance divine ou à son génie, Numen, Genius, s'il s'agissait d'Auguste. C'est au «Divin» ou à l'«Auguste» que vont les sacrifices, les prières et les jeux. Le 12 octobre, jour auquel Auguste revint en 19 de son voyage d'outre-mer, fut désormais appelé Augustalia, comme le 13 s'appelait Fontinalia : mais Augustus était un nom de demi-dieu, comme Fons celui d'une déesse, et au jour des Augustales on sacrifiait à la fois à la Fortune du Retour et à César Auguste, Fortunae Reduci et Caesari Augusto. Ce n'était pas encore là un jour «institué en faveur d'un homme».

Ainsi, à cette époque où la religion impériale se développait à côté de la religion gréco-romaine, les fêtes du prince prenaient leur place dans le calendrier. Le génie d'Auguste et le divin Jules ne tardèrent pas à le partager avec les autres dieux, comme Auguste partageait avec Rome le culte provincial et avec les Lares domestiques le calendrier des fêtes familiales.

Extrait de l'article Feriae du Daremberg et Saglio (1877) pp.1056-1059