I. De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n'en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions.

II. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions.

III. Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut ni les arrêter, ni leur faire obstacle ; celles qui n'en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères.

IV. Souviens-toi donc que, si tu crois libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui dépendent d'autrui, tu rencontreras à chaque pas des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu crois tien ce qui t'appartient en propre, et étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera à faire ce que tu ne veux point, ni ne t'empêchera de faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n'accuseras personne ; tu ne feras rien, pas même la plus petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal, et tu n'auras point d'ennemi, car il ne t'arrivera rien de nuisible.

V. Aspirant donc à de si grands biens, souviens-toi que tu ne dois pas travailler médiocrement pour les acquérir, et que, en ce qui concerne les choses extérieures, tu dois entièrement renoncer aux unes, et remettre les autres à un autre temps. Car si tu cherches à les accorder ensemble, et que tu poursuives et ces véritables biens et les richesses et les dignités, peut-être n'obtiendras-tu même pas ces dernières, pour avoir désiré les autres ; mais certainement tu manqueras d'acquérir les biens qui peuvent seuls faire ta liberté et ton bonheur.

VI. Ainsi, devant toute imagination pénible, sois prêt à dire : «Tu n'es qu'une imagination, et nullement ce que tu parais». Ensuite, examine-la bien, approfondis-la, et, pour la sonder, sers-toi des règles que tu as apprises, surtout de la première, qui est de savoir si la chose qui te fait de la peine est du nombre de celles qui dépendent de nous, ou de celles qui n'en dépendent pas ; et, si elle est du nombre de celles qui ne sont pas en notre pouvoir, dis-toi sans balancer : «Cela ne me regarde pas».

VII. Souviens-toi que la fin de tes désirs, c'est d'obtenir ce que tu désires, et que la fin de tes craintes, c'est d'éviter ce que tu crains. Celui qui n'obtient pas ce qu'il désire est malheureux, et celui qui tombe dans ce qu'il craint est misérable. Si tu n'as donc de l'aversion que pour ce qui est contraire à ton véritable bien, et qui dépend de toi, tu ne tomberas jamais dans ce que tu crains. Mais si tu crains la mort, la maladie ou la pauvreté, tu seras misérable. Transporte donc tes craintes, et fais-les tomber des choses qui ne dépendent point de nous, sur celles qui en dépendent ; et, pour tes désirs, supprime-les entièrement pour le moment. Car, si tu désires quelqu'une des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, tu seras nécessairement malheureux ; et, pour les choses qui sont en notre pouvoir, tu n'es pas encore en état de connaître celles qu'il est bon de désirer. En attendant donc que tu le sois, contente-toi de rechercher ou de fuir les choses, mais doucement, toujours avec des réserves, et sans te hâter.

VIII. Devant chacune des choses qui te divertissent, qui servent à tes besoins, ou que tu aimes, n'oublie pas de te dire en toi-même ce qu'elle est véritablement. Commence par les plus petites. Si tu aimes un pot de terre, dis-toi que tu aimes un pot de terre ; et, s'il se casse, tu n'en seras point troublé. Si tu aimes ton fils ou ta femme, dis-toi à toi-même que tu aimes un être mortel ; et s'il vient à mourir, tu n'en seras point troublé.

IX. Quand tu es sur le point d'entreprendre une chose, mets-toi bien dans l'esprit ce qu'est la chose que tu vas faire. Si tu vas te baigner, représente-toi ce qui se passe d'ordinaire dans les bains publics, qu'on s'y jette de l'eau, qu'on s'y pousse, qu'on y dit des injures, qu'on y vole. Tu iras ensuite plus sûrement à ce que tu veux faire, si tu te dis auparavant : «Je veux me baigner, mais je veux aussi conserver ma liberté et mon indépendance, véritable apanage de ma nature». Et de même sur chaque chose qui arrivera. Car, de cette manière, si quelque obstacle t'empêche de te baigner, tu auras cette réflexion toute prête : «Je ne voulais pas seulement me baigner, mais je voulais aussi conserver ma liberté et mon indépendance ; et je ne les conserverais point, si je me fâchais».

X. Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu'ils en ont. Par exemple, la mort n'est point un mal, car, si elle en était un, elle aurait paru telle à Socrate, mais l'opinion qu'on a que la mort est un mal, voilà le mal. Lors donc que nous sommes contrariés, troublés ou tristes, n'en accusons point d'autres que nous-mêmes, c'est-à-dire nos opinions.

XI. Accuser les autres de ses malheurs, cela est d'un ignorant ; n'en accuser que soi-même, cela est d'un homme qui commence à s'instruire ; et n'en accuser ni soi-même ni les autres, cela est d'un homme déjà instruit.

XII. Ne te glorifie jamais d'aucun avantage étranger. Si un cheval disait avec orgueil : «Je suis beau», cela serait supportable ; mais toi, quand tu dis avec fierté : «J'ai un beau cheval», sache que c'est d'avoir un beau cheval que tu te glorifies. Qu'y a-t-il donc là qui soit à toi ? L'usage que tu fais de ton imagination. C'est pourquoi lorsque, dans l'usage que tu feras de ton imagination, tu suivras la nature, alors tu pourras te glorifier, car tu te glorifieras d'un bien qui est à toi.

XIII. Si, dans un voyage sur mer, ton vaisseau entre dans un port, et que l'on t'envoie faire de l'eau, tu peux, chemin faisant, ramasser un coquillage ou cueillir un champignon, mais tu dois avoir toujours ta pensée à ton vaisseau, et tourner souvent la tête, de peur que le pilote ne t'appelle, et, s'il t'appelle, il faut jeter tout et courir, de peur que, si tu fais attendre, on ne te jette dans le vaisseau pieds et poings liés comme une bête. Il en est de même dans le voyage de cette vie : si, au lieu d'un coquillage ou d'un champignon, on te donne une femme ou un enfant, tu peux les prendre ; mais, si le pilote t'appelle, il faut courir au vaisseau et tout quitter, sans regarder derrière toi. Et, si tu es vieux, ne t'éloigne pas trop du navire, de peur que le pilote venant à t'appeler tu ne sois pas en état de le suivre.

XIV. Ne demande point que les choses arrivent comme tu les désires, mais désire qu'elles arrivent comme elles arrivent, et tu prospéreras toujours.

XV. La maladie est un obstacle pour le corps, mais non pour la volonté, à moins que celle-ci ne faiblisse. «Je suis boiteux». Voilà un empêchement pour mon pied ; mais pour ma volonté, point du tout. Sur tous les accidents qui t'arriveront, dis-toi la même chose ; et tu trouveras que c'est toujours un empêchement pour quelque autre chose, et non pas pour toi.

XVI. A chaque objet qui se présente, souviens-toi de rentrer en toi-même et d'y chercher quelle vertu tu as pour bien user de cet objet. Si tu vois un beau garçon ou une belle fille, tu trouveras contre ces objets une vertu, qui est la continence. Si c'est quelque peine, quelque travail, tu trouveras le courage ; si ce sont des injures, des affronts, tu trouveras la résignation et la patience. Si tu t'accoutumes ainsi à déployer sur chaque accident la vertu que la nature t'a donnée pour le combattre, tes imaginations ne t'emporteront jamais.

XVII. Ne dis jamais, sur quoi que ce soit : «J'ai perdu cela» mais : «Je l'ai rendu». Ton fils est mort ? tu l'as rendu. Ta femme est morte ? tu l'as rendue. On t'a pris ta terre ? voilà encore une restitution que tu as faite. - Mais celui qui me l'a prise est un méchant. - Que t'importe par les mains de qui celui qui te l'a donnée a voulu te la retirer ? Pendant qu'il te la laisse, uses-en comme d'une chose qui ne t'appartient point, comme les voyageurs usent des hôtelleries.

XVIII. Si tu veux avancer dans l'étude de la sagesse, laisse la tous ces raisonnements : «Si je néglige mes affaires, je serai bientôt ruiné et je n'aurai pas de quoi vivre ; si je ne châtie pas mon esclave, il deviendra méchant». Car il vaut mieux mourir de faim après avoir banni les soucis et les craintes, que de vivre dans l'abondance avec inquiétude et avec chagrin. Il vaut mieux que ton esclave soit méchant, que toi misérable. Commence donc par les petites choses. On a renversé ton huile ? on t'a dérobé ton vin ? Dis-toi : «C'est à ce prix que l'on achète la tranquillité, c'est à ce prix que l'on achète la liberté ; on n'a rien pour rien». Quand tu appelleras ton esclave, pense qu'il peut ne pas t'entendre, ou que, t'ayant entendu, il peut ne rien faire de ce que tu lui as commandé. «Mais, diras-tu, mon esclave se trouvera fort mal de ma patience et deviendra incorrigible». - Oui, mais tu t'en trouveras fort bien, puisque, grâce à lui, tu apprendras à te mettre hors d'inquiétude et de trouble.

XIX. Si tu veux avancer dans l'étude de la sagesse, ne refuse point, sur les choses extérieures, de passer pour imbécile et pour insensé.

XX. Ne cherche point à passer pour savant, et, si tu passes pour un personnage dans l'esprit de quelques-uns, défie-toi de toi-même. Sache qu'il n'est pas facile de conserver à la fois et ta volonté conforme à la nature et les choses du dehors ; mais il faut de toute nécessité qu'en t'attachant à l'un, tu négliges l'autre.

XXI. Si tu veux que tes enfants et ta femme et tes amis vivent toujours, tu es fou ; car tu veux que les choses qui ne dépendent point de toi en dépendent, et que ce qui est à autrui soit à toi. De même, si tu veux que ton esclave ne fasse jamais de faute, tu es fou ; car tu veux que le vice ne soit plus vice, mais autre chose. Veux-tu n'être pas frustré dans tes désirs ? Tu le peux : ne désire que ce qui dépend de toi.

XXII. Le véritable maître de chacun de nous est celui qui a le pouvoir de nous donner ou de nous ôter ce que nous voulons ou ne voulons pas. Que tout homme donc, qui veut être libre, ne veuille et ne fuie rien de tout ce qui dépend des autres, sinon il sera nécessairement esclave.

XXIII. Souviens-toi que tu dois te conduire dans la vie comme dans un festin. Un plat est-il venu jusqu'à toi ? étendant ta main avec décence, prends-en modestement. Le retire-t-on ? ne le retiens point. N'est-il point encore venu ? n'étends pas au loin ton désir, mais attends que le plat arrive enfin de ton côté. Uses-en ainsi avec des enfants, avec une femme, avec les charges et les dignités, avec les richesses, et tu seras digne d'être admis à la table même des dieux. Et si tu ne prends pas ce qu'on t'offre, mais le rejettes et le méprises, alors tu ne seras pas seulement le convive des dieux, mais leur égal, et tu régneras avec eux. C'est en agissant ainsi que Diogène, Héraclite et quelques autres ont mérité d'être appelés des hommes divins, comme ils l'étaient en effet.

XXIV. Quand tu vois quelqu'un qui pleure, soit parce qu'il est en deuil, soit parce que son fils est au loin, soit parce qu'il a perdu ses biens, prends garde que ton imagination ne t'emporte et ne te séduise en te persuadant que cet homme est effectivement malheureux à cause de ces choses extérieures ; mais fais en toi-même cette distinction, que ce qui l'afflige, ce n'est point l'accident qui lui est arrivé, car un autre n'en est point ému, mais l'opinion qu'il en a. Si pourtant c'est nécessaire, ne refuse point de pleurer avec lui et de compatir à sa douleur par tes discours ; mais prends garde que ta compassion ne passe au dedans et que tu ne sois affligé véritablement.

XXV. Souviens-toi que tu es acteur dans une pièce, longue ou courte, où l'auteur a voulu te faire entrer. S'il veut que tu joues le rôle d'un mendiant, il faut que tu le joues le mieux qu'il te sera possible. De même, s'il veut que tu joues celui d'un boiteux, celui d'un prince, celui d'un plébéien. Car c'est à toi de bien jouer le personnage qui t'a été donné ; mais c'est à un autre de te le choisir.

XXVI. Lorsque le corbeau jette un croassement de mauvais augure, que ton imagination ne t'emporte point, mais aussitôt fais en toi-même une distinction et dis : «Aucun des malheurs présagés par cet augure ne me regarde ; ces malheurs regardent ou mon chétif corps, ou mon petit bien, ou ma petite réputation, ou mes enfants, ou ma femme. Pour moi, il n'y a que d'heureux présages, si je le veux ; car, quoi qu'il arrive, il dépend de moi d'en tirer du bien».

XXVII. Tu peux être invincible, si tu n'engages jamais aucun combat ou il ne dépende pas absolument de toi de vaincre.

XXVIII. Prends bien garde qu'en voyant quelqu'un comblé d'honneurs, ou élevé à une grande puissance, ou florissant de quelque autre manière, prends bien garde, dis-je, qu'emporté et séduit par ton imagination, tu ne le trouves heureux. Car, si l'essence du véritable bien consiste dans les choses qui dépendent de nous, ni l'envie, ni l'émulation, ni la jalousie n'auront plus de lieu, et toi-même, tu ne voudras être ni général, ni sénateur, ni consul, mais libre ; or, une seule voie y mène : le mépris des choses qui ne dépendent point de nous.

XXIX. Souviens-toi que ce n'est ni celui qui te dit des injures, ni celui qui te frappe, qui t'outrage ; mais c'est l'opinion que tu as d'eux, et qui te les fait regarder comme des gens dont tu es outragé. Quand quelqu'un donc te chagrine et t'irrite, sache que ce n'est pas cet homme-là qui t'irrite, mais ton opinion. Efforce-toi donc, avant tout, de ne pas te laisser emporter par ton imagination ; car, si une fois tu gagnes du temps et quelque délai, tu seras plus facilement maître de toi-même.

XXX. Que la mort et l'exil et toutes les autres choses qui paraissent terribles soient tous les jours devant tes yeux, surtout la mort, et tu n'auras jamais de pensée basse, et tu ne désireras rien avec trop d'ardeur.

XXXI. Tu veux devenir philosophe. Prépare-toi sur-le-champ à être raillé, et persuade-toi bien que le peuple va te siffler et dire : «Ce philosophe nous est venu en une nuit. D'où lui vient ce sourcil arrogant ?» Pour toi, n'aie point ce sourcil superbe ; mais attache-toi fortement aux maximes qui t'ont paru les meilleures et les plus belles. Et souviens-toi que, si tu y demeures ferme, ceux même qui se sont d'abord moqués de toi t'admireront ensuite ; au lieu que, si tu cèdes à leurs insultes, tu en seras doublement moqué.

XXXII. Si jamais il t'arrive de te tourner vers les choses du dehors dans le but de plaire à quelqu'un, sache que tu es déchu de ton état. Qu'il te suffise donc, en tout et partout, d'être philosophe. Et si de plus tu veux le paraître, contente-toi de le paraître à tes propres yeux, et cela suffit.

XXXIII. Que ces sortes de pensées et de raisonnements ne te troublent point : «Je serai méprisé ; je ne serai rien dans le monde». Car, si le mépris est un mal, tu ne peux être dans le mal par le moyen d'un autre, non plus que dans le vice. Dépend-il de toi d'avoir les premières charges ? Dépend-il de toi d'être invité à un festin ? Nullement. Comment se peut-il donc que ce soit encore là un mépris et un déshonneur pour toi ? Comment se peut-il que tu ne sois rien dans le monde, toi qui ne dois être quelque chose que dans ce qui dépend de toi, et en quoi tu peux te rendre très considérable ? «Mais mes amis seront sans aucun secours de ma part». - Qu'est-ce à dire, sans aucun secours ? Tu ne leur donneras point d'argent ? Tu ne les feras pas citoyens romains ? Qui donc t'a dit que ces choses sont du nombre de celles qui sont en notre pouvoir, et qu'elles n'appartiennent pas à d'autres qu'à nous ? Et qui peut donner aux autres ce qu'il n'a pas lui-même ? «Amasse du bien, dira quelqu'un, afin que nous en ayons aussi». - Si je puis en avoir en conservant la pudeur, la modestie, la fidélité, la magnanimité, montrez-moi le chemin qu'il faut prendre pour devenir riche, et je le serai. Mais si vous voulez que je perde mes véritables biens afin que vous en acquériez de faux, voyez vous-mêmes combien vous tenez la balance inégale, et à quel point vous êtes ingrats et inconsidérés. Qu'aimez-vous mieux ? l'argent, ou un ami sage et fidèle ? Ah ! aidez-moi plutôt à acquérir ces vertus, et n'exigez point que je fasse des choses qui me les feraient perdre. - «Mais, diras-tu encore, ma patrie ne recevra de moi nuls services». Quels services ? Elle n'aura pas de toi des portiques ? Elle n'aura pas des bains ? Eh ! qu'est-ce que cela ? Elle n'aura pas non plus des souliers d'un forgeron, ni des armes d'un cordonnier. Or, il suffit que chacun remplisse son état et fasse son ouvrage. Mais si, par ton exemple, tu donnais à ta patrie un autre citoyen sage, modeste et fidèle, ne lui rendrais-tu aucun service ? Certainement tu lui en rendrais un, et un fort grand ; tu ne lui serais donc pas inutile. - «Quel rang aurai-je donc dans la cité ?» - Celui que tu pourras obtenir en te conservant fidèle et modeste. Mais si, voulant la servir, tu perds ces vertus, quels services tirera-t-elle désormais de toi, quand tu seras devenu impudent et perfide ?

XXXIV. Quelqu'un t'a été préféré dans un festin, dans un conseil, dans une visite. Si ce sont là des biens, tu dois te réjouir de ce qu'ils sont arrivés à ton prochain. Et si ce sont des maux, ne t'afflige point de ce que tu en es exempt. Mais souviens-toi que, ne faisant pas, pour obtenir les choses qui ne dépendent point de nous, les démarches que font ceux qui les obtiennent, il est impossible que tu en sois également partagé. Car comment celui qui ne va jamais à la porte d'un grand seigneur en sera-t-il aussi bien traité que celui qui y est tous les jours ? celui qui ne l'accompagne point quand il sort, que celui qui l'accompagne ? celui qui ne le flatte ni ne le loue, que celui qui ne cesse de le flatter et de le louer ? Tu es donc injuste et insatiable, si, ne donnant point les choses avec lesquelles on achète toutes ces faveurs, tu veux les avoir pour rien. Combien vend-on les laitues au marché ? Une obole. Si donc ton voisin donne une obole et emporte sa laitue, et que toi, ne donnant point ton obole, tu t'en retournes sans laitue, ne t'imagine point avoir moins que lui ; car, s'il a sa laitue, toi, tu as ton obole, que tu n'a pas donnée. Il en est de même ici. Tu n'as pas été invité à un festin ? C'est que tu n'as pas payé au maître du festin le prix auquel il le vend. Ce prix, c'est une louange, une visite, une complaisance, une dépendance. Donne donc le prix, si la chose t'accommode. Mais si, sans donner le prix, tu veux avoir la marchandise, tu es insatiable et injuste. N'as-tu donc rien qui puisse tenir la place de ce festin ou tu n'as point été ? Tu as certainement quelque chose qui vaut mieux que le festin, c'est de n'avoir pas loué celui que tu n'aurais pas voulu louer, et de n'avoir pas souffert à sa porte son orgueil et son insolence.

XXXV. Nous pouvons apprendre le dessein de la nature par les choses sur lesquelles nous ne sommes pas en différend entre nous. Par exemple, lorsque l'esclave de ton voisin a cassé une coupe ou quelque autre chose, tu ne manques pas de lui dire, pour le consoler, que c'est un accident très ordinaire. Sache donc que, quand on cassera une coupe qui est à toi, il faut que tu sois aussi tranquille que tu l'étais quand celle de ton voisin a été cassée. Transporte cette maxime aux choses plus importantes. Quand le fils ou la femme d'un autre meurt, il n'y a pas un homme qui ne dise que cela est attaché à l'humanité. Mais que le fils ou la femme de ce même homme vienne à mourir, aussitôt on n'entend que pleurs, que cris, que gémissements : «Que je suis malheureux ! Je suis perdu !» Il faudrait cependant se rappeler les sentiments que nous éprouvons en apprenant que les mêmes accidents sont arrivés à d'autres.

XXXVI. Comme on ne met pas un but pour le manquer, de même la nature du mal n'existe point dans le monde.

XXXVII. Si quelqu'un livrait ton corps à la discrétion du premier venu, tu en serais sans doute très fâché ; et lorsque toi-même tu abandonnes ton âme au premier venu, afin que, s'il te dit des injures, elle en soit émue et troublée, tu ne rougis point !

XXXVIII. Dans toute affaire, avant que de l'entreprendre, regarde bien ce qui la précède et ce qui la suit, et entreprends-la après cet examen. Si tu n'observes cette conduite, tu auras d'abord du plaisir dans tout ce que tu feras, parce que tu n'en auras pas envisagé les suites ; mais à la fin, la honte venant à paraître, tu seras rempli de confusion.

XXXIX. Tu voudrais bien être couronné aux jeux olympiques. Et moi aussi, en vérité, car cela est très glorieux. Mais examine bien auparavant ce qui précède et ce qui suit une pareille entreprise. Tu peux l'entreprendre après cet examen. Il te faut observer la discipline, manger de force, t'abstenir de tout ce qui flatte le goût, faire tes exercices aux heures marquées, par le froid, par le chaud ; ne boire ni eau fraîche ni vin que modérément ; en un mot, il faut te livrer sans réserve au maître d'exercices, comme à un médecin, et, après cela, aller combattre aux jeux. Là tu peux être blessé, te démettre le pied, avaler beaucoup de poussière, être parfois fouetté, et, après tout cela, être vaincu. Quand tu auras bien pesé tout cela, va, si tu veux, va être athlète. Si tu ne prends pas ces précautions, tu ne feras que niaiser et que badiner comme les enfants, qui tantôt contrefont les lutteurs, tantôt les gladiateurs, qui maintenant jouent de la trompette, et un instant après représentent des tragédies. Il en sera de même de toi : tu seras tantôt athlète, tantôt gladiateur, tantôt rhéteur, après tout cela philosophe, et, dans le fond de l'âme, tu ne seras rien. Comme un singe, tu imiteras tout ce que tu verras faire, et tous les objets te plairont tour à tour, car tu n'as point examiné ce que tu voulais faire, mais tu t'y es porté témérairement, sans aucune circonspection, guidé par ta seule cupidité et par ton caprice. C'est ainsi que beaucoup de gens, voyant un philosophe, ou entendant dire à quelqu'un qu'Euphratès parle bien (qui est-ce qui peut parler comme lui ?) veulent aussitôt être philosophes.

XL. Mon ami, considère premièrement la nature de l'affaire que tu entreprends, et ensuite examine ta propre nature, pour voir si elle est assez forte pour porter ce fardeau. Tu veux être pentathle, ou gladiateur ? Vois tes bras, considère tes cuisses, examine tes reins, car nous ne sommes pas nés tous pour la même chose. Tu veux être philosophe ? Penses-tu qu'en embrassant cette profession, tu pourras manger comme les autres, boire comme eux, renoncer comme eux à tous les plaisirs ? Il faut veiller, travailler, s'éloigner de ses parents et de ses amis, être le jouet d'un esclave, avoir le dessous partout, dans la poursuite des honneurs, des charges, dans les tribunaux, en un mot dans toutes les affaires. Considère bien tout cela, et vois si tu veux acheter à ce prix la tranquillité, la liberté, la constance. Sinon, applique-toi à toute autre chose, et ne fais pas comme les enfants, ne sois pas aujourd'hui philosophe, demain publicain, ensuite rhéteur, et après cela l'intendant de César. Ces choses ne s'accordent point. Il faut que tu sois un seul homme, et un seul homme bon ou mauvais ; il faut que tu t'appliques à ce qui regarde ton âme, ou à ce qui regarde ton corps ; il faut que tu travailles à acquérir les biens intérieurs, ou les biens extérieurs, c'est-à-dire qu'il faut que tu soutiennes le caractère d'un philosophe ou d'un homme du commun.

XLI. Les devoirs se mesurent en général aux relations où nous nous trouvons placés. C'est ton père ? Il t'est ordonné d'en avoir soin, de lui obéir en tout, de souffrir ses réprimandes et ses mauvais traitements. - Mais c'est un mauvais père. - Eh quoi ! mon ami, la nature t'a-t-elle lié nécessairement à un bon père ? Non, mais à un père. Ton frère te fait injustice ? Conserve à son égard ton rang de frère, et ne regarde pas ce qu'il fait, mais ce que tu dois faire, et l'état où se trouvera ta liberté, si tu fais ce que la nature veut que tu fasses. Car un autre ne t'offensera, ne te blessera jamais, si tu ne le veux, et tu ne seras blessé que lorsque tu croiras l'être. Par ce moyen donc, tu seras toujours content de ton voisin, de ton concitoyen, de ton général, si tu t'accoutumes à avoir toujours ces relations devant les yeux.

XLII. Sache que le principe et le fondement de la religion consiste à avoir des dieux des opinions droites et saines, à croire qu'ils sont, qu'ils étendent leur providence sur tout, qu'ils gouvernent le monde avec sagesse et justice ; que tu es ici-bas pour leur obéir, pour prendre en bonne part tout ce qui t'arrive, et pour y acquiescer volontairement et de tout ton coeur, comme à des choses qui viennent d'une providence très bonne et très sage. De cette manière tu ne te plaindras jamais des dieux, et tu ne les accuseras jamais de n'avoir pas soin de toi. Mais tu ne peux avoir ces sentiments qu'en renonçant à tout ce qui ne dépend point de nous, et qu'en faisant consister tes biens et tes maux dans ce qui en dépend. Car, si tu prends pour un bien ou pour un mal quelqu'une de ces choses étrangères, il est de toute nécessité que, lorsque tu seras frustré de ce que tu désires, ou que tu tomberas dans ce que tu crains, tu te plaignes et que tu haïsses ceux qui sont la cause de tes malheurs. Car tout animal est né pour abhorrer et pour fuir ce qui lui paraît mauvais et nuisible et ce qui peut le causer, et pour aimer et rechercher ce qui lui paraît utile et bon et ce qui le cause. Il est donc impossible que celui qui croit être blessé se plaise à ce qu'il croit qui le blesse ; d'où il s'ensuit que personne ne se réjouit et ne se plaît dans son mal. Voilà d'où vient qu'un fils accable de reproches et d'injures son père, quand son père ne lui fait point part de ce qui passe pour des biens ; voilà ce qui rendit ennemis irréconciliables Etéocle et Polynice : ils regardaient le trône comme un grand bien. Voilà ce qui fait que le laboureur, le pilote, le marchand maudissent les dieux, et voilà enfin la cause des murmures de ceux qui perdent leurs femmes et leurs enfants. Car là où est l'utilité, là est aussi la piété. Ainsi tout homme qui a soin de régler ses désirs et ses aversions selon les règles prescrites, a soin de nourrir et d'augmenter sa piété. Dans ses libations, dans ses sacrifices et dans ses offrandes, chacun doit suivre la coutume de son pays, et les faire avec pureté, sans nonchalance aucune, sans négligence, sans irrévérence, sans mesquinerie, et aussi sans une somptuosité au-dessus de ses forces.

XLIII. Quand tu vas consulter le devin, souviens-toi que tu ignores ce qui doit arriver, et que tu vas pour l'apprendre. Mais souviens-toi en même temps, si tu es philosophe, qu'en allant le consulter, tu sais fort bien de quelle nature est ce qui doit arriver. Car, si c'est une des choses qui ne dépendent point de nous, ce ne peut être assurément ni un bien, ni un mal pour toi. N'apporte donc auprès de ton devin ni inclination, ni aversion pour chose au monde, autrement tu trembleras toujours, mais sois persuadé et convaincu que tout ce qui arrivera est indifférent et ne te regarde point, et que, de quelque nature que cela soit, il dépendra de toi d'en faire un bon usage, personne ne pouvant t'en empêcher. Va donc avec confiance, comme si tu approchais des dieux, qui daignent bien te conseiller. Au reste, quand on t'aura donné quelques conseils, souviens-toi qui sont les conseillers à qui tu as eu recours, et qui sont ceux dont tu mépriseras les ordres si tu désobéis. Mais ne va au devin que comme Socrate voulait qu'on y allât, c'est-à-dire, n'y va que pour les choses qu'on ne peut connaître que par l'événement et qu'on ne peut prévoir ni par la raison, ni par les règles d'aucun autre art. Ainsi, quand il faudra t'exposer à de grands dangers pour un ami ou pour ta patrie, ne va pas consulter le devin pour savoir si tu dois le faire. Car si le devin te déclare que les entrailles de la victime sont mauvaises, il est évident que ce signe te présage ou la mort, ou des blessures, ou l'exil ; mais la droite raison te dit que, malgré toutes ces choses, on doit secourir son ami et s'exposer pour sa patrie. Obéis donc à un devin encore plus grand que celui que tu consultais, obéis à Apollon Pythien, qui chassa de son temple un homme qui n'avait pas secouru son ami qu'on assassinait.

XLIV. Prescris-toi désormais un certain caractère, une certaine règle que tu suivras toujours, que tu sois seul ou que tu sois avec les autres.

XLV. Garde le silence le plus souvent, ou ne dis que les choses nécessaires, et dis-les en peu de mots. Il pourra arriver, mais rarement, que tu doives parler, quand l'occasion l'exigera ; mais ne parle jamais de choses triviales et communes : ne parle ni des combats de gladiateurs, ni des courses de chevaux, ni des athlètes, ni du boire, ni du manger, qui sont le sujet des conversations ordinaires. Surtout ne parle jamais des hommes, ni pour les blâmer, ni pour les louer, ni pour faire des comparaisons.

XLVI. Si tu le peux donc, fais tomber par tes discours la conversation de tes amis sur ce qui est décent et convenable ; et si tu te trouves avec des étrangers, garde le silence opiniâtrement.

XLVII. Ne ris ni longtemps, ni souvent, ni avec excès.

XLVIII. Refuse le serment en tout et partout, si cela est en ton pouvoir ; sinon, autant que l'occasion pourra le permettre.

XLIX. Evite de manger dehors et fuis tous les festins publics ; mais si quelque occasion extraordinaire te force de te relâcher en cela, redouble alors d'attention sur toi-même, de peur que tu ne te laisses aller aux façons et aux manières de faire du peuple. Sache que, si l'un des conviés est impur, celui qui est assis près de lui, et qui fait comme lui, est nécessairement souillé, quelque pureté qu'il ait par lui-même.

L. N'use des choses nécessaires au corps qu'autant que le demandent les besoins de l'âme, par exemple de la nourriture, des habits, du logement, des domestiques. Et rejette tout ce qui sent la mollesse ou la vanité.

LI. Abstiens-toi des plaisirs de l'amour, si tu le peux, avant le mariage, et, si tu les goûtes, que ce soit au moins selon la loi. Mais ne sois pas sévère à ceux qui en usent, ne les reprends point avec aigreur, et ne te vante point à tout moment de ta continence.

LII. Si quelqu'un te rapporte qu'un tel a mal parlé de toi, ne t'amuse point à réfuter ce qu'on a dit, mais réponds simplement : «Celui qui a dit cela de moi ignorait sans doute mes autres vices, car il ne se serait pas contenté de ne parler que de ceux-là».

LIII. Il n'est nullement nécessaire d'aller souvent au théâtre et aux jeux publics. Et, si tu y vas quelquefois par occasion, ne favorise aucun des partis et réserve tes faveurs et tes empressements pour toi-même, c'est-à-dire contente-toi de tout ce qui arrive, et sois satisfait que la victoire soit à celui qui a vaincu ; ainsi tu ne seras jamais ni fâché, ni troublé. Evite aussi de faire des acclamations, de grands éclats de rire et de grands mouvements. Et quand tu te seras retiré, ne parle pas longuement de tout ce que tu as vu, puisque cela ne peut servir à réformer tes moeurs, ni à te rendre plus honnête homme ; car ces longs entretiens témoignent que c'est le spectacle seul qui a attiré ton admiration.

LIV. Ne va ni aux récits, ni aux lectures des ouvrages de certaines gens, ou du moins n'y va pas sans motif. Mais, si tu t'y trouves, conserve la gravité et la retenue, et une douceur qui ne soit mêlée d'aucune marque de chagrin et d'ennui.

LV. Quand tu dois avoir quelque conversation avec quelqu'un, surtout avec quelqu'un des premiers de la ville, demande-toi ce qu'auraient fait en cette rencontre Socrate ou Zénon. Par ce moyen, tu ne seras point embarrassé pour faire ce qui est de ton devoir et pour user convenablement de tout ce qui se présentera.

LVI. Quand tu vas faire ta cour à quelque homme puissant, représente-toi d'avance que tu ne le trouveras pas chez lui, ou qu'il se sera enfermé, ou qu'on ne daignera pas t'ouvrir sa porte, ou qu'il ne s'occupera pas de toi. Si, malgré cela, ton devoir t'y appelle, supporte tout ce qui arrivera, et ne t'avise jamais de dire ou de penser que «ce n'était pas la peine». Car c'est là le langage d'un homme vulgaire, d'un homme sur qui les choses extérieures ont trop de pouvoir.

LVII. Dans le commerce ordinaire, garde-toi bien de parler mal à propos et trop longuement de tes exploits et des dangers que tu as courus ; car, si tu prends tant de plaisir à les raconter, les autres n'en prennent pas tant à les entendre.

LVIII. Garde-toi bien encore de jouer le rôle de plaisant. On est induit par là à glisser dans le genre de ceux qui ne sont pas philosophes, et en même temps cela peut diminuer les égards que les autres ont pour toi.

LIX. Il est aussi très dangereux de se laisser aller à des discours obscènes, et, quand tu te trouveras à ces sortes de conversations, ne manque pas, si l'occasion le permet, de tancer celui qui tient ces discours ; sinon, garde au moins le silence, et témoigne, par la rougeur de ton front et par la sévérité de ton visage, que ces sortes de conversations ne te plaisent point.

LX. Si ton imagination te présente l'image de quelque volupté, alors, comme toujours, veille sur toi, de peur qu'elle ne t'entraîne. Que cette volupté t'attende un peu, et obtiens de toi-même quelque délai. Ensuite compare les deux moments, celui de la jouissance et celui du repentir qui la suivra, et des reproches que tu te feras à toi-même, et oppose-leur la satisfaction que tu goûteras et les louanges que tu te donneras si tu résistes. Si tu trouves qu'il soit temps pour toi de jouir de ce plaisir, prends bien garde que ses amorces et ses attraits ne te désarment et ne te séduisent, et oppose-leur ce plaisir plus grand encore de pouvoir te rendre le témoignage que tu les as vaincus.

LXI. Quand tu fais une chose, après avoir reconnu qu'elle est de ton devoir, n'évite point d'être vu en la faisant, quelque mauvais jugement que le peuple en puisse faire. Si l'action est mauvaise, ne la fais point ; si elle est bonne, pourquoi crains-tu ceux qui te condamneront sans raison et mal à propos ?

LXII. De même que ces deux propositions : «Il est jour, il est nuit», sont très raisonnables quand elles sont séparées, qu'on en fait deux parties, et très déraisonnables si on les émet en même temps et que des deux parties on n'en fait qu'une ; ainsi, dans les festins, il n'y a rien de plus déraisonnable que de vouloir tout pour soi, sans aucun égard pour les autres. Quand donc tu seras prié à un repas, souviens-toi de ne penser pas tant à la qualité des mets qu'on servira et qui exciteront ton appétit, qu'à la qualité de celui qui t'a prié, et à conserver les égards et le respect qui lui sont dus.

LXIII. Si tu prends un rôle qui soit au-dessus de tes forces, non seulement tu le joues mal, mais tu abandonnes celui que tu pouvais remplir.

LXIV. Comme, en te promenant, tu prends bien garde de ne pas marcher sur un clou, et de ne pas te donner une entorse, prends garde de même de ne pas blesser la partie maîtresse de toi-même, la raison qui te conduit. Si, dans chaque action de notre vie, nous observons ce précepte, nous ferons tout plus sûrement.

LXV. La mesure des richesses pour chacun, c'est le corps, comme le pied est la mesure du soulier. Si tu t'en tiens à cette règle, tu garderas toujours la juste mesure ; mais si tu n'en tiens pas compte, tu es perdu : il faudra que tu roules comme dans un précipice où rien ne pourra t'arrêter. De même pour le soulier : si tu passes une fois la mesure de ton pied, tu auras d'abord des souliers dorés, ensuite tu en auras de pourpre, et enfin tu en voudras de brodés. Car il n'y a plus de bornes pour ce qui a une fois passé les bornes.

LXVI. Les femmes, pendant qu'elles sont jeunes, sont appelées maîtresses par leurs maris. Ces femmes donc, voyant par là que leurs maris ne les considèrent que par le plaisir qu'elles lui donnent, ne songent plus qu'à se parer pour plaire, et mettent toute leur confiance et toutes leurs espérances dans leurs ornements. Rien n'est donc plus utile et plus nécessaire que de s'appliquer à leur faire entendre qu'on ne les honorera et qu'on ne les respectera qu'autant qu'elles auront de sagesse, de pudeur et de modestie.

LXVII. Un signe certain d'un esprit lourd, c'est de s'occuper longtemps du soin du corps, comme de s'exercer longtemps, de boire longtemps, de manger longtemps, et de donner beaucoup de temps aux autres nécessités corporelles. Toutes ces choses ne doivent pas être le principal, mais l'accessoire de notre vie, et il ne les faut faire que comme en passant : toute notre application et toute notre attention doivent être pour notre esprit.

LXVIII. Quand quelqu'un te fait du tort ou dit du mal de toi, persuade-toi qu'il croit y être obligé. Il n'est donc pas possible qu'il suive tes jugements, mais les siens propres, de sorte que, s'il juge mal, il est seul blessé, comme il est le seul qui se trompe. En effet, si quelqu'un croit faux un syllogisme très juste et très suivi, ce n'est pas le syllogisme qui en souffre, mais celui qui se trompe en en jugeant mal. Si tu te sers bien de cette règle, tu supporteras patiemment tous ceux qui parleront mal de toi ; car, à chaque injure, tu ne manqueras pas de dire : «Il croit avoir raison».

LXIX. Chaque chose a deux anses : l'une, par où on peut la porter, l'autre, par où on ne le peut pas. Si ton frère donc te fait une injustice, ne le prends point par le côté de l'injustice qu'il te fait, car c'est l'anse par où on ne saurait ni le prendre, ni le porter ; mais prends-le par cet autre côté, qu'il est ton frère, un homme qui a été élevé et nourri avec toi, et tu le prendras par le bon côté, qui te le rendra supportable.

LXX. Ce n'est pas raisonner avec justesse que de dire : «Je suis plus riche que vous, donc je suis meilleur que vous, je suis plus éloquent que vous, donc je vaux mieux que vous». Pour raisonner juste, il faut dire : «Je suis plus riche que vous, donc mon bien est plus grand que le vôtre ; je suis plus éloquent que vous, donc mes discours valent mieux que les vôtres». Mais toi, tu n'es ni bien, ni discours.

LXXI. Quelqu'un se baigne de bonne heure. Ne dis point qu'il fait mal de se baigner sitôt, mais qu'il se baigne avant l'heure. Quelqu'un boit beaucoup de vin. Ne dis point qu'il fait mal de boire, mais qu'il boit beaucoup. Car, avant de bien connaître ce qui le fait agir, comment sais-tu s'il fait mal ? Ainsi, toutes les fois que tu juges de cette façon, il t'arrive de voir devant tes yeux une chose, et de prononcer sur une autre.

LXXII. Ne te dis jamais philosophe, et ne débite point de belles maximes devant les ignorants ; fais plutôt ce que ces maximes prescrivent. Par exemple, dans un festin, ne dis pas comment il faut manger, mais mange comme il faut. Et souviens-toi qu'en tout et partout Socrate a ainsi rejeté toute ostentation et tout faste. Des jeunes gens allaient le prier de les recommander à d'autres philosophes, et il les leur conduisait, souffrant ainsi, sans se plaindre, le peu de cas qu'on faisait de lui.

LXXIII. S'il arrive donc qu'on vienne à parler de quelque belle question devant les ignorants, garde le silence ; car il y a grand danger à rendre aussitôt ce que tu n'as pas digéré. Et lorsque quelqu'un te reprochera que tu ne sais rien, si tu n'es point piqué de ce reproche, sache alors que tu commences à être philosophe. Car les brebis ne vont pas montrer à leurs bergers combien elles ont mangé, mais après avoir bien digéré la pâture qu'elles ont prise, elles produisent de la laine et du lait. Toi aussi, ne débite point aux ignorants de belles maximes ; mais, si tu les as bien digérées, fais-le paraître par tes actions.

LXXIV. Si tu es accoutumé à mener une vie frugale et à traiter durement ton corps, n'en tire pas vanité, et, si tu ne bois que de l'eau, ne dis point à tout propos que tu ne bois que de l'eau. Si tu veux t'exercer à la patience et à la tolérance, fais-le pour toi et non pas pour les autres ; n'embrasse point les statues ; dans la soif la plus ardente, prends de l'eau dans ta bouche, rejette-la, et ne le dis à personne.

LXXV. Etat et caractère de l'ignorant : il n'attend jamais de lui-même son bien ou son mal, mais toujours des autres. Etat et caractère du philosophe : il n'attend que de lui-même tout son bien et tout son mal.

LXXVI. Signes certains qu'un homme fait du progrès dans l'étude de la sagesse : il ne blâme personne, il ne loue personne, il ne se plaint de personne, il n'accuse personne, il ne parle point de lui comme s'il était quelque chose ou qu'il sût quelque chose. Quand il trouve quelque obstacle ou quelque empêchement à ce qu'il veut, il ne s'en prend qu'à lui-même. Si quelqu'un le loue, il se moque en secret de ce louangeur, et, si on le reprend, il ne cherche pas à se justifier ; mais, comme les convalescents, il se tâte et s'observe, de peur de troubler et de déranger quelque chose dans ce commencement de guérison, avant que sa santé soit entièrement fortifiée. Il a supprimé en lui tout désir, et il a transporté toutes ses aversions sur les seules choses qui sont contre la nature de ce qui dépend de nous. Il n'a pour toutes choses que des mouvements peu empressés et soumis. Si on le traite de simple et d'ignorant, il ne s'en met pas en peine. En un mot, il est toujours en garde contre lui-même comme contre un homme qui lui tend continuellement des pièges et qui est son plus dangereux ennemi.

LXXVII. Quand quelqu'un se vante de comprendre et de pouvoir expliquer les écrits de Chrysippe, dis en toi-même : Si Chrysippe n'avait écrit obscurément, cet homme n'aurait donc rien dont il pût se glorifier. Pour moi, qu'est-ce que je veux ? Connaître la nature et la suivre. Je cherche donc qui est celui qui l'a le mieux expliquée ; on me dit que c'est Chrysippe. Je prends Chrysippe, mais je ne l'entends point ; je cherche donc quelqu'un qui me l'explique. Jusque-là il n'y a rien de bien extraordinaire. Quand j'ai trouvé un bon interprète, il ne reste plus qu'à me servir des préceptes qu'il m'a expliqués et qu'à les mettre en pratique ; et voilà la seule chose qui mérite de l'estime. Car, si je me contente d'expliquer ce philosophe et d'admirer ce qu'il dit, que suis-je ? un pur grammairien et non un philosophe, avec cette différence que, au lieu d'Homère, j'explique Chrysippe. Quand quelqu'un me dira donc : «Explique-moi Chrysippe», j'aurai bien plus de honte et de confusion, si je ne puis montrer des actions conformes à ses préceptes.

LXXVIII. Demeure ferme dans la pratique de toutes ces maximes, et obéis-leur comme à des lois que tu ne peux violer sans impiété. Et ne te mets nullement en peine de ce qu'on dira de toi, car cela n'est pas du nombre des choses qui sont en ton pouvoir.

LXXIX. Jusques à quand différeras-tu de te juger digne des plus grandes choses et de te mettre en état de ne jamais blesser la droite raison ? Tu as reçu les préceptes auxquels tu devais donner ton consentement, et tu l'as donné. Quel maître attends-tu donc encore pour remettre ton amendement jusqu'à son arrivée ? Tu n'es plus un enfant, mais un homme fait. Si tu te négliges, si tu t'amuses, si tu fais résolution sur résolution, si tous les jours tu marques un nouveau jour où tu auras soin de toi-même, il arrivera que, sans que tu y aies pris garde, tu n'auras fait aucun progrès, et que tu persévéreras dans ton ignorance, et pendant ta vie et après ta mort. Commence donc dès aujourd'hui à te juger digne de vivre comme un homme, et comme un homme qui a déjà fait quelque progrès dans la sagesse, et que tout ce qui te paraîtra très beau et très bon soit pour toi une loi inviolable. S'il se présente quelque chose de pénible ou d'agréable, de glorieux ou de honteux, souviens-toi que le jour de la lutte est venu, que les jeux olympiques sont ouverts, qu'il n'est plus temps de différer, et que, d'un moment et d'une seule action de courage ou de lâcheté, dépendent ton avancement ou ta perte. C'est ainsi que Socrate est parvenu à la perfection, en faisant servir toutes choses à son avancement, et en ne suivant jamais que la raison. Pour toi, bien que tu ne sois pas encore Socrate, tu dois pourtant vivre comme quelqu'un qui veut le devenir.

LXXX. La première et la plus nécessaire partie de la philosophie est celle qui traite de la pratique des préceptes ; par exemple : il ne faut point mentir. La seconde, est celle qui en fait les démonstrations : pourquoi il ne faut point mentir. Et la troisième, celle qui fait la preuve de ces démonstrations, en expliquant en quoi consiste une démonstration, et ce qui en fait la vérité et la certitude ; elle définit ces différents termes : démonstration, conséquence, opposition, vérité, fausseté. Cette troisième partie est nécessaire pour la seconde, et la seconde pour la première ; mais la première est la plus nécessaire de toutes, et celle où il faut s'arrêter et se fixer. D'ordinaire, nous renversons cet ordre ; nous nous arrêtons entièrement à la troisième ; tout notre travail, toute notre étude, est pour la troisième, pour la preuve, et nous négligeons absolument la première, qui est l'usage et la pratique. Il arrive par là que nous mentons ; mais en revanche nous sommes toujours prêts à bien prouver qu'il ne faut pas mentir.

LXXXI. Commence toutes tes actions et toutes tes entreprises par cette prière : «Conduis-moi, grand Jupiter, et toi, puissante Destinée, là où vous avez arrêté que je dois aller. Je vous suivrai de tout mon coeur et sans hésitation. Et quand même je voudrais résister à vos ordres, outre que je me rendrais méchant et impie, il me faudrait toujours vous suivre malgré moi».

LXXXII. Dis-toi ensuite : «Celui qui s'accommode comme il faut à la nécessité, est sage et habile dans la connaissance des choses des dieux».

LXXXIII. En troisième lieu, dis encore : «Criton, passons courageusement par là, puisque c'est par là que les dieux nous conduisent et nous appellent. Anytus et Mélitus peuvent me tuer, ils ne peuvent pas me nuire».