9. Les deux rivaux

DORCAS, PANNYCHIS, PHILOSTRATE, POLEMON, PARMENON

DORCAS
Nous sommes perdues, maîtresse, nous sommes perdues ! Polémon est de retour de la guerre, où l'on dit qu'il s'est prodigieusement enrichi. Je l'ai vu passer, revêtu d'un manteau de pourpre, et suivi d'un grand nombre de valets. Aussitôt que ses amis l'ont aperçu, ils ont couru l'embrasser. En ce moment, j'ai reconnu derrière lui le valet qu'il avait en partant pour son voyage : je l'ai abordé, et le saluant la première : «Et bien, Parménon, lui ai-je dit, en quel état sont vos affaires ? Rapportez-vous de la guerre beaucoup d'argent ?»

PANNYCHIS
Ce n'était pas ainsi qu'il fallait commencer ; mais de cette manière : «Que je rends grâces aux dieux qui vous ont conservés, surtout à Jupiter hospitalier, et à Minerve guerrière ! Ma maîtresse s'informait de vous tous les jours : elle demandait où vous étiez, ce que vous faisiez». Il fallait surtout ajouter : «Elle versait des larmes continuelles ; et ne parlait que de son cher Polémon». Ce début eut été bien meilleur.

DORCAS
Je n'ai pas manqué non plus de lui dire tout cela. Je ne vous en parlais point, parce que je me hâtais de vous rendre compte de ce que j'ai appris. Lorsque je fus auprès de Parménon, je commençai à le saluer en ces termes : «Sans doute, Parménon, que les oreilles vous ont souvent tinté à notre sujet, car ma maîtresse ne parlait que de vous, et toujours en pleurant. Toutes les fois que l'on recevait des nouvelles d'un combat, et qu'on disait qu'il était resté beaucoup de monde sur la place, alors elle arrachait ses cheveux, se frappait le sein ; chaque nouvelle la plongeait dans une douleur extrême».

PANNYCHIS
Fort bien. C'est ce qu'il fallait.

DORCAS
Un instant après, je lui ai fait la question dont je vous parlais tout à l'heure. Il me répondit : «Nous revenons ici dans un état brillant».

PANNYCHIS
Et il ne t'a pas dit avant tout, que Polémon se souvenait encore de moi, et désirait me retrouver vivante ?

DORCAS
Certainement, il me l'a bien assuré. Mais le point principal, c'est qu'il m'a appris que son maître revient chargé de richesses, qu'il a de l'or, des habits, des esclaves, de l'ivoire, qu'il ne compte plus son argent, mais qu'il le mesure au médimne. Parménon lui-même portait au doigt une bague à facettes, d'une grosseur considérable, dans laquelle brillait une pierre de trois couleurs, dont la surface étincelait de feux. Je l'ai quitté au moment où il voulait me raconter comment, après avoir traversé l'Alys, ils avaient défait un certain Tiridate, et avec quelle bravoure Polémon s'était comporté dans un combat contre les Pisides. Je suis accourue promptement vous informer de ces nouvelles, afin que vous examiniez la conduite que vous devez tenir dans ces circonstances ; car si Polémon venait ici (et il y viendra certainement, dès qu'il se sera débarrassé des amis qui l'entourent), s'il trouvait Philostrate logé chez nous, de quelle manière croyez-vous qu'il le traitât ?

PANNYCHIS
Cherchons, ma chère Dorcas, quelque remède à ce contre-temps fâcheux. Il ne serait pas honnête de renvoyer Philostrate, de qui j'ai reçu un talent depuis peu ; c'est d'ailleurs un riche négociant qui m'a fait de magnifiques promesses : d'un autre côté, je perdrais beaucoup à ne pas recevoir Polémon qui revient si brillant. Tu connais en outre son caractère jaloux : insupportable quand il était pauvre, que ne fera-t-il pas aujourd'hui qu'il est riche ?

DORCAS
Le voici qui s'approche.

PANNYCHIS
Ah! je suis prête à m'évanouir, Dorcas. Je suis dans un embarras... je tremble de frayeur.

DORCAS
Voici à présent Philostrate qui vient à nous.

PANNYCHIS
Que devenir ? Où me cacher ?

PHILOSTRATE
Eh bien, Pannychis, que tardons-nous à nous mettre à boire ?

PANNYCHIS
Ah, malheureux ! tu me perds. A part. Bonjour, Polémon : il y a longtemps qu'on ne t'a vu.

POLEMON
Quel est cet homme qui vient à nous ? Tu ne réponds point. Fort bien ! Tu n'es plus à moi, Pannychis ? Et je suis accouru des Thermopyles ici en cinq jours ; je me hâtais de venir retrouver une pareille femme ! Mais j'ai bien mérité ce traitement. Je t'en sais gré ; et désormais je ne serai plus pillé par toi.

PHILOSTRATE
Et qui es-tu, mon ami ?

POLEMON
Connais-tu Polémon de Stirie, de la tribu de Pandion, autrefois chiliarque, aujourd'hui commandant de cinq mille hommes, l'amant de Pannychis, lorsque je l'ai crue raisonnable ?

PHILOSTRATE
Pannychis est à présent à moi. Je lui ai donné un talent, et elle en recevra encore autant dès que j'aurai disposé de mes marchandises. Suis-moi, Pannychis, et que ce chiliarque aille, s'il le veut, porter la guerre dans le royaume des Odryses.

DORCAS, à Philostrate
Elle te suivra si elle le veut ; elle est libre, je pense ?

PANNYCHIS
Que dois-je faire, Dorcas ?

DORCAS
Il vaut mieux rentrer chez toi. Polémon est trop irrité pour t'exposer à rester avec lui. D'ailleurs sa jalousie pourrait le porter à quelques excès.

PANNYCHIS, à Philostrate
Entrons, si tu veux.

POLEMON
Fort bien ; mais je vous prédis que c'est aujourd'hui la dernière fois que vous boirez ensemble, ou vainement serais-je accoutumé à répandre le sang. Holà ! Parménon, mes Thraces ?

PARMENON
Ils sont ici tout armés : leur phalange occupe l'entrée de la cour ; le front est composé de soldats pesamment armés, les frondeurs et les archers forment les ailes, les autres sont placés derrière.

PHILOSTRATE
Ces menaces sont bonnes pour effrayer les enfants. Vainement tu cherches à m'intimider, capitaine de mercenaires ; tu n'as jamais tué seulement un poulet : ou si tu as vu la guerre, c'était sans doute du haut de quelque rempart ; peut-être as-tu commandé une simple escouade, je veux bien te faire cet honneur.

POLEMON
Tu le sauras bientôt, quand tu nous verras venir à toi la lance baissée, et couverts d'armes éclatantes.

PHILOSTRATE
Venez donc ici en ordre de bataille ; moi et Tibius, mon unique valet, nous vous recevrons à coup de pierres et de coquilles d'huîtres et vous ne saurez bientôt plus où vous réfugier.


Traduction de Belin de Ballu (1788) et illustrations de Gio Colucci (1929)