4. Jupiter et Ganymède

Jupiter
Voyons, Ganymède, nous sommes arrivés en lieu sûr ; embrasse-moi, pour t'assurer que je n'ai plus ni bec crochu, ni serres aiguës, ni ailes, enfin, que je ne suis plus un oiseau comme je le paraissais.

Ganymède
Oui ! tu es homme ! Mais tout à l'heure n'étais-tu pas aigle, lorsque, t'abattant sur moi, tu m'as enlevé du milieu de mon troupeau ? Comment tes ailes se sont-elles fondues ? Comment as-tu pris tout à coup une autre forme ?

Jupiter
Mais je ne suis pas un homme comme tu le crois, mon garçon, ni un aigle ; je suis le roi de tous les dieux, et je me suis métamorphosé pour la circonstance.

Ganymède
Que dis-tu ? Tu es notre dieu Pan ? Pourquoi donc alors n'as-tu ni flûte, ni cornes, ni jambes velues ?

Jupiter
Tu crois qu'il n'y a que ce dieu-là ?

Ganymède
Sans doute, et nous lui sacrifions un bouc entier, que nous conduisons à la caverne où s'élève sa statue, mais toi, tu me parais être un voleur d'enfants.

Jupiter
Dis-moi, n'as-tu jamais entendu le nom de Jupiter ? N'as-tu jamais vu sur le Gargarus l'autel du dieu qui envoie la pluie, le tonnerre et les éclairs ?

Ganymède
C'est donc toi, excellent dieu, qui nous as dernièrement accablés de tant de grêle, toi que l'on dit habiter là-haut, toi qui fais tant de fracas, et à qui mon père a sacrifié un bélier ! Quel mal t'ai-je fait pour m'enlever ainsi, roi des dieux ? Peut-être les loups ont-ils déjà mis en pièces mes brebis, qu'ils ont trouvées seules.

Jupiter
Tu songes encore à ton troupeau, quand tu es devenu immortel, destiné à vivre ici avec nous ?

Ganymède
Que dis-tu ? Tu ne me feras pas redescendre aujourd'hui sur l'Ida ?

Jupiter
Pas le moins du monde : ce n'est pas pour rien que ma divinité s'est changée en aigle.

Ganymède
Mais mon père me cherchera et se fâchera quand il m'aura découvert, et je serai battu pour avoir abandonné mon troupeau.

Jupiter
Et où pourra-t-il te voir ?

Ganymède
Non ; je veux retourner près de lui : si tu m'y reconduis, je te promets qu'il te sacrifiera un autre bélier, pour prix de ma rançon : nous en avons un qui a trois ans, qui est fort, et qui conduit le troupeau au pâturage.

Jupiter
Que ce garçon est simple et naïf ! que c'est bien un véritable enfant ! Allons, Ganymède, dis adieu à tout cela ; oublie le passé, et ton troupeau, et le mont Ida : te voilà habitant du ciel, et tu pourras d'ici répandre tes bienfaits sur ton père et sur ta patrie ; au lieu de fromage et de lait, tu mangeras l'ambroisie et boiras le nectar : c'est toi qui le verseras et qui viendras nous l'offrir ; mais, destinée plus belle encore, tu cesseras d'être homme pour devenir immortel, je ferai briller ton astre du plus vif éclat ; enfin tu seras au comble du bonheur.

Ganymède
Mais si je veux jouer, qui jouera avec moi ? Sur le mont Ida nous étions beaucoup d'enfants du même âge.

Jupiter
Ici tu auras pour compagnon de jeux l'Amour avec beaucoup d'osselets. Seulement tranquillise-toi, sois gai, et ne regrette rien des choses de la terre.

Ganymède
A quoi donc pourrai-je vous être utile ? me faudra-t-il ici garder les troupeaux ?

Jupiter
Non, non ; tu seras notre échanson, tu auras l'intendance du nectar et le soin du banquet.

Ganymède
Cela n'est pas difficile ; car je sais comme il faut verser le lait et présenter la coupe.

Jupiter
Bon ! le voilà qui songe encore à son lait, et s'imagine qu'il va servir des hommes ! Mais c'est ici le ciel, et nous buvons, je te l'ai dit, le nectar.

Ganymède
Est-ce meilleur que le lait, Jupiter ?

Jupiter
Tu le sauras avant peu, et, lorsque tu en auras bu, tu ne regretteras plus le lait.

Ganymède
Mais où coucherai-je la nuit ? Sera-ce avec mon camarade l'Amour ?

Jupiter
Non pas ; je t'ai enlevé pour que nous dormions ensemble.

Ganymède
Ah! tu ne peux pas dormir seul, et tu trouves plus agréable de dormir avec moi ?

Jupiter
Sans doute, surtout quand on est joli garçon comme tu l'es, Ganymède.

Ganymède
Comment ma beauté te fera-t-elle mieux dormir ?

Jupiter
C'est un charme puissant et qui rend le sommeil plus doux.

Ganymède
Cependant mon père se fâchait contre moi, quand nous couchions ensemble, et il me racontait le matin comment je l'avais empêché de dormir, en me retournant, en lui donnant des coups de pied, en rêvant tout haut : aussi m'envoyait-il souvent dormir auprès de ma mère. Je te conseille donc, si tu m'as enlevé pour cela, comme tu le dis, de me redescendre sur la terre ; autrement, tu auras fort à faire à ne pas dormir, et je t'incommoderai en me retournant sans cesse.

Jupiter
Tu ne peux rien faire qui me soit plus agréable que de me tenir éveillé avec toi, car alors je ne cesserai de te donner des baisers et de te serrer dans mes bras.

Ganymède
Tu verras : moi, je dormirai, pendant que tu me donneras tes baisers.

Jupiter
Nous saurons alors ce qu'il faudra faire. Maintenant, Mercure, emmène-le, fais-lui boire l'ambroisie, et ramène-le ensuite pour nous servir d'échanson : seulement apprends-lui d'abord comment il faut présenter la coupe.

Traduction d'Eugène Talbot (1857)