Maître Doutres, docteur es-lois et avocat à Vinça - Un personnage effervescent

En 1732, les trois consuls de Vinça, le « pagès » François Ramonet, le chirurgien Joseph Purxet et le négociant Julien Ver, présentent devant le Conseil Souverain de Perpignan une requête dirigée contre l’avocat François Doutres et le droguiste Julien Purxet (ADPO 2B 1873). Ils les accusent de porter sans cesse atteinte à l’ordre et au repos public : « Ils entretiennent depuis longtemps la division et le désordre entre les communautés ecclésiastique et séculière de cette ville et, par ce moyen, se procurent des gratifications et des droits au préjudice de la Communauté séculière et subsistent, surtout ledit Doutres que par ce moyen. »

Selon les consuls, l’avocat Doutres serait le principal agitateur, le brandon perpétuel de la discorde au sein de la bourgade : « Ledit Doutres est très pauvre et que, quoique Docteur ès-lois, sa profession ne peut lui procurer de quoi vivre, soit parce qu’elle n’est pas lucrative dans la ville de Vinça, soit aussi pour d’autres raisons que les suppliants passeront sous silence… en sorte que c’est une espèce de nécessité pour lui d’entretenir cette division qui lui est utile et lui procurer de quoi se soutenir dans ladite ville. »

Les enquêteurs recueillent, lors de l’information, les accusations souvent concordantes d’une quinzaine de témoins. La liste des manœuvres diaboliques, des combinaisons frauduleuses, des mensonges et des escroqueries agrémentées de violences verbales et de menaces serait fastidieuse si elle n’était pas révélatrice des soubresauts et des passions secrètes qui agitent la petite bourgade, et que seules les archives judiciaires nous permettent d’entrevoir.

L’histoire de la déchéance financière de Doutres semble assez solidement établie, même si les causes en demeurent plutôt obscures : avocat sans cause ou caractériel extravagant ? Les mots de joueur ou de fou ont même été discrètement avancés. En tant que docteur en droit, il était pourtant certainement issu d’une famille aisée : il était inconcevable qu’une famille modeste puisse pousser un fils jusqu’aux études supérieures, en un temps où elle ne pouvait pas toujours envoyer ses enfants à l’école faute de pouvoir payer quelques livres par an. Les titres de Doutres lui confèrent un statut de privilégié, presque à l’égal de celui de la noblesse. Ce fils de famille et ce notable est pourtant tombé dans la misère. Il ne possède rien en propre et s’avère incapable de gérer les quelques biens que sa femme lui a apportés en dot : un petit champ dont il a vendu la moitié et une vigne « qu'il a laissée perdre faute de pouvoir la faire travailler ». Il habite une maison lourdement grevée d’hypothèques et il a trois enfants qui vont habillés de guenilles et que leur mère a bien du mal à nourrir : « Elle est souvent obligée d’emprunter à ses parents ou voisins du blé ou du pain qu’elle ne rend point. » Cette femme doit trouver quelques pauvres excuses pour justifier son impécuniosité : lorsque le sieur Bergé, qui est chargé de collecter l’impôt royal de la capitation, frappe à sa porte, madame Doutres lui répond qu’ils n’ont point d’argent « pour ce qu’ils avaient été obligés de payer l’enterrement d’un enfant qui leur était mort, à quoi le sieur Bergé lui répondit qu’il fallait le faire enterrer avec le seul curé et le diacre. » Pour bien comprendre la portée de cet échange, il faut rappeler qu’être enterré par un seul prêtre, c’était être ravalé au rang des plus misérables habitants. Seuls les marginaux sans feu ni lieu ou les vieillards sans famille décédés à l’hôpital étaient enterrés gratuitement par le curé. Les autres, tous les autres, même les journaliers ou les domestiques, exigeaient par testament que leur corps soit mis en terre en grand cérémonial, accompagné par 4, 8 ou 10 prêtres chantant des « miserere » et portant des flambeaux de cire. Ces testaments portent aussi commande de plusieurs dizaines de messes obituaires, pour le repos de leur âme ou de celles de leurs proches, quitte à ce que ces pompes funèbres absorbent l’essentiel de leurs maigres économies. Personne n’accepte d’être enterré « comme un chien. » On mesure donc la violence de la proposition insultante faite par le collecteur de la taxe royale.

Doutres a cependant profité de son statut social pour survivre, à défaut de pouvoir vivre honorablement. Dès l’année 1721, il est suspect pour une partie de la population. Le 24 juin, le viguier Bordes qui réside à Prades, se déplace à Vinça pour une tentative de conciliation : il s’agit d’arbitrer une querelle de procédure qui masque, comme il est d’usage, un problème de fond. Les « insaculateurs » ont refusé de mettre le nom de Doutres dans la bourse du premier consul. Il est sans doute nécessaire de rappeler ici brièvement le mécanisme complexe qui organise la désignation des magistrats municipaux : les trois consuls qui vont gouverner l’exécutif pendant un an doivent représenter l’ensemble de la société locale et ils sont pris respectivement dans la classe des notables, dans celle de la petite bourgeoisie et chez les prolétaires. Leur nom est tiré au sort à partir de trois sacs où ont été placés un certain nombre de bulletins nominatifs. C’est une espèce de commission des sages qui a dressé la liste des gens qu’elle estime aptes à remplir dignement les fonctions de consuls. Sommés de s’expliquer sur l’élimination de Doutres, ils ont déclaré devant l’assemblée générale des chefs de maison, que « c’était pour ne pas causer un embrouillamini et confusion dans la ville, attendu que c’est un homme trop prompt, qu’à la moindre occasion il donne un démenti… et qu’il serait fort dangereux en cas de logement des troupes dans ladite ville. »

Le document ne nous donne pas d’explication quant à ce dernier grief. Nous savons cependant que Vinça était situé sur la route royale qui reliait Perpignan à Villefranche et Montlouis, villes forteresses aménagées ou construites par Vauban pour verrouiller la vallée de la Têt et le passage vers la Cerdagne et l’Espagne. Des détachements passaient régulièrement pour relever les garnisons, et elles devaient faire étape à Vinça ou à Prades. Le « logement des gens de guerre » était une sorte d’impôt en nature qui pesait sur les habitants du bourg, et surtout sur les petits notables qui devaient héberger les officiers. Cette obligation était d’autant plus impopulaire que les nobles et une foule de petits resquilleurs (ceux qui vendaient le sel à petites mesures, ceux qui relevaient les dons destinés à racheter les prisonniers des pirates barbaresques, etc.) en étaient exemptés. Les quelques notables qui restaient assujettis au logement étaient d’autant plus amers qu’ils avaient le sentiment d’être les dindons de la farce. C’est probablement ce qui explique l’accusation portée contre Doutres, qui se serait exclamé un jour « qu’il voudrait être foudre pendant vingt-quatre heures pour tuer tous les Français. » Il ne faudrait pas se hâter d’interpréter ce propos comme un signe de résistance délibérée à la francisation mais il faut noter que l’appellation de « Français », qui sera encore couramment utilisée pour désigner les troupes des guerres révolutionnaires, est la marque d’une certaine distance. Doutres exprimait en tous cas, d’une façon jugée trop peu diplomatique, la vieille répulsion des civils vis-à-vis de la soldatesque, mais c’est pour relativiser les propos de cet incendiaire que le subdélégué de l’intendance avait suggéré qu’il était fou.

Fou, peut être. Forcené sûrement. Il menace un jour un consul de lui mettre son couteau dans le ventre et promet mieux encore à celui qui l’a traité de fou : il lui placera « un baril de poudre entre les cuisses et y mettra le feu pour le faire sauter en l’air. »

Les agissements ou les propos de Doutres sont habituellement moins directs, mais toujours destinés à envenimer les situations pour en tirer quelque profit. C’est ainsi qu’en tant que « regidor » de la Confrérie du précieux Sang de Jésus-Christ, il a actionné en justice une pauvre veuve pour l’obliger à rembourser un petit prêt que lui avaient consenti les Pénitents et il a empoché joyeusement les 24 livres pour se payer un costume. Lorsque ses confrères tentent de récupérer cet argent, il tergiverse, puis se fâche, jette par terre les clefs du coffre et démissionne avec fracas. En tant que marguillier de l’église paroissiale, il a également puisé dans la caisse, et probablement arraché lui-même les pages du registre comptable qui auraient pu l’accuser. Il a même emporté chez lui un fromage qui était censé revenir au gagnant d’une loterie pieuse.

A une échelle plus grandiose, selon le témoignage du prêtre Blaise Vila, il aurait escroqué les bons moines du secteur. En tant que procureur de Don Jean de Copons, prieur de Saint-Michel de Cuxa, il a rénové le terrier du village de Tarerach et ce travail de « feudiste » a été particulièrement rémunérateur, puisqu’il a détourné à son profit « différentes sommes du produit dudit terrier. » Jean de Copons, dont le frère était l’abbé de la prestigieuse abbaye, a réagi en grand seigneur (ou en gestionnaire avisé) en déclarant qu’il ne poursuivrait pas l’affaire, compte tenu de l’insolvabilité de Doutres. Frère Fabre, sacristain de Saint-Martin du Canigou, a connu le même genre de mésaventure.

Notre avocat a donc plus d’un tour dans son sac et il n’hésite même pas a intenter des procès à différents membres de sa famille. Pourtant, dans les années 1730, son obsession dominante est d’attiser la guerre entre la communauté laïque qu’il manipule et la communauté ecclésiastique qui est sa cible de prédilection.

La Communauté des prêtres de Vinça est une institution archaïque qui a survécu dans la province jusqu’à la Révolution. Elle est composée de prêtres qui vivent dans le siècle ; ils élisent le curé paroissial généralement choisi dans leurs rangs et fonctionnent un peu, à l’échelle de la paroisse, comme les chanoines vis-à-vis de l’évêque à l’échelle du diocèse. Ils sont spécialement chargés des liturgies de la mort, enterrements et messes pour le repos des âmes. Ils donnent de l’éclat aux grandes messes chantées qui scandent le calendrier religieux et aux processions. La plupart de ces clercs sont issus de familles solidement enracinées dans le bourg (dans la communauté de Prades, les places sont même réservées aux « filleuls » de la ville, nés localement de parents pradéens.) Enterrements et messes obituaires alimentent les caisses de la Communauté qui s’empresse de prêter ces fonds contre un intérêt presqu’invariablement fixé à 5%. Il est à noter que toutes les institutions ecclésiastiques (monastères et confréries par exemple) jouent ce rôle de banque de proximité. Au total, ces activités lucratives assurent un confort modeste et une aimable sinécure à un certain nombre de cadets de famille.

A Vinça, cependant, ces paisibles routines sont troublées (ou pimentées ?) par des conflits récurrents entre clercs et laïcs. Le procès intenté devant le Conseil Souverain nous permet d’en identifier trois : la gestion d’une œuvre pie, les services que la communauté laïque se croit en droit d’exiger de la communauté ecclésiastique et la levée de nouvelles dîmes.

Le premier accroc concerne la gestion d’une œuvre pie qui avait été fondée par le docteur Perpignan de Vinça. Nous ne connaissons pas les détails de cette affaire. Il semble que ce notable ait affecté une partie de son héritage à une œuvre pieuse, et que la gestion de cette fondation est contestée. L’évêque a convoqué une commission d’arbitrage, dont la sentence concernant la nomination d’un nouvel exécuteur testamentaire a été inévitablement refusée par Doutres.

Une seconde querelle, tout aussi obscure mais de plus large portée, concerne « le service que la communauté ecclésiastique est obligée de faire dans l’église paroissiale. » Comme dans toute la province, la municipalité de Vinça considère que l’église paroissiale qu’elle gère par l’entremise des marguilliers lui appartient, et que les prêtres qui l’utilisent ne sont que des espèces de prestataires de service. Nous ne savons pas exactement quelles sont les exigences des laïcs et les réticences des prêtres, mais nous savons que le ou les procès auraient pu se terminer en 1731 grâce aux propositions de conciliation de l’évêque qui étaient favorablement accueillies par les consuls du moment. Malheureusement, les laïcs étaient représentés dans cette affaire par deux syndics, Doutres et Purxet, qui n’entendaient pas terminer ainsi le conflit par un arrangement entre les parties. En effet, le mandat des magistrats municipaux ne durait qu’un an, alors que les procès pouvaient s’éterniser sur plusieurs années (et parfois plusieurs dizaines d’années !). L’assemblée générale des habitants a donc pour habitude de nommer un ou des syndics qui pourront suivre les procès dans la durée, quitte à courir le risque de voir ces préposés relancer sans cesse les procédures, par goût de la chicane ou par intérêt personnel. Tel semble être le cas de Doutres qui va instaurer un conflit dans le conflit : il va lutter sur deux fronts, contre les prêtres bien sûr mais aussi contre les consuls qui penchent en faveur de la conciliation. L’inventivité de l’avocat est remarquable : pour rester maître dans l’agressivité procédurière, il tente de créer un nouvel organisme à sa botte, dont la seule utilité est de lui conférer une nouvelle légitimité et de mettre hors jeu les consuls accommodants. Il réussit à faire élire par le Conseil général une commission ad hoc de six membres choisis évidemment parmi ses amis et chargée de gérer le conflit. Les consuls réagissent aussitôt en portant de nouveaux griefs devant le Conseil Souverain. Ce conseil de « sizaine » est à leur avis irrégulier pour plusieurs raisons : c’est d’abord une nouveauté absolue qui ne peut se réclamer d’aucun précédent et qui est donc contraire à la coutume ; « or il est de règle qu’une Communauté ne peut rien statuer de nouveau sans permission de ses supérieurs. » Cette espèce d’innovation constitutionnelle n’a donc pas reçu l’onction du seigneur ou du Roi, ainsi érigés en défenseurs de la tradition Dans sa composition, cette commission est par ailleurs contraire à l’esprit même des institutions traditionnelles : elle ne compte en effet que des membres du premier et du second état et le petit peuple n’y est pas représenté, « ce qui est contraire à l’ordre observé pour le gouvernement politique de cette ville. »

Cette entorse au principe fondamental sur lequel repose tout l’édifice municipal est d’autant plus grave que, dans le cas d’espèce, ce sont les intérêts du troisième état qui sont particulièrement menacés. C’est à ce stade que nous apprenons qu’un autre conflit est au même moment en instance devant le tribunal de la viguerie à Prades.. Toutes ces procédures apparaissent ainsi emboîtées les unes dans les autres comme des poupées russes que nous découvrons au fur et à mesure. La communauté ecclésiastique veut instaurer une dîme sur « les haricots et autres fruits appelés tardaniers dont il n’est pas d’usage de payer dans ledit terroir. » Cette dîme novale pèserait principalement sur les humbles « parce qu’il est d’usage que des propriétaires des terres permettent en particulier au troisième état de semer sur leurs terres de ces espèces de fruits moyennant une certaine portion modique des fruits qui proviennent de ces semences. »

C’est donc après la moisson (fin juin, début juillet) que des propriétaires cèdent presque gratuitement l’usage de certains de leurs champs à des journaliers ou à de modestes artisans qui vont semer des haricots que l’on peut récolter en septembre ou octobre. Cette légumineuse a joué un rôle très important, à partir de la fin du XVIIe siècle dans l’alimentation des ruraux (ADPO 1C 2030) et l’on pouvait encore voir, au milieu du XXe siècle, mijoter presque en permanence sur l’âtre de certaines maisons paysannes le sempiternel « salpiquet de monges ». Le maïs connu sous le nom de « blé des Maures », ou plus tard certaines espèces de pommes de terre de longue conservation, étaient aussi classés dans la catégorie des « récoltes tardives ».

En ce début du XVIIIe siècle, la culture de ces plantes venues d’Amérique était une nouveauté, et c’est sur ces ressources des pauvres que les clercs de Vinça voulaient étendre l’emprise de la dîme. A l’instar de ce qui se passe de nos jours où les vieux impôts sont généralement mieux acceptés que les nouveaux, les dîmes « novales » rencontraient inévitablement l’hostilité de populations qui ne mettaient presque jamais en cause le principe même de la dîme.

On peut noter au passage, à propos de cette affaire, que les rapports entre dominants et dominés ne se résumaient pas à une brutale exploitation. La mansuétude des propriétaires aisés peut s’expliquer par la prégnance de sentiments charitables, mais aussi peut-être par une sage gestion des ressources humaines, par la complémentarité entre les riches et les pauvres : un propriétaire, même assez modeste mais qui « vit du sien », (un pagès), doit faire ponctuellement appel à de la main d’œuvre salariée. Pour la fenaison, le sarclage de certaines plantes, la moisson ou la vendange, il faut trouver du personnel, ce qui ne va pas forcément de soi à des moments qui exigent une sorte de mobilisation générale. Dans les années où la récolte est abondante et dans une province où l’homme est relativement rare, on voit parfois les soldats quitter leur caserne et les domestiques délaisser leur maître pour se louer. Tout notable a donc intérêt à s’appuyer sur une parentèle et à s’attacher une clientèle.

Pour en revenir à notre procès, on conçoit que l’avocat Doutres n’a eu aucun mal à trouver des alliés dans un troisième état dressé contre les exigences nouvelles du clergé. La croisade qu’il entend mener ne se déroule pas uniquement devant les prétoires. La guérilla est quotidienne. C’est ainsi qu’à l’occasion de la fête de Saint-Pierre qui est habituellement célébrée en grande pompe à Vinça, Doutres a défendu aux marguilliers de prêter les chapes et autres ornements dont se vêtent les clercs pour les messes et les processions. Il a multiplié les escarmouches en luttant sur tous les fronts : il a, par exemple, lancé une campagne d’opinion pour que les habitants du bourg confient leurs funérailles au couvent des Capucins plutôt qu’à l’église paroissiale : c’est toucher à l’honneur mais aussi à la bourse d’un clergé séculier qui lutte depuis des siècles contre la concurrence des réguliers. Et comme il n’y a pas de petite victoire, il conseille tout au moins de réduire la dimension et le poids des cierges funéraires et fait voter une baisse des tarifs du pressoir qui appartient à la paroisse.

Lors de la fête du Rosaire, Doutres donne de sa personne jusqu’à l’extravagance. Il est de coutume, ce jour là, d’orner le grand autel avec « une espèce de pavillon de satin rouge embelli de fleurs d’or appelé « mariposa. » Ce terme qui signifie papillon en castillan témoigne encore de l’influence espagnole. En tant que marguillier, Doutres refuse de prêter cette tenture qui est finalement mise en place sur l’ordre express des consuls, à la veille de la cérémonie. Le lendemain, Doutres, qui n’accepte jamais la défaite, se glisse de grand matin dans l’église, arrache la tenture qu’il fourre sous son justaucorps, se collette avec un consul qui vient de le surprendre et s’enfuit en courant. Il semble avoir trouvé provisoirement refuge dans le village voisin de Rodès, qui est pourtant l’ennemi séculaire de Vinça, mais il a tellement sué dans cette galopade éperdue que la mariposa a été tachée et a perdu toutes ses fleurs d’or. Son acte relevait donc du sacrilège et de la haute trahison. L’acharnement de l’avocat semble s’élever, dans cet épisode, à la hauteur de l’épopée.

A première lecture, on pourrait penser que c’est faire beaucoup d’honneur à ce trublion déjanté que de raconter par le menu ses aventures et ses mésaventures. Pourtant, à scruter de plus près les documents, surgit une interrogation : pourquoi et comment ce personnage apparemment marginal s’est-il trouvé au centre de la vie publique de la bourgade pendant au moins une quinzaine d’années ? Il avait certes quelques atouts, son titre prestigieux de docteur en droit dans une société où la procédure est un sport national, son énergie et son réel talent de manipulateur, mais sa violence, son insolence et sa totale immoralité auraient dû lasser ses contemporains.

En réalité, même certains témoignages à charge laissent filtrer quelques éléments d’explication. On s’aperçoit par exemple que Doutres n’est pas un homme seul. Il est toujours entouré de quelques notables locaux, amis ou complices. En tant que syndic des procès dirigés contre la Communauté ecclésiastique, il fonctionne en tandem avec un certain Julien Purxet, droguiste. Dans l’ordre des hiérarchies boutiquières, le droguiste est assez proche de l’apothicaire ou de l’épicier, spécialistes qui, de concert avec les orfèvres, tiennent le haut du pavé. La famille Purxet tient sans doute un rang honorable puisque, au même moment, on trouve dans le camp adverse un Joseph Purxet, consul et chirurgien de son état. Doutres réussit à convaincre le médecin Parera, alors premier consul, qu’il doit porter plainte contre la révérende communauté en son nom propre, à la place de la municipalité réticente. Bien que très contesté, il a réussi à occuper successivement ou conjointement la place de premier consul, de marguillier et de régent de la Confrérie des Pénitents. Il est enfin assez bien introduit dans le milieu assez fermé du Clergé régulier dont beaucoup de membres sont d’origine plus ou moins aristocratique. En tant que procureur, il a pu ainsi escroquer un haut et puissant personnage comme Monsieur de Copons, prieur et frère de l’abbé de Saint-Michel de Cuxa. Cette abbaye prestigieuse étendait sa puissance seigneuriale sur une quinzaine de villages et Jean de Copons descendait d’une lignée de grands juristes barcelonais (comme les Sagarra ou les Trobat) qui, ayant impulsé ou participé à la révolte des Catalans contre Madrid, avaient dû se replier, après la défaite, sur le Roussillon où, par une espèce d’ironie de l’histoire, ils étaient devenus les plus ardents collaborateurs du Roi de France. En tant que tels, leurs descendants devaient jouir, jusqu’en 1789, de très puissantes protections à la Cour de Versailles (1).

Mais Doutres est aussi capable de s’appuyer sur la plèbe ; lorsqu’il essaie de séquestrer les chasubles et autres ornements liturgiques que la marguillerie fournit habituellement aux prêtres, le témoin ajoute : « Il porta le menu peuple à délibérer ainsi ». Un autre déclare que, dans sa guérilla permanente, il est suivi en assemblée générale par « le peuple qui est en grand nombre à soutenir lesdites contestations ». Le révérend père Basile, gardien du couvent des Franciscains de Béziers, a fait partie d’une commission de conciliation dont l’arbitrage a été approuvé par l’évêque et refusé par Doutres. Il écrit à son confrère de Vinça : « On doutait de sa parole et on craignait la malignité de son esprit mais ce qui est le plus déplorable dans cette affaire, c’est de voir que des personnes qui composent le corps de ville se laissent ainsi conduire par ce brouillon qui ruinera la communauté séculière. »

On comprend bien que lorsque Doutres fait voter la baisse des tarifs du pressoir qui appartient à la marguillerie, ou lorsqu’il s’élève contre la dîme sur les récoltes tardives, il emporte aisément l’adhésion populaire. Mais en grand démagogue et habile manipulateur, il amplifie et utilise les tensions structurelles de la petite société villageoise. Ces tensions sont multiples et enchevêtrées. On peut souligner tout d’abord le désoeuvrement de la plupart de ces fils de famille, que l’on oriente vers le droit ou vers la cléricature. Les petites bourgades qui abritent entre 1.000 et 2.000 habitants comptent environ un prêtre pour 100 habitants et au moins autant de robins. Il y a par exemple à Prades une quinzaine d’avocats et deux ou trois notaires à Vinça. Tout ce monde de la basoche a bien du mal à se constituer une clientèle qui lui permette de soutenir financièrement son rang. D’où, pour ces parasites, une existence partagée entre l’ennui du vide et une agitation effrénée capable de rompre la monotonie des jours et de faire sourdre quelques ressources grâce à des absurdités procédurales.

La plèbe elle-même dispose, suivant les époques, de quelques loisirs : le travail agricole est, comme on le sait, saisonnier et l’on passe, en fonction du calendrier agraire, du travail harassant à la semi-oisiveté. Le troisième « bras » fournit en conséquence, ponctuellement, les troupes nécessaires pour conforter la position de tel ou tel clan au sein de l’assemblée générale des habitants. Le moteur des sempiternelles querelles qui surgissent périodiquement à propos de tout et de rien n’est pas seulement l’intérêt matériel. A l’exception des syndics et des avocats qui sont toujours gagnants, il est fréquent que les enjeux soient dérisoires et sans proportion avec les énergies et les sommes engagées dans des batailles où tout est perdu d’avance sauf l’honneur. Dans ce jeu des vanités, il est fréquent que le point d’honneur, individuel ou collectif, l’emporte sur tout autre considération. L’avocat Doutres exerce d’autant plus brillamment ses fonctions de détonateur qu’il est installé sur un baril de poudre.

Pour se battre, il faut être au moins deux. La Communauté des habitants composée de laïcs trouve naturellement en face d’elle la Communauté des prêtres qui semble tout aussi intransigeante et aussi querelleuse. Les archives ne nous renseignent pas très clairement sur l’origine du conflit primitif, sur les exigences des magistrats municipaux vis-à-vis de clercs récalcitrants : quelque messe supplémentaire, la gestion matérielle des bâtiments paroissiaux peut-être ou l’administration de l’hôpital ou de l’école, secteurs autrefois réservés à l’église mais en voie de laïcisation. Les tonsurés auraient pu sans doute trouver une transaction, mais en tant que serviteurs de Dieu et membres du premier Ordre du royaume, ils n’ont d’ordre à recevoir de personne dans ce qu’ils considèrent comme leurs domaines réservés. Quand ils exigent de percevoir la dîme sur les petites récoltes d’arrière-saison et qu’ils portent l’affaire devant le tribunal de la viguerie, ils doivent bien se douter qu’ils vont susciter l’hostilité de la majorité des paroissiens pour un enjeu financier très médiocre. Nous sommes ici dans l’ordre du symbolique mais il serait probablement imprudent d’interpréter de tels épisodes en termes de conflit religieux ou de désaffection vis-à-vis de l’église catholique. Au niveau du microcosme de Vinça, nous assistons à l’éternel conflit entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel qui se joue localement sur le mode bouffon des querelles de sacristie.

Le caractère structurel et non accidentel de ces bisbilles est confirmé par le comparatisme : à quelques kilomètres de là, la bourgade de Prades est engagée dans des procès de même nature et qui ont occupé presque tout le siècle. Dans une sorte de jeu de billard à trois bandes, il s’agit de savoir comment placer respectivement dans l’église Saint-Pierre le banc réservé aux magistrats municipaux, le banc des magistrats de l’ordre judiciaire et le banc des prêtres.

Sans même quitter Vinça, il suffit d’avancer dans le siècle pour prouver que l’affaire Doutres n’était pas un accident mais un épisode aigu d’une crise récurrente.

En 1764, le Contrôleur général des Finances Laverdy promulgua un édit réformant toutes les municipalités du royaume. Il mettait en place un système fondé sur le principe du vote censitaire, système qui sera d’ailleurs adopté dans les débuts de la Révolution de 1789. Il fallait être aisé pour pouvoir voter et riche pour pouvoir être élu. Pour la province du Roussillon, ce fut une sorte de tremblement de terre puisque le principe majeur de la représentation du « petit peuple », le « troisième bras », disparaissait au profit d’une oligarchie fondée sur la fortune. Cette réforme Laverdy fut très vite révoquée pour la province au moyen d’un édit dérogatoire rédigé à la demande du gouverneur Noailles, mais durant les quelques mois au cours desquels elle eût un commencement d’application, elle eût un effet dévastateur.

Localement, la loi nouvelle fut interprétée domme un désaveu des magistrats municipaux en place. Leurs adversaires y virent l’occasion de prendre leur revanche. Clans minoritaires, ambitieux contrariés, juges des juridictions secondaires désireux d’affirmer leur prééminence, tous ceux qui avaient des comptes à rendre pour avoir quelque peu tripoté dans les caisses publiques, se coalisèrent et se propulsèrent aux postes nouvellement crées de « notables » ou d’ « échevins ». Dans la précipitation et la plus parfaite opacité, on vit émerger dans les communes des municipalités nouvelles qui entraient en concurrence avec les anciennes qui demeuraient en fonction.

Vinça ne fit pas exception à la règle. Laverdy en personne répondit aux alarmes des magistrats (ADPO 1C 2032) et la première phrase de sa missive est une accusation que l’on peut interpréter comme un aveu : « On aurait dû, Messieurs, m’instruire exactement de l’établissement des clavaires (2) ou officiers de police qui exercent dans votre ville, de leurs fonctions et de la façon dont ils sont élus pour me mettre à portée de juger s’ils doivent subsister. » Il découvre à l’occasion que les deux nouveaux édiles ont un solide contentieux, l’un doit rendre des comptes sur ses activités un peu désordonnées en tant que percepteur des rentes de la commune et l’autre «a un procès considérable contre la ville. » Laverdy conclut : « Si ces faits sont vrais, j’ai lieu d’être surpris qu’on les ait choisis pour remplir les premières places de l’administration et leur élection serait contraire au bon ordre. » Grâce au recul du temps, nous ne sommes pas du tout surpris.

La surprise vient plutôt du fait que, quelques années plus tard, en 1770, le nouveau Contrôleur général Terray, qui a succédé à Laverdy, s’intéresse lui aussi à Vinça. On peut s’étonner qu’à deux reprises, le plus puissant personnage de l’État (car au XVIIIe siècle, les Finances forment le cœur même du pouvoir) s’implique personnellement dans les obscures querelles d’une minuscule bourgade appartenant à la plus petite province du royaume. Terray répond à une lettre ou deux des trois consuls de Vinça se plaignent du désordre qui règne dans leur commune : elle est ruinée par « nombre de procès pour la plus grande part entrepris sans intérêt, sans délibération et sans autorisation. » Ils imputent la responsabilité de ce désastre au syndic. Un fois de plus, apparaît donc le personnage du syndic diabolique qui, hors de tout contrôle, sème le désordre, la discorde et la ruine.

La sempiternelle guérilla opposant les factions villageoises d’Ancien Régime, toutes ces guerres picrocholines peuvent prêter à sourire. Mais 1789 vint radicalement changer la donne. A l’époque révolutionnaire, ce furent l’exil, la prison ou la guillotine qui arbitrèrent ces querelles qui, en empruntant les masques de l’idéologie, étaient devenues sans merci.

© Michel Brunet, professeur honoraire, Université de Toulouse-le-Mirail.


(1) Brunet, La naissance, le mérite et le piston : comment faire carrière au Conseil Souverain du Roussillon, BSASL 103e vol. 1995

(2) Les clavaires sont des officiers de police désignés par le sort et dont la durée de mandat est de un an, comme pour les consuls.