La proclamation de l'indépendance de la Grèce (196 avant JC)


[XVIII, 44] Vers ce temps-là vinrent de Rome les dix commissaires qui devaient régler les affaires de la Grèce. Ils apportèrent avec eux le sénatus-consulte sur la paix avec Philippe. En voici les articles : « Tous les Grecs, tant ceux d'Asie que ceux d'Europe, seront libres et se gouverneront selon leurs lois. Philippe livrera aux Romains tous les Grecs qui sont en sa puissance, et toutes les villes où il tient garnison, et cela avant la fête des jeux isthmiques ; il retirera les garnisons d'Eurome, de Pédase, de Bargyle, de Jessé, d'Abydos, de Thasos, de Myrine, de Périnthe, et laissera ces villes jouir de la liberté. Sur la délivrance des Cianiens, Titus écrira au roi Prusias quelles sont les intentions du sénat. Philippe rendra aux Romains les prisonniers et les transfuges dans le même temps, et outre cela les vaisseaux pontés, à l'exception de cinq felouques et de la galère à seize bancs de rameurs. Il donnera mille talents, moitié incessamment et l'autre moitié dans dix ans, cinquante chaque année en forme de tribut ».

[45] Quand ce sénatus-consulte se fut répandu parmi les Grecs, la confiance qu'il leur inspira et la joie qu'il leur donna ne se peuvent exprimer. Les seuls Etoliens, mécontents de n'avoir point obtenu ce qu'ils avaient espéré, affectaient de le décrier, disant qu'il ne contenait que des paroles et rien davantage. Pour indisposer les esprits contre ce décret, ils fondaient leur médisance sur certaines probabilités qu'ils tiraient de la manière même dont il était conçu. Ils disaient qu'au sujet des villes où Philippe avait garnison, le sénatus-consulte ordonnait deux choses : la première, qu'il retirât ces garnisons et livrât les villes aux Romains ; l'autre, qu'en retirant les garnisons, il mît les villes en liberté ; que celles qui reprenaient leur liberté étaient nommées par leur nom, et que c'étaient celles de l'Asie ; et que celles qui étaient données aux Romains, étaient celles de l'Europe ; savoir : Orée, Erétrie, Chalcis, Démétriade, Corinthe. D'où il était aisé de voir que les Romains ne faisaient maintenant qu'occuper la place de Philippe, que la Grèce n'était pas délivrée de ses chaînes, et que tout au plus elle avait changé de maître. Voilà ce que les Etoliens disaient et répétaient sans cesse.

Flaminius et les dix commmissaires d'Elatée s'en allèrent à Anticyre et de là à Corinthe, où ils tinrent de fréquents conseils sur l'état présent des affaires. Pour empêcher les mauvais effets des bruits que les Etoliens répandaient dans toute la Grèce, et dont quelques hommes étaient frappés, le consul se crut obligé de mettre cette affaire en délibération. Il n'y eut pas de raisons qu'il n'employât pour faire voir aux commissaires que s'ils voulaient chez les Grecs immortaliser le nom romain et les persuader qu'en venant chez eux, ce n'était pas le propre intérêt, mais la liberté de la Grèce qu'on s'était proposée, il fallait sortir de tous les lieux et mettre en liberté toutes les villes où Philippe avait garnison. Cela ne laissait pas que d'avoir ses difficultés, car ce qui regardait les autres villes avait déjà été agité à Rome par les dix commissaires, et ils avaient sur ce point reçu des ordres exprès du sénat ; mais à l'égard de Chalcis, de Corinthe et de Démétriade, comme on avait des précautions à prendre contre Antiochus, on leur avait donné pouvoir de disposer de ces trois villes selon qu'ils le jugeraient à propos, eu égard aux conjectures où ils se verraient ; car l'ou ne doutait point qu'Antiochus ne se disposât depuis longtemps à fondre sur l'Europe. Enfin Flaminius gagna sur le conseil que Corinthe serait mise en liberté et entre les mains des Achéens ; mais on retint l'Acrocorinthe, Déméteiade et Chalcis.

[46] On était alors au temps où les jeux isthmiques devaient se célébrer, et l'attente de ce qui allait arriver avait amené de presque toutes les parties de l'univers des personnes de la plus grande considération. Le traité de paix futur était là le sujet de toutes les conversations, et l'on en parlait différemment. Les uns disaient qu'il n'y avait nulle apparence que les Romains se retirassent de tous les lieux et de toutes les places qu'ils avaient conquises : les autres, qu'ils sortiraient des places les plus célèbres, mais qu'ils garderaient celles qui, avec moins de nom, leur procureraient les mêmes avantages. Ils croyaient même les connaître, ces places, et les désignaient dans les conversations. Tout le monde était dans cette incertitude lorsque, la multitude étant assemblée dans le stade pour le spectacle de la proclamation de la paix, un héraut s'avance, fait faire silence par une trompette, et publie à haute voix : « Le sénat romain et Titus Quintius consul, après avoir vaincu Philippe et les Macédoniens, mettent en liberté, sans garnison, sans tribut, et laissent vivre sous leurs propres lois les Corinthiens, les Phocéens, les Locriens, les Eubéens, les Achéens Phtiotes, les Magnètes, les Thessaliens et les Perrhébiens ».

Le héraut n'eut pas plus tôt prononcé les premières paroles, qu'il s'éleva un si grand bruit dans le peuple, que quelques-uns n'entendirent pas la suite, et que d'autres voulurent l'entendre une seconde fois. La plupart n'en croyaient pas leurs propres oreilles ; la chose leur paraissait si extraordinaire, qu'il leur semblait ne l'avoir entendue que comme en songe. Quelqu'un plus impatient cria qu'on fît revenir le héraut, que la trompette imposât silence et qu'on répétât le sénatus-consulte. Ce n'était pas tant, à mon avis, pour entendre que pour voir celui qui annonçait une nouvelle si difficile à croire. Le héraut reparaît, la trompette sonne, la nouvelle se republie, les applaudissements recommencent, et avec tant d'éclat qu'il serait difficile aujourd'hui de donner une juste idée de cet événement. Quand le bruit eut cessé, les athlètes entrèrent dans la lice, mais on n'y fit aucune attention. Les uns s'entretenaient avec leurs voisins de ce qui venait de se passer, les autres en étaient profondément occupés et semblaient être hors d'eux-mêmes. Après le spectacle, la foule transportée de joie s'approcha du consul pour le remercier. La presse était telle qu'il pensa en être étouffé. On voulait voir son visage, saluer le libérateur, et toucher sa main. On lui jetait des couronnes et des guirlandes ; enfin, peu s'en fallut qu'il ne fût écrasé. Mais quelque éclatantes que fussent ces marques de reconnaissance, on peut dire hardiment qu'elles étaient encore beaucoup au-dessous du bienfait. Qu'il est beau de voir les Romains concevoir le dessein de venir, à leurs frais, et à travers mille périls dans la Grèce pour la tirer de servitude ! Qu'il est grand d'y conduire des forces capables d'exécuter une si grande entreprise ! Mais ce qu'il y a de plus prodigieux, c'est que la fortune n'y ait pas apporté le moindre obstacle, et qu'elle ait tout favorisé jusqu'à cet heureux moment, où, à la seule voix d'un héraut, tous les Grecs, tant ceux d'Asie que ceux d'Europe, se sont vus libres, sans garnisons, sans tribut et sous leurs propres lois.

[47] La fête passée, les députés donnèrent audience aux ambassadeurs d'Antiochus, et ordonnèrent que ce prince n'entreprît rien sur les villes d'Asie qui étaient libres, qu'il se retirât de toutes celles qu'il avait envahies sur Ptolémée et sur Philippe. Ils lui défendirent de passer en Europe avec une armée, puisque les Grecs n'avaient plus de guerre à soutenir contre personne, et qu'ils jouissaient d'une entière liberté. Ils finirent en promettant qu'il irait quelqu'un de leur part vers Antiochus. Hégésianax et Lysias se retirèrent avec ces ordres. On fit appeler ensuite les ambassadeurs des nations et des villes, et on leur déclara les résolutions du conseil. On remit en liberté les Macédoniens appelés Orestes, parce que, pendant la guerre, ils s'étaient joints aux Romains. La même grâce fut accordée aux Perrhébiens, aux Dolopes et aux Magnètes. Outre la liberté, les Thessaliens obtinrent que les Achéens Phtiotes fussent unis à leur territoire ; on en excepta néanmoins Thèbes, Pharsale et Leucade, trois villes que les Etoliens réclamèrent en vertu du premier traité. Mais le conseil différa de les leur abandonner, et les renvoya pour cela au sénat. Il permit seulement que les Phocéens et les Locriens fissent, comme avant la guerre, un même état avec les Etoliens. On rendit aux Achéens Corinthe, Triphylie et Aérée. Les députés voulaient donner Orée et Erétrie à Eumène ; mais Flaminius ne fut pas de cet avis.C'est pourquoi, peu de temps après, le sénat accorda aussi la liberté à ces villes, et celle de Caryste eut le même privilège. On donna à Pleurate Lychnis et Parthine, deux villes d'Illyrie, à la vérité, mais qui étaient sous la domination de Philippe. Enfin on laissa le roi Amynandre maître de tous les forts qu'il avait pris pendant la guerre sur le roi de Macédoine.

[48] Les choses ainsi réglées, les députés partirent chacun pour les villes qu'il devait mettre en liberté. Publius Lentulus alla à Bargylie ; Lucius Stertinius à Héphestie, à Thasos et aux villes de Thrace ; Publius Villius et Lucius Terentius chez Antiochus ; et Cnéus Cornélius chez Philippe, qu'il rencontra à Tempé. Là il lui fit part des ordres qu'il avait pour lui, et lui conseilla d'envoyer des ambassadeurs à Rome, de peur qu'on ne le soupçonnât de différer à dessein et d'attendre qu'Antiochus fût arrivé. Le roi ayant promis d'en envoyer au plus tôt, Cornélius vint à l'assemblée des Grecs, qui se tenait aux Thermopyles.

Il y fit un long discours pour exhorter les Etoliens à demeurer fermes dans le parti qu'ils avaient pris, et à ne se départir jamais du traité d'alliance qu'ils avaient fait avec les Romains. Il y écouta aussi leurs plaintes. Les uns se plaignaient, quoique avec modération et politesse, de ce qu'on n'avait donné à leur nation aucune part dans l'heureux succès de la guerre, et de ce que les Romains n'avaient pas à son égard observé le traité. Les autres lui reprochaient en face que sans les Etoliens jamais les Romains n'auraient mis le pied dans la Thrace, ni par conséquent vaincu Philippe. Mais Cornélius ne jugea pas à propos de répondre sur tous ces chefs ; il se contenta de renvoyer les mécontents au sénat, leur promettant qu'il leur serait rendu justice. Son conseil fut suivi. Ainsi finit la guerre contre Philippe.