Marc-Aurèle eut deux fils, Commode et Verissimus : ce dernier mourut étant encore enfant ; pour se consoler de sa perte, son père donna tous ses soins à l'éducation de celui qui lui restait. Il fit venir de toutes les provinces de l'empire les personnes les plus célèbres par leur doctrine, et les mit auprès de lui en qualité de gouverneurs et de précepteurs. Pour ses filles, lorsqu'elles furent en âge, il les maria aux plus vertueux d'entre les sénateurs, sans avoir égard ni à la noblesse du sang, ni aux grandes richesses, persuadé que les bonnes moeurs et la probité sont les seuls biens qui nous sont propres, et qu'on ne peut nous enlever. Toutes les vertus lui furent également recommandables ; il estimait fort les anciens, les possédait parfaitement, et ne cédait en cela à pas un Romain, ni même à aucun Grec, comme on peut le voir encore par ce qui nous reste de ses écrits et de ses paroles remarquables. C'était un prince modéré, affable, d'un abord facile ; il présentait sa main à tous ceux qui s'approchaient de lui pour le saluer, et il ne voulait pas que ses gardes écartassent personne. De tous les princes qui ont pris la qualité de philosophe, lui seul l'a méritée. Il ne la faisait pas consister seulement à connaître tous les sentiments des sectes différentes, et à savoir discourir de toutes choses, mais plutôt dans une pratique exacte et sévère de la vertu. Les sujets se font un honneur d'imiter leur prince ; aussi ne vit-on jamais tant de philosophes que sous son règne. Plusieurs personnes habiles ont écrit sa vie ; ils ont dépeint ses vertus politiques et militaires, sa prudence et sa valeur ; nous avons les guerres qu'il a faites contre les peuples du nord et de l'orient. Je ne commencerai donc mon histoire qu'à sa mort, et je ne rapporterai que ce qui est arrivé de mon temps, ce que j'ai appris, ce que j'ai vu, et plusieurs choses même auxquelles j'ai eu part pendant que j'ai été employé par le prince ou par l'état, et que j'ai exercé différentes charges.

Marc-Aurèle tomba malade en Pannonie. Ce prince, alors fort vieux, était encore plus cassé par ses longs travaux et par ses soins et les peines du gouvernement que par son grand âgee. Sitôt qu'il sentit sa fin approcher, il ne s'occupa plus que de son fils ; il n'avait que quinze ou seize ans, et l'empereur craignait qu'abandonné à lui-même dans une si grande jeunesse, il n'oubliât bientôt les bonnes instructions qu'on lui avait données, pour se livrer aux excès et à la débauche ; car les jeunes gens se portent naturellement aux plaisirs, et la meilleure éducation ne tient guère contre un tel penchant. L'histoire, qu'il savait parfaitement, lui fournissait des exemples qui redoublaient ses craintes. Il trouvait qu'entre les princes qui étaient montés sur le trône, Denys le Tyran avait poussé l'intempérance jusqu'à promettre de grosses sommes à ceux qui sauraient inventer des raffinements dans les voluptés ; que les successeurs d'Alexandre avaient, par leurs violences et leur cruauté, obscurci la gloire de celui dont ils avaient partagé l'empire ; que Ptolémée, par un mépris déclaré des lois et des coutumes reçues presque chez toutes les nations, avait osé épouser sa propre soeur ; qu'Antigonus affectait ridiculement d'imiter Bacchus en toutes choses ; qu'il portait, au lieu de diadème, une couronne de lierre, et au lieu de sceptre, un de ces bâtons dont on se sert dans les cérémonies de Bacchus. Les exemples domestiques, et moins éloignés, faisaient encore plus d'impression sur son esprit. Il se représentait les horreurs du règne de Néron, qui avait mis le comble à tous ses crimes par la mort de sa mère ; qui paraissait dans le cirque, montait sur le théâtre, et se donnait en spectacle à un peuple dont il devenait la risée. Enfin, il pensait souvent aux cruautés, encore plus récentes, de l'empereur Domitien. Mais ce n'était pas là l'unique chose qui lui donnât de l'inquiétude : les peuples de la Germanie étaient de dangereux voisins ; il ne les avait pas entièrement domptés ; il en avait vaincu une partie ; il avait traité avec les autres, et le reste s'était réfugié dans les forêts ; sa présence les retenait et les empêchait de rien entreprendre. Il craignait donc que la jeunesse de son fils ne relevât leur courage, et qu'ils ne reprissent les armes ; car il savait d'ailleurs que les barbares aiment la nouveauté, et qu'il faut peu de chose pour les mettre en mouvement.

Dans l'agitation et le trouble où le laissaient toutes ces réflexions, il fit appeler ses parents et ses amis ; et lorsqu'ils furent assemblés, il mit son fils au milieu d'eux, se leva un peu sur son lit, et leur parla en ces termes : «Je ne suis nullement surpris que l'état où vous me voyez vous touche et vous attendrisse ; les hommes ont une compassion naturelle pour leurs semblables, et les malheurs dont nous sommes les témoins nous frappent plus vivement. Mais j'attends de vous quelqe chose de plus que ces sentiments ordinaires qu'inspire la nature ; mon coeur me répond du vôtre, et mes dispositions à votre égard m'en promettent de pareilles de votre part. C'est à vous maintenant à justifier mon choix, à me faire voir que j'avais bien placé mon estime et mon affection, et à me prouver par des marques certaines que vous n'avez point perdu le souvenir de mes bienfaits. Vous voyez devant vous mon fils ; c'est à vos soins que je suis redevable de son éducation : il sort à peine de l'enfance ; dans la première chaleur de sa jeunesse, comme sur une mer orageuse, il a besoin de gouverneur et de pilote, de peur que sans expérience et sans guide il ne s'égare et n'aille donner contre les écueils. Tenez-lui tous lieu de père ; qu'en me perdant, il me retrouve en chacun de vous ; ne le quittez point, donnez-lui sans cesse de bons avis et de salutaires instructions. Les plus grandes richesses ne peuvent fournir aux plaisirs et au débauches d'un prince voluptueux. S'il est haï de ses sujets, sa vie n'est guère en sûreté, et sa garde est pour lui un faible rempart. Nous voyons que les princes qui ont régné longtemps, et qui ont été à couvert des conjurations et des révoltes, ont plus pensé à se faire aimer qu'à se faire craindre. Ceux qui se portent d'eux-mêmes à l'obéissance, sont dans leur conduite et dans toutes leurs démarches au dessus des soupçons ; sans être esclaves, ils sont bons sujets ; et s'ils refusent quelquefois d'obéir, c'est qu'on leur commande avec trop de dureté, et qu'on joint à l'autorité le mépris et l'outrage : car il est bien difficile d'user avec modération d'une puissance qu'on possède sans partage et qui n'a point de bornes. Donnez souvent à mon fils de semblables instructions, répétez-lui celles qu'il vient d'entendre ; par là vous formerez pour vous et pour tout l'empire un prince digne du trône : vous me marquerez votre reconnaissance, vous honorerez ma mémoire, et c'est l'unique moyen de la rendre immortelle.» En achevant ces paroles, il lui prit une si grande faiblesse que, ne pouvant continuer, il se laissa retomber sur son lit. Tous ceux qui étaient présents furent si pénétrés de ce discours qu'ils ne purent retenir leurs larmes. Marc-Aurèle languit encore un jour, et mourut regretté de tous ses sujets, laissant à la postérité, dans l'histoire de sa vie, le modèle de toutes les vertus. Le peuple et les soldats furent également affligés de sa mort, et personne dans l'empire ne l'apprit sans la pleurer. Tous, d'une commune voix, lui donnaient les qualités de père de la patrie, de prince habile, de vaillant capitaine, d'empereur plein de prudence et de modération ; et ils ne disaient en cela que la vérité.


Préambule d'Hérodien

Marc-Aurèle (Empereur de 161 à 180)

Commode (Empereur de 180 à 192)