Scipion et Annibal

Annibal
Nous voici rassemblés, vous et moi, comme nous le fûmes en Afrique un peu avant la bataille de Zama.

Scipion
Il est vrai. Mais la conférence d'aujourd'hui est bien différente de l'autre. Nous n'avons plus de gloire à acquérir ni de victoires à remporter. Il ne nous reste qu'une ombre vaine et légère de ce que nous avons été, avec un souvenir de nos aventures qui ressemble à un songe. Voilà ce qui met d'accord Annibal et Scipion. Les mêmes dieux qui ont mis Carthage en poudre, ont réduit à un peu de cendre le vainqueur de Carthage que vous voyez.

Annibal
Sans doute c'est dans votre solitude de Linternum que vous avez appris toute cette belle philosophie.

Scipion
Quand je ne l'aurais pas apprise dans ma retraite, je l'apprendrais ici, car la mort donne les plus grandes leçons pour désabuser de tout ce que le monde croit merveilleux.

Annibal
La disgrâce et la solitude ne vous ont pas été inutiles pour faire ces sages réflexions.

Scipion
J'en conviens. Mais vous n'avez pas eu moins que moi ces instructions de la fortune. Vous avez vu tomber Carthage. Il vous a fallu abandonner votre patrie, et après avoir fait trembler Rome, vous avez été contraint de vous dérober à sa vengeance par une vie errante de pays en pays.

Annibal
Il est vrai. Mais je n'ai abandonné ma patrie que quand je ne pouvais plus la défendre, et qu'elle ne pouvait me sauver du supplice. Je l'ai quittée pour épargner sa ruine entière, et pour ne voir point sa servitude. Au contraire, vous avez été réduit à quitter votre patrie au plus haut point de sa gloire, et d'une gloire qu'elle tenait de vous. Y a-t-il rien de si amer ? Quelle ingratitude !

Scipion
C'est ce qu'il faut attendre des hommes quand on les sert le mieux. Ceux qui font le bien par ambition sont toujours mécontents. Un peu plus tôt, un peu plus tard, la fortune les trahit, et les hommes sont ingrats pour eux. Mais quand on fait le bien par l'amour de la vertu, la vertu qu'on aime récompense toujours assez par le plaisir qu'il y a à la suivre, et elle fait mépriser toutes les autres récompenses dont on est privé.