10. Clinias philosophe

CHELIDONION, DROSE

CHELIDONION
Le jeune Clinias ne vient donc plus te voir, Drosé ? Il y a bien longtemps que je ne l'ai vu chez toi.

DROSE
Il ne vient plus, Chélidonion ; son maître l'en empêche.

CHELIDONION
Quel est ce maître ? Voudrais-tu parler de Diotime, le maître de gymnase ? il est de mes amis.

DROSE
Non, c'est le plus détestable des philosophes ; un certain Aristénète.

CHELIDONION
Quoi ! cet homme à figure rébarbative ; dont le menton est hérissé d'une longue barbe, qui a coutume de se promener tous les jours au Pécile, entouré d'une foule de jeunes gens ?

DROSE
Oui, c'est ce personnage orgueilleux que je livrerais de bon coeur au bourreau, pour qu'il le traînât par la barbe au supplice.

CHELIDONION
Par quel moyen a-t-il pu persuader à Clinias de te quitter ?

DROSE
Je l'ignore, Chélidonion ; mais ce jeune homme qui, depuis qu'il a commencé à vivre avec des femmes, n'avait jamais passé de nuit que dans mes bras (c'est moi qui la première l'a initié aux mystères de Vénus), est absent depuis ces trois derniers jours. Il ne s'est pas même approché de l'entrée de ma cour. Le chagrin que me causait son absence, et je ne sais quel pressentiment de mon malheur, me déterminèrent à envoyer Nébris dans les différents endroits qu'il fréquente, pour tâcher de le découvrir, soit dans la place publique, soit au Pécile. Elle me dit à son retour, qu'elle l'avait aperçu se promener avec Aristénète, qu'elle lui avait fait de loin un signe de tête, mais que Clinias, rougissant et baissant les yeux dès qu'il l'avait reconnue, n'avait plus tourné les regards de son côté. Ensuite ils sont entrés ensemble dans la ville. Nébris les a suivis jusqu'au Dipyle ; mais comme Clinias ne regardait point derrière lui, elle est revenue sans pouvoir me donner aucune nouvelle certaine de mon amant. Imagine quelle est ma situation depuis cet instant. Je ne puis deviner ce qui a pu l'indisposer contre moi. Je me suis dit à moi-même : Ne lui aurais-je point causé quelque chagrin ? Serait-il devenu amoureux de quelque autre, et me haïrait-il à présent ? Ah ! sans doute son père l'empêche de venir me voir. Telles étaient les pensées qui roulaient dans mon esprit, lorsqu'enfin hier, après le repas du soir, Dromon est venu ici m'apporter une lettre de la part de Clinias. Tiens, la voilà, lis-moi-la, Chélidonion ; car tu sais lire, sans doute ?

CHELIDONION
Voyons. L'écriture n'en est pas trop lisible, et les caractères confus annoncent que l'écrivain s'est dépêché. Voici ce que porte cette lettre : «Les dieux me sont témoins, ma chère Drosé, de l'amour que j'ai toujours eu pour toi».

DROSE
Ah, malheureuse que je suis ! il ne me dit seulement pas de me réjouir.

CHELIDONION, continuant
«... Si aujourd'hui je m'éloigne de toi, ce n'est point par haine, mais par nécessité. Mon père m'a remis entre les mains d'Aristénète, pour que j'apprisse la philosophie ; et celui-ci qui a découvert notre liaison, m'en a fait de violents reproches, en me disant qu'il était honteux pour le fils d'Architelès et d'Erasiclée, de vivre avec une courtisane, et que la vertu était infiniment préférable à la volupté...»

DROSE
Périsse à jamais le vieux fou, qui donne de telles leçons à ce jeune homme !

CHELIDONION
«...Je suis forcé de lui obéir, il me suit partout, il m'observe avec soin, et il ne m'est pas possible de tourner mes regards ailleurs que sur lui. Il me promet que, si je suis sage, et si je lui obéis en tout, il me rendra heureux, et me fera possesseur de la vertu, après m'avoir exercé par des travaux. A peine trouvai-je le temps de t'écrire cette lettre en me dérobant à sa vigilance. Sois heureuse, ma chère Drosé, et souviens-toi de ton Clinias».

DROSE
Eh bien ! que penses-tu de cette lettre, Chélidonion ?

CHELIDONION
En général c'est le langage des Scythes : cependant ces derniers mots, souviens-toi de ton Clinias, laissent quelque espoir.

DROSE
Il me le semble. Mais, ma chère, je meurs d'amour pour lui. Dromon m'a dit qu'Aristénète était un pédéraste, qui, sous prétexte de la philosophie, vit avec les plus beaux jeunes gens ; il a déjà eu des entretiens particuliers avec Clinias ; il lui fait les plus belles promesses, en lui disant qu'il le rendra égal aux dieux; et même il lui fait lire les dialogues érotiques des anciens philosophes avec leurs disciples. Enfin il obsède entièrement ce jeune homme ; mais Dromon menace d'en avertir le père de Clinias.

CHELIDONION
Il fallait, Drosé, bien régaler Dromon.

DROSE
Aussi l'ai-je fait. Mais je n'en aurais pas eu besoin ; car il est amoureux de Nébris.

CHELIDONION
Sois tranquille, tout ira bien. Je suis d'avis d'écrire sur la muraille du Céramique, du côté où Architelès a coutume de se promener : ARISTENETE CORROMPT CLINIAS.Cette inscription secondera à merveille le rapport de Dromon.

DROSE
Oui : mais comment feras-tu pour n'être pas vue ?

CHELIDONION
Je l'écrirai la nuit avec un charbon, que je prendrai n'importe où.

DROSE
Fort bien. Unissons-nous pour faire la guerre à ce philosophe orgueilleux.


Traduction de Belin de Ballu (1788) et illustrations de Gio Colucci (1929)