Cicéron et Démosthène

Cicéron
Quoi ! prétends-tu que j'ai été un orateur médiocre ?

Démosthène
Non pas médiocre, car ce n'est pas sur une personne médiocre que je prétends avoir la supériorité. Tu as été sans doute un orateur célèbre, tu avais de grandes parties, mais souvent tu t'es écarté du point en quoi consiste la perfection.

Cicéron
Et toi, n'as-tu point eu de défauts ?

Démosthène
Je crois qu'on ne peut m'en reprocher aucun pour l'éloquence.

Cicéron
Peux-tu comparer la richesse de ton génie à la mienne, toi qui es sec, sans ornement, qui es toujours contraint par des bornes étroites et resserrées, toi qui n'étends aucun sujet, toi à qui on ne peut rien retrancher, tant la manière dont tu traites les sujets, si j'ose me servir de ce terme, est affamée ? Au lieu que je donne aux miens une étendue qui fait paraître une abondance et une fertilité de génie qui a fait dire qu'on ne pouvait rien ajouter à mes ouvrages.

Démosthène
Celui à qui on ne peut rien retrancher n'a rien dit que de parfait.

Cicéron
Celui à qui on ne peut rien ajouter n'a rien omis de tout ce qui pouvait embellir son ouvrage.

Démosthène
Ne trouves-tu pas tes discours plus remplis de traits d'esprit que les miens ? Parle de bonne foi, n'est-ce pas là la raison pour laquelle tu t'élèves au-dessus de moi ?

Cicéron
Je veux bien te l'avouer, puisque tu me parles ainsi. Mes pièces sont infiniment plus ornées que les tiennes ; elles marquent bien plus d'esprit, de tour, d'art, de facilité. Je fais paraître la même chose sous vingt manières différentes. On ne pouvait s'empêcher, en entendant mes Oraisons, d'admirer mon esprit, d'être continuellement surpris de mon art, de s'écrier sur moi, de m'interrompre pour m'applaudir et me donner des louanges. Tu devais être écouté fort tranquillement, et apparemment tes auditeurs ne t'interrompaient pas.

Démosthène
Ce que tu dis de nous deux est vrai ; tu ne te trompes que dans la conclusion que tu en tires. Tu occupais l'assemblée de toi-même, et moi je ne l'occupais que des affaires dont je parlais. On t'admirait, et moi j'étais oublié par mes auditeurs, qui ne voyaient que le parti que je voulais leur faire prendre. Tu réjouissais par les traits de ton esprit, et moi je frappais, j'abattais, j'atterrais par des coups de foudre. Tu faisais dire : «Ah ! qu'il parle bien !» et moi je faisais dire : «Allons, marchons contre Philippe». On te louait, on était trop hors de soi pour me louer quand je haranguais. Tu paraissais orné, on ne découvrait en moi aucun ornement, il n'y avait dans mes pièces que des raisons précises, fortes, claires, ensuite des mouvements semblables à des foudres auxquels on ne pouvait résister. Tu as été un orateur parfait quand tu as été, comme moi, simple, grave, austère, sans art apparent, en un mot, quand tu as été démosthénique, et lorsqu'on a senti en tes discours l'esprit, le tour et l'art, alors tu n'étais que Cicéron, t'éloignant de la perfection autant que tu t'éloignais de mon caratère.