DISSERTATION DU TRADUCTEUR TOUCHANT SEXTUS AURELIUS VICTOR ET SES ECRITS

Sextus Aurelius Victor, dont les ouvrages ont été commentés pour la première fois par André Schott, ensuite par d'autres savants distingués, était Africain de naissance, comme on peut le conclure, soit du magnifique éloge qu'il fait de Septime Sévère, né en Afrique, soit de l'expression dont il se sert en parlant de Carthage, qu'il appelle la gloire de l'univers, terrarum decus, soit enfin du surnom d'Afer que lui donne, à la fin de sa préface, l'auteur du livre qui a pour titre Origo gentis romanae.

Cet historien vivait sous les règnes de Constance et de Julien, ainsi que le prouvent plusieurs passages de son livre Des Césars. Tel est d'abord celui du chapitre qui concerne l'empereur Philippe. Il est ainsi conçu : «De notre temps, et sous le consulat de Philippe, la centième année du onzième siècle de la fondation de Rome s'est écoulée sans avoir été l'objet d'aucune solennité». Or, cette année séculaire était la douzième du règne de Constance, et la trois cent quarante-huitième de Jésus-Christ. De plus, nous lisons dans le chapitre seize, où il est question de Marc-Aurèle Antonin, ces mots : «En Asie, Ephèse ; et en Bithynie, Nicomédie, furent renversées par un tremblement de terre : malheur qui, de notre temps, est encore arrivé à cette dernière ville, sous le consulat de Cérealis !» Or, ce Cerealis était consul l'an 1110, et après que Constance fut sorti de son neuvième consulat. Enfin, on lit dans le dernier chapitre : «Jules Constance, chef de l'empire depuis vingt-trois ans, n'a presque jamais eu l'occasion de déposer les armes, et de cesser de s'occuper de guerres étrangères ou civiles». Comme la vingt-troisième année du règne de Constance coïncide avec l'an de Rome 1111, et de Jésus-Christ 359, il est évident que ce passage s'accorde parfaitement avec les deux premiers.

De ce que nous venons de dire on doit conclure que notre S. A. Victor est le même que celui dont parle Ammien Marcellin, 1. 21, c. 18. Après avoir rapporté les événemens du consulat de Flavius Florentius et de Flavius Taurus, tous deux de la maison impériale, l'an de Rome 1113, qui est le dernier du règne de Constance, cet historien ajoute : «L'empereur retourna à Naïssûs, ville très peuplée, afin d'y prendre les mesures qu'exigeaient ses desseins pour l'avenir. Il manda auprès de sa personne l'historien Victor qu'il avait vu à Sirmium, et le nomma en qualité de consulaire au gouvernement de la seconde Pannonie ; il honora ensuite d'une statue d'airain cet homme, digne des plus beaux éloges pour sa grande sobriété, et quelque temps après le créa préfet de la ville». C'est à cette haute élévation où il était parvenu par son rare mérite, que Victor fait allusion dans son chapitre sur Septime Sévère, lorsqu'à la suite d'une fort belle réflexion au sujet de l'ordre que donna cet empereur pour la suppression des écrits de Salvius Julianus il dit : «Voilà ce qui inspire de la confiance à tous les gens de bien, à moi surtout qui, né à la campagne d'un père pauvre et ignorant, me suis procuré, jusqu'à ce temps-ci, une existence honorable par les études importantes auxquelles je me suis livré».

Nous avons quatre livres sous le nom de S. A. Victor. Le premier est intitulé, Origo gentis romanae ; le second, De Viris illustribus urbis Romae ; le troisième, de Caesaribus ; le quatrième, De Vita et moribus imperatom romanorum, excerpta ex libris Sexti Aurelii Victoris, a Caesare Augusto, usque ad Theodosium imperatorem. Examinons lesquels de ces quatre livres appartiennent à Sextus Aurelius Victor.

Plusieurs critiques attribuent le livre de l'Origine du peuple romain à Asconius Pedianus, qui a composé un commentaire sur Cicéron, et qui vivait sous les premiers empereurs. Ils fondent leur opinion principalement sur ce que l'auteur de cet ouvrage en a écrit un autre qui a pour titre De Origine patavina. Comme Asconius Pedianus était natif de la ville de Padoue, il en faut conclure, disent-ils, qu'il est l'auteur de celui-ci. On voit au premier coup d'oeil tout ce qu'un tel raisonnement a de défectueux. Mais ce qui prouve avec évidence qu'Asconius n'est pas l'auteur du premier, c'est que l'historien qui l'a composé, avertit ses lecteurs qu'il a beaucoup emprunté à Victor l'Africain : déclaration que n'aurait pu faire Asconius, qui vivait plusieurs siècles avant notre Victor.

Cet aveu prouve encore deux choses ; 1° que S. A. Victor n'est pas l'auteur du livre qui nous occupe ; 2° qu'il en avait composé sur le même sujet un autre qu'un compilateur a mis à contribution, ainsi qu'il a fait des histoires de Tite-Live et de l'Enéide de Virgile.

Ajoutons à cette observation celle de la différence remarquable qui se trouve entre le style de l'auteur de l'Origine du peuple romain, et celui de l'historien des Hommes illustres et des Césars. Certes, quiconque a lu le premier ouvrage a dû s'apercevoir du contraste que forme l'élocution abondante, et même diffuse de son auteur, avec le style serré et concis des deux autres. Il n'aura pas été moins frappé de la manière d'écrire de cet historien, qui est celle d'un philologue dissertateur, dont la narration est embarrassée de citations, d'explications, de commentaires, et des noms des auteurs qu'il a consultés.

On ne sait pas mieux quel est le véritable auteur du livre des Hommes illustres de la ville de Rome. Parmi les savants, les uns l'attribuent à Pline le Jeune ; les autres, à Cornelius Nepos ; quelques-uns, à Suétone, et quelques autres le mettent sur le compte d'Emilius Probus. Mais, quoiqu'on lise ces noms en tête de plusieurs manuscrits, il faudrait n'avoir aucune connaissance du style de Cornelius Nepos, de Suétone et de Pline, pour leur attribuer aujourd'hui un ouvrage qui décèle un écrivain d'un siècle où la langue latine était bien déchue de l'élégance qui les caractérise. Il est vrai que Cornelius Nepos a composé un livre sur les hommes illustres de Rome, comme sur les grands capitaines de la Grèce ; mais ce livre s'est perdu ; et serait-il parvenu jusqu'à nous, le style en serait sans doute encore bien différent de celui du livre qu'on a osé lui attribuer.

Il n'est pas plus certain que Victor soit l'auteur de ce dernier ouvrage. On demande, en effet, pour quelle raison cet historien aurait écrit deux fois la vie d'Octave Auguste ; la première, ch. 29 des Hommes illustres ; et la seconde, ch. Ier des Césars. Pourquoi le style de ces deux livres est si différent ; facile et clair, quoique concis, dans l'un ; souvent obscur, pénible et sec dans l'autre ? Pourquoi les Césars offrent-ils un bon nombre de réflexions qui annoncent que notre Victor était un écrivain aussi honnête que judicieux : et les Hommes illustres n'en présentent-ils presque aucune, quoique le sujet de ce livre ne soit pas moins intéressant que celui des Césars ?

Cependant ces raisons n'ont pas empêché le savant Schott d'attribuer les Hommes illustres à S. A. Victor. Son opinion a beaucoup influé sur celle de plusieurs des critiques qui sont venus après lui. J'ai moi-même cédé à ce sentiment.

Pour ce qui est du livre des Césars, tous les critiques s'accordent à en regarder S. Aurelius Victor comme le véritable auteur. Ainsi, nous ne nous arrêterons pas aux preuves qu'ils donnent à l'appui de cette opinion, cet accord même en étant la plus forte.

A la suite des trois livres dont nous venons de parler, on en trouve, dans toutes les éditions de Victor, un quatrième, intitulé : De vita et moribus imperatorum romanorum, excerpta ex 1ibris Sexti Aurelii Victoris a Caesare Augusto usque ad Theodosium imperatorem. Il s'élève une nouvelle difficulté au sujet de l'auteur de cet ouvrage. Les critiques ne savent auquel de ces trois noms, Victor, Victorius, Victorinus, que portent les manuscrits, ils doivent l'adjuger : mais quoi qu'il en soit du vrai nom de l'auteur de cet Epitome, il est bien avéré qu'il n'est point l'ouvrage de notre Victor, auteur du livre des Césars, mais d'un autre historien qui se nommait à peu près comme lui, et qui, selon le savant Vossius, vivait sous les règnes de Théodose, d'Arcadius et d'Honorius, au lien que l'auteur des Césars florissait sous Constance et Julien. D'ailleurs, les Césars et l'Epitome présentent trop de contradictions, soit dans les dates, soit dans l'exposition des faits et de leurs circonstances, pour qu'il soit possible d'imaginer qu'ils sont de la même main. Nous avons montré quelques-unes de ces contradictions dans les notes qui accompagnent cette version.

Si l'on rencontre dans l'Epitome un grand nombre d'expressions qui appartiennent aux Césars, on n'y en trouve pas moins d'empruntées de Suétone, de Spartien, d'Eutrope, d'Ammien Marcellin et d'Orose : ce qui doit le faire regarder comme des centons formés de lambeaux, pris çà et là. Certes, on n'a pas à faire ce reproche à notre Aurelius Victor, dont le style est bien différent, et dénote partout la même main.

Il nous semble que ce que nous avons dit au sujet du livre de l'Origine du peuple romain, et de l'Epitome, ou Abrégé des vies des empereurs romains, prouve que les deux ouvrages n'appartiennent point à S. Aurelius Victor. C'est la raison pour laquelle nous n'avons pas jugé à propos de les traduire. Il est vrai qu'il n'est rien moins que prouvé que les Hommes illustres soient de lui ; mais comme ce livre lui est assez générale-ment attribué, et qu'il forme avec celui des Césars un excellent abrégé de l'histoire romaine, malgré le peu d'attention que l'auteur a mis à suivre l'ordre chronologique, nous avons cru faire une chose utile, en en joignant la traduction à celle de l'ouvrage dont S. Aurelius Victor est incontestablement l'auteur. Si l'on met ces deux livres à la suite des grands capitaines grecs de Cornelius Nepos, on aura une intéressante galerie des plus grands personnages de l'antiquité, depuis Miltiade jusqu'à Constance.

Nous ne connaissons que deux traductions du livre des Hommes illustres. L'abbé de Marolles est l'auteur de la première. La seconde, qui est anonyme, porte la date de 1672. Nous avons ouï dire qu'il en avait paru une troisième, il y a plus de soixante-dix ans, sous le nom de l'abbé Savin, chez Colas, libraire à Paris. Comme il ne nous a pas été possible de nous en procurer un seul exemplaire, nous n'en pouvons rien dire. Quant à la traduction de 1672, que nous avons sous les yeux, elle est imprimée sur un très petit format. Ainsi que celle de l'abbé de Marolles, elle n'est accompagnée d'aucune note pour l'éclaircissement du texte. On peut nous en croire : elles ne méritent ni qu'on en parle, ni qu'on les lise. Les contre-sens y fourmillent, et le style en rend la lecture peu supportable. On ne peut pas dire que ce sont de charmantes infidèles.

L'abbé de Marolles est le seul qui ait eu le courage de traduire le livre des Césars : mais ce traducteur infatigable avait formé une entreprise de difficile exécution, parce qu'il manquait des bonnes éditions qui n'ont paru qu'après lui, et qui seules pouvaient lui donner la véritable intelligence du texte dans un grand nombre d'endroits, ou obscurs, ou mutilés. Cependant, outre les contre-sens qu'il ne lui était guère possible d'éviter, on en a à lui reprocher un bon nombre d'autres qui annoncent une grande inattention de sa part. Entre plusieurs exemples, nous n'en citerons qu'un seul. Voici comment j'ai traduit le commencement du chapitre quatre-vingt-un des Hommes illustres, qui est le quatre-vingt-deux dans ma traduction : «Marcus Tullius Cicéron naquit à Arpinum, d'un chevalier romain qui descendait du roi Tullus Attius. Dans sa jeunesse, il plaida avec beaucoup d'éloquence et de liberté la cause de Roscius contre les partisans de Sylla».

Voici la manière dont l'abbé de Marolles a traduit ce morceau : «Marcus Tullius Cicéron qui nasquit en la ville d'Arpos, estait sorty d'un père chevalier romain, qui tirait son origine de Titus Tatius, roi des Sabins, selon le témoignage de Roscius. Comme il n'était encore qu'un jeune homme, il signala son éloquence et sa grande liberté contre les amis de Sylla». Ainsi, ce traducteur fait de Roscius d'Amerinum un historien, comme s'il n'avait jamais lu les oraisons du prince des orateurs. A cet exemple, j'en pourrais ajouter beaucoup d'autres, tirés du livre des Césars, où notre abbé paraît ne s'être pas entendu lui-même.

Je ne me suis point dissimulé les difficultés que j'avais à vaincre pour bien traduire les Césars. Afin d'en triompher, j'ai consulté les meilleures éditions de S. Aurelius Victor, savoir; celles de madame Dacier, Ad usum Delphini ; de Samuel Pitiscus, Trajecti ad Rhenum, 1696, in-8°; de Juncker, Lipsiae et Francofurti, 1704, in-8° ; enfin celle d'Arntzen, Amstelodami, 1733, in-4°. C'est au texte de cette dernière édition que j'ai cru devoir m'attacher, sans me dispenser de recourir aux autres pour les variantes qui valaient la peine que j'en fisse mention ; celle de Juncker, publiée pour les élèves d'un collège d'Allemagne, m'a été d'un grand secours, par les constructions explicatives que ce savant a placées au bas de chaque chapitre ou de chaque page.

Outre les avantages que j'ai retirés de ces différentes éditions, soit pour traduire, soit pour composer les notes que j'ai crues ou nécessaires ou utiles pour l'intelligence et l'éclaircissement du texte, la reconnaissance et l'amitié m'obligent de dire que je dois beaucoup aux lumières d'un savant à qui j'ai soumis mon travail. J'avouerai même que c'est lui qui m'a donné l'idée de cette traduction, à laquelle il aurait coopéré, si d'autres travaux littéraires ne l'en avaient détourné.

Comme S. Aurelius Victor n'est pas un de ces auteurs adoptés pour l'enseignement de la langue latine, quoique sa latinité soit en général assez pure, nous espérons que les maîtres, qui président à l'instruction publique, ne la comprendront pas dans le nombre de celles qu'ils ont raison d'interdire à leurs élèves. Nous osons même penser qu'elle sera d'une grande utilité pour la jeunesse, en ce qu'elle renferme une multitude de faits importants, soit en eux-mêmes, soit par des circonstances différentes de celles dont les autres historiens font mention, soit enfin par la sagesse et la solidité des réflexions dont notre auteur a de temps en temps embelli ses narrations.

Telles sont les raisons qui nous ont fait entreprendre cette traduction. Si Victor ne rapportait les faits que de la même manière que d'autres les ont racontés avant lui, cette traduction ne pourrait offrir qu'un intérêt médiocre ; mais c'est un historien original et judicieux, qui tient son rang parmi ceux que d'illustres savants n'ont pas dédaigné de prendre pour l'objet de leurs travaux.

Nous ne dirons qu'un mot du style de cet écrivain. Dans les Hommes illustres, il est assez pur, mais d'une simplicité qui se confond aisément avec la sécheresse. Il est bien différent dans les Césars. Comme Victor était Africain, il n'a pu, il est vrai, s'y défendre d'une certaine âpreté, et d'une sorte de rudesse, qualités qui caractérisent tous les écrivains qui ne s'étaient point formés dès leur jeunesse à l'urbanité romaine ; mais quel nerf ! quelle vigueur ! et en plusieurs endroits, quelle tournure d'esprit approchant de celle de Tacite ! Quiconque a lu les historiens latins, les contemporains, et ceux qui ont paru quelque temps après lui, lui adjugera sans doute la palme de la composition historique, si nous en exceptons néanmoins Ammien Marcellin, le meilleur historien de cette époque.