Cicéron et Démosthène

Cicéron
Pour avoir vécu du temps de Platon, et avoir même été son disciple, il me semble que vous avez bien peu profité de cet avantage.

Démosthène
N'avez-vous donc rien remarqué dans mes Oraisons, vous qui les avez si bien lues, qui sentît les maximes de Platon et sa manière de persuader ?

Cicéron
Ce n'est pas ce que je veux dire. Vous avez été le plus grand orateur des Grecs, mais enfin vous n'avez été qu'orateur. Pour moi, quoique je n'aie jamais connu Platon que dans ses écrits, et que j'aie vécu environ trois cents ans après lui, je me suis efforcé de l'imiter dans la philosophie ; je l'ai fait connaître aux Romains, et j'ai le premier introduit chez eux ce genre d'écrire, en sorte que j'ai rassemblé, autant que j'en ai été capable, en une même personne, l'éloquence et la philosophie.

Démosthène
Et vous croyez avoir été un grand philosophe ?

Cicéron
Il suffit, pour l'être, d'aimer la sagesse, et de travailler à acquérir la science et la vertu. Je crois me pouvoir donner ce titre sans trop de vanité.

Démosthène
Pour orateur, j'en conviens, vous avez été le premier de votre nation, et les Grecs même de votre temps vous ont admiré ; mais pour philosophe, je ne puis en convenir ; on ne l'est pas à si bon marché.

Cicéron
Vous ne savez pas ce qu'il m'en a coûté, mes veilles, mes travaux, mes méditations, les livres que j'ai lus, les maîtres que j'ai écoutés, les traités que j'ai composés.

Démosthène
Tout cela n'est point la philosophie.

Cicéron
Que faut-il donc de plus ?

Démosthène
Il faut faire ce que vous avez dit de Caton, en vous moquant de lui : étudier la philosophie, non pour en discourir, comme la plupart des hommes, mais pour la réduire en pratique.

Cicéron
Et ne l'ai-je pas fait ? N'ai-je pas vécu conformément à la doctrine de Platon et d'Aristote que j'avais embrassée ?

Démosthène
Laissons Aristote : je lui disputerais peut-être la qualité de philosophe, et je ne puis avoir grande opinion d'un Grec qui s'est attaché à un roi, et encore à Philippe. Pour Platon, je vous maintiens que vous n'avez jamais suivi ses maximes.

Cicéron
Il est vrai que dans ma jeunesse, et pendant la plus grande partie de ma vie, j'ai suivi la vie active et laborieuse de ceux que Platon appelle politiques ; mais quand j'ai vu que ma patrie avait changé de face, et que je ne pouvais plus lui être utile par les grands emplois, j'ai cherché à la servir par les sciences, et je me suis retiré dans mes maisons de campagne pour m'adonner à la contemplation et à l'étude de la vérité.

Démosthène
C'est-à-dire que la philosophie a été votre pis-aller, quand vous n'avez plus eu de part au gouvernement et que vous avez voulu vous distinguer par vos études ; car vous y avez plus cherché la gloire que la vérité.

Cicéron
Il ne faut point mentir : j'ai toujours aimé la gloire comme une suite de la vertu.

Démosthène
Dites mieux, beaucoup la gloire et peu la vertu.

Cicéron
Sur quel fondement jugez-vous si mal de moi ?

Démosthène
Sur vos propres discours. Dans le même temps que vous faisiez le philosophe, n'avez-vous pas prononcé ces beaux discours où vous flattiez César votre tyran, plus bassement que Philippe ne l'était par ses esclaves ? Cependant on sait comme vous l'aimiez ; il y a bien paru après sa mort, et de son vivant vous ne l'épargniez pas dans vos lettres à Atticus.

Cicéron
Il fallait bien s'accommoder au temps, et tâcher d'adoucir le tyran, de peur qu'il ne fît encore pis.

Démosthène
Vous parlez en bon rhéteur et en mauvais philosophe. Mais que devint votre philosophie après sa mort ? vous obligea de rentrer dans les affaires ?

Cicéron
Le peuple romain, qui me regardait comme son unique appui.

Démosthène
Votre vanité vous le fit croire, et vous livra à un jeune hommes dont vous étiez la dupe. Mais enfin revenons au point ; vous avez toujours été orateur et jamais philosophe.

Cicéron
Vous, avez-vous jamais été autre chose ?

Démosthène
Non, je l'avoue ; mais aussi n'ai-je jamais fait autre profession, je n'ai trompé personne. J'ai compris de bonne heure qu'il fallait choisir entre la rhétorique et la philosophie, et que chacune demandait un homme entier. Le désir de la gloire m'a touché ; j'ai cru qu'il était beau de gouverner un peuple par mon éloquence, et de résister à la puissance de Philippe, n'étant qu'un simple citoyen, fils d'un artisan. J'aimais le bien public et la liberté de la Grèce, mais je l'avoue à présent, je m'aimais encore plus moi-même, et j'étais fort sensible au plaisir de recevoir une couronne en plein théâtre, et de laisser ma statue dans la place publique avec une belle inscription. Maintenant je vois les choses d'une autre manière, et je comprends que Socrate avait raison quand il soutenait à Gorgias «que l'éloquence n'était pas une si belle chose qu'il pensait, dût-il arriver à sa fin, et rendre un homme maître absolu dans sa république». Nous y sommes arrivés, vous et moi ; avouez que nous n'en avons pas été plus heureux.

Cicéron
Il est vrai que notre vie n'a été pleine que de travaux et de périls. Je n'eus pas sitôt défendu Roscius d'Amérie, qu'il fallut m'enfuir en Grèce pour éviter l'indignation de Sylla. L'accusation de Verrès m'attira bien des ennemis. Mon consulat, le temps de ma plus grande gloire, fut aussi le temps de mes plus grands travaux et de mes plus grands périls : je fus plusieurs fois en danger de ma vie, et la haine dont je me chargeai alors éclata ensuite par mon exil. Enfin ce n'est que mon éloquence qui a causé ma mort, et si j'avais moins poussé Antoine, je serais encore en vie. Je ne vous dis rien de vos malheurs, vous les savez mieux que moi, mais il ne nous en faut prendre, l'un et l'autre, qu'au destin, ou, si vous voulez, à la fortune qui nous a fait naître dans des temps si corrompus, qu'il était impossible de redresser nos républiques, ni même d'empêcher leur ruine.

Démosthène
C'est en quoi nous avons manqué de jugement, entreprenant l'impossible ; car ce n'est point notre peuple qui nous a forcés à prendre soin des affaires publiques, et nous n'y étions point engagés par notre naissance. Je pardonne à un prince né dans la pourpre de gouverner le moins mal qu'il peut un Etat que les dieux lui ont confié en le faisant naître d'une certaine race, puisqu'il ne lui est pas libre de l'abandonner, en quelque mauvais état qu'il se trouve ; mais un simple particulier ne doit songer qu'à se régler lui-même et gouverner sa famille ; il ne doit jamais désirer les charges publiques, moins encore les rechercher. Si on le force à les prendre, il peut les accepter par l'amour de la patrie, mais dès qu'il voit qu'il n'a plus la liberté de bien faire, et que ses citoyens n'écoutent plus les lois ni la raison, il doit rentrer dans la vie privée, et se contenter de déplorer les calamités publiques qu'il ne peut détourner.

Cicéron
A votre compte, mon ami Pomponius Atticus était plus sage que moi, et que Caton même que nous avons tant vanté.

Démosthène
Oui, sans doute. Atticus était un vrai philosophe. Caton s'opiniâtra mal à propos à vouloir redresser un peuple qui ne voulait plus vivre en liberté, et vous cédâtes trop facilement à la fortune de César ; du moins vous ne conservâtes pas assez votre dignité.

Cicéron
Mais enfin l'éloquence n'est-elle pas une bonne chose et un grand présent des dieux ?

Démosthène
Elle est très bonne en elle-même ; il n'y a que l'usage qui en peut être mauvais, comme de flatter les passions du peuple, ou contenter les nôtres. Et que faisions-nous autre chose dans nos déclamations amères contre nos ennemis, moi contre Midias ou Eschine, vous contre Pison, Vatinius ou Antoine ? Combien nos passions et nos intérêts nous ont-ils fait offenser la vérité et la justice ! Le véritable usage de l'éloquence est de mettre la vérité en son jour, et de persuader aux autres ce qui leur est véritablement utile, c'est-à-dire la justice et les autres vertus ; c'est l'usage qu'en a fait Platon, que nous n'avons imité ni l'un ni l'autre.