Livre VIIISommaireLivre X

I

Se rendre coupable d'une injustice envers autrui, c'est faire un acte d'impiété, parce que la nature qui gouverne l'univers, ayant créé les êtres raisonnables pour s'aider par des secours réciproques, selon leurs mérites divers, sans qu'il leur soit jamais permis de se nuire entre eux, celui qui méconnaît cette volonté expresse de la nature se rend impie envers la plus auguste des divinités. Faire un mensonge est une autre impiété aussi grave envers elle ; car la nature qui régit l'univers est également la nature pour tous les êtres ; et les êtres d'ici-bas sont évidemment de la même famille que les êtres éternels. C'est là ce qui fait qu'à un certain point de vue, la nature est appelée la Vérité, parce que c'est elle qui est la cause première de tout ce qui est vrai. Celui donc qui trompe sciemment fait acte d'impiété ; car c'est un délit de mentir. Mais même quand on trompe sans le vouloir, comme on se met en désaccord avec la nature universelle, et que l'on provoque un désordre dans son sein, on combat par cela seul la constitution naturelle du monde. C'est la combattre que de se porter, fût-ce à son propre détriment, vers ce qui contredit la vérité. Car celui qui s'égare ainsi avait préalablement reçu de la nature toutes les facultés nécessaires, et c'est en les négligeant qu'il s'est rendu désormais impuissant à distinguer le faux du vrai. C'est encore une sorte d'impiété de rechercher le plaisir comme un bien, et de fuir la douleur comme un mal. Il est inévitable qu'avec ces idées on accuse incessamment la commune nature d'avoir réparti ses dons, sans considération de mérite, entre les méchants et les bons, puisqu'à chaque instant les méchants jouissent des plaisirs de ce monde et de tous les moyens de se les procurer, et que les bons sont plongés dans la douleur, exposés aux causes de tout genre qui la produisent. D'une autre part, quand on redoute la douleur, on doit par suite redouter bien des événements que le monde doit néanmoins voir s'accomplir. C'est là encore une disposition impie. Quand on tient tant au plaisir, on ne se défend pas assez de commettre des fautes contre ses semblables ; et c'est également une impiété manifeste. Dans les choses où la commune nature se montre indifférente, puisque, certainement, elle n'aurait pas fait les deux si elle n'était pas profondément indifférente à l'une et à l'autre, ce qu'il faut c'est que ceux qui veulent obéir à la nature pensent à cet égard absolument comme elle, et qu'eux aussi ils restent dans une indifférence parfaite. Ainsi donc, en ce qui concerne la douleur et le plaisir, la mort et la vie, la gloire et l'obscurité, toutes choses dont la commune nature fait indistinctement usage, on se rend coupable d'une impiété évidente, si l'on n'est pas aussi impassible que la nature elle-même. Et quand je dis que la commune nature est indifférente à tout cela, et qu'elle en fait un égal usage, je veux faire entendre que tout cela arrive indistinctement à tous les êtres qui se succèdent, les uns à la suite des autres, ou qui apparaissent dans le monde, en vertu d'une impulsion première de la Providence ; car elle a dès l'origine des choses réglé l'ordre entier de l'univers, et y a déposé les raisons de tout ce qui devait être dans un avenir sans fin, en déterminant l'empire de toutes les forces qui ont été les germes des existences, des changements, et des révolutions de tout genre que nous pouvons observer.

 

 

§ 1. D'une injustice envers autrui. Le texte n'est pas aussi précis ; il dit dans sa brièveté un peu obscure : «Le coupable est impie». J'ai dû développer l'expression de la pensée, d'après ce qui suit. - La nature qui gouverne l'univers. En d'autres termes, Dieu. - La plus auguste des Divinités. C'est encore Dieu. On peut dire d'une manière générale que toutes les fautes sont des offenses envers Dieu ; mais c'est peut-être forcer les choses que de vouloir donner à toutes les fautes sans exception le nom d'impiétés. Ce sont des fautes spéciales qui ont ce caractère particulier. - Faire un mensonge est une autre impiété. Ici encore c'est confondre un peu les choses. Le mensonge est une faute ; mais ce n'est pas une impiété, à proprement parler. - Ils restent dans une indifférence parfaite. C'est là une conquête très difficile de la sagesse. - Une impulsion première de la Providence. On peut croire que l'univers a été créé et ordonné par Dieu de toute éternité ; mais la Providence continue de veiller à son oeuvre, après l'avoir réglée dès l'origine. - Quand on trompe sans le vouloir. Il semble qu'alors il n'y a plus même de faute morale. C'est une erreur ; ce n'est plus un mensonge. - On combat par cela seul la constitution naturelle du monde. C'est peut-être employer des expressions bien fortes, quoique au fond l'idée ne soit pas fausse. Mais cette exagération du bien et cette horreur sans bornes pour le mal sont l'habitude et l'honneur du Stoïcisme. - C'est encore une sorte d'impiété, Cette nouvelle espèce d'impiété prête à la même critique que les précédentes. Ce n'est pas une impiété que d'aimer les plaisirs ; c'est une faiblesse très naturelle, quoique souvent très dangereuse. - Fuir la douleur comme un mal. Il ne faut pas nier que la douleur ne soit un mal ; mais bien souvent il faut savoir la prendre comme une épreuve, ou comme un juste châtiment. - Les méchants jouissent des plaisirs de ce monde. Voir plus haut, liv. VI, § 34. - Les bons sont plongés dans la douleur. C'est plutôt une exception qu'une règle ordinaire.

II

Ce serait le privilège d'un mérite surhumain que de pouvoir sortir de la société des hommes sans avoir jamais su ce que c'est que le mensonge, la fausseté sous aucune de ses formes, la mollesse et l'orgueil. Déjà, c'est avoir fait une heureuse traversée que de s'en aller de ce monde avec le profond dégoût de ces vices. Ou bien, par hasard, préférerais-tu t'enfoncer dans le mal ? Et l'expérience en est-elle encore à l'apprendre à fuir cette peste ? La corruption de l'âme, qui se ruine par le vice, est une peste cent fois plus fatale que celle qui infecte et vicie l'air que tu respires. Car l'une est la peste des animaux en tant qu'ils sont de simples animaux, tandis que l'autre est la peste des hommes en tant qu'ils sont hommes.

 

 

§ 2. Avoir fait une heureuse traversée. Le texte a une tour de phrase qui était une expression technique de marine. - Avec le profond dégoût de ces vices. C'est un état d'âme que bien peu d'hommes encore ont en quittant la vie. On a été vicieux presque sans le savoir, par une pente naturelle ; et il faut, même à la fin de la vie, une grande force d'âme pour se juger et avoir horreur du mal qu'on a fait, parce qu'alors on le comprend. - En tant qu'ils sont hommes. C'est-à-dire, des êtres doués de raison et faits pour pratiquer le bien.

III

Ne maudis pas la mort ; mais fais-lui bon accueil, comme étant du nombre de ces phénomènes que veut la nature. La dissolution de notre être est aussi naturelle en nous que la jeunesse, la vieillesse, la croissance, la pleine maturité, la pousse des dents, la barbe, les cheveux blancs, la procréation, la gestation des enfants, l'accouchement, et tant d'autres fonctions purement physiques, que développent en nous les diverses saisons de la vie. Lors donc que l'homme y a réfléchi, il sait qu'il doit ne montrer à l'égard de la mort, ni oubli, ni courroux, ni jactance. Il faut l'attendre comme un des actes nécessaires de la nature ; et puisque tu attends bien le jour où ta femme mettra au monde l'enfant qu'elle porte en son sein, de même aussi tu dois accueillir l'heure où ton âme se délivrera de son enveloppe. Que si tu as besoin, pour te rassurer le coeur, d'une réflexion toute spéciale, qui le rende plus accommodant envers la mort, tu n'as qu'à considérer ce que sont les choses dont tu vas te séparer enfin, et les spectacles dont moralement ton âme ne sera plus attristée. Ce n'est pas à dire le moins du monde qu'il faille combattre contre les hommes ; loin de là, il faut les aimer et les supporter avec douceur. Seulement, il faut bien te dire que ce ne sont pas des gens partageant tes sentiments que tu vas quitter ; car le seul motif qui pourrait nous rattacher à la vie et nous y retenir, ce serait d'avoir le bonheur de s'y trouver avec des hommes qui auraient les mêmes pensées que nous. Mais, à cette heure, tu vois quelle anxiété te cause ce profond désaccord dans la vie commune, et tu vas jusqu'à t'écrier : «0 mort, ne tarde plus à venir, de peur que je n'en arrive, moi aussi, à me méconnaître autant qu'eux !»

 

 

§ 3. Ne maudis pas la mort, mais fais-lui bon accueil. La sagesse ne peut pas aller au-delà de ces réflexions si vraies et si sereines. C'est ainsi qu'il faut prendre la mort, puisqu'elle est entrée dans les desseins de Dieu. Voir plus haut,liv. VIII, § 47, et la citation tirée de Bossuet, en note. - Ni oubli, ni courroux, ni jactance. C'est bien ainsi que Marc-Aurèle est mort lui-même, comme l'atteste le récit de Capitolin, Vie de Marc-Antonin, ch. XXVIII. - Un des actes nécessaires de la nature. Et comme une des fonctions de la vie. - Ton âme se délivrera de son enveloppe. Voir plus haut, liv. VII, § 14, une doctrine non moins spiritualiste. - Il faut les aimer. C'est le précepte que Marc-Aurèle a vingt fois donné et qu'il a pratiqué lui-même durant toute sa vie ; ce qui est plus difficile et plus méritoire. - Ce ne sont pas des gens partageant tes sentiments. Parce qu'en effet, des âmes telles que celle de Marc-Aurèle sont bien rares. - Le seul motif qui pourrait nous rattacher à la vie. Un des motifs qui consolent le plus sérieusement Socrate de sa mort, c'est que, dans l'autre vie, il s'attend à trouver des hommes avec qui il pourra converser sans désaccord sur tous les sentiments qui raniment. Voir le Phédon, pag. 198, traduction de M. V. Cousin. - Je n'en arrive, moi aussi, à me méconnaître. Acte d'humilité vraiment philosophique. Sénèque, faisant parler Dieu même, lui fait dire : «Comme je ne pouvais vous soustraire aux afflictions, aux revers, aux épreuves, j'ai armé vos âmes ; souffrez courageusement, c'est par là que vous pouvez surpasser Dieu même. Méprisez la pauvreté ; nul ne vit aussi pauvre qu'il est né ; méprisez la douleur ; elle finira, ou vous finirez ; méprisez la fortune ; je ne lui ai donné aucun trait qui porte jusqu'à l'âme ; méprisez la mort ; ce n'est qu'une fin ou une transformation». De la Providence, ch. VI.

IV

Quand on fait une faute contre quelqu'un, on en commet une aussi contre soi-même ; en faisant tort à autrui, on se fait en même temps un tort personnel, puisqu'on se pervertit.

 

 

§ 4. On en commet une aussi contre soi-même. Si chacun de nous faisait cette réflexion, on commettrait moins de fautes envers ses semblables.

V

Bien souvent on se rend coupable en négligeant d'agir, et non pas seulement en agissant.

 

 

§ 5. En négligeant d'agir. Ce sont les fautes d'omission ; et il est bien vrai que la négligence et la paresse nous rendent coupables presque aussi souvent, et aussi gravement que la perversité et le vice.

VI

Il doit te suffire d'avoir une idée parfaitement intelligible des choses qui t'occupent actuellement, de remplir actuellement ton devoir envers la communauté, et d'être actuellement en disposition de te soumettre avec joie à tout événement que la Cause infinie peut t'envoyer.

 

 

§ 6. Qui t'occupait actuellement... de remplir actuellement, d'être actuellement. Ces répétitions sont dans le texte ; et je les ai conservées, parce qu'elles sont destinées à bien marquer la pensée de Marc-Aurèle ; c'est surtout du présent que l'homme doit s'occuper ; le passé ne lui appartient plus ; l'avenir n'est pas encore à lui. Le présent seul lui appartient, bien que ce présent même lui échappe sans cesse. - Que la cause infinie. Le texte dit simplement la Cause. Voir plus haut, liv. VII. § 57.

VII

Effacer les impressions sensibles ; apaiser l'émotion qu'elles ont pu nous causer ; éteindre nos passions ; rester complètement maîtres de la raison qui doit nous guider.

 

 

§ 7. Effacer les impressions sensibles. Voir plus haut, liv. VII § 29, la même pensée presque dans les mêmes termes. Maîtres de la raison qui doit nous guider. C'est pour que la raison soit la souveraine maîtresse qu'il faut soigneusement éviter à l'âme tout ce qui peut lui ravir sa parfaite tranquillité. De là, l'ataraxie stoïcienne.

VIII

C'est une seule et même âme qui fait vivre les animaux privés de raison ; c'est une seule et même âme intelligente qui est répartie entre les êtres raisonnables, de même qu'il n'y a qu'une seule et même terre pour toutes les choses terrestres, de même qu'il n'y a qu'une seule et même lumière qui nous fait voir tout ce qui est visible, de même qu'il n'y a qu'un seul et même air que respirent tous les êtres animés.

 

 

§ 8. Une seule et même âme. Il ne faut pas prendre ceci au pied de la lettre, ni attribuer à Marc-Aurèle un panthéisme aveugle, qui n'est pas le sien. Il vient de montrer dans les paragraphes précédents qu'il distingue profondément son âme propre de celle de ses semblables ; et il n'admet pas une confusion qui serait la négation de toute responsabilité personnelle. Voir plus haut, liv. VIII, § 56 ; liv. VII, § 55, et passim.

IX

Tout être qui a quelque chose de commun avec un autre être se porte invinciblement vers son semblable. Tout objet terreux se dirige spontanément vers la terre ; toute particule liquide tend à s'écouler avec les eaux ; la particule d'air en fait autant. Il faut des obstacles et une violence, pour qu'ils ne suivent pas cette pente. De même encore, le feu monte toujours en haut pour s'y rejoindre au feu élémentaire ; sur la terre, il suffit qu'une matière quelconque soit un peu plus sèche pour qu'elle soit toute prête à s'enflammer, sous toute espèce de feu, parce que cette matière est moins mélangée de ce qui s'oppose et résiste à la combustion.

 

 

§ 9. Tout être qui a quelque chose de commun. Tout ce long développement a pour objet de blâmer les hommes qui ne ressentent pas, pour les autres hommes, cette bienveillance que doivent avoir entre eux des êtres de la même espèce et de la même famille. - Le feu monte toujours en haut. Il est clair qu'il n'y a pas à s'arrêter beaucoup à cette physique, que Marc-Aurèle accepte telle qu'il la trouve de son temps, et telle sans doute qu'il l'a reçue de ses maîtres. - Vers l'être qui est de la même espèce que lui. Soit homme, soit Dieu. - Comme sont les astres. Qui font en effet partie d'un vaste système, où chacun a son rôle bien marqué, pour concourir à l'unité universelle. - Seuls, les êtres doués d'intelligence. Et de liberté. - Ce bon accord qu'ils se doivent mutuellement. Voilà la pensée essenielle de ce paragraphe. - Un homme absolument isolé de l'homme. C'est que l'homme est essentiellement sociable, comme l'a démontré Aristote. Voir plus haut, liv. VIII, § 59, la note. § 10. - Comme Dieu porte le sien. L'assimilation ne laisse pas que d'être un peu audacieuse ; mais il est certain que l'homme, quand il se dévoue au bien, peut se dire qu'il se rend semblable à Dieu autant que le lui permet son infirmité naturelle. - Une multitude d'autres. C'est-à-dire que, d'un acte raisonnable, il peut sortir une multitude d'autres actes que dicte également la raison. Sénèque a dit : «Une marche irrévocable entraîne également et les Dieux et les hommes. Le Créateur lui-même, l'arbitre de toutes choses, a pu écrire la loi du destin ; mais il y est soumis. Il obéit toujours ; il n'a ordonné qu'une fois». De la Providence, ch. V.

X

C'est en vertu d'une loi semblable que tout être qui a sa part de la commune nature intellectuelle, tend aussi vivement et plus vivement encore vers l'être qui est de la même espèce que lui. Plus l'être intelligent l'emporte sur le reste des créatures, plus aussi il a d'empressement à se mêler et à se fondre avec ce qui est de sa famille. Ainsi d'abord, parmi les animaux qui n'ont pas la raison en partage, on peut observer des essaims, des troupes, des éducations de petits, et, en quelque sorte aussi, des affections et des amours ; car, dans ces êtres, il y a déjà des âmes ; et l'on peut y remarquer une tendance évidente à se grouper autour du meilleur, ce qu'on ne voit, ni dans les plantes, ni dans les pierres, ni dans les bois. Au contraire, entre les êtres qui ont le privilège de la raison, il se forme des gouvernements, des amitiés de tout ordre, des familles, des réunions de tout genre, et, même pendant la guerre, des traités et des trêves. En montant encore plus haut jusqu'aux êtres de la région supérieure, il y a une sorte d'unité même entre les plus séparés par la distance, comme le sont les astres. C'est donc ainsi que la tendance à s'élever toujours vers le mieux peut créer entre les êtres les plus disparates une sorte de sympathie. Mais regarde ce qui se passe dans l'état présent des choses. Seuls, les êtres doués d'intelligence ont perdu le sentiment de cette affection et de ce bon accord qu'ils se doivent mutuellement ; il n'y a que parmi eux qu'on ne voit plus ce concours. Pourtant ils ont beau fuir ; ils sont repris dans le courant qui les entraîne ; la nature est la plus forte ; et tu peux te convaincre de cette vérité pour peu que tu l'observes avec quelque soin ; car il serait plus facile de découvrir un objet terrestre séparé du reste de la terre, que de trouver un homme absolument isolé de l'homme. L'homme porte son fruit, comme Dieu porte le sien, comme le monde porte le sien aussi, comme toute chose le porte, quand la saison en est venue. Si d'ordinaire le mot de Fruit ne s'applique proprement qu'aux plantes qui, comme la vigne, produisent des fruits, l'expression ici n'est de rien. La raison porte également son fruit, qui est tout ensemble, et commun, et spécial ; et, de ce fruit-là, il sort une multitude d'autres fruits qui sont pareils à la raison elle-même.

 

 

 

XI

Si tu le peux, instruis les gens et redresse-les ; si tu y échoues, n'oublie pas que c'est précisément à cet effet que la bienveillance t'a été accordée. Les Dieux mêmes sont cléments pour les êtres qui te résistent ; et à leur égard, tant les Dieux sont bons, ils les aident à se donner santé, richesse et gloire. Tu peux imiter les Dieux ; ou, si tu ne le fais pas, dis-moi qui t'en empêche.

 

 

§ 11. Si tu le peux. Voir plus haut, liv. V, § 28. - La bienveillance t'a été accordée. La bienveillance doit être prise ici dans le sens de Charité. - Ils les aident à se donner. Peut-être dans bien des cas serait-il plus exact de dire : «Ils les laissent se donner». - Tu peux imiter les Dieux. Voir le paragraphe précédent et la note.

XII

Travaille sans cesse, non pas avec la persuasion que c'est un malheur pour toi de travailler, ni avec le désir qu'on te plaigne ou qu'on t'admire, mais soutenu par cette seule volonté de toujours agir ou de suspendre ton activité, de la manière que le veut la raison dans l'intérêt de la cité dont tu fais partie.

 

 

§ 12. C'est un malheur pour toi de travailler. Il faut considérer le travail, non pas même comme une nécessité pour l'homme, mais comme un honneur et une dignité. A proprement parler, il n'y a que l'homme qui travaille, et c'est un priviiége glorieux qu'il ne partage avec aucun autre être. Il peut régler son activité comme il lui convient.

XIII

Aujourd'hui, je suis sorti de tous mes embarras ; ou, pour mieux dire, j'ai mis tous mes embarras de côté ; car ils n'étaient pas au dehors ; ils étaient tout intérieurs, c'est-à-dire dans les idées que je m'en faisais.

 

 

§ 13. Dans les idées que je m'en faisais. Voir plus haut, liv. VIII, § 49.

XIV

Toutes choses deviennent familières par l'expérience qu'on en acquiert ; le temps qu'elles subsistent n'est que d'un jour ; leur matière n'est que souillure. A cette heure, tout est absolument ce qu'il était quand vivaient ceux que nous avons ensevelis.

 

 

§ 14. Tout est absolument ce qu'il était. Il y aurait exagération à prendre cette pensée dans toute sa rigueur. Les choses ne sont pas aussi uniformes que le dit Marc-Aurèle ; et bien qu'il y ait toujours un fonds identique, il y a toujours aussi des détails nouveaux. Marc-Aurèle pouvait se dire modestement à lui-même que son règne était bien différent de celui de Néron, quoique lui et Néron fussent également empereurs.

XV

Les choses nous sont extérieures et restent à notre porte. Indépendantes par elles-mêmes, elles ne savent rien de ce qu'elles sont, elles ne nous en disent rien. Qui nous en apprend donc quelque chose ? C'est uniquement la raison, qui nous gouverne.

 

 

§ 15. Et restent à notre porte. L'image est dans le texte ; et elle est parfaitement juste. - Qui nous en apprend donc quelque chose ? Cette doctrine est bien loin de celle du Sensualisme au dix-huitième siècle ; elle en est distante par les idées non moins que par le temps.

XVI

Pour l'être raisonnable qui vit en société, le mal, ainsi que le bien, ne consiste pas dans ce qu'il pense, mais dans ce qu'il fait. C'est comme la vertu et le vice, qui, pour lui, ne consistent pas davantage dans la pensée, mais dans l'action.

 

 

§ 16. Le bien ne consiste pas dans ce qu'il pense. Ceci est un peu contraire à la doctrine platonicienne, qui prétend qu'il suffit de connaître le bien pour le pratiquer, et qui confond ainsi la science et la vertu. Il est bien vrai qu'un être raisonnable ne peut agir sans avoir préalablement pensé ; mais Marc-Aurèle a raison : l'essentiel pour la société, c'est ce que fait l'individu ; autrement, on arrive à une foule d'erreurs et de paradoxes, où se sont perdus trop souvent les mystiques, sacrifiant les oeuvres à la pensée. La foi sans les oeuvres n'est presque rien ; et elle peut être bien souvent plus dangereuse qu'utile.

XVII

Pour le caillou qu'on lance en l'air, il n'y a pas plus de mal à redescendre qu'il n'y avait de bien à monter.

 

 

§ 17. Pour le caillou qu'on lance en l'air. Marc-Aurèle s'est déjà servi d'une comparaison analogue, plus haut, liv. VIII, § 20. Dans ce dernier passage, qui est plus explicite, il s'agit de montrer que l'homme doit se résigner à la destinée qui lui est faite. Sénèque a insisté bien souvent sur ces virils conseils, auxquels se complaît le Stoïcisme : «Pourquoi Dieu souffre-t-il qu'il arrive malheur aux gens de bien ? Non ; il ne le souffre pas. Il a éloigné d'eux tous les maux : les crimes, les forfaits, les pensées coupables, les désirs ambitieux, les aveugles désirs, et l'avarice qui convoite le bien d'autrui ; il veille ce sur eux et les protège. Ne faut-il pas aussi exiger de Dieu qu'il garde leur bagage ? Ils l'exemptent eux-mêmes de ce soin, en méprisant les choses extérieures». De la Providence, ch. VI.

XVIII

Pénètre au fond de leurs coeurs ; et tu sauras quels juges tu redoutes, et quels juges ils sont aussi à leur propre égard.

 

 

§ 18. Pénètre au fond de leurs coeurs. L'idée est juste ; et quoiqu'on puisse dire avec raison que de tels juges sont bien peu compétents, on les redoute cependant, en ce sens tout au moins qu'on recherche leur approbation et qu'on craint leur blâme. Voir plus haut, liv. VI, § 59, ce qui a été dit sur le dédain de la gloire, et la réponse de Pascal.

XIX

Tout est soumis au changement. Et toi-même tu es sujet à une perpétuelle modification, et, sous certains rapports, à une destruction perpétuelle. L'univers entier est comme toi.

 

 

§ 19. Tout est soumis au changement. L'observation est exacte ; mais elle contredit ce qui a été dit plus haut, liv. VII, § 1 et 47, sur l'uniformité des choses. Du moment qu'il y a changement, il y a nécessairement nouveauté ; car une de ces idées implique l'autre. - L'univers entier est comme toi. Il n'y a que Dieu d'immuable et d'éternel.

XX

Il faut laisser à autrui la faute d'autrui.

 

 

§ 20. Il faut laisser à autrui la faute d'autrui. La concision de cette pensée la rend un peu obscure ; on peut voir des pensées analogues, mais plus développées et plus claires, liv. V, § 25, et liv. IV, § 3.

XXI

Qu'une action cesse ; qu'un désir, qu'une idée s'arrêtent et s'apaisent ; que tout cela meure, peut-on dire, il n'y a pas là le moindre mal. A un autre point de vue, considère les âges divers de la vie, enfance, adolescence, jeunesse, vieillesse ; tous ces changements sont des morts successives de chacun de ces états. Est-ce donc si terrible ? Maintenant considère encore le temps de la vie que tu as passé sous la conduite de ton grand-père, de ta mère, de ton père ; et te rappelant encore bien d'autres vicissitudes que celles-là, bien d'autres changements, bien d'autres cessations de choses, demande-toi de nouveau : «Est-ce donc si terrible ?» Ainsi, le terme de la vie tout entière, sa cessation, son changement ne sont pas non plus davantage à craindre.

 

 

§ 21. Il n'y a pas là le moindre mal. La réflexion est très juste, et cet argument est très bon contre la crainte de la mort. Ce n'est qu'un changement, auquel tant d'autres changements nous ont préparés. Mais, en général, on redoute la mort elle-même moins que les douleurs dont elle est ordinairement précédée. - De ton grand-père, de ta mère, de ton père. Voir les trois premiers paragraphes du liv. I, et les notes qui s'y rapportent. - Le terme de la vie tout entière. En d'autres termes, la mort. - Sénèque, citant Démétrius, a dit : «Voulez-vous ma vie ? Pourquoi non ? Je ne ferai pas difficulté de vous laisser reprendre ce que vous m'avez donné. C'est de mon plein gré que vous remporterez tout ce que vous me demanderez. Oui sans doute, j'aurais mieux aimé offrir qu'abandonner. Qu'est-il besoin d'enlever ce que vous pouvez recevoir ? Cependant, aujourd'hui même, vous n'enlevez rien ; car on n'arrache qu'à celui qui retient». De la Providence, ch. V.

XXII

Reviens bien vite, reviens en courant à la pensée du principe souverain qui te régit, du principe qui régit l'univers, et de celui qui régit l'homme à qui tu parles : à ton principe, pour en faire en toi une intelligence amie de la justice ; au principe souverain de l'univers, pour te rappeler de quel tout tu fais partie ; au principe qui conduit ton interlocuteur, pour savoir s'il agit par ignorance ou de propos délibéré, et ne pas oublier qu'il est de ta famille.

 

 

§ 22. A la pensée du principe souverain qui te régit. C'est-à-dire à ta raison, qui peut à la fois se sentir en rapport, et avec celle qui régit l'univers, et avec celle qui régit chacun de nos semblables. On ne peut pas donner à l'homme une plus haute idée de ce qu'il est dans le monde et dans la société. - S'il agit par ignorance. Voir plus haut, liv. VIII, § 14.

XXIII

Comme tu n'es toi-même qu'un complément du système entier que la cité compose, de même il faut aussi que chacun de tes actes tende à compléter la vie de la cité. Si donc une quelconque de tes actions n'a pas un rapport, soit direct, soit éloigné, avec le but commun de la société, cette action brise ta vie sociale, et en rompt l'unité ; elle est factieuse, au même titre qu'est factieux le citoyen qui, pour sa part personnelle, s'écarte de l'harmonie qui ressemble à celle-là et qui est si nécessaire au peuple.

 

 

§ 23. Du système entier que la cité compose. Il s'agit ici de la cité universelle, du système général des choses, et non pas seulement de la cité politique et sociale que les hommes forment entre eux. - De la société. Universelle, qui comprend tout ensemble les hommes, les choses et les Dieux. Le sens de ce passage est déterminé par la fin même de ce paragraphe. Voir aussi plus haut, liv. IV, § 29, et liv. II, § 16, et spécialement liv. VII, § 9, sur les rapports de toutes les choses entre elles.

XXIV

Fureurs d'enfants, jeux puérils, pauvres âmes chargées des cadavres qu'elles portent, toutes choses qui jettent une plus vive lumière sur l'Evocation des morts dans l'Odyssée.

 

 

§ 24. Fureurs d'enfants. Cette apostrophe doit s'adresser à la vie en général, où les événements, quelque tragiques qu'ils soient, sont toujours si passagers. - Chargées des cadavres qu'elles portent. Voir plus haut une expression toute pareille, liv. II, § 16. - L'Evocation des morts. Voir l'Odyssée, chant XI, vers 218 et suivants ; discours d'Anticlée à Ulysse, son fils. - Dans l'Odyssée. Ces mots ne sont pas dans le texte ; mais ils sont impliqués dans le mot consacré et très spécial dont se sert Marc-Aurèle.

XXV

Remonte jusqu'à la qualité essentielle de la cause, et, l'isolant de tout élément matériel, considère-la en elle-même. Tâche de la même manière d'isoler le temps, et calcule combien doit durer tout au plus cette qualité particulière que tu as distinguée.

 

 

§ 25. Remonte jusqu'à la qualité essentielle de la cause. Cette pensée n'est pas très claire ; et il est à croire qu'elle n'est qu'un fragment d'une pensée plus étendue et plus complète. D'ailleurs, Marc-Aurèle a déjà recommandé des procédés analogues d'analyse et d'examen. Voir plus haut, liv. IV, § 21.

XXVI

Tu as beaucoup souffert dans la vie, parce que tu ne t'es pas borné à faire faire à ta raison ce que sa constitution lui permet ; mais sans doute la leçon t'a suffi.

 

 

§ 26. Tu as beaucoup souffert dans la vie. Il est probable que Marc-Aurèle s'applique directement à lui-même cette réflexion, et que ce n'est, pas une simple forme de style qu'il emploie à l'adresse de ses futurs lecteurs. Il faut toujours se rappeler le caractère tout intime de ces Pensées. Sénèque, portant la parole au nom même de Dieu, a dit : «J'ai placé tous vos biens au-dedans de vous ; votre bonheur est de n'avoir pas besoin de bonheur». De la Providence, ch. 6.

XXVII

Si les gens te critiquent, s'ils te détestent, s'ils t'accablent de leurs clameurs et de leurs outrages, va droit à leurs âmes, pénètres-y et regarde ce qu'ils sont. Tu verras bien vite que tu n'as guère à te tourmenter de l'opinion que de telles gens peuvent avoir de toi. Il faut néanmoins conserver ta bienveillance envers eux ; car la nature veut que vous vous aimiez. Les Dieux mêmes leur viennent en aide de cent manières par les songes, et par la divination, afin qu'ils acquièrent précisément tout ce qui fait l'objet de leurs voeux.

 

 

§ 27. Va droit à leurs âmes. C'est le conseil très pratique que Marc-Aurèle s'est donné déjà plusieurs fois. Voir plus haut, liv. VI, § 59. Le mieux est peut-être encore de s'interroger soi-même ; et, si l'on trouve qu'on n'est point en faute, de ne tenir aucun compte d'attaques imméritées. - Conserver ta bienveillance envers eux. C'est la charité exercée dans toute sa grandeur et sa magnanimité. Voir plus haut, liv. VI, § 47, à la fin, et liv. VII, § 22.- Les Dieux mêmes leur viennent en aide. Voir plus haut, dans ce livre, § 11. - Par les songes. Marc-Aurèle croyait aux songes. Voir dans le Ier livre, § 17, ce qu'il dit des faveurs que les Dieux lui avaient accordées par ce moyen. - L'objet de leurs voeux. C'est-à-dire, santé, richesse, gloire, comme il est dit plus haut, § 21.

XXVIII

Les choses de ce monde roulent toujours, en haut, en bas, dans le même cercle, qu'elles parcourent perpétuellement d'âge en âge. Ou bien, l'intelligence universelle s'occupe de chacune d'elles spécialement ; et alors, si cela est, tu dois adorer ce qu'elle a réglé elle-même ; ou bien, elle s'est contentée de donner une première impulsion, à laquelle toutes choses obéissent les unes à la suite des autres ; ou bien enfin, il n'y a que des atomes, c'est-à-dire des indivisibles. En un mot, Dieu existe, et dès lors tout est bien. Si tout va au hasard, toi du moins tu n'y es pas soumis. Bientôt la terre nous aura tous cachés dans son sein ; puis, elle-même changera comme nous ; ce qui succédera changera encore à l'infini, et ce changement sera éternel. Aussi, en considérant ces flots accumulés de révolutions et la rapidité de ces vicissitudes incessantes, on se sentira pris, pour tout ce qui est mortel, d'un bien profond dédain.

 

 

§ 28. Dans le même cercle. Plusieurs fois déjà Marc-Aurèle est revenu sur cette uniformité et cette monotonie des choses. Voir plus haut, liv. II, § 14, et liv. VII, § 1. Cette idée est juste si on la prend d'une manière générale ; elle ne l'est plus si l'on veut la pousser trop loin. En dépit de Marc-Aurèle et aussi de l'Ecclésiaste, il y a tous les jours quelque chose de nouveau sous le soleil, quoiqu'il y ait un certain fond qui subsiste et est immuable. - Tu dois adorer ce qu'elle a réglé. C'est le parti que Marc-Aurèle a pris lui-même dans la vie, et la confiance absolue en Dieu est la première de ses vertus. - Une première impulsion. Voir plus haut, liv. VII, § 75. C'est là d'ailleurs une question qui est surtout théorique ; et soit que Dieu agisse d'une façon continue, soit qu'il n'ait agi qu'à l'origine, le monde n'en est pas moins dirigé par sa providence et sa bonté. - Dès lors tout est bien. Il faut ajouter quelque chose à cette idée, à savoir que notre raison doit croire que tout est bien, quoique souvent notre sensibilité ou notre orgueil se révolte. - Toi du moins tu n'y es pas soumis. C'est la grandeur indéfectible de l'âme humaine ; et le Stoïcisme l'a senti aussi profondément que possible. Le libre arbitre fait de l'homme un être absolument à part. Entre lui et l'animal, l'hiatus est infranchissable, comme le dit Cuvier. Voir plus haut, liv. II, § 11, l'affirmation énergique du libre arbitre. - Ce changement sera éternel. Il y a donc du nouveau dans le monde, puisque tout y change sans cesse. Voir le début de ce paragraphe. - Pour tout ce qui est mortel. Cette restriction est nécessaire ; mais les choses de ce monde, si elles sont variables, portent en elles des principes qui ne le sont pas.

XXIX

La cause universelle est un torrent qui entraîne toutes choses. Aussi, qu'ils sont naïfs même ces prétendus hommes d'Etat qui s'imaginent régler par la philosophie la pratique des affaires ! Ce sont des enfants qui ont encore la morve au nez. 0 homme, que te faut-il donc ? Borne-toi à faire ce que présentement la nature exige. Agis, puis-que tu le peux ; et ne t'inquiète pas de savoir si quelqu'un regarde ce que tu fais. Ne va pas espérer non plus la République de Platon ; mais sache te contenter du plus léger progrès ; et si tu réussis, ne crois pas avoir gagné si peu de chose. Qui peut en effet changer l'esprit des hommes ? Et tant qu'on ne parvient pas à modifier les coeurs et les opinions, qu'obtient-on, si ce n'est l'obéissance d'esclaves, qui gémissent, et d'hypocrites, qui feignent de croire à ce qu'ils font ? Poursuis donc maintenant ; et continue à me citer Alexandre, Philippe et Démétrius de Phalère. On verra s'ils ont bien compris ce que veut la commune nature, et s'ils ont su faire leur propre éducation. Mais s'ils n'ont eu qu'un personnage plus ou moins dramatique, je ne connais personne qui puisse me condamner à les imiter. L'oeuvre de la philosophie est aussi simple que modeste. Ne me pousse donc pas à une morgue solennelle.

 

 

§ 29. Régler par la philosophie la pratique des affaires. La critique peut être juste ; mais Marc-Aurèle serait un des premiers à la mériter ; car on ne peut pas douter qu'il n'ait essayé autant qu'il l'a pu d'appliquer la philosophie au gouvernement de l'empire qui lui était confié. Ailleurs, liv. II, § 11, il fait un magnifique éloge de la philosophie ; et il a bien raison. - Présentement. Voir plus haut, dans ce livre, § 6, le développement de cette pensée. Le passé n'est plus à nous ; l'avenir n'y est pas encore, et n'y sera peut-être jamais ; le présent seul nous appartient ; et encore ! - Si quelqu'un regarde ce que tu fais. Voir plus haut, liv. VIII, § 56. - La république de Platon. Ainsi Marc-Aurèle prend la république de Platon pour un idéal inaccessible. Certainement il n'ignorait pas les objections irréfutables d'Aristote ; mais il considérait sans doute les principes platoniciens plutôt que le gouvernement dont Platon a essayé de faire la théorie. Les préceptes sont admirables en effet ; mais la combinaison imaginée par le philosophe ne l'est pas ; et surtout elle n'a rien de pratique. - Modifier les coeurs et les opinions. Excellentes maximes, qui sont bien dignes d'une âme telle que celle de Marc-Aurèle et que méconnaissent presque tous les gouvernements. - L'obéissance d'esclaves qui gémissent. Rien de plus noble que ces sentiments dans la bouche d'un empereur romain. - D'hypocrites, qui feignent de croire. C'est le rôle habituel des courtisans. - Poursuis donc maintenant. Les idées ne paraissent pas ici très suivies. - Un personnage plus ou moins dramatique. Ceci s'applique surtout à Alexandre, dont la vie a, en effet, été si tragique. - Aussi simple que modeste. C'est ainsi que Pythagore, Socrate, Epictète, Descartes, ont compris le rôle de la philosophie. Marc-Aurèle sur le trône n'a rien perdu des qualités viriles que d'autres ont montrées dans la pauvreté ou dans l'esclavage.

XXX

Regarde d'un peu haut ces rassemblements innombrables, ces innombrables cérémonies de tout ordre, ce voyage fait dans toutes les conditions de tempête et de calme, ces diversités infinies d'êtres naissant, coexistant, mourant ; songe aussi un peu à cette vie que tant d'autres ont jadis vécue comme toi, à cette vie qu'après toi d'autres vivront encore, à la vie que mènent à cette heure tant de nations barbares ; et calcule combien il y a d'hommes qui n'ont, jamais entendu même prononcer ton nom, combien qui l'oublieront dans un moment, combien qui peut-être te louent aujourd'hui et qui demain s'empresseront de te déchirer. Et tu te diras que le souvenir des hommes est certainement bien peu de chose, que la gloire ne vaut pas davantage, et que rien dans tout cela ne mérite notre estime.

 

 

§ 30. Ces rassemblements innombrables. Le mot dont se sert le texte signifie plus simplement des rassemblements de bétail ; mais le sens général indique qu'il s'agit plutôt de ces vastes rassemblements d'hommes qui forment les nations, ou qui ont lieu, à certaines époques de l'année, pour des solennités politiques ou religieuses. - Ce voyage fait. C'est sans doute du voyage de la vie que Marc-Aurèle veut parler, en prenant cette expression toute générale. - Même prononcer ton nom. C'est tout simple pour le vulgaire des hommes ; mais, pour un empereur, cette franchise est plus pénible, sans être moins vraie. Voir liv. IV, § 3, et liv. VIII, § 21. - La gloire ne vaut prix davantage. Voir plus haut, liv. III, § 10, et liv. IV, § 19, où la vanité de la gloire est blâmée encore plus vivement qu'ici. - Ne mérite notre estime. C'est un peu trop absolu ; il y a de vraies gloires, comme celle de Marc-Aurèle lui-même ; et il y en a de fausses.

XXXI

Pas de trouble, pour tout ce qui provient de la cause extérieure ; stricte justice dans tous les actes que produit la cause qui ne tient qu'à toi ; en d'autres termes, principe d'action et désir, qui aboutissent à te faire toujours rechercher l'intérêt de tous, comme un devoir que la nature t'impose.

 

 

§ 31. Tout ce qui provient de la cause extérieure. Voir plus haut, liv. IV. § 3, le développement de cette pensée. C'est l'ataraxie stoïcienne, si loin de l'indifférence, avec laquelle on a confondu ce calme que le sage doit s'efforcer de toujours conserver, pour que sa raison s'exerce avec toute sa puissance. - La cause qui ne tient qu'à toi. Le libre arbitre, et la raison, qui ne dépend que de nous seuls. - Rechercher l'intérêt de tous. C'est une des maximes les plus élevées et les plus pratiques du Stoïcisme. Le désintéressement est une des premières vertus qu'il recommande au sage.

XXXII

Il est une foule d'embarras gratuits que tu peux aisément t'épargner, puisqu'ils n'ont rien de réel que dans l'idée que tu t'en formes. Il te sera toujours facile de donner à ton esprit une immense carrière, en embrassant par la pensée l'univers entier, en songeant à l'éternité du temps, au changement rapide de chacune des parties de ce monde, à l'intervalle si étroit qui sépare leur naissance de leur destruction, à l'abîme sans fond qui a précédé leur existence, et à l'infini non moins insondable qui suivra leur dissolution.

 

 

§ 32. Que dans l'idée que tu t'en formes. C'est une théorie un peu absolue ; mais cette exagération même fait le plus grand honneur au Stoïcisme. Marc-Aurèle y a déjà bien des fois insisté, et notamment liv. VIII, § 40 et 47. - Une immense carrière. C'est là, en effet, un des moyens les plus assurés de se fortifier l'âme et de se consoler de bien des soucis. L'esprit se retrempe dans cette haute et pure atmosphère ; et il a plus d'énergie, après cette diversion, pour dédaigner les vaines préoccupations de la vie. La contemplation de l'être infini, de l'éternité du temps, de l'immensité de l'espace, soutient, guérit et vivifie. C'est le grand côté de l'homme et le rachat de son infirmité.

XXXIII

Tout ce que tu vois sera détruit dans un instant, et ceux aussi qui observent cette destruction inévitable seront eux-mêmes non moins vite détruits. On a beau mourir dans la plus extrême vieillesse, on en est au même point que celui qui a trouvé la mort la plus prématurée.

 

 

§ 33. Tout ce que tu vois sera détruit. Voir plus haut. liv. IV, § 3 et 50. Nous ne saurions mieux dire aujourd'hui ; et cette brièveté de toutes choses est une des idées les plus utiles à se remettre sans cesse dans l'esprit. Bien comprise, elle n'inspire ni découragement ni paresse ; mais elle met l'homme et le monde à leur véritable point. - On en est au même point. Ceci est un peu exagéré. Devant la mort tout s'anéantit également mais, selon que la vie a été plus ou moins longue, elle a pu être plus ou moins utile dans le plan général des choses. La vie de Marc-Aurèle, sans avoir été fort étendue, a cependant mieux valu que celle de son frère adoptif, mort de ses débauches, ou de tel César, disparu à la fleur de l'âge.

XXXIV

Quelles âmes sont les leurs ! A quels objets appliquent-ils leurs soins les plus ardents ! Dans quelles vues prodiguent-ils leur amour et leur respect ! Essaie un peu de voir à nu leur coeur misérable. Quelle déception de s'imaginer que le blâme de telles gens puisse nous faire quelque tort, ou que leurs louanges les plus vives puissent nous servir à quelque chose !

 

 

§ 34. Que les âmes sont les leurs ! Le texte est aussi vague que la traduction. La fin du paragraphe explique très clairement la pensée, qui est d'ailleurs d'une profonde justesse. On peut voir plus haut, liv. VI, §59, des réflexions analogues, et aussi la réponse qu'on y peut faire au nom de Pascal. L'âme humaine, même quand elle est vicieuse, a une valeur propre dont il nous faut tenir compte ; et la gloire, même quand c'est le vulgaire qui la donne, n'est jamais entièrement dénuée de prix. - Voir à nu leur coeur misérable. Précepte excellent, de réduire toujours les hommes à leur valeur personnelle ; mais il est difficile de les isoler complètement de tout ce qui les environne et les cache. Sénèque a dit : «Quand vous voudrez savoir au vrai la valeur de quelqu'un, regardez-le tout nu ; dépouillez-le de ses richesses, de ses charges et des autres avantages dont la fortune l'a paré. Détachez-le même de son corps ; et considérez son âme. Voyez ce que c'est, et si elle est grande de son fonds, ou de celui d'autrui». Epître LXXV, à Lucilius.

XXXV

La perle de l'existence n'est pas autre chose qu'un changement. Cette vicissitude plaît à la nature universelle, qui a fait que tout est bien, que tout a été de toute éternité semblable à ce qui est, et que tout sera à l'avenir semblable à ce qui a été. Et toi, qu'oses-tu dire ? Que tout dans le monde a toujours été mal, que tout sera mal à jamais, et que, parmi ces Dieux si nombreux, il ne s'est pas trouvé une seule puissance capable de redresser ce désordre, et tu prétends que l'univers a été condamné à des souffrances qui ne doivent jamais cesser !

 

 

§ 35. La perte de l'existence..... un changement. La langue grecque permet ici une opposition, et un cliquetis de mots de forme presque identique, que notre langue ne nous fournit pas. - Qui a fait que tout est bien. C'est l'optimisme qui est la foi de Marc-Aurèle ; mais l'optimisme, pour être bien compris et bien pratiqué, exige une force d'âme et une humilité qui sont toujours très rares. - Et toi, qu'oses-tu dire ? Tournure d'une vivacité peu ordinaire à Marc-Aurèle, et qui atteste combien son coeur était touché de ce qu'on peut appeler la révolte de l'homme contre Dieu. - Condamnée à des souffrances qui ne doivent jamais cesser. On ne peut nier la souffrance ; mais il faut la prendre pour une épreuve, et non pour un mal proprement dit. Le mal est surtout, si ce n'est exclusivement, le mal moral, et il dépend de nous de le supprimer. Sénèque a dit : «Vois avec quelle injustice sont appréciés les présents des Dieux même par ceux qui font profession de sagesse... Ils querellent les Dieux d'avoir négligé de nous donner une santé inaltérable, un courage invincible, et la science de l'avenir. A peine sont-ils assez maîtres d'eux-mêmes pour ne pas pousser la témérité jusqu'à maudire la nature de ce que nous sommes au-dessous des Dieux, et non pas à leur niveau». Des Bienfaits, liv. II, ch. XXIX.

XXXVI

Dans la matière dont tout être est composé, il y a une partie qui se corrompt et se perd, liquide, cendre, os, humeur ; dans un autre genre, les marbres sont les coagulations de la terre ; l'or et l'argent y sont des dépôts, des sédiments ; les poils des bêtes sont notre vêtement ; le sang est de la pourpre, et ainsi de tout le reste. Le souffle même qui nous anime est quelque chose d'analogue, puisque, venu de certains éléments, c'est en ces éléments qu'il se change lui-même.

 

 

§ 36. Dans la matière dont tout être est composé. La pensée de ce paragraphe n'a pas toute la clarté désirable. En somme, il se borne à cette assertion souvent répétée, que rien ne se perd dans le monde et que tout y est dans une perpétuelle transmutation. - Le souffle même qui nous anime. Le souffle vital, sans parler du principe spirituel et raisonnable, dont les destinées sont tout autres.

XXXVII

Assez de cette vie de misère, assez de murmures, assez de grimaces dignes d'un singe ! Pourquoi te troubler ainsi ? Qu'y a-t-il de nouveau dans les choses ? Qui te met hors de toi ? T'en prends-tu à la cause même, à laquelle tu rapportes ton agitation ? Regarde-la en face. Est-ce à la matière ? Regarde-la avec une égale fermeté. En dehors de la matière et de la cause, il n'y a rien. Tâche donc enfin de devenir, sous l'oeil des Dieux, plus simple et meilleur que tu n'es. Se dire tout cela et voir tout cela pendant cent années ou pendant trois ans, c'est bien toujours la même chose.

 

 

§ 37. Assez de grimaces dignes d'un singe ! C'est la force du mot dont se sert le texte. Voir plus haut, livre VII, § 43. - A la cause même. C'est-à-dire, à la Providence. - Regarde-la en face. L'expression est incomplète ; mais si l'homme regarde à la cause universelle et à la Providence divine, c'est pour la remercier et la bénir, comme Marc-Aurèle l'a toujours recommandé et toujours fait. - Sous l'oeil des Dieux. On ne saurait vivre mieux - C'est bien toujours la même chose. Voir plus haut, liv. VI, § 37, et la note.

XXXVIII

Si cette personne a commis une faute, c'est un mal pour elle ; mais peut-être n'a-t-elle pas commis la faute qu'on lui impute.

 

 

§ 38. C'est un mal pour elle. Voir plus haut, dans ce livre, § 4, et liv. VIII, § 55 et 56. - Peut-être n'a-t-elle pas commis la faute. Indulgence et charité envers son prochain ; ne pas croire au mal légèrement et par simple malveillance ; vérifier des accusations qui peuvent être injustes.

XXXIX

Ou bien en ce monde tout vient d'une source unique, qui est intelligente, comme en un vaste et unique corps ; et dans ce cas, une partie n'a pas le droit de se plaindre de ce qui se fait en vue du tout ; ou bien, il n'est au monde que des atomes, et il n'y a jamais que leur concours fortuit, ou leur dispersion. Dès lors, pourquoi t'émouvoir et te troubler ? Tu n'as qu'à dire à l'âme qui te gouverne : «Tu es morte ; tu es perdue et détruite ; tu n'es que déception ; tu es à l'état des brutes ; comme elles, tu te réunis en troupes, et tu te repais comme elles».

 

 

§ 39. D'une source unique qui est intelligente. C'est Dieu, avec toute sa puissance et toute sa bonté. - Un vaste et unique corps. C'est l'univers, qui ne peut qu'être unique, ainsi que le mot le dit, et comme Dieu lui-même. - Une partie n'a pas le droit de se plaindre. Maxime magnanime, qui est une des principales de la doctrine stoïcienne. Dans cet ensemble infini des choses, l'homme n'a jamais qu'à remercier Dieu, soit par courage, soit par résignation. - Il n'est au monde que des atomes. Voir plus haut, liv. IV, § 3, et liv. VIII, § 17. - A l'âme qui te gouverne. C'est-à-dire la raison, qui a la faculté de se parler à elle-même et de réfléchir. - Tu n'es que déception. Ce serait bien le cas, en effet, si l'homme devait mourir tout entier, et que son âme dût subir aussi le destin de son corps. A quoi dès lors l'intelligence nous serait-elle bonne, et d'où viendrait-elle ? - Tu es à l'état des brutes. Doctrine absurde, contre laquelle Marc-Aurèle n'a cessé de protester ; mais elle est bien vieille, et il n'y a pas à s'étonner de la voir renaître de nos jours.

XL

Ou les Dieux sont impuissants, ou ils peuvent quelque chose. S'ils sont sans puissance, pourquoi leur adresser tes prières ? S'ils peuvent quelque chose pour toi, pourquoi ne les priestu pas de te donner la force de ne plus craindre rien de tout ce que tu crains, de ne désirer rien de ce que tu désires, de ne t'affliger de rien de ce qui t'afflige, plutôt que de leur demander qu'ils t'accordent cette chose que lu souhaites, ou qu'ils éloignent telle ou telle autre chose de toi ? Car si les Dieux peuvent aider les hommes en agissant avec eux, c'est en cela certainement qu'ils le peuvent. Mais peut-être diras-tu : «Ce sont là des choses dont les Dieux m'ont laissé maître». Eh bien alors, ne vaut-il pas cent fois mieux te les procurer toi-même, et te servir avec pleine liberté de choses qui ne dépendent que de toi seul, plutôt que de t'agiter avec la bassesse d'un esclave pour des choses qui ne dépendent pas de toi ? Mais qui t'assure que les Dieux ne prennent point une part dans les actions mêmes qui dépendent de nous ? Essaie donc un peu de les prier comme je te le recommande, et tu verras. L'un fait cette prière : «0 Dieux, faites que je couche avec cette femme !» Et toi, fais-leur cette prière : «Faites, ô Dieux, que je ne désire pas coucher avec elle». Un autre prie ainsi : «Faites, ô Dieux, que je sois délivré de ce fléau». Toi, au contraire, prie-les en disant : «Faites, ô Dieux, que je ne désire pas d'être délivré de ce fléau». Un troisième s'écriera : «Faites, ô Dieux, que je ne perde pas mon enfant». Toi, prie-les en leur disant : «Faites, ô Dieux, que je ne craigne pas de le perdre». C'est en ce sens que tu dois diriger le cours de tes prières, et tu vois ensuite venir les choses.

 

 

§ 40. De ne plus craindre... de ne désirer rien... de ne t'affliger. Cette manière de prier Dieu est la vraie, parce qu'elle est la seule digne de lui. Lui demander la force de supporter les maux de la vie et de pouvoir toujours accomplir les devoirs d'un être raisonnable, c'est là tout ce que l'homme doit faire ; c'est là ce qui élève et ce qui fortifie son âme ; le reste ne dépend plus que de lui. Mais demander à Dieu d'accomplir nos désirs, autre que celui-là, c'est méconnaître le vrai rapport de l'homme à la Divinité ; c'est trop souvent ne servir que nos passions et ravaler notre libre arbitre. - Cette chose que tu souhaites. Dans le genre des voeux exprimés un peu plus loin. - En agissant avec eux. C'est l'expression même du texte. Marc-Aurèle touche ici un des problèmes dont la doctrine chrétienne s'est très particulièrement occupée. C'est la théorie de la Grâce, et de l'intervention divine dans les actes libres de l'homme. On voit que le Stoïcisme avait été amené de son côté à l'examen de ces questions si délicates et si profondes. Mais c'est dans les Pères de l'Eglise que l'analyse devait être poussée à peu près aussi loin qu'elle peut l'être. - La bassesse d'un esclave. C'est un écueil que la piété la plus sincère ne sait pas toujours éviter, quand elle n'est pas assez intelligente et désintéressée. - Une part dans les actions mêmes qui dépendent de nous. C'est la question la plus ardue que la morale et la théologie puissent se poser. C'est beaucoup déjà que le Stoïcisme l'ait soulevée ; mais elle n'a été approfondie que par le Christianisme et surtout par saint Augustin ; il n'y en a pas de plus importante, ni de plus obscure. La plupart des philosophes spiritualistes l'ont négligée ou ignorée. - L'un fait cette prière... et toi, fais-leur cette prière. On pourrait trouver ici comme une réminiscence lointaine du Discours sur la montagne, Saint Matthieu, ch. V, versets 21 et suivants. Mais il n'y a aucune probabilité que Marc-Aurèle ait jamais connu l'Evangile. - C'est en ce sens que tu dois diriger le cours de tes prières. La pureté de l'âme ne peut aller au delà. Sénèque a dit : «Je ne suis en rien contraint ; je n'endure rien malgré moi ; je n'obéis point à Dieu en esclave ; je suis d'accord avec lui ; et cela d'autant mieux que je sais que tout est décidé par une loi immuable, écrite de toute éternité». De la Providence, ch. V.

XLI

Epicure a dit : «Quand j'étais indisposé, je ne mettais jamais la conversation sur mon mal ; et je me gardais d'en souffler mot à ceux qui venaient chez moi. Mais je poursuivais l'entretien commencé sur les principes de la nature ; et je m'appliquais uniquement à ce que l'âme, qui participe cependant à ces émotions poignantes de la chair, n'en fût pas troublée, et conservât la jouissance du bien qui n'appartient qu'à elle. Je ne laissais pas même aux médecins, poursuit Epicure, la vanité de croire qu'ils faisaient quelque chose pour moi. Et ma vie n'en continuait pas moins son cours heureux et digne». Tu dois imiter cet exemple dans la maladie, si tu es malade, ou dans tout autre accident ; car il ne faut jamais déserter la philosophie, quelles que soient les circonstances ; pas plus qu'il ne faut perdre ses paroles en conversant avec l'ignorant, ou avec celui qui n'a point étudié la nature, préceptes excellents que recommandent toutes les écoles ; en un mot, on doit être tout entier à ce qu'on fait actuellement, et au moyen qu'on emploie pour le faire.

 

 

§ 41. Epicure a dit. On peut croire que cette citation d'Epicure est textuelle, et elle lui fait le plus grand honneur. La pensée est digne du Stoïcisme le plus éclairé et le plus sage ; et il peut la recevoir de la main d'un antagoniste. - Ces émotions poignantes de la chair. L'expression est sans doute d'Epicure ; et le Stoïcisme n'aura fait qu'en hériter. - Tu dois imiter cet exemple. Il est assez piquant de voir Marc-Aurèle s'appuyer impartialement sur l'autorité d'Epicure. - A ce qu'on fait actuellement. Voir plus haut, liv. VIII, § 22. Le présent seul appartient à l'homme. - Sénèque parle aussi de cette fin d'Epicure : «Epicure, au dernier et plus fortuné jour de sa vie, ressentit des douleurs si violentes en la vessie et dans le ventre, qu'il avait ulcéré, que rien n'y pouvait ajouter. Il disait néanmoins que ce jour-là lui semblait heureux ; ce que personne n'a droit de dire, s'il n'est en possession du souverain bien». Epître LXVI, à Lucilius.

XLII

Quand quelqu'un te choque par son impudence, demande-toi sur-le-champ : «Se peut-il qu'il n'y ait pas d'impudents dans le monde ?» Non, cela ne se peut pas. Ainsi donc, ne cours pas après l'impossible ; car cet homme qui te choque est un de ces impudents dont l'existence est inévitable dans le monde où nous sommes. Aie toujours la même réflexion présente s'il s'agit d'un malfaiteur, d'un perfide, ou de quelqu'un qui s'est rendu coupable de toute autre faute. En te disant qu'il est impossible que cette sorte de gens n'existe pas dans la société ; tu te sentiras plus de tolérance envers chacun d'eux en particulier. En même temps, tu feras bien aussi de penser à la vertu spéciale que la nature permet à l'homme en opposition avec le vice qui te blesse. Ainsi, contre l'ingrat, elle nous a permis la douceur, et telle autre vertu contre tel autre genre de faute. Toujours il t'est loisible d'offrir tes conseils et tes leçons à celui qui s'égare, puisque toujours, quand on dévie, on quitte la voie qu'on s'était proposée, et que c'est une erreur qu'on commet. Et puis, quel tort as-tu souffert ? En y regardant de près, tu verras que pas un de ceux contre qui tu t'emportes si vivement, n'a pu rien faire absolument qui corrompît ton âme ; or, le mal et le tort personnel que tu pourrais éprouver ne consiste absolument qu'en cela. Est-ce donc un mal ou une chose si étrange qu'un ignorant fasse oeuvre d'ignorance ? Examine si ce n'est pas bien plutôt à toi-même qu'il faudrait t'en prendre de n'avoir pas prévu qu'un tel homme commettrait une telle faute. Car la raison te donnait bien des motifs de présumer que, selon toute apparence, il commettrait ce délit ; et si tu t'étonnes qu'il l'ait commis, c'est que tu n'as pas assez écouté les avertissements de la raison. C'est surtout quand tu accuses quelqu'un de perfidie ou d'ingratitude qu'il faut faire ce retour sur toi-même. Evidemment, c'est ta faute si, connaissant le caractère de cet homme, tu as pu croire qu'il observerait sa parole ; ou bien si, en lui rendant service, tu n'as pas rendu ce service sans arrière-pensée, et si, en faisant ce que tu as fait, tu n'as pas su tirer sur-le-champ de ton action même tout le fruit qu'elle comporte. Que veux-tu donc de plus que de rendre service à cet homme ? Ne te suffit-il pas d'avoir agi en cela conformément à la nature ? Te faut-il donc en outre un salaire ? C'est à peu près comme si l'oeil demandait qu'on le payât, parce qu'il voit ; les pieds, parce qu'ils marchent. Ces organes ont été faits pour un but déterminé ; et, en agissant selon leur structure particulière, ils ne font que remplir la fonction qui leur est particulièrement propre. De même aussi, l'homme, qui est né pour le bien, quand il fait quelque chose de bien à lui tout seul, ou qu'il concourt autrement à faire le bien commun en compagnie de ses semblables, ne fait qu'obéir au voeu de son organisation, et il accomplit son devoir propre.

 

 

§ 42. Demande-toi sur-le-champ. Le précepte est excellent ; mais on se laisse aller à son premier mouvement ; et il est bien difficile de ne pas montrer l'impression qu'on a reçue. - Ce n'est pas possible. Voir plus haut, liv. VIII, § 4. La constitution de tel homme étant donnée, il est tout simple qu'il soit impudent. - Tu te sentiras plus de tolérance. L'argument est bon ; mais dans un autre passage, liv. II, § 1, Marc-Aurèle a donné un argument meilleur et plus particulièrement stoïcien. Le coupable est encore de la famille humaine, et sa faute même ne l'en a pas retranché, quelque grave qu'elle soit. - Penser à la vertu spéciale. Autre argument, profitable surtout à celui qui se prémunit contre la faute par les exemples en sens contraire. - On quitte la voie qu'on s'était proposée. Voir plus haut, liv. VIII, § 59. C'est la doctrine platonicienne, qui peut s'appliquer très utilement au pardon des offenses. - Quel tort as-tu souffert ? Autre motif de pardon et de tolérance. Voir passim et surtout liv. II, § 1. - A toi-même qu'il faudrait t'en prendre. Autre motif non moins puissant. - Que veux-tu donc de plus que de rendre service ? Très noble maxime, qui, plus souvent appliquée, rendrait à la fois les âmes plus pures et la société des hommes beaucoup plus facile. - A faire le bien commun. Le texte a paru offrir un sens un peu différent à quelques traducteurs ; celui que j'adopte me semble s'accorder mieux avec tout ce qui précède. - Il accomplit son devoir propre. On ne peut rien dire de plus grand, ni de plus vrai, sur la destinée de l'homme. Il y a loin de là aux doctrines qui soutiennent que la nature humaine est condamnée au mal. Ces théories misanthropiques et fausses ont eu très peu cours dans l'antiquité, qui jugeait plus sainement les choses.