Le poète commence ses chants : peuples,
écoutez les chants du poète, et qu'une
génisse tombe devant l'autel que je
célèbre. La muse romaine va disputer à
Philétas sa couronne, et l'urne sacrée va
épancher les mêmes flots que Callimaque.
Donnez-moi les parfums les plus suaves et l'encens
agréable aux dieux ; que la bandelette de laine
entoure d'un triple circuit le foyer ; répandez sur
moi une eau pure, et que ma flûte d'ivoire fasse
retentir le nouveau temple des sons majestueux de la Phrygie.
Loin d'ici, mortels coupables ; portez vos crimes sous
d'autres cieux : le chaste laurier qui me couronne m'aplanit
une nouvelle carrière. Muse, célébrons
le temple d'Apollon Palatin. Cette entreprise, Calliope, est
digne de tes faveurs. C'est à la gloire de
César que mes vers vont couler ; Jupiter,
écoute aussi mes chants, puisqu'ils ont pour objet le
divin César.
En s'éloignant des ports d'Actium vers les rivages des
Athamanes, et en fuyant le golfe où s'apaisent les
murmures de la mer Ionienne, on trouve d'autres flots,
monuments éternels des victoires d'Auguste, que le
matelot parcourt librement, sans travail et sans crainte.
Là se rassemblèrent toutes les forces du monde,
et la mer fut couverte d'une forêt de vaisseaux ; mais
tous ne voguaient pas sous les mêmes auspices.
C'était, d'un côté, une flotte
déjà proscrite par Romulus, et des armes qui
obéissaient honteusement aux ordres d'une femme ; de
l'autre, le vaisseau d'Auguste, dont le souffle même de
Jupiter protecteur enflait toutes les voiles, et des drapeaux
qui savaient vaincre depuis longtemps pour la patrie.
Déjà les deux armées s'étaient
formées chacune en demi-cercle, et l'onde mobile
réfléchissait l'éclat des armes,
lorsqu'Apollon quittant Délos, qu'il avait
arrachée au courroux des autans et rendue immobile par
sa puissance, s'arrêta sur la poupe d'Auguste : soudain
une vive lumière fit jaillir au loin ses rayons
obliques et trois fois brisés. Le dieu ne laissait
point sa chevelure errer sur ses épaules, et ne tirait
point de sa lyre d'ivoire des sons efféminés ;
mais il avait ce regard qui fit trembler Agamemnon, quand ses
flèches divines couvraient d'avides bûchers le
camp des Grecs, et le même courroux que lorsqu'il brisa
les terribles anneaux du serpent Python, l'effroi du Parnasse
et des Muses. «O toi, dit-il, dernier rejeton d'Albe et
sauveur du monde, héros plus grand qu'Hector et que
tous tes aïeux, triomphe sur mer, Auguste ; car la terre
est à toi. J'épuiserai en ta faveur les
flèches rapides qui chargent mes épaules. Va,
délivre de toute crainte ta patrie qui se repose sur
ton courage, et qui a confié à ton navire ses
voeux et le bonheur public. Si tu ne la protèges,
Romulus, sur le Palatin, aurait donc mal auguré de sa
grandeur ? Quelle honte pour les flottes romaines ! Tu
gouvernes, et la mer fléchit encore sous l'audace et
les vaisseaux d'une reine ! Ne te laisse point effrayer par
les cent voiles que sa flotte déploie, ou par les
Centaures menaçants qui surmontent ses poupes :
bientôt tu n'y verras qu'une vaine peinture et des
poutres sans consistance, que la mer ne porte qu'à
regret. La seule justice d'une cause élève ou
brise l'énergie du soldat ; la honte lui fait tomber
les armes des mains, quand il combat pour une cause injuste.
Mais voici l'instant favorable ; avance avec confiance :
moi-même j'ai préparé tes lauriers, et je
conduirai ta flotte à la victoire». Il dit, et
sa main épuise les flèches de son carquois :
Auguste avance à son tour, et ses armes ont
achevé la défaite. Rome triomphe sous les
auspices d'Apollon ; la reine du Nil est punie ; les flots
ioniens se jouent de son sceptre brisé ; César
admire le héros du haut des cieux.
«Je reconnais mon fils, s'écrie-t-il, à
ces marques glorieuses» ; et Triton sonne la victoire,
et toutes les Néréides applaudissent à
l'envi nos aigles triomphantes. Cependant
Cléopâtre, tremblante et fugitive, regagne le
Nil sur un frêle esquif. Elle ne mourra point à
l'ordre du vainqueur, et les dieux ont bien fait : car
eût-il donc été si glorieux de conduire
une femme au Capitole sur les traces du fier Jugurtha ? Mais
sa défaite a mérité des temples et le
surnom d'Actius à Apollon, qui d'une seule de ses
flèches avait submergé dix navires.
J'ai assez chanté les combats. Phébus
victorieux redemande sa lyre et dépouille ses armes
pour une danse légère. Eh bien ! qu'on dresse
le festin sous le délicieux ombrage du bois
sacré ; que la rose couronne mon front de ses caresses
; qu'on me verse le vin généreux des coteaux de
Falerne, et que trois fois on répande sur ma chevelure
les parfums de la Cilicie. L'ivresse ranime la verve du
poète, et Bacchus féconde toujours le
génie d'Apollon. Que lui-même chante alors les
Sicambres asservis dans leurs marais, et l'Egypte et
l'Ethiopie soumises, et le Parthe, qui avoue trop tard sa
faiblesse, en nous rendant nos drapeaux avant de nous livrer
les siens, et les peuples d'Orient qu'épargnerait
Auguste, pour laisser à ses fils la gloire de leur
conquête. Réjouis-toi, Crassus, s'il te reste
quelque sentiment au milieu des sables brûlants
où tu reposes : l'Euphrate nous ouvre aujourd'hui un
chemin libre jusqu'à tes restes. La nuit
s'écoulera ainsi tout entière, la lyre ou la
coupe à la main, jusqu'à ce que le Falerne
réfléchisse les rayons du jour.
Traduction Jules-Charlemagne Genouille (1834)