1. Les athlètes et ceux qui s'exercent le corps ne se préoccupent pas exclusivement d'entretenir leurs forces naturelles, ils ne songent pas toujours aux travaux du gymnase ; mais ils ont leurs heures de relâche, et ils regardent ce repos comme une très bonne part de leurs exercices. Je crois qu'à leur exemple il convient aux hommes qui s'appliquent à l'étude des lettres, de donner quelque relâche à leur esprit, après de longues heures consacrées à des lectures sérieuses, et de le rendre par là plus vif à reprendre ses travaux.

2. Toutefois, ce repos ne leur sera profitable que s'ils s'appliquent à lire des oeuvres qui ne les charment pas uniquement par un tour spirituel et une agréable simplicité, mais où l'on trouve la science jointe à l'imagination, comme on les rencontrera, je l'espère, dans ce livre. En effet, ce n'est pas seulement par la singularité du sujet ni par l'agrément de l'idée qu'il devra plaire, ni même parce que nous y avons répandu des fictions sous une apparence de probabilité et de vraisemblance ; mais parce que chaque trait de l'histoire fait allusion d'une manière comique à quelques-uns des anciens poètes, historiens ou philosophes, qui ont écrit des récits extraordinaires et fabuleux. J'aurais pu vous citer leurs noms, si vous ne deviez pas facilement les reconnaître à la lecture.

3. Ctésias de Cnide, fils de Ctésiochus, a écrit sur les Indiens et sur leur pays des choses qu'il n'a ni vues ni entendues de la bouche de personne. Jambule a raconté des faits incroyables sur tout ce qui se rencontre dans l'Océan ; il est évident pour tous que cette oeuvre n'est qu'une fiction, c'est cependant une composition qui ne manque pas de charmes. Beaucoup d'autres encore ont choisi de semblables sujets : ils racontent, comme des faits personnels, soit des aventures, soit des voyages, où ils font la description d'animaux énormes, d'hommes pleins de cruauté ou vivant d'une façon étrange. L'auteur et le maître de toutes ces impertinences est l'Ulysse d'Homère, qui raconte chez Alcinoüs l'histoire de l'esclavage des vents, d'hommes qui n'ont qu'un oeil, qui vivent de chair crue, et dont les moeurs sont tout à fait sauvages ; puis viennent les monstres à plusieurs têtes, la métamorphose des compagnons d'Ulysse opérée au moyen de certains philtres, et mille autres merveilles qu'il débite aux bons Phéaciens.

4. Pourtant, quand j'ai lu ces différents auteurs, je ne leur ai pas fait un trop grand crime de leurs mensonges, surtout en voyant que c'était une habitude familière même à ceux qui font profession de philosophie ; et ce qui m'a toujours étonné, c'est qu'ils se soient imaginé qu'en écrivant des fictions, la fausseté de leurs récits échapperait aux lecteurs. Moi-même, cependant, entraîné par le désir de laisser un nom à la postérité, et ne voulant pas être le seul qui n'usât pas de la liberté de feindre, j'ai résolu, n'ayant rien de vrai à raconter, vu qu'il ne m'est arrivé aucune aventure digne d'intérêt, de me rabattre sur un mensonge beaucoup plus raisonnable que ceux des autres. Car n'y aurait-il dans mon livre, pour toute vérité, que l'aveu de mon mensonge, il me semble que j'échapperais au reproche adressé par moi aux autres narrateurs, en convenant que je ne dis pas un seul mot de vrai. Je vais donc raconter des faits que je n'ai pas vus, des aventures qui ne me sont pas arrivées et que je ne tiens de personne ; j'y ajoute des choses qui n'existent nullement, et qui ne peuvent pas être : il faut donc que les lecteurs n'en croient absolument rien.

5. Parti un jour des colonnes d'Hercule, et porté vers l'Océan occidental, je fus poussé au large par un vent favorable. La cause et l'intention de mon voyage étaient une vaine curiosité et le désir de voir du nouveau : je voulais, en outre, savoir quelle est la limite de l'Océan, quels sont les hommes qui en habitent le rivage opposé. Dans ce dessein, j'embarquai de nombreuses provisions de bouche et une quantité d'eau suffisante ; je m'associai cinquante jeunes gens de mon âge, ayant le même projet que moi : je m'étais muni d'un grand nombre d'armes, j'avais engagé, par une forte somme, un pilote à nous servir de guide, et j'avais fait appareiller notre navire, qui était un vaisseau marchand, de manière à résister à une longue et violente traversée.

William Strang - After the tempest

6. Pendant un jour et une nuit, nous eûmes un bon vent, qui nous laissa en vue de la terre, sans nous emporter trop au large. Mais le lendemain, au lever du soleil, la brise devint plus forte, les flots grossirent, l'obscurité nous enveloppa, et il ne fut plus possible d'amener les voiles. Forcés de céder et de nous abandonner aux vents, nous fûmes battus par la tempête durant soixante-dix-neuf jours ; mais le quatre-vingtième, au lever du soleil, nous aperçûmes, à une petite distance, une île élevée, couverte d'arbres, et contre laquelle les flots allaient doucement se briser. Nous nous dirigeons vers le rivage, nous débarquons, et comme il arrive à des gens qui viennent d'être violemment éprouvés, nous nous étendons pendant longtemps sur la terre. Enfin nous nous levons ; nous en choisissons trente d'entre nous pour garder le navire, et je prends les vingt autres avec moi pour aller faire une reconnaissance dans l'île.

7. Parvenus, au travers de la forêt, à la distance d'environ trois stades de la mer, nous voyons une colonne d'airain portant une inscription en caractères grecs difficiles à lire, à demi effacés et disant : Jusque-là sont venus Hercule et Bacchus. Près de là, sur une roche, était l'empreinte de deux pieds, l'une d'un arpent, l'autre plus petite : je jugeai que la petite était celle du pied de Bacchus, et l'autre d'Hercule. Nous adorons ces deux demi-dieux et nous poursuivons.

JB Clark - Adoration - 1894

A peine avons-nous fait quelques pas, que nous rencontrons un fleuve qui roulait une sorte de vin semblable à celui de Chio : le courant était large, profond et navigable en plusieurs endroits. Nous nous sentons beaucoup plus disposés à croire à l'inscription de la colonne, en voyant ces signes manifestes du voyage de Bacchus. L'idée m'étant venue de savoir d'où partait ce fleuve, j'en remonte le courant, et je ne trouve aucune source, mais de nombreuses et grandes vignes pleines de raisins. Du pied de chacune d'elles coulait goutte à goutte un vin limpide, qui servait de source à la rivière. On y voyait beaucoup de poissons, qui avaient la couleur et le goût du vin ; nous en péchons quelques-uns, que nous mangeons et qui nous enivrent ; or, en les ouvrant, nous les trouvons pleins de lie ; aussi nous prîmes plus tard la précaution de mêler des poissons d'eau douce à cette sorte de mets, afin d'en corriger la force.

8. Après avoir traversé le fleuve à un endroit guéable, nous trouvons une espèce de vignes tout à fait merveilleuses : le tronc, dans sa partie voisine de la terre, était épais et élancé ; de sa partie supérieure sortaient des femmes, dont le corps, à partir de la ceinture, était d'une beauté parfaite, telles que l'on nous représente Daphné, changée en laurier, au moment où Apollon va l'atteindre. A l'extrémité de leurs doigts poussaient des branches chargées de grappes ; leurs têtes, au lieu de cheveux, étaient couvertes de boucles, qui formaient les pampres et les raisins. Nous nous approchons ; elles nous saluent, nous tendent la main, nous adressent la parole, les unes en langue lydienne, les autres en indien, presque toutes en grec, et nous donnent des baisers sur la bouche ; mais ceux qui les reçoivent deviennent aussitôt ivres et insensés. Cependant elles ne nous permirent pas de cueillir de leurs fruits, et, si quelqu'un en arrachait, elles jetaient des cris de douleur. Quelques-unes nous invitaient à une étreinte amoureuse ; mais deux de nos compagnons s'étant laissé prendre par elles ne purent s'en débarrasser ; ils demeurèrent pris par les parties sexuelles, entés avec ces femmes, et poussant avec elles des racines : en un instant, leurs doigts se changèrent en rameaux, en vrilles, et l'on eût dit qu'ils allaient aussi produire des raisins.

Aubrey Beardsley - A snare of vintage

Aubrey Beardsley - A snare of vintage - 1894

9. Nous les abandonnons, nous fuyons vers notre vaisseau, et nous racontons à ceux que nous y avions laissés la métamorphose de nos compagnons, désormais incorporés à des vignes. Cependant, munis de quelques amphores, nous faisons une provision d'eau, et nous puisons du vin dans le fleuve, auprès duquel nous passons la nuit. Le lendemain, au point du jour, nous remettons à la voile avec une brise légère ; mais, sur le midi, quand nous étions hors de la vue de l'île, une bourrasque soudaine vient nous assaillir avec une telle violence, qu'après avoir fait tournoyer notre vaisseau elle le soulève en l'air à plus de trois mille stades et ne le laisse plus retomber sur la mer : la force du vent, engagé dans nos voiles, tient en suspens notre embarcation et l'emporte, de telle sorte que nous naviguons en l'air pendant sept jours et sept nuits.

10. Le huitième jour nous apercevons dans l'espace une grande terre, une espèce d'île brillante, de forme sphérique, et éclairée d'une vive lumière. Nous y abordons, nous débarquons, et, après avoir reconnu le pays, nous le trouvons habité et cultivé. Durant le jour, on ne put apercevoir de là aucun autre objet ; mais sitôt que la nuit fut venue, nous vîmes plusieurs autres îles voisines, les unes plus grandes, les autres plus petites, toutes couleur de feu ; au-dessus l'on voyait encore une autre terre, avec des villes, des fleuves, des mers, des forêts, des montagnes : il nous parut que c'était celle que nous habitons.

11. Nous étions décidés à pénétrer plus avant quand nous fûmes rencontrés et pris par des êtres qui se donnent le nom d'Hippogypes. Ces Hippogypes sont des hommes portés sur de grands vautours, dont ils se servent comme de chevaux ; ces vautours sont d'une grosseur énorme, et presque tous ont trois têtes : pour donner une idée de leur taille, je dirai que chacune de leurs plumes est plus longue et plus grosse que le mât d'un grand vaisseau de transport. Nos Hippogypes avaient l'ordre de faire le tour de leur île, et, s'ils rencontraient quelque étranger, de l'amener au roi. Ils nous prennent donc et nous conduisent à leur souverain. Celui-ci nous considère, et jugeant qui nous étions d'après nos vêtements : « Etrangers, nous dit-il, vous êtes Grecs ? » Nous répondons affirmativement. « Comment alors êtes-vous venus ici en traversant un si grand espace d'air ? » Nous lui racontons notre aventure, et lui, à son tour, nous dit la sienne. Il était homme et s'appelait Endymion ; un jour, pendant son sommeil, il avait été enlevé de notre terre, et, à son arrivée, on l'avait fait roi de ce pays. Or, ce pays n'était pas autre chose que ce qu'en bas nous appelons la Lune. Il nous engagea à prendre courage et à ne craindre aucun danger, qu'on nous donnerait tout ce dont nous aurions besoin.

12. « Si je mène à bien, ajouta-t-il, la guerre que je suis en train de faire aux habitants du Soleil, vous passerez auprès de moi la vie la plus heureuse. - Quels sont donc ces ennemis, disons-nous, et quelle est la cause des hostilités ? - Phaéthon, répond-il, roi des habitants du Soleil, car le Soleil est habité comme la Lune, nous fait la guerre depuis longtemps. Voici pourquoi : j'avais rassemblé tous les pauvres de mon empire, et j'avais dessein de les envoyer fonder une colonie dans l'Etoile du Matin, qui est déserte et inhabitée. Phaéthon, par jalousie, voulut y mettre obstacle, et, vers le milieu de la route, il se présenta devant nous avec les Hippomyrmèques. Vaincus dans le combat par la supériorité du nombre, nous sommes forcés d'abandonner la place. Mais aujourd'hui je veux reprendre la guerre, et si vous voulez partager avec moi cette expédition, je vous ferai donner à chacun un de mes vautours royaux et le reste de l'équipement. Dès demain nous nous mettrons en marche. - Comme il vous plaira, » lui dis-je.

13. Il nous retient alors à souper et nous demeurons dans son palais. Le matin, nous nous levons et nous nous mettons en ordre de bataille, avertis par les espions de l'approche des ennemis. Nos forces consistaient en cent mille soldats, sans compter les goujats, les conducteurs des machines, l'infanterie et les troupes alliées : le nombre de ces dernières s'élevait à quatre-vingt mille Hippogypes, et vingt mille combattants montés sur des Lachanoptères. C'est une espèce de grands oiseaux tout couverts de légumes au lieu de plumes, et dont les ailes rapides ressemblent beaucoup à des feuilles de laitue. Près d'eux étaient placés les Cenchroboles et les Scorodomaques ; trente mille Psyllotoxotes et cinquante mille Anémodromes étaient venus de l'Etoile de l'Ourse en qualité d'alliés. Les Psyllotoxotes étaient montés sut de grosses puces, d'où leur nom, et ces puces étaient de la taille de douze éléphants : les Anémodromes sont des fantassins, et ils sont portés par les vents sans avoir besoin d'ailes. Voici comment : ils ont de longues robes qui leur descendent jusqu'aux talons ; ils les retroussent, et le vent, venant à s'y engouffrer, les fait naviguer en l'air comme des barques. La plupart se servent de boucliers dans le combat. On disait qu'il devait en outre arriver, des astres situés au-dessus de la Cappadoce, soixante-dix mille Strouthobalanes et cinquante mille Hippogéranes ; mais nous ne les vîmes pas, attendu qu'ils ne vinrent point. Aussi je n'ose en faire la description ; car ce qu'on en disait me paraissait fabuleux et incroyable.

14. Telles étaient les troupes d'Endymion : toutes portaient la même armure ; les casques étaient de fèves qui sont dans ce pays grandes et dures ; les cuirasses, disposées par écailles, étaient faites de cosses de lupins cousues ensemble, et dont la peau était aussi impénétrable que de la corne : les boucliers et les sabres ressemblaient à ceux des Grecs.

William Strang - Spiders of mighty bigness

15. Au moment décisif, l'armée fut rangée comme il suit : l'aile droite fut occupée par les Hippogypes et par le roi, entouré des plus braves combattants au nombre desquels nous étions ; à la gauche se placèrent les Lachanoptères et au centre les troupes alliées, chacune à son rang. L'infanterie montait à soixante millions, et voici comment on la rangea en bataille. Dans ce pays les araignées sont en grand nombre, et beaucoup plus grosses, chacune, que les îles Cyclades. Endymion leur donna l'ordre de tisser une toile qui s'étendît depuis la Lune jusqu'à l'Etoile du Matin ; elles l'exécutèrent en un instant, et cela fit un champ sur lequel le roi rangea son infanterie, commandée par Nyctériôn, fils d'Eudianax, et par deux autres généraux.

16. L'aile gauche des ennemis était composée d'Hippomyrmèques, au milieu desquels était Phaéthon. Ces Hippomyrmèques sont des animaux ailés, semblables à nos fourmis, à la grosseur près, car le plus énorme d'entre eux a au moins deux arpents. Non seulement ceux qui les montent prennent part à l'action, mais ils se battent eux-mêmes avec leurs cornes. On nous dit que leur nombre était d'environ cinquante mille. A l'aile droite étaient les Aéroconopes, en nombre à peu près égal, tous archers et montés sur de grands moucherons. Derrière eux on plaça les Aérocoraces, infanterie légère et soldats belliqueux : ils lançaient de loin d'énormes raves avec leur fronde ; celui qui en était frappé ne pouvait résister longtemps ; il mourait infecté par l'odeur qui s'exhalait aussitôt de sa blessure ; on disait qu'ils trempaient leurs flèches dans du jus de mauve. Près d'eux se rangèrent les Caulomycètes, grosse infanterie qui se bat de près, au nombre de dix mille. On les appelle Caulomycètes, parce qu'ils se servent de champignons pour boucliers, et pour lances de queues d'asperges. Ensuite venaient les Cynobalanes, qu'avaient envoyés à Phaéthon les habitants de Sirius, au nombre de cinq mille. Ce sont des hommes à tête de chien, qui combattent de dessus des glands ailés. On nous dit qu'il leur manquait plusieurs alliés en retard, les frondeurs mandés de la Voie lactée et les Néphélocentaures. Ceux-ci arrivèrent quand la bataille était encore indécise, et plût aux dieux qu'ils ne fussent pas venus ! Les frondeurs ne parurent pas ; aussi l'on prétend que dans la suite Phaéthon irrité brûla leur pays. Voilà quelle était l'armée du roi du Soleil.

17. On en vient aux mains : les étendards sont déployés ; les ânes des deux armées se mettent à braire ; ce sont eux, en effet, qui servent de trompettes, et la mêlée commence. L'aile gauche des Héliotes ne pouvant soutenir le choc des nos Hippogypes, nous la poursuivons et nous en faisons un grand carnage ; mais leur aile droite enfonce notre gauche, et les Aéroconopes, fondant tout à coup sur elle, la poursuivent jusqu'aux rangs de notre infanterie qui s'avance pour la secourir et les oblige à se retirer en désordre, surtout quand ils s'aperçoivent que leur aile gauche est vaincue : leur déroute devient générale ; beaucoup sont faits prisonniers ; un plus grand nombre sont tués ; le sang ruisselle de tous côtés sur les nuées, qui en sont teintes et qui prennent cette couleur rouge que nous leur voyons au coucher du soleil : il en tomba jusque sur la terre, et ce fut sans doute, selon moi, à l'occasion de quelque événement semblable, arrivé autrefois dans le ciel, qu'Homère nous dit que Jupiter plut du sang à la mort de Sarpédon.

JB Clark - The Battle of the turnips - 1894

18. Au retour de la poursuite des ennemis, nous dressons deux trophées, l'un sur la toile d'araignée, pour célébrer le succès de l'infanterie, l'autre sur les nuées, à cause de notre victoire en l'air. Nous achevions, lorsque des espions vinrent nous annoncer l'arrivée des Néphélocentaures, qui auraient dû venir auprès de Phaéthon avant le combat. Nous les voyons arriver, spectacle étrange d'êtres moitié hommes, moitié chevaux ailés : leur grosseur est telle que l'homme qui compose la partie supérieure égale la moitié du colosse de Rhodes, et les chevaux un gros vaisseau marchand. Leur nombre était si considérable que je ne l'ai pas écrit, de peur qu'on ne refusât de me croire. Ils avaient à leur tête le Sagittaire du Zodiaque. Dès qu'ils se furent aperçus de la défaite de leurs alliés, ils envoyèrent dire à Phaéthon qu'il revînt à la charge ; eux-mêmes s'étant formés en bataille, tombent sur les Sélénites, débandés, errants, dispersés à la poursuite de leurs ennemis et à la dépouille des morts. Ils les renversent, donnent la chasse au roi jusqu'à la ville, lui tuent la meilleure partie de ses vautours, arrachent les trophées, parcourent toute la plaine qu'avaient tissue les araignées, et me font prisonnier avec deux de mes compagnons. Phaéthon arrive en ce moment, et nos ennemis, après avoir érigé de nouveaux trophées, nous emmenèrent prisonniers le même jour dans l'empire du Soleil, les mains liées derrière le dos avec un fil d'araignée.

19. Ils ne jugent pas à propos d'assiéger la ville ; mais, revenant sur leurs pas, ils construisent au milieu des airs un mur qui empêche les rayons du Soleil d'arriver jusqu'à la Lune : ce mur était double et composé de nuées. Voilà donc la Lune obscurcie par une éclipse totale, et enveloppée d'une nuit complète. Endymion, accablé d'un tel malheur, envoie des ambassadeurs supplier Phaéthon de détruire la muraille et de ne pas le laisser ainsi vivre dans les ténèbres : il promet de lui payer un tribut, de devenir son allié, de ne plus lui faire la guerre, et il lui offre des otages comme garants du traité. Phaéthon assemble deux fois son conseil : à la première délibération, les vainqueurs persistent dans leur colère ; à la seconde, ils se ravisent.

20. La paix est conclue sur les clauses suivantes : « Une alliance est faite entre les Héliotes et leurs alliés, les Selénites et leurs alliés, à condition que les Héliotes raseront la muraille d'interception et ne feront plus d'irruption dans la Lune ; ils rendront les prisonniers moyennant la rançon fixée pour chacun d'eux ; de leur côté, les Sélénites laisseront les autres astres se gouverner d'après leurs lois ; ils ne feront plus la guerre aux Héliotes, mais les deux peuples formeront une ligue offensive et défensive ; le roi des Sélénites payera au roi des Héliotes un tribut annuel de dix mille amphores de rosée et lui donnera pour otages pareil nombre de ses sujets ; la colonie de l'Etoile du Matin sera faite en commun, et chaque peuple y enverra ceux qui voudront en être ; ce traité sera gravé sur une colonne d'ambre, dressée en l'air, aux confins des deux empires. Ont juré pour les Héliotes : Pyronide, Thérite et Phlogius ; pour les Sélénites : Nyctor, Ménius et Polylampe. »

21. Ainsi la paix fut conclue, le mur démoli, et nous autres rendus à la liberté. A notre retour dans la Lune, nos compagnons accoururent au-devant de nous, et nous embrassèrent en versant des larmes : Endymion en fit autant ; de plus, il nous engagea à demeurer auprès de lui et à nous établir dans la colonie ; il me promit même de me donner son fils en mariage, car il n'y a pas de femmes dans ce pays ; mais je ne me laissai point aller à ses offres, et je le priai de vouloir bien nous faire redescendre à la mer. Quand il vit qu'il lui était impossible de me convaincre, il nous congédia, après nous avoir régalés pendant sept jours.

Aubrey Beardsley - Birth from the calf of the leg - 1894

22. Il faut cependant que je vous raconte les choses nouvelles et extraordinaires que j'ai observées, durant mon séjour dans la Lune. Et d'abord ce ne sont point des femmes, mais des mâles qui y perpétuent l'espèce, les mariages n'ont donc lieu qu'entre mâles, et le nom de femme y est totalement inconnu. On y est épousé jusqu'à vingt-cinq ans, et à cet âge on épouse à son tour. Ce n'est point dans le ventre qu'ils portent leurs enfants mais dans le mollet. Quand l'embryon a été conçu, la jambe grossit ; puis, plus tard, au temps voulu, ils y font une incision et en retirent un enfant mort, qu'ils rendent à la vie en l'exposant au grand air, la bouche ouverte. C'est sans doute de là qu'est venu chez les Grecs le nom de gastrocnémie, puisque, au lieu du ventre, c'est la jambe qui devient grosse. Mais voici quelque chose de plus fort. Il y a dans ce pays une espèce d'hommes appelés dendrites, qui naissent de la manière suivante : on coupe le testicule droit d'un homme et on le met en terre ; il en naît un arbre grand, charnu, comme un phallus ; il a des branches, des feuilles. Ses fruits sont des glands d'une coudée de longueur. Quand ils sont mûrs, on récolte ces fruits, et on en écosse des hommes. Leurs parties sont artificielles : quelques-uns en ont d'ivoire, les pauvres en ont de bois, et ils remplissent avec cela toutes les fonctions du mariage.

23. Quand un homme est parvenu à une extrême vieillesse, il ne meurt pas, mais il s'évapore en fumée et se dissout dans les airs. Ils se nourrissent tous de la même manière. Ils allument du feu et font rôtir sur le charbon des grenouilles volantes, qui sont chez eux en grande quantité ; puis ils s'asseyent autour de ce feu, comme d'une table, et se régalent en avalant la fumée qui s'exhale du rôti. Tel est leur plat solide. Leur boisson est de l'air pressé dans un vase, où il se résout en un liquide semblable à de la rosée. Ils ne rendent ni urine, ni excréments, n'ayant pas, comme nous, les conduits nécessaires. Ils ne peuvent pas non plus avoir par cette voie de commerce avec des mignons, mais par les jarrets, où s'ouvre leur gastrocnémie. C'est une beauté chez eux que d'être chauve et complètement dégarni de cheveux ; ils ont les chevelures en horreur. Dans les comètes, au contraire, les cheveux sont réputés beaux, au moins d'après ce que nous en dirent quelques voyageurs. Leur barbe croît un peu au-dessus du genou ; leurs pieds sont dépourvus d'ongles, et tous n'y ont qu'un seul doigt. Il leur pousse au-dessus des fesses une espèce de gros chou, en manière de queue, toujours vert, et ne se brisant jamais, lors même que l'individu tombe sur le dos.

24. De leur nez découle un miel fort acre ; et, lorsqu'ils travaillent ou s'exercent, tout leur corps sue du lait, dont ils font des fromages, en y faisant couler un peu de ce miel. Ils tirent de l'oignon une huile très grasse, et parfumée comme de la myrrhe. Ils ont beaucoup de vignes qui donnent de l'eau : les grains du raisin ressemblent à des grêlons ; aussi, je crois que, quand un coup de vent agite ces vignes, alors il tombe chez nous de la grêle, qui n'est autre que ces raisins égrenés. Leur ventre leur sert de poche : ils y mettent tout ce dont ils ont besoin, car il s'ouvre et se ferme à volonté. On n'y voit ni intestins, ni foie ; mais il est velu et poilu intérieurement, en sorte que les enfants s'y blottissent, quand ils ont froid.

25. L'habillement des riches est de verre, étoffe moelleuse, celui des pauvres est un tissu de cuivre ; le pays produit en grande quantité ce métal, qu'ils travaillent comme de la laine, après l'avoir mouillé. Quant à leurs yeux, en vérité je n'ose dire comment ils sont faits, de peur qu'on ne me prenne pour un menteur, tant la chose est incroyable. Je me hasarderai pourtant à dire que leurs yeux sont amovibles ; ils les ôtent quand ils veulent et les mettent de côté, jusqu'à ce qu'ils aient envie de voir ; alors, ils les remettent en place pour s'en ssrvir, et, si quelques-uns d'entre eux viennent à perdre leurs yeux, ils empruntent ceux des autres et en font usage ; il y a même des riches qui en gardent de rechange. Leurs oreilles sont de feuilles de platane, excepté celles des hommes nés d'un gland, qui les ont de bois.

Aubrey Beardsley - Strange creatures - 1894

26. Je vis une bien autre merveille dans le palais du roi. C'était un grand miroir, placé au-dessus d'un puits d'une profondeur médiocre. En y descendant, on entendait tout ce qui se dit sur la terre, et en levant les yeux vers le miroir, on voyait toutes les villes et tous les peuples, comme si l'on était au milieu d'eux. J'y vis mes parents et ma patrie ; je ne sais s'ils me virent aussi ; je n'oserais l'affirmer : mais, si l'on se refuse à me croire, on y verra bien, en y allant, que je ne suis pas un imposteur.

27. Cependant, après avoir salué le roi et ses amis, nous mettons à la voile. Endymion me fit présent de deux tuniques de verre, de cinq robes de cuivre et d'une armure complète de cosses de lupins ; mais j'ai laissé tout cela dans la baleine. Il nous donna pour escorte mille Hippogypes, qui nous accompagnèrent l'espace de cinq cents stades.

28. Nous côtoyons alors beaucoup de pays différents, et nous abordons à l'Etoile du Matin, où était la nouvelle colonie, pour débarquer et faire de l'eau. De là, nous dirigeant vers le Zodiaque et laissant le Soleil à gauche, nous naviguons presque à fleur de terre, sans pouvoir descendre, malgré le désir de mes amis, mais le vent nous était contraire. Nous voyons, toutefois, une contrée fertile, couverte de bocages, riche de tous les biens. Les Néphélocentaures, mercenaires de Phaéthon, nous ayant aperçus, volèrent sur notre navire, mais à la nouvelle du traité ils se retirèrent ; heureusement, car nos Hippogypes étaient déjà repartis.

29. Nous voguons ensuite une nuit et un jour ; et, vers le soir, nous arrivons à Lychnopolis, après avoir dirigé notre course vers les régions inférieures. Cette ville, située dans l'espace aérien qui s'étend entre les Hyades et les Pléiades, est un peu au-dessous du Zodiaque. Nous débarquons, et nous n'y trouvons pas d'hommes, mais des lampes, qui se promenaient sur le port et dans la place publique. Il y en avait de petites, apparemment la populace, et quelques-unes, les grands et les riches, brillantes et lumineuses. Elles avaient chacune leur maison, je veux dire leur lanterne, et chacune leur nom, comme les hommes ; nous les entendions même parler. Loin de nous faire aucun mal, elles nous offrent l'hospitalité. Mais nous n'osons accepter, et personne de nous n'a le courage de souper et de passer la nuit avec elles. Le palais du roi est situé au milieu de la ville. Le prince y est assis toute la nuit, appelant chacune d'elles par son nom. Celle qui ne répond pas est condamnée à mort pour avoir abandonné son poste. La mort, c'est d'être éteinte. Nous nous rendons au palais pour voir ce qui s'y passait, et nous entendons plusieurs lampes se justifiant et exposant les motifs pour lesquels elles arrivaient si tard. Je reconnus parmi ces lampes celle de notre maison : je lui demandai des nouvelles de ma famille, et elle satisfit à mes questions. Nous passons là le reste de la nuit. Le lendemain, nous repartons, nous nous rapprochons des nuages et nous découvrons la ville de Néphélococcygie : sa vue nous frappe d'admiration ; mais nous n'y pouvons aborder, contrariés par le vent. Le roi régnant est Coronus, fils de Cottyphon. Je me rappelai en ce moment ce que dit de cette ville Aristophane, poète grave et véridique, et je trouvai qu'on a tort de ne pas croire à ses assertions. Trois jours après nous aperçûmes distinctement l'Océan, mais aucune terre, si ce n'est celles qui sont dans les régions célestes, et déjà même elles prenaient à nos yeux une couleur de feu des plus éclatantes, lorsque, le quatrième jour, vers midi, le vent s'étant calmé et étant tombé tout à fait, nous redescendîmes sur la mer.

30. A peine avons-nous touché l'eau salée, qu'il fallait voir notre joie, nos transports d'aise ! Nous nous abandonnons à toute l'allégresse d'un pareil instant, et, nous jetant à la mer, nous nous mettons à nager. Le temps était calme, la mer tranquille. Mais souvent le retour au bonheur n'est que le présage de plus grandes infortunes ! Il y avait deux jours que notre vaisseau voguait paisiblement sur l'Océan, lorsque, le quatrième, au lever du soleil, nous voyons paraître tout à coup une quantité prodigieuse de monstres marins et de baleines. La plus énorme de toutes était de la longueur de quinze cents stades. Ce monstre nage vers nous la gueule béante, troublant au loin la mer, faisant voler l'écume de toutes parts, et montrant des dents beaucoup plus grosses que nos phallus, aiguës comme des pieux et blanches comme de l'ivoire. Nous nous disons alors le dernier adieu, nous nous embrassons et nous attendons. La baleine arrive, qui nous avale et nous engloutit avec notre vaisseau. Par bonheur elle ne serra pas les dents, ce qui nous eût écrasés, mais le navire put couler à travers les interstices.

31. A l'intérieur, ce ne sont d'abord que ténèbres, parmi lesquelles nous ne distinguons rien ; mais bientôt, le monstre ayant ouvert la gueule, nous apercevons une vaste cavité, si large et si profonde qu'on aurait pu y loger une ville et dix mille hommes. Au milieu, on voyait un amas de petits poissons, des débris d'animaux, des voiles et des ancres de navires, des ossements d'hommes, des ballots, et, plus loin, une terre et des montagnes, formées, sans doute, par le limon que la baleine avalait. Il s'y était produit une forêt avec des arbres de toute espèce ; des légumes y poussaient, et l'on eût dit une campagne en fort bon état. Le circuit de cette terre était de deux cent quarante stades. On y voyait des oiseaux de mer, des mouettes, des alcyons, qui faisaient leurs petits sur les arbres.

32. En ce moment, nous nous mettons à fondre en larmes ; mais enfin je relève le courage de mes compagnons, nous étayons le vaisseau, nous battons le briquet, nous allumons du feu, et nous préparons un repas de tout ce qui nous tombe sous la main : or, il y avait là une grande quantité de poissons de toute espèce, et il nous restait encore de l'eau de l'Etoile du Matin. Le lendemain, à notre lever, chaque fois que la baleine ouvrait la gueule, nous apercevons ici des montagnes, là le ciel tout seul, souvent même des îles, et nous sentons que l'animal parcourt avec vitesse toute l'étendue de la mer. Nous finissons par nous accoutumer à notre séjour ; et, prenant avec moi sept de mes compagnons, je pénètre dans la forêt, déterminé à en faire une reconnaissance complète. Je n'avais pas fait cinq stades, que je trouve un temple de Neptune, comme l'indiquait l'inscription. Un peu plus loin, je découvre plusieurs tombeaux avec leurs cippes, et tout près de là une source d'eau limpide. En même temps nous entendons aboyer un chien, et nous voyons de loin s'élever de la fumée. Nous ne doutons pas qu'il n'y ait là quelque habitation.

William Strang - Supper of fish

33. Nous avançons promptement, et nous rencontrons un vieillard et un jeune homme qui travaillaient avec ardeur à cultiver un jardin et à diriger l'eau de la source. Ravis et effrayés tout ensemble, nous nous arrêtons : ceux-ci, visiblement animés des mêmes sentiments que nous, n'osent dire un seul mot. Enfin le vieillard : « Qui êtes-vous, dit-il, étrangers ? des dieux marins, ou d'infortunés mortels, comme nous ? Nous sommes des hommes, jadis habitants de la terre, aujourd'hui vivant au milieu de la mer, forcés de nager avec le monstre qui nous renferme, incertains du sort que nous éprouvons ; il nous semble, en effet, que nous sommes morts, et pourtant nous croyons vivre encore. - Et nous aussi, lui dis-je, ô mon père, nous sommes des hommes arrivés depuis peu dans cette contrée ; avant-hier nous fûmes avalés avec notre navire. En ce moment même, nous allions en reconnaissance dans cette forêt, qui nous a paru étendue et épaisse. C'est un dieu sans doute qui nous a conduits, pour vous y voir et pour apprendre que nous ne sommes pas les seuls enfermés dans le monstre. Mais racontez-nous vos aventures, qui vous êtes, et comment vous êtes descendus ici. - Vous le saurez, nous répond le vieillard, mais ce ne sera pas avant que vous ayez reçu de moi les présents de l'hospitalité que je puis vous offrir ». A ces mots, il nous prend la main et nous conduit à sa demeure, qu'il avait su rendre assez commode, et dans laquelle il avait disposé des lits avec d'autres objets nécessaires. Là il nous sert des légumes, des fruits, des poissons, du vin ; et, nous voyant rassasiés, il nous demande le récit de nos aventures. Je lui raconte, sans en rien omettre, la tempête, notre arrivée à l'Ile des Vignes, notre navigation aérienne, notre bataille, et le reste jusqu'à notre descente dans le poisson.

34. Frappé de surprise, il se met à son tour à nous raconter son histoire : « Etrangers, dit-il, je suis né à Cypre. Parti de ma patrie, avec mon fils, que vous voyez, et plusieurs serviteurs, je faisais voile vers l'Italie, emmenant avec moi sur un grraid navire notre cargaison, dont vous avez sans doute vu les débris dans le gosier de la baleine. Jusqu'en vue de la Sicile, notre traversée fut heureuse. Mais assaillis alors d'un vent furieux, nous sommes emportés en trois jours dans l'Océan, où cette baleine nous rencontre, et nous avale, hommes et navire. Tous nos compagnons périssent ; seuls, nous échappons tous les deux au danger. Après avoir donné la sépulture à nos morts, nous élevons un temple à Neptune, et nous commençons à vivre comme nous faisons, cultivant des légumes dans ce jardin, mangeant des poissons, et des fruits. Cette forêt très étendue, ainsi que tous le voyez, contient des vignes, qui produisent un vin fort agréable ; et vous avez aperçu, sans doute, une source dont l'eau est pleine de limpidité et de fraîcheur. Nous nous faisons un lit de feuillage, nous allumons un grand feu, nous allons à la chasse des oiseaux qui volent autour de nous, et nous péchons des poissons vivants, en pénétrant dans les branchies du cétacé ; nous y prenons même des bains, lorsque nous le désirons. Par delà, en effet, se trouve un vaste étang salé, qui peut avoir vingt stades de tour, et dans lequel se trouvent des poissons de toute espèce : nous nous amusons à y nager et à naviguer dessus dans une petite barque que j'ai faite moi-même. Voici la vingt-septième année qui s'écoule depuis notre engloutissement.

35. Notre condition, d'ailleurs, serait assez tolérable, si nous n'avions des voisins, des êtres logés près de nous, qui sont de moeurs difficiles, insupportables, barbares, sauvages. - Eh quoi ! lui dis-je, il y a dans la baleine d'autres êtres que nous ? - Oui, et en grand nombre, répondit-il, tous inhospitaliers et d'un aspect effroyable. A l'extrémité occidentale de la forêt, vers la queue, sont les Tarichanes : ils ont des yeux d'anguille et un visage d'écrevisse : peuple hardi, belliqueux, et ne vivant que de chair crue. De l'autre côté, vers la partie droite, sont les Tritonomendètes : ils ressemblent à des hommes depuis la tête jusqu'à la ceinture ; le reste est d'un bouc. Ils sont moins féroces que les autres. A gauche se trouvent les Carcinochires et les Thynnocéphales, qui ont fait entre eux alliance et amitié. Au centre séjournent les Pagourades et les Psettopodes, race batailleuse et vite à la course. La partie orientale, vers la gueule, est presque entièrement déserte, à cause des inondations de la mer. Quant à la partie que j'occupe, j'en ai la jouissance, moyennant un tribut annuel de cinq cents huîtres que je paye aux Psettopodes.

36. Voilà l'état du pays. Il faut cependant pourvoir à notre subsistance et aux moyens de nous défendre contre tous ces habitants. - Quel en est le nombre ? lui dis-je. - Ils sont plus de mille. - Et quelles sont leurs armes ? - Rien que des arêtes de poisson. - Cela étant, lui dis-je, nous ne risquons rien à les attaquer, puisqu'ils n'ont pas d'armes et que nous en avons. Si nous sommes vainqueurs, nous vivrons désormais sans inquiétude ». Cet avis prévaut, et nous regageons notre vaisseau pour faire nos préparatifs. Le refus du tribut devait être le prétexte de la guerre. C'était justement l'époque de l'échéance ; des ambassadeurs étaient venus pour le recevoir. Le vieillard leur répond avec hauteur et les chasse. Aussitôt les Psettopodes et les Pagourades, indignés contre Scintharus, c'était le nom de notre hôte, marchent contre lui avec un grand tumulte.

37. Nous avions prévu leur attaque : nous les attendons de pied ferme, tout en armes, après avoir envoyé une vedette de vingt-cinq hommes, avec l'ordre de ne sortir d'embuscade que quand ils auraient vu les ennemis passés. Ils exécutent cette manoeuvre, tombent sur les derrières de nos agresseurs, et les taillent en pièces. Pour nous, qui étions aussi au nombre de vingt-cinq, y compris Scintharus et son fils, qui avaient également pris les armes, nous les attaquons de front, et, engageant la mêlée avec courage et vigueur, nous livrons un combat douteux. Enfin, nous les mettons en fuite, et nous les poursuivons vivement jusqu'à leurs cavernes. Ils laissent cent soixante-dix des leurs sur la place ; nous n'avons qu'un seul homme tué, le pilote, qui a le dos percé d'une arête de rouget.

38. Nous restons ce jour et la nuit suivante sur le champ de bataille, et nous y dressons un trophée fait de l'épine dorsale d'un dauphin. Le lendemain, les autres peuples, ayant appris la défaite de leurs alliés, se présentent à nous : les Tarichanes, commandés par Pélamus, à l'aile droite ; à la gauche, les Thynnocéphales ; au centre, les Carcinochires. Les Tritonomendètes avaient gardé la neutralité et ne s'étaient rangés d'aucun parti. La rencontre se fit près du temple de Neptune. Nous nous élançons en poussant de grands cris, qui retentissent dans la baleine comme dans une caverne profonde. Nous mettons en fuite nos adversaires désarmés, nous les poursuivons à travers la forêt, et nous restons maîtres du reste de la contrée.

39. Quelque temps après, ils nous envoient des hérauts, enlèvent leurs morts et font des propositions d'amitié. Nous refusons toute espèce de trêve, et, pénétrant le lendemain sur leur territoire, nous les taillons tous en pièces, à l'exception des Tritonomendètes. Mais ceux-ci, ayant vu de quelle manière nous avions traité les autres, s'enfuient, en courant, par les branchies du cétacé, et s'élancent dans la mer. Maîtres dès lors du pays purgé d'ennemis, nous y vivons tranquilles, nous livrant à divers exercices, à la chasse, à la culture de la vigne, à la récolte du fruit des arbres, semblables, en un mot, à des gens qui vivent agréablement et librement dans une grande prison, d'où il leur est impossible de sortir. Nous passâmes ainsi un an et huit mois.

40. Le cinquième jour du neuvième mois, vers le second bâillement de la baleine , car il est bon de savoir que l'animal bâillait une fois par heure, ce qui nous servait à compter les divisions du jour ; vers le second bâillement, dis-je, de nombreuses voix et un grand tumulte se font entendre, comme un chant et un bruit de rameurs. Troublés, comme on peut croire, nous nous glissons vers la gueule de la baleine, et, nous tenant dans l'intervalle des dents, nous voyons le plus étrange des spectacles qui se soient offerts à mes yeux, des géants d'un demi-stade de hauteur, voguant sur de grandes îles, comme sur des galères. Je sais bien que ce que je raconte trouvera mes lecteurs incrédules, mais je le dirai pourtant. Ces îles étaient plus longues que hautes, et chacune d'elles, qui avait environ cent stades de circuit, était montée par cent vingt de ces géants. Les uns, assis le long des bords de l'île, se servaient, en guise de rames, de grands cyprès garnis de toutes leurs branches et de tout leur feuillage. Derrière, comme à la poupe, un pilote se tenait debout, monté sur une colline, et tenant à la main un gouvernail d'airain long d'un stade. A la proue, quarante guerriers tout armés paraissaient prêts à combattre : ils ressemblaient tout à fait à des hommes, sauf la chevelure. La leur était de feu, étincelante, en sorte qu'ils n'avaient pas besoin de casques. Au lieu de voiles, chaque île avait au centre une vaste forêt qui se gonflait sous le vent et faisait aller l'île au gré du pilote. Ils avaient un chef de rameurs, et ceux-ci manoeuvraient avec effort, comme on a coutume de le faire, pour faire avancer les gros vaisseaux.

4l. D'abord, nous n'en vîmes que deux ou trois ; puis, bientôt, il en parut près de six cents, qui, se séparant en deux flottes, commencèrent une bataille navale. Les proues se choquent ; plusieurs vaisseaux sont fracassés ; d'autres s'entr'ouvrent et sont coulés à fond ; plusieurs, dans la mêlée, combattent avec vigueur et ne lâchent point l'abordage ; les hommes placés à la proue déploient la plus grande valeur, s'élancent sur le navire ennemi et massacrent tout sans pitié ; on ne fait aucun prisonnier. Au lieu de grappins, ils se lancent de gros polypes attachés les uns aux autres, qui, s'embarrassant dans la forêt, arrêtent la marche du vaisseau. Ils combattent et se blessent à coups d'huîtres qui rempliraient un char et avec des éponges de la grandeur d'un arpent.

42. L'un des deux partis avait pour chef Eolocentaure, et l'autre Thalassopotès. Leur querelle était survenue, dit-on, à propos du butin. Il paraît que Thalassopotès avait enlevé plusieurs troupeaux de dauphins à Eolocentaure : c'est du moins ce qu'on pouvait conjecturer d'après leurs cris, qui nous apprirent également le nom des deux rois. Enfin, la victoire reste aux troupes d'Eolocentaure ; il coule à fond plus de cent cinquante des îles ennemies, et se rend maître de trois avec tout leur équipage. Le reste s'enfuit, la poupe brisée. Les vainqueurs les poursuivent quelque temps, et reviennent le soir pour recueillir les débris des deux flottes. Ils s'emparent de ce qui reste des vaisseaux ennemis, et recouvrent leurs propres biens, car ils avaient eux-mêmes perdu plus de quatre-vingts de leurs îles. Ensuite ils dressent un trophée comme souvenir de cette nésomachie, et suspendent un des vaisseaux ennemis à la tête de la baleine. Ils passent cette nuit auprès du monstre, auquel ils attachent leurs câbles et leurs ancres, faites de cristal et d'une extrême grosseur ; puis, le lendemain, après avoir fait un sacrifice sur le dos de la baleine et enseveli leurs morts, ils se rembarquent joyeux, en entonnant un chant de victoire. Voilà quel fut le combat des îles.


Traduction d'Eugène Talbot (1857)

Illustrations d'Aubrey Beardsley, Wlliam Strang et JB Clark empruntées à la traduction de Francis Hickes, Lucian's True History, Londres, 1894