12. La jalousie de Lysias

JOESSE, PYTHIAS, LYSIAS

JOESSE
Tu me dédaignes, Lysias, et je l'ai bien mérité ; car jamais je ne t'ai demandé d'argent, jamais je ne t'ai fermé ma porte sous prétexte que j'avais quelqu'un ; jamais je ne t'ai engagé à tromper ton père, ou à dérober quelque bijou à ta mère pour me l'apporter, comme font toutes les autres courtisanes ; mais dès l'instant que je t'ai connu, je t'ai reçu, sans exiger aucun prix, sans te faire payer ta dépense. Tu sais combien d'amants j'ai refusés pour toi : Etoclès, qui est aujourd'hui prytane, Prassion, le patron de vaisseau, le jeune Mélissus, qui n'a que ton âge, et que la mort de son père vient de rendre maître d'une fortune considérable. Toi seul as toujours été mon Phaon, je n'avais point d'yeux pour tout autre, je n'ai ouvert ma porte qu'à toi ; car j'étais assez insensée pour croire à la vérité de tes serments. L'excès de mon attachement m'a fait vivre avec la chasteté d'une Pénélope, malgré les cris de ma mère, qui me grondait sans cesse, et en présence de mes compagnes, me faisait un crime de ma conduite. Pour toi, dès que tu t'es aperçu de l'empire que tu avais sur moi, et que je desséchais d'amour, tu n'as cherché qu'à me causer des chagrins, tantôt en folâtrant à mes yeux avec Lycéna, tantôt en me faisant l'éloge de Magidion la joueuse de harpe, lorsque tu étais couché avec moi. Je sentais bien tes outrages, et je n'y répondais que par des larmes. Dernièrement, lorsque vous fîtes la fête, Thrason, Diphile et toi, on fit venir Cymbalion la joueuse de flûte, et Pyrallis qui est mon ennemie, tu le sais bien. Lorsque tu donnas cinq baisers à Cymbalion, je n'en fus pas très affectée, tu te faisais injure à toi-même en embrassant une pareille fille. Mais combien de signes de tête n'as-tu pas fait à Pyrallis ? Toutes les fois que tu buvais, tu lui présentais aussitôt la coupe ; et en la rendant à ton valet, tu lui as ordonné, en lui parlant à l'oreille, de ne verser à boire à nulle autre qu'à Pyrallis ; enfin tu as mordu dans une pomme, et observant l'instant où Diphile était occupé à causer avec Thrason, tu la lui as jetée adroitement dans le sein, sans chercher même à te cacher de moi. Pyrallis aussitôt l'a baisée, et l'a plongée dans sa gorge, sous son réseau. Pour quelle raison agis-tu de la sorte avec moi ? T'ai-je jamais fait la moindre injure ? T'ai-je causé le plus léger chagrin ? Sur quel autre amant ai-je arrêté mes regards ? N'est-ce pas pour toi seul que je respire ? Ah, Lysias ! que tu fais peu cas de ma tendresse ! Il t'importe peu d'affliger une femme infortunée, à qui l'amour a troublé la raison ! Mais il est une déesse, une Adrassie, qui a les yeux ouverts sur la conduite injurieuse des amants. Peut-être un jour verseras-tu des larmes, lorsqu'on te dira que Joesse n'est plus, qu'elle s'est étranglée ou précipitée au fond d'un puits la tête la première, enfin qu'elle a quitté la vie pour ne plus t'importuner de sa présence. Tu pourras triompher alors, et te vanter d'être l'auteur d'une si belle action. Mais pourquoi me lancer un coup d'oeil irrité ? Pourquoi grincer des dents ? Si tu as quelque reproche à me faire, parle, et Pythias sera notre juge. Eh quoi ! tu t'en vas sans me répondre ?... Tu vois, Pythias, tout ce que j'ai à souffrir de cet ingrat.

PYTHIAS
Quelle cruauté ! tu es un rocher, et non pas un homme, si tu n'es pas attendri par ses pleurs. Mais aussi, puisqu'il faut dire la vérité, c'est toi, Joesse, qui l'as gâté par un amour extrême, en lui faisant connaître ta faiblesse. Il ne fallait pas lui témoigner tant d'attachement : tous ces hommes deviennent fiers dès qu'ils s'aperçoivent qu'on les aime. Cesse, infortunée, de répandre des larmes ! et si tu m'en crois, ferme deux ou trois fois ta porte à cet ingrat ; bientôt tu le verras s'enflammer à son tour, et perdre la raison pour toi.

JOESSE
Ah ! ne tiens point un pareil langage. Que dis-tu ? que je ferme ma porte à Lysias ? Fassent les dieux que lui-même ne soit pas le premier à s'éloigner de moi !

PYTHIAS
Il ne tardera guère à revenir.

JOESSE
Tu me perds, Pythias ; il a peut-être entendu le conseil que tu viens de me donner.

LYSIAS
Si je reviens ici, Pythias, ce n'est pas pour cette femme, que désormais ie ne saurais plus voir ; mais pour toi-même, de peur que tu ne blâmes ma conduite, et que tu ne dises encore que Lysias est inflexible.

PYTHIAS
Sans doute, je l'ai dit, Lysias.

LYSIAS
Tu veux donc que je puisse aimer cette Joesse, parce qu'elle verse à présent des pleurs, lorsque je sais qu'elle me trahit, et que dernièrement je l'ai surprise endormie dans les bras d'un jeune homme ?

PYTHIAS
Eh bien ! Lysias, n'est-elle pas courtisane ? Mais quand les as-tu surpris dormant ensemble ?

LYSIAS
Il y a environ six jours... Oui, il y a six jours, c'était le second du mois, et nous sommes aujourd'hui au septième : mon père, instruit de ma passion pour cette honnête fille, me renferma dans sa maison, et défendit au portier de m'ouvrir. Impatient de ne plus la voir, j'usai de stratagème. J'ordonnai à Dromon de se baisser auprès de la muraille, à l'endroit où elle est peu élevée, de me recevoir sur son dos, afin que je pusse aisément la franchir. Je la franchis en effet. Pour ne pas allonger mon récit, je viens, je trouve la porte de la cour soigneusement fermée. La nuit était très avancée. Je ne frappai point à la porte. Mais en la soulevant doucement, comme j'avais déjà fait plusieurs fois, je la fis sortir de ses gonds, et j'entrai sans faire de bruit. Tout le monde dormait, je suis la muraille à tâtons, et j'arrive au lit de mon infidèle.

JOESSE
Que va-t-il dire ? O bonne Cérès ! Quel tourment j'éprouve !

LYSIAS
Comme j'entendais respirer deux personnes, je pensai d'abord que Lydé était couchée avec elle. Mais en tâtant, je sentis un menton fort délicat et sans barbe, et une tête rasée jusqu'à la peau, qui exhalait des parfums. En cet instant, si j'avais eu une épée, sachez que sans balancer, je les aurais... Qu'avez-vous à rire ? Ce que je dis, Pythias, est-il donc si risible ?

JOESSE
Voilà donc, Lysias, la cause de tes chagrins ? C'est Pythias qui était avec moi.

PYTHIAS
Ne lui dis pas cela, Joesse.

JOESSE
Et pourquoi ne le lui dirais-je pas ? Oui, mon bon ami, c'était Pythias : je l'avais envoyée prier de venir passer la nuit avec moi, pour calmer l'ennui de ton absence.

LYSIAS
C'est Pythias qui a la tête rasée jusqu'à la peau ? Et depuis six jours il lui a poussé une pareille chevelure ?

JOESSE
Elle a été obligée de se faire raser à la suite d'une maladie, parce que tous ses cheveux tombaient ; mais fais-lui voir, Pythias, fais-lui voir, afin de le convaincre. Tiens, voilà le jeune adultère dont tu es jaloux.

LYSIAS
Pouvais-je m'en défendre, étant amoureux, et après avoir senti...?

JOESSE
Te voilà persuadé : veux-tu à présent que je te rende tous les chagrins que tu m'as causés en me fâchant contre toi, à mon tour, et avec bien plus de justice ?

LYSIAS
Non, ma chère ; songeons plutôt à nous mettre à table et Pythias avec nous, je veux qu'elle soit présente à notre réconciliation.

JOESSE
Elle restera. Que de maux j'ai souffert à cause de toi, ô Pythias, le plus aimable de nos jeunes gens !

PYTHIAS
Oui ; mais c'est moi qui vous ai raccommodés, et tu ne dois plus m'en vouloir, mais surtout Lysias, ne va dire à personne ce que tu sais de ma chevelure.


Traduction de Belin de Ballu (1788) et illustrations de Gio Colucci (1929)